« Page:Lemonnier - Un mâle, 1887-1888.djvu/5 » : différence entre les versions

Dodoïste (discussion | contributions)
(Aucune différence)

Version du 6 février 2011 à 14:35

Cette page n’a pas encore été corrigée

chaume et crevaient de misère, pariaient cinq cents francs sur les jeux. Une mangeaille immodérée accompagnait la soifde boire qui tenait les estomacs. Des femmes plongeaient leurvisage dans de- vastes quartiers de tartes au riz. Des enfants barbouillés de prunes, aiguisaientleurs dents sur de la pâtisserie sèche.Et les hommes, tenantà deux mains des saucisses de viande de cheval, en tiraillaient à la force des mâchoires la chair filamenteuse. Ailleurs, on se bourrait d’oeufs durs, et les pains d’épices ache- vaient de prédisposer les gosiers à de buveries incessantes. La bande arriva au Soleil. 11fallut bousculer en entrant une file de monde qui sortait. Les garçons se mirent en avant, ouvrant un passage avec les coudes, et les filles, pressées l’une contre l’autre, poussèrent de tout leur corps. Un large ravon de soleil filtrant obliquement par les fenê- tres ouvertes, mettait sur la salle un poudroiement vermeil dans lequel tourbillonnait une nuée lourde. Cette clarté les aveuglant, ils ne virent rien d’abord, et ils demeuraient sur- place, la main sur les veux, cherchant à se reconnaître. Puis les yeux s’habituèrent. Ils nommèrent par leur nom les dan- seurs et les danseuses. Les musiciens s’étaient mis en bras de chemise. Une des clarinettes, assommé par la chaleur, gonflait les joues sur son instrument en fermant les yeux et ballant à demi la tête. Le fifre continuait à marquer la mesure avec de petits hochements écourtés. Le tambour, qui était le plus vigoureux, roulait imperturbablement ses baguettes, les sourcils froncés. Et de la cage où tous les quatre se tenaient, partait une musique aigre et glapissante, à laquelle les roulements cuivrés du tambour ajoutaient un peu de gravité. Les couples tournoyaient. Chaque fois qu’ils passaient dans le rayon de soleil, une lueur rose illuminait les visages, enve- loppait les vestes et les robes dans une échappée brusque. Des sourires immobiles crevaient la face béate des filles. Les gar- çons, sérieux, les yeux baissés, semblaient se livrer à un devoir de profession. Quelques-uns demi-gris, cramponnés à leurs danseuses et les entourant de toute la largeur de leurs bras, mettaient leur gloire à sauter très haut en frappant forte- ment leurs pieds à terre. Ceux-là bousculaient tout sur leur passage. Un cigare planté dans le coin de la bouche, ils traversaient le bal avec des ruades de poulain lâché, sans tenir compte de la mesure. Par moments, un danseur, furieux, les rembarrait d’un coup d’épaule. Une vapeur montait des habits et formait au-dessus du bal une buée, grossie des fumées de tabac. Des filets de sueur sillonnaient les visages. Germaine sentit une main se couler sous son aisselle. Elle se retourna vivement et vit le commis qui lui souriait. Alors,