« Après la pluie, le beau temps » : différence entre les versions

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Mme de Saint-Aimar ne répondit pas ; elle resta pensive et garda son idée, tout en retardant l’exécution.
 
 
===XXIII - Événement fatal===
 
Quinze jours se passèrent sans aucun changement dans aucune des situations ; seulement Geneviève, ennuyée des assiduités de Georges et des compliments exagérés qu’il lui adressait, commença à l’éviter autant qu’elle le pouvait sans blesser son oncle ni Georges lui-même. Elle témoignait au contraire une grande tendresse à M. Dormère et cherchait à se rendre aussi utile que possible.
 
Un jour qu’il parlait de mettre de l’ordre dans sa bibliothèque et de la fatigue que lui causait ce travail, auquel Georges avait refusé de prendre part, elle proposa à son oncle de l’aider. M. Dormère accepta son offre avec plaisir. Ils commencèrent à ranger les livres d’après une nouvelle nomenclature. La bibliothèque contenait cinq à six mille volumes. Ils occupaient à peu près la moitié de la pièce, et ils en étaient séparés par des arcades formées par quatre grosses colonnes ; les premières colonnes de chaque bout étaient appliquées contre le mur, qui formait encore un renfoncement d’un mètre au moins, de sorte qu’une personne qui rangeait les livres dans ces compartiments s’y trouvait complètement masquée.
 
Un matin, M. Dormère et Geneviève travaillaient activement à changer de tablettes les volumes mal placés. M. Dormère lisait les noms de ces volumes et les présentait à Geneviève, qui les rangeait dans le renfoncement, un peu obscur, à un des bouts de la bibliothèque, lorsqu’on frappa à la porte ; M. Dormère l’ouvrit et vit entrer le clerc de son notaire.
 
LE CLERC<BR>
Je vous apporte, monsieur, les vingt-cinq mille francs que vous avez demandés à M. Merville.
 
M. DORMÈRE<BR>
Ah ! très bien ; je les attendais pour payer la bâtisse que j’ai fait faire l’année dernière pour mon fils. Veuillez compter les billets que je recevrai et dont j’ai le reçu tout préparé. Pardon si je vous reçois en homme pressé ; je le suis en effet, parce que j’ai un travail à finir. »
 
Le clerc de notaire tira de son portefeuille les billets de banque ; ils
étaient en deux paquets de dix et un de cinq ; il les remit à M. Dormère, qui lui en donna le reçu sans les avoir recomptés, le salua et sortit. M. Dormère déposa le paquet sur le bureau, et reprit son travail avec Geneviève, qui attendait dans son renfoncement. Ils rangèrent encore pendant une demi-heure.
 
Un domestique vint frapper à la porte.
 
M. DORMÈRE<BR>
Qu’est-ce que c’est ? Entrez.
 
LE DOMESTIQUE<BR>
La note du menuisier ; il attend dans le vestibule la réponse de Monsieur.
 
DORMÈRE<BR>
Donnez. — (M. Dormère examina la note.) — Faites-le passer dans mon cabinet. Je vais lui parler. »
 
Le domestique sortit.
 
M. DORMÈRE<BR>
Geneviève, je te laisse ; il faut que je revoie cette note avec le menuisier ; il me porte des prix exorbitants. Si je n’ai pas fini dans une demi-heure, tu pourras t’en aller ; mais tu retireras la clef de la bibliothèque, à cause de l’argent que je laisse sur la table.
 
GENEVIÈVE<BR>
Oui, mon oncle ; soyez tranquille, je ne l’oublierai pas. »
 
M. Dormère sortit ; Geneviève resta seule. Peu d’instants après, elle entendit un léger bruit à la porte ; elle regarda par la fente qui existait entre la colonne et le mur et vit Georges qui passait la tête et qui appelait son père. N’entendant pas de réponse, il entra.
 
GEORGES, ''se parlant à lui-même''<BR>
Tiens, ils sont sortis. Je croyais Geneviève ici avec mon père. — Tant mieux, au reste ; je commence à m’ennuyer de faire la cour à cette petite fille qui me bat froid depuis quelques jours. Mais je ne veux pas la lâcher ; avec l’aide de mon père, il faudra bien qu’elle m’épouse et me rende maître de ses quatre-vingt mille livres de rente. — Avec cela j’ai des dettes qui m’ennuient. Je dois bien six à sept mille francs ; et comment les payer ? Mon père serait furieux s’il le savait. Je vais l’attendre pour lui faire presser le mariage. C’est pourtant ennuyeux de m’enchaîner si jeune, mais il le faut. J’ai besoin d’argent. »
 
Tout en se parlant à lui-même, Georges s’approcha du bureau et aperçut les billets de banque.
 
« Tiens ! que de billets ! Combien y en a-t-il donc ? » Il compta les billets.
 
« Vingt-cinq ! Que je serais heureux d’avoir tout cela ! — Mais quelle imprudence de les laisser traîner dans une pièce où tout le monde peut entrer. — Le premier venu peut les emporter… Et on ne saurait seulement pas qui les a pris… C’est pourtant vrai… Si j’en prenais quelques-uns ?.. Mon père ne s’en apercevrait pas… Il ne sait seulement pas combien il y en a… Il n’a pas beaucoup d’ordre, ce cher papa… Si je lui donnais une leçon ! Il serait plus soigneux à l’avenir… Et puis ne suis-je pas son fils unique ? Tout ce qu’il a m’appartient. Je ne ferai de tort à personne. »
 
Georges regarda encore autour de lui ; ne voyant personne, n’entendant d’autre bruit que les battements précipités de son cœur, il prit les billets, en fit un paquet de dix, qu’il cacha dans la poche de son habit, remit le reste en un seul paquet dans** le bureau et sortit sur la pointe des pieds, tremblant d’être rencontré.
 
Il rencontra en effet dans le corridor Mlle Primerose, qui l’arrêta, il la regarda d’un air effaré.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>**
Où vas-tu comme cela à pas précipités ? Qu’as-tu donc ? Tu as un air tout bouleversé ! Où est Geneviève ? Lui serait-il arrivé quelque chose ?
 
GEORGES, ''effaré''<BR>
Quoi ? Qui ? Quoi arrivé ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
Je n’en sais rien ; mais tu as quelque chose d’extraordinaire ! Es-tu malade ?
 
GEORGES<BR>
Non…, oui…, je ne sais pas…, je ne me sens pas bien. Je vais dans ma chambre.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
Viens chez moi, que je te fasse prendre quelque chose. En effet, tu es tout pâle.
 
GEORGES<BR>
Non, non, merci…, merci, ma cousine ; ce n’est rien… J’ai trop travaillé… Je vais me reposer jusqu’au déjeuner. »
 
Georges la quitta en pressant le pas, rentra chez lui et s’enferma dans sa chambre.
 
« Dieu ! que j’ai eu peur ! Quel guignon d’avoir rencontré cette assommante femme ! Dieu sait ce qu’elle va dire à mon père. — Pourvu qu’il ne soupçonne rien. Cette femme est si bavarde… Heureusement que j’ai le temps de me préparer. »
 
Pendant que Georges se préparait, en effet, à répondre à tout, la malheureuse Geneviève était plus morte que vive ; elle avait tout vu, tout deviné d’après quelques mots échappés à Georges, et plus elle entendait et voyait, plus elle tremblait d’être enfin aperçue ; elle retenait sa respiration, elle comprimait les battements de son cœur, le tremblement de ses membres. Enfin, quand elle vit la porte se refermer, qu’elle entendit les pas de Georges qui s’éloignait, elle sortit du coin obscur où elle s’était cachée et chercha à gagner un fauteuil ; elle y parvint malgré ses genoux tremblants qui se dérobaient sous elle et elle tomba presque inanimée dans ce fauteuil.
 
« Quel monstre ! se dit-elle. Voler son père ! ce père si bon pour lui, si indulgent !… — Et mon oncle, que va-t-il penser quand il s’apercevra qu’il lui manque dix mille francs ? Pourvu qu’il ne croie pas… » Et, se levant précipitamment à cette pensée qu’elle pourrait être accusée du vol, elle poussa un cri d’horreur et retomba en faiblesse. Elle se remit promptement de son effroi. « Mon Dieu, mon Dieu, protégez-moi ! s’écria-t-elle. — Mon Dieu, vous ne permettrez pas que mon oncle ait cette horrible pensée !… Non, non, c’est impossible !… Impossible ! » répéta-t-elle.
 
S’apercevant alors qu’elle se trouvait dans le fauteuil occupé par Georges quelques instants auparavant, elle le quitta brusquement, s’élança hors de la bibliothèque, mais elle eut encore assez de réflexion pour fermer la porte à double tour et en retirer la clef, qu’elle emporta dans sa poche.
 
Elle rentra dans sa chambre et fondit en larmes.
 
« Que faire ? dit-elle. Que répondre à mon oncle ? Je ne veux pas lui dénoncer son fils ; oh non ! plutôt mourir que dire à un père : "Votre fils que vous aimez est un voleur, un scélérat." À qui demander conseil ? Je n’ai personne, personne. Oh ! Jacques, où est-il ? Pourquoi n’est-il pas ici pour me protéger comme dans mon enfance ? Voilà un cœur honnête, une âme élevée, généreuse, tout le contraire de cet infâme Georges. Il me donnerait un bon conseil. Que faire, mon Dieu ? que faire ? Je ne peux pas rester ici, en présence de ce misérable… Je ne peux pas m’en aller… Sous quel prétexte? Que dirait ma cousine qui se trouve si bien ici ?… Lui avouer tout, serait le dire à toute la terre… Non, elle ne doit rien savoir. »