« La Colline inspirée/XI » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Zaran (discussion | contributions)
Aucun résumé des modifications
ThomasBot (discussion | contributions)
m Zaran: split
Ligne 1 :
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/233]]==
= CHAPITRE XI LA SEMAINE DE LA PASSION =
Un matin, — c’était le samedi, veille du dimanche des Rameaux, — Quirin étant descendu à Saxon vit la Noire Marie au milieu d’un groupe de leurs ennemis. Il y avait là Apolline Bertrand, M. Morizot, et tous le regardaient venir. Que devait-il faire ? Saluer et passer, sans plus ? C’était avouer publiquement la tension de leurs rapports avec leur propriétaire. Quirin, le sourire aux lèvres, marcha droit au péril. Il calcula dans un éclair que la Noire Marie, comme toutes les vieilles filles, aimait les égards. et sans tenir compte du peu de sympathie qui se marquait sur cette face noiraude et parcheminée, il l’invita à déjeuner.
 
<pages index="Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu" from=233 to=253 />
Elle ne se décidait pas. Alors, pour gagner
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/234]]==
la partie devant ces malveillants, il lui dit :
 
— Justement, Léopold voulait aller à Forcelles. Il a quelque chose pour vous.
 
Ce dernier mot arracha un affreux sourire de plaisir à la vieille avaricieuse, qui suivit assez gracieusement l’aimable Quirin à travers le village et le long de la côte jusqu’au couvent.
 
Là-haut, ils furent bien surpris de les voir venir ensemble ; et lorsque Quirin dit que Mademoiselle leur faisait l’honneur d’accepter à déjeuner, toute la congrégation le regarda atterrée, car depuis beau jour, au couvent, on ne vivait que de légumes et d’eau claire. Mais, d’un regard circulaire, il obligea tout le monde à prendre une mine réjouie. Sa chaleureuse assurance était telle que les bonnes sœurs crurent qu’il devenait fou.
 
— Chère Mademoiselle, disait-il, si nous avions su votre visite, nous aurions eu soin de tout préparer pour que vous soyez reçue avec les égards que nous devons à notre propriétaire.
 
Et s’arrêtant de faire des grâces, il enjoignit aux sœurs d’aller tout préparer pour qu’on eût un bon repas.
 
D’un même mouvement, la congrégation,
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/235]]==
laissant là Quirin et sa maudite invitée, se mit à courir de la cave au grenier.
 
Le cadet, resté seul avec la Noire Marie, entreprit de lui expliquer que la situation n’avait jamais été si brillante et que c’était extraordinaire de voir l’affection qu’ils inspiraient dans le pays.
 
— Mais pourtant, repartit la vieille, à Saxon il y en a beaucoup qui se sont séparés de vous. Apolline, tout à l’heure, vous arrangeait bien !
 
— Bah ! des jeunesses qui aiment h rire ! mais le rieur n’est pas mauvais. Comme je les connais, elles viendront dimanche réparer par une belle offrande la peine qu’elles font à la Vierge.
 
Cependant que le prestigieux Quirin essayait ainsi de duper une femme plus maligne que lui, les sieurs, les frères et François revenaient de leur battue à la cuisine, ne rapportant qu’une corde d’oignons, des choux et des pommes de terre germées, et ils tenaient un triste conseil de guerre sur la manière d’en tirer le meilleur parti, quand le frère Hubert, pour la première fois de sa vie, émit une opinion personnelle :
 
— Je sais que madame Marne, ce matin, cuisait une carpe. C’est une bonne femme. J’y cours.
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/236]]==
 
Il se glissa jusqu’à Saxon par le raccourci et fut assez heureux pour échanger avec la vieille femme une hotte de bois et deux journées de travail qu’il lui promit contre le gros poisson. Tout essoufflé, un quart d’heure plus tard, il faisait à la cuisine une rentrée triomphale.
 
Cependant, les bonnes sœurs avaient étendu sur la table une nappe d’autel. Et, sans plus tarder, sœur Lazarine vint annoncer à Quirin et à Mademoiselle que le dîner était prêt.
 
En passant dans le couloir, la Noire Marie remarqua que toutes les vitres étaient brisées.
 
— C’est l’ouragan d’il y a huit jours, dit Quirin. Mais que faire avec les ouvriers d’aujourd’hui ! Voici une grande semaine que nous les attendons.
 
La vieille visiteuse ne formula aucune objection, mais si elle n’ouvrit guère la bouche que pour profiter du bon dîner, ses yeux fureteurs ne cessaient d’espionner tout ce qui se passait autour d’elle. Rien ne lui échappa de l’amabilité forcée de Quirin, ni de l’agitation de François, ni du sombre chagrin de Thérèse, ni de la maigreur de tout ce monde. C’était un festin où chacun jouait la gaieté, et par là singulièrement triste. Au dessert, s’adressant à Léopold :
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/237]]==
 
— Monsieur le Supérieur, dit-elle, votre frère m’a dit, ce matin, que vous aviez mis quelque chose de côté pour moi.
 
— Oui-da. répondit l’autre, avec le plus grand sérieux.
 
Et. se levant de table, il alla chercher dans un placard une boîte soigneusement enveloppée de papier d’argent.
 
La Noire Marie le déplia. Il y avait dedans un petit chapelet de saint Hubert.
 
Une bouffée de sang monta au visage de la vieille fille indignée et colora faiblement ses joues de moricaude.
 
— Quand on fait des banquets avec des carpes de dix livres, c’est vraiment malheureux, dit-elle, de ne rien mettre de côté pour sa propriétaire.
 
Et sans toucher aux noix et aux pommes fripées, dont les sœurs avaient à grand’peine rempli un compotier, elle prit brusquement la porte.
 
Les trois frères sortirent avec Thérèse. Aucun vent ne soufflait et toute la colline demeurait immobile sous le grand ciel paisible. C’était un beau temps printanier, mais les trois Pontifes se sentaient bien tristes. Ils se voyaient au bord d’un précipice, dont jamais Léopold n’avait permis qu’on lui parlât. Parfois,
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/238]]==
Quirin avait bien essayé de représenter à son aîné que la Noire Marie pouvait les expulser, mais chaque fois Léopold avait annoncé qu’ils reprendraient bientôt leurs quêtes et que tout s’arrangerait au mieux. Comme ils passaient dans les prairies au-dessus de Saxon, ils furent aperçus par une bande de jeunes filles de seize à vingt ans, qui se mirent à les suivre en chantant des cantiques à Marie. Ils tournèrent à droite, elles tournèrent avec eux jusqu’à la rive du bois, d’où l’on voyait briller sur la pente la source Sainte-Catherine protégée par des aulnes. Là, ils s’arrêtèrent et s’assirent sur l’herbe, dans l’ombre mince des buissons tout chargés de sansonnets, tantôt perchés, tantôt bruissant des ailes, congrégation des airs qu’animait une suite de caprices rapides. Alors les méchantes enfants entonnèrent les chansons insultantes, et se tenant par le bras elles passaient et repassaient effrontément. C’étaient des filles charmantes, des bergères et des dentellières. Mais pour les Pontifes insultés, c’étaient, nées du trou boueux de Saxon, des sorcières enivrées, toutes bonnes pour danser le sabbat sur la ruine de Vaudémont.
 
Toutes les vignes de la côte étaient remplies
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/239]]==
d’ouvriers qui regardaient, entendaient et riaient. Les trois Pontifes n’opposaient qu’un silence majestueux à toute cette audace. Enfin, au bout de deux heures, les filles se retirèrent, sauf trois, et ces trois étaient de celles à qui le Pontife d’Adoration avait fait faire la première communion, l’année précédente, après leur avoir donné des soins sans pareils. Ces ingrates dépassèrent en insolence toutes les autres, mais c’était à Thérèse qu’elles en voulaient surtout. Elles la montraient du doigt, assise sur l’herbe entre les Pontifes, avec sa robe de religieuse gracieusement étalée. Et sa figure délicate, plus triste et toute fanée, ne les attendrissait pas :
 
— Voyez la belle prophétesse ! C’est à hausser les épaules de pitié ! Dites, monsieur le Supérieur, c’est donc elle qui nous fera voir cette incarnation que vous nous promettez ?
 
Elles parlaient ainsi par allusion aux bruits répandus sur la vie déréglée que l’on menait au couvent. Elles criaient encore :
 
— Ohé ! la mère du Saint-Esprit !
 
Thérèse tremblait de colère. Mais cette irritation céda bientôt pour faire place à un frémissement mystérieux. Une vague et terrible sensation la traversa. Pour la première fois, à
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/240]]==
cette minute, elle venait d’avoir la révélation de son état. Le voile de poésie, qui, jusqu’alors, lui avait caché les misères de sa situation, se déchira tout à coup ; elle se trouva face à face avec les rudesses de la vérité nue. Et se tournant vers Léopold, elle regarda avec épouvante l’homme fatal qui l’avait perdue.
 
Quand les Pontifes regagnèrent le couvent, ils rencontrèrent encore leurs persécutrices à la porte. Avec une précipitation forcenée, en quelques minutes, elles dégoisèrent les injures qu’elles avaient mis deux heures à chanter. Les Baillard n’avaient qu’une idée, s’abriter derrière leurs murailles. Ils y trouvèrent un hôte trop attendu, l’huissier de Vézelise, M. Libonom en personne. La Noire Marie n’avait pas perdu de temps ! Il venait signifier aux sœurs d’avoir à payer à Mlle Lhuillier le prix de l’acquisition du couvent sous trois jours, faute de quoi, ladite demoiselle saisirait leurs biens, meubles et immeubles.
 
Aussitôt, les frères Hubert et Martin coururent avertir les Enfants du Carmel et les convoquer pour la première heure du lendemain. Il s’agissait de sauver ce qu’on pourrait du mobilier et de répartir entre les dévoués du village les objets les plus précieux.
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/241]]==
 
— Eh ! disait la bonne sœur Marthe, y pensez-vous ! Travailler demain, c’est le dimanche des Rameaux !
 
— Ma sœur, dit Quirin, Léopold donne à tous et à toutes une dispense.
 
Le sommeil de Léopold fut traversé de pénibles insomnies. Pour se donner du cœur, il respira à plusieurs reprises le délicieux parfum qu’exhalait son hostie pontificale. Cette nuit-là, il en sortait une odeur d’encens extraordinaire, l’odeur même que l’on respire au sanctuaire de Tilly, les jours de fête, une odeur suave et pénétrante, qui ne pouvait être comparée qu’à celle de cette huile de nard d’un grand prix que Marie-Madeleine en cette même veille de Pâques fleuries, répandit aux pieds du Sauveur.
 
Ces sensations miraculeuses et l’approche du danger eurent pour effet d’exalter chez Léopold le sentiment de la personnalité. Son esprit échauffé fit une construction singulière : il se persuada que la Semaine Sainte qui s’ouvrait allait reproduire pour lui, sur cette montagne, au milieu de paysans ingrats, tout ce que le Christ avait souffert, en Judée, d’une foule ameutée par les princes des prêtres et les pharisiens, imagination qui n’a rien pour surprendre, chez un homme dont
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/242]]==
le rêve fut toujours de calquer sa vie sur des patrons sublimes. Et pour commencer, ce dimanche allait être vraiment son dimanche des Rameaux : entouré de ses fidèles — à l’occasion de son déménagement — il allait faire son entrée dans Jérusalem.
 
Malgré les bruits inquiétants qu’on répandait dans le village, trente personnes accoururent dès l’aube. A l’issue de l’office, Léopold les éleva, toutes, d’un grade dans les dignités de l’OEuvre. Il confia le bouclier de Marie à madame Marne, et une hostie que Vintras avait portée à madame Marie-Anne Sellier. Ces deux veuves dévouées, dont la première avait fourni la carpe pour la réception de la Noire Marie, venaient d’arriver avec des corbeilles d’osier et s’engageaient solennellement à ne pas quitter le couvent que tout fût emballé. Le Pontife d’Adoration donna encore la croix de grâce à ses deux nièces, Marie-Rose-Élisabeth-Léopoldine et Marie-Hubertine Baillard. Enfin, à ceux qui n’étaient pas sortis des rangs inférieurs, il remit des petits sachets renfermant de la terre de Tilly. C’était autant d’armes dont il attendait qu’elles fortifiassent les courages.
 
Il s’en trouva bien. Les Enfants du Carmel furent admirables de dévouement. En vain le
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/243]]==
vent soufflait-il avec rage, multipliant les ravages d’une pluie battante qui dura tout le jour. Ils n’y voulurent voir qu’une faveur spéciale de la Providence qui empêchait les curieux effrontés de venir espionner le déménagement. Tout ce'' ''jour de fête, les dévotes ne cessèrent d’aller et venir de la cave au grenier, et de répartir les richesses de la congrégation chez les dévoués de Saxon. Les objets les plus précieux, les papiers de Léopold, les vêtements sacerdotaux, les objets du culte et la grosse truie du couvent furent confiés à l’un des meilleurs fidèles, à M. Mathieu, qui allait louer sa maison à la petite congrégation. Une sorte d’enthousiasme religieux planait sur ces soins misérables Et Léopold remarqua, avec le douloureux sourire de l’homme qui sait et que n’étonnent pas les apprêts de son martyre, que tous ses fidèles avaient coupé des rameaux pour activer les attelages, en sorte que, sur les onze heures, il descendit entre les palmes sur une charrette conduite par un âne et chargée de meubles, de paillasses, de tonneaux, de pommes de terre, de betteraves, de bois de chauffage, de planches vieilles et neuves. Du haut de cet entassement, il regardait l’ânon qui pliait dans les brancards, il regardait ses frères,
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/244]]==
ses religieuses, ses enfants dévoués, tout ce départ magnifique, et il trouvait la force de sourire avec sérénité, cependant qu’il disait dans son cœur : « Dernière joie, jour de Pâques fleuries, et dans cinq jours la descente au tombeau. »
 
Les mêmes soins du déménagement se poursuivirent toute la journée du lundi. Du matin jusqu’au soir, la congrégation trembla de voir apparaître l’huissier, mais la nuit approchant, on commença de dire que la justice n’était pas à la disposition de la Noire Marie. Seul Léopold ne partageait pas cette confiance insensée. Il savait que Pilate allait venir dans une heure. Et en effet, à six heures moins dix, M. Libonom se présenta à la porte du couvent. Trois des plus mauvais habitants de Saxon l’accompagnaient, et, parmi eux, le maire. Sœur Lazarine courut avertir Léopold qui s’habillait dans la chapelle pour la bénédiction du soir. Le Pontife d’Adoration se dévêtit paisiblement de ses ornements sacrés, et s’en alla aussitôt les rejoindre, en répétant à haute voix, dans les couloirs déserts, le texte d’Isaïe que l’Église a mis dans l’épître de ce jour :
 
''— Stemus simul… ''Allons ensemble devant le juge. Quel est celui qui se déclare mon
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/245]]==
adversaire ? Qu’il approche de moi. Le Seigneur Dieu est mon secours. Qui osera me condamner ?
 
Dans le couvent c’était une panique. Les sueurs prises d’épouvante s’enfuirent d’abord dans la chambre à lard, puis réfléchirent, inventèrent toute une comédie. Sœur Euphrasie courut se coucher comme si elle était malade ; sœur Quirin s’assit auprès d’elle en jouant l’infirmière, et sœur Lazarine se cacha derrière le lit. La bonne sœur Marthe alla dans l’étable tenir société à la vache. Thérèse, elle, continua de prier devant la Vierge, dans l’église du pèlerinage.
 
On sut bien vite sur toute la colline l’arrivée de M. Libonom. Le déménagement fut suspendu, et les fidèles, hommes, femmes, jeunes garçons et jeunes filles se dirigèrent en hâte sur le couvent.
 
Cependant Quirin, sur le seuil, disait à M. Libonom qu’il était six heures passées et qu’il n’avait plus le droit d’instrumenter.
 
— Pardon, cher Monsieur, répliqua l’huissier en tirant sa montre. Il est six heures moins trois minutes, nous pouvons entrer jusqu’à six heures, et, une fois dans la place, nous agissons aussi longtemps qu’il nous convient.
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/246]]==
 
Puis il pria les messieurs Baillard de le guider à travers la maison.
 
M. Libonom n’était pas un méchant homme. A la cave, il ne saisit pas les légumes ni le peu de vin qui restait encore au fond du tonneau, et dans l’étable il ne calcula pas strictement la part que la loi accorde au pauvre homme pour la nourriture de sa vache. Mais par malheur, auprès de la bête, on trouva sœur Marthe, et avisant cette figure innocente, le maire lui demanda brusquement :
 
— Ma sœur, n’est-il pas vrai qu’on a conduit à pleines charrettes des meubles d’ici à Saxon ?
 
La bonne sœur fit signe que oui.
 
En vain Quirin protesta-t-il qu’un huissier n’avait pas le droit d’ouvrir une enquête et que c’était l’affaire du juge d’instruction, le maire, haussant la voix, énuméra les maisons où il avait vu décharger les charrettes, et invita l’huissier à dresser séance tenante un procès-verbal que la pauvre sœur Marthe eut la simplicité de signer.
 
Le jeudi saint, au matin, Léopold faisait sa méditation et se pénétrait de la tristesse de ce jour, sur lequel la liturgie répand la teinte sombre des funérailles, quand les jeunes filles
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/247]]==
du village, qui sortaient de l’église, entrèrent au nombre de quinze à vingt dans le jardin du couvent, comme autant d’évaltonées, riant, dansant, courant à toutes jambes. venant faire sous les fenêtres de grands saluts, de grandes inclinaisons de tête et de corps. Léopold jeta sur elles un regard pénétrant, et les reconnut comme les sœurs de cette populace de Jérusalem, qui faisait des génuflexions insultantes devant le Christ, au moment où les princes des prêtres le tenaient en leur pouvoir.
 
Il fut tiré de cette méditation, dont l’amertume l’enivrait, par les cris affreux que poussaient les saintes femmes de Sion. Libonom venait d’apporter le commandement d’avoir à vider les lieux dans les vingt-quatre heures, et toutes les instances échouaient devant le marbre de son cœur. Derrière l’huissier, la Noire Marie avait pénétré dans le jardin. Elle y trouva sœur Marthe et la gourmanda devant tous en la tutoyant avec mépris. Elle amenait avec elle quatre ou cinq des ennemis de l’Oeuvre, qui parcoururent le terrain en faisant des offres de location. Et durant toute cette après-midi, les Baillard furent comme assiégés. Ils se tenaient reclus dans leurs chambres 1ides, regardant avec
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/248]]==
désespoir les beaux carrés de légumes si bien soignés, dont ils ne feraient pas la récolte, et où leurs ennemis se pavanaient insolemment.
 
Dans cette journée, nulle consolation ne leur vint de Saxon. L’assignation lancée par Monsieur Libonom à tous ceux qui avaient reçu des dépôts dans leurs maisons produisait un effet terrible. Six d’entre eux coururent à Vézelise tout révéler au juge de paix. Mathieu lui-même se distingua par sa couardise. Il livra tout, les papiers de Léopold, les ornements d’église, un fourneau et jusqu’à la grosse truie.
 
Les autres fidèles se terraient. Et Léopold considérant combien il avait peu de monde autour de lui se disait que cela encore devait être ainsi et que le Christ n’en avait pas davantage au pied de sa croix.
 
Comme s’il devait boire le calice jusqu’à la lie, au soir, Mathieu le fit prévenir qu’il reprenait sa parole et ne louerait pas sa maison. Sa femme lui avait fait honte de loger des sataniques.
 
Ce fut autour de Léopold un concert de plaintes et de gémissements, mais lui, poursuivant toujours sa rêverie intérieure, dit avec le plus grand calme :
 
— Cessez de vous agiter, mes frères, car
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/249]]==
Joseph d’Arimathie et Nicomède ont trouvé, dans le lieu même où le Christ avait été crucifié, un sépulcre tout neuf pour le recevoir.
 
Ce soir-là, dans le couvent demi-vide, le souper fut bien triste. La lampe du réfectoire s’étant éteinte faute d’huile, on dut achever le repas et s’aller coucher sans chandelles. Il faisait un grand clair de lune ; Quirin et la sœur Quirin veillaient à une fenêtre du premier étage, tous deux seuls, et ils voyaient une vive lumière à la maison de l’Oblat. Quirin, considérant longuement cette petite maison, où fréquentaient maintenant les plus importants de la commune, fut pris d’une soudaine angoisse, et lui, d’ordinaire si réservé, il demanda à la sœur Quirin si elle pensait que l’on pouvait encore vivre en communauté.
 
Elle lui répondit :
 
— Pourquoi voulez-vous me tendre un piège ? Vous êtes résolu à lutter et vous voulez me renvoyer si je n’ai pas confiance en Léopold et en vous. Alors que deviendrais-je ?
 
Mais il jura sur la vierge de Sion qu’elle pouvait lui répondre en toute franchise, et même qu’il suivrait son avis.
 
Alors, elle lui dit :
 
— Les frères Hubert et Martin ont décidé
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/250]]==
de s’en aller d’ici, et sœur Thérèse, ne le voyez-vous pas, a des raisons pour ne plus demeurer longtemps avec nous.
 
Quirin ne répondit rien. Il restait assis dans le fond de la pièce, la tête entre ses mains. Et la sœur, en se penchant sur lui, vit qu’il était épouvanté de ces paroles raisonnables. Elle reprit :
 
— Je vous ai obéi. Je vous ai dit ce que je voyais et ce que je croyais. Quoi que vous décidiez, je suis prête à demeurer ici ou bien à partir avec vous.
 
Au petit jour, Quirin, sans faire d’adieux à personne, se glissa hors du couvent avec la religieuse. Un sac de nuit sur le dos, qui contenait un calice et quelques effets, il se mit en route vers la Bourgogne, se rendant chez monsieur Madrolles, celui qu’à Bosserville le bon père Magloire avait appelé le Jérémie de la France.
 
Tous les coqs de la colline chantaient quand Léopold apprit ce reniement de saint Pierre… Le jour terrible était arrivé : le jour de ténèbres, le jour de la descente au tombeau ! Encore quelques minutes et il faudrait quitter le couvent pour toujours…
 
L’huissier vint interrompre cette méditation. Son arrivée matinale épouvanta les
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/251]]==
sœurs au milieu de leurs derniers préparatifs. Sœur Lazarine prit dans ses bras le petit Jésus de la chapelle, si charmant avec son visage de cire et sa perruque d’étoupe ; sœur Euphrasie, la rôtissoire, et sœur Marthe deux pots de beurre fondu. Mais M. Libonorn avait posté à toutes les issues des sentinelles armées de sabres, qui se mirent à courir après les pauvres religieuses. Sœur Euphrasie eut une illumination. Sur le point d’être prise, elle sacrifia la rôtissoire qui. tintinnabulant sur la pente avec un bruit de ferraille, fit trébucher celui des estafiers qui les serrait de plus près. Le Jésus de cire et les pots de beurre furent sauvés. Ce fut la dernière victoire. Les Enfants du Carmel ne purent plus emporter que les lits, et précipitamment. On les poussait, l’épée dans les reins.
 
Dehors, la foule s’amassait. Les Baillard n’étaient pas sortis de leurs chambres que déjà les hommes de Mademoiselle Lhuillier, impoliment, s’y installaient. François réclamait ses pincettes, sa pelle à feu et son soufflet ; Euphrasie sollicitait de la paille pour la litière de la vache ; les autres sœurs cherchaient à emporter deux corbeilles de pommes de terre qui restaient encore à la cave ; Léopold ne se préoccupa que de soins spirituels.
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/252]]==
 
Il alla dire adieu au petit sanctuaire. Une troupe de garçons et de filles vinrent l’y rejoindre et se mirent à danser autour de lui. M. Libonom apparut à son tour, et comme le Pontife, abîmé dans sa prière, ne bougeait pas, il le toucha sur l’épaule et le conduisit dehors.
 
Lorsque Léopold et son petit monde, encadrés par les gens de l’huissier, sabre au clair, sortirent du couvent, il y eut une bousculade et des huées chez les curieux rassemblés pour les voir, mais d’un groupe de femmes montèrent ces mots de pitié : « Le pauvre homme ! » Ils ne furent pas perdus pour Léopold. Touché de l’intérêt courageux de ces femmes qui, dans la faiblesse de leur sexe, montraient plus de grandeur d’âme que le peuple entier de Sion, il leur adressa un regard superbe de bonté, et reprenant toute la dignité de son langage de prophète, il leur annonça, comme avait fait le Christ sur les pentes du Calvaire, l’épouvantable châtiment qui suivrait bientôt l’attentat dont elles étaient témoins :
 
— Filles de Sion ! ce n’est pas sur moi qu’il faut pleurer, c’est sur vous et sur vos enfants.
 
Ils descendirent la côte de Saxon, derrière la voiture chargée de leur pauvre literie. La
==[[Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/253]]==
queue entre les jambes, la chienne Mouya fermait la marche. Où allaient-ils ? Leur faudrait-il passer la nuit à la belle étoile ? Pousser jusqu’à des villages lointains ? Comme ils arrivaient aux premières maisons, la bonne Marie-Anne Sellier sortit de sa demeure, la première que l’on trouve à droite, et comme autrefois la femme qui se précipita au-devant du Sauveur pour lui essuyer la face, elle courut à Léopold, et lui montrant la porte ouverte :
 
— Venez, Monsieur le Supérieur. Tant que Marie-Anne aura un toit et du pain, il ne sera pas dit que Léopold Baillard en aura manqué sur la sainte montagne.
 
Léopold prit rapidement congé des frères, qui continuèrent leur route, et des sœurs Lazarine et Marthe, qui furent recueillies un peu plus loin par des fidèles. Puis avec François, Euphrasie et Thérèse, il pénétra chez Marie-Anne. C’était justement l’heure où Notre-Seigneur expira, et le petit cercle descendit dans le tombeau de Saxon quelques minutes après trois heures.
 
Et pour clore la journée, là-haut, Bibi Cholion, traître aux Paillard et renégat, écrivait à la craie, sur la porte de la chapelle : « Fermé pour cause d’épizootie, conformément aux arrêtés impériaux sur les étables. »