« Histoire d’Agathon ou Tableau philosophique des moeurs de la Grèce - Tome 2 » : différence entre les versions

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=== CHAPITRE IV. Dans lequel Hippias donne de meilleures conclusions. ===
 
Je t’ai fait remarquer que le bonheur ne se trouve que dans une société qui s’est déja élevée à un certain point de perfection. C’est dans une pareille société que se développent une foule de <!--Page 51-->talens qui dans l’homme sauvage, dont les besoins sont si bornés & les passions en si petit nombre, demeurent des capacités toujours oisives. L’introduction de la propriété, l’inégalité des biens & des conditions, la pauvreté des uns, l’opulence, le luxe & la paresse des autres ; voilà quels sont les vrais Dieux des Arts, les Mercures, les Muses auxquels nous sommes redevables de leur invention ou, du moins, de ce qu’ils font poussés à leur perfection. Combien d’hommes sont obligés de réunir leur efforts pour la satisfaction d’un seul homme riche ? Les uns cultivent ses champs & ses vignes : les autres plantent ses jardins de plaisance. Ceux-ci taillent le marbre dont on construit <!--Page 52-->son palais, une foule d’autres traversent les mers pour lui apporter les richesses étrangéres. Là se prépare la soie & la pourpre qui servent aà son habillement, les tapis qu’il foule à ses pieds, les tapisseries qui ornent ses apartemens, les couches molles où il jouit d’un repos voluptueux. Ici l’on passe les nuits, sans sommeil, pour lui inventer de nouvelles commodités, de nouvelles voluptés & jusqu’à une maniére plus facile & plus agréable de faire les fonctions que la nature lui a imposées. On s’empresse de distraire son dégoût par les prestiges de l’art qui sçait donner aux choses les plus communes un air de nouveauté, & de reveiller ses sens assoupis par la jouissance. C’est <!--Page 53-->pour lui que travaillent le Peintre, le Sculpteur, le Musicien, le Poëte, l’Historien, & qu’ils franchirent des obstacles sans nombre, pour pousser à leur perféction des arts qui augmentent ses amusemens. Mais tous ces hommes qui s’occupent pour l’homme heureux ne feroient rien, sils ne désiroient pas d’être heureux eux-mêmes. Ils ne travaillent que pour celui qui peut récompenser la peine qu’ils se donnent pour contribuer à ses plaisirs. Le Roi de Perse même ne seroit pas assez puissant pour forcer Zeuxis à lui peindre une Léda. La vertu magique de l’or, auquel les nations policées, par une convention générale, ont donné une valeur représentative de toutes les choses <!--Page 54-->utiles & agréables, peut seule asservir le génie & l’industrie à un Midas<ref group="IV">Midas étoit Roi de Phrygie. Il reçut Bacchus honorablement. Ce Dieu pour l’en récompenser lui promit de lui accorder ce qu’il demanderoit. Midas qui étoit aparamment enclin à l’avarice, souhaita que tout ce qu’il toucheroit se changeât en or. Il ne tarda pas long-temps à s’en repentir : ses alimens même prenoient la qualité de ce métail. Le beau secret, & qu’il seroit à souhaiter qu’un autre Bacchus enseignât jusqu’à un certain degré à nos Alchimistes ! Au reste Apollon fit pousser à Midas des oreilles d’âne pour avoir trouvé que Pan & Marsyas chantoient mieux que lui.</ref> même qui, sans ses trésors, seroit à-peine bon pour broyer les couleurs du peintre qu’il fait travailler. L’art de se procurer les moyens de parvenir au bonheur, est donc déja tout <!--Page 55-->trouvé, mon cher Callias, dès que nous avons découvert celui d’avoir une quantité suffisante de cette pierre philosophale qui nous soumet toute la nature ; qui, de nos égaux, fait des milliers d’esclaves volontaires de notre luxe ; qui, de chaque bel esprit, nous fait un Mercure officieux, &, par l’éclat irrésistible d’une pluie d’or, une Danaë de chaque belle. Au reste l’art de s’enrichir n’est autre chose que de s’emparer de la propriété des autres de leur bonne volonté. Un Despote, par le moyen d’un préjugé<ref group="IV">Ce préjugé étoit la peur.</ref> qui ressemble beaucoup à celui qui faisoit déïfier le crocodile aux Egyptiens, a en cela un avantage particulier. Ses droits <!--Page 56-->s’étendent aussi loin que sa puissance, & comme cette puissance n’est restrainte par aucuns devoirs, parce que personne ne peut le forcer d’en remplir, il peut, à son gré, s’approprier les biens de ses sujets. Il ne lui en coûte aucune peine pour acquérir des richesses immenses. Il peut prodiguer des millions en un jour par le luxe le plus immodéré : il n’a, pour cela, qu’à mettre au pain & à l’eau, pendant vingt-quatre heures, la portion de son peuple que l’indigence condamne à un travail perpétuel. Mais ce privilège, qui n’est pas d’ailleurs de nature à se faire envier par un homme sage, ne peut tomber en partage qu’à un petit nombre de mortels.
 
Le plaisir cesse d’être un plaisir <!--Page 57-->dès qu’il est poussé au-delà d’un certain degré. L’excès des voluptés sensuelles détruit les organes de la sensation. L’excès des plaisirs de l’imagination corrompt le goût du vrai beau. De tout ce qui est renfermé dans les rapports & dans l’équilibre de la Nature, rien ne peut plaire à des désirs immodérés. C’est de-là que vient le sort ordinaire des Princes orientaux toujours renfermés dans l’enceinte de leur sérail : ils périssent de satiété & de dégoût entre les bras de la volupté ; c’est en vain que pour tromper l’imagination ardente de ces heureux malheureux, les parfums les plus délicieux de l’Arabie s’exhalent, que les vins spiritueux pétillent à leurs yeux dans des vases de <!--Page 58-->crystal, que mille beautés, dont chacune obtiendroit un autel à Paphos<ref group="IV">Paphos, Ville de l’Isle de Chypre, fameuse par un Temple consacré à Vénus.</ref>, prodiguent leurs charmes & toutes leurs agaceries pour ranimer leurs sens émoussés, que dix mille esclaves de leur luxure s’efforcent à l’envi d’inventer des voluptés inouies & énormes ; ils meurent dans la pauvreté de toutes les sensations. Ainsi, bien plus que l’on ne se l’imagine ordinairement, nous devons remercier la Nature de ce qu’elle nous a mis dans un état où nous sommes obligés d’acheter le plaisir par le travail. Elle nous force d’apprendre à modérer nos passions avant de nous faire <!--Page 59-->arriver à la félicité : pourrions-nous jouir de ce bonheur sans cette modération ?