« Histoire d’Agathon ou Tableau philosophique des moeurs de la Grèce - Tome 2 » : différence entre les versions

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un homme qui n’émit guère capable de voir l’importance de ce service, ou de sentir la beauté d’un systéme si opposé à ses sentimens imaginaires. Il fut donc bien trompé dans son attente, quand, après avoir café de parler, Agathon lui fit cette courte réponse. « Tu m’as fait un fort beau discours, Hippias. Tes observations sont très fines, tes conséquences bien amenées. Tes maximes sont fondées sur l’expérience, & je ne doute pas que la route que tu m’as tracée ne mene effectivement à cette félicité. On ne peut mettre dans un jour plus clair, la préférence qu’elle te paroit mériter sur ma manière d’être heureux. Malgré cela, je ne me sens pas la moindre en-
 
L iv
 
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:« Et pourquoi? »
:« Parce que mon expérience & mes sentimens sont en contradidion avec tes conséquences.
:« Je l’avoue. Je voudrois bien sçavoir qu’elle est cette expérienceexpé<!--Page 105-->rience, ce séntiment qui s’opposent à ce que tout le monde aprouve.»
:« A quoi cela serviroit-il ? Tu voudrois probablement me prouver que ce sont des chiméres ? »
:« Et si je le prouvais ?&hellip;»
:« Ce ne serait qu’à toi-même que tu l’aurois prouvé, ou plutôt, tu ne prouverois rien autre chose sinon que tu n’es pas Callias.
:« Mais la question seroit de sçavoir si c’est Callias ou moi qui pense jugejuste
:« Et qui en seroit le juge? »
:« Le genre humain entier.»
:« Mais, que pouroit-il prouver contre moi ? »
:« Beaucoup. Quand dix millions d’hommes décident que <!--Page 106-->deux ou trois de leurs semblables sont fous, ils le sont: cela est sans réplique.»
:« Sans replique ? Et si ces dix millions de figessages, dont l’arrêt te paroît si décisif, étoient, au contraire, dix millions de fous & que les trois hommes qu’ils auroient condamnés à la folie fussent trois sages ? »
:« Tu t’égares, mon cher ; car comment se pouroit-il faire ?&hellip;»
:« Mais, n’est-il pas possible que dix millions d’hommes ayent la peste & Socrate se porte seul bien ? »
:« Cela ne prouve rien du tout en ta faveur. Un peuple n’a pas toujours la peste, mais les dix millions d’hommes pensent toujours comme moi. Ils se trouventtrou<!--Page 107-->vent par conséquent dans leur ailetteassiette naturelle quand ils pensontpensent ainsi. Ceux qui pensent autrement appartiennent par conséquent à une autre espéce d’étres ou aux Vitres qu’on appelle fous.»
:« Hé bien ! je me résigne à mon triste sort.»
:« Non, non. Ce n’en pas la ton dessein, & je n’en suis pas la dupe : mais voici ce que c’est. Tu as honte de changer si vite de sentiment, ou tu es un hipocrite.»
:« Je t’assure, Hippias, que ce n’est ni l’un ni l’autre.»
:« Nies-moi, par éxemple, si tu le peux que la belle Cyane, qui nous a servi â déjeuné, ne t’ait pas inspiré des desirs & que tu <!--Page 108-->n’ayes pas lancé de temps en temps sur elle des regards furtifs.»
:« Je ne nie rien.»
:« En ce cas avoue donc que ces bras arrondis, blancs comme la neige, ce sein qui respiroit à travers la foie légere, ont excité tes sens & que tu aurois été ravi de les satisfaire par la jouissance de tous les appas de la belle Cyane.»
:« La vue n’est-elle pas une jouissance ? »
:« Ah ! tu veux éluder ma question.»
:« Non, Hippias, & tu te trompes, s’il est permis de le dire à un Sage, Je n’ai pas besoin d’éluder ta question. Je suis seulement une distinction entre un <!--Page 109-->instinct méchanique qui ne dépend pas entiérement de moi, & la volonté de mon ame. Je n’ai pas eu la volonté dont tu m’accuses.»
:« Je ne t’accuse de rien si ce n’est de te moquer de moi. Mais je connois la Nature. Le fanatisme à ton âge ne peut la rendre insensible, & ce n’est pas une maladie qui puisse resister à l’appas du plaisir.»
:« C’est pourquoi j’évite les occasions.»
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:« Et que sa jouissance seroit un plaisir ? »
:« Probablement.»
:« Et pourquoi, je te prie, <!--Page 110-->te tourmentes-tu pour éloigner un plaisir qui est à ta disposition ? »
:« C’est que je me priverois par-là de bien d’autres plaisirs que je préfére.»
:« A ton âge?&hellip; Hé mais ! la Nature a donc réservé pour toi seul des plaisirs inconnus au rate entier des hommes ? Et tu en connais de plus vifs que de? Ah je te vois venir &hellip; Les esprits, le nectar, l’ambroisie &hellip; Mais nous ne jouons pas à présent une farce, mon ami. L’apparition d’une Cyane dans un des bosquets de nies jardins suffiroit pour donner des corps mémemême à tes esprits.»
:« Je te parle comme je pense, <!--Page 111-->Hippias. Et je connois, en effet, des plaisirs que je préfère à ceux qui nous font communs avec les animaux ? »
:« Par exemple ?
:« Le plaisir de faire une bonne action ? »
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:« Mais, c’est de contribuer au bien des autres, Soit en se donnant des mouvemens pour eux, soit en leur sacrifiant un avantage ou un plaisir.»
:« Et tu es assez imbécile pour imaginer que tu dois plus aux autres qu’a toi-même ? »
:« Non. Mais je trouve qu’il est bien de facrifier un moindre plaisir pour s’en procurer un plus grand. La satisfaction d’etred’ê<!--Page 112-->tre utile à nos égaux est au-dessus du sacrifice.»
:« Tu es officieux. Mais en supposant que cela puisse étre, quel rapport cela a-t-il à ce que-nous disions ? »
JIIl et sensible. Je suppose que je m’abandonne aux impressions que les charmes de la belle Cyane pouroient faire sur moi. Je suppose qu’elle m’aime, & qu’elle me fasse goûter tout ce que la volupté a de plus enchanteur.»
:« Hé bien? »
:« Une liaison de cette nature ia ne seroit probablement pas d’une longue durée. Mais le souvenir de tant de plaisirs ne manqueroit pas de m’inspirer le desir d’en chercher de nouveaux. »
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:« Une variété continuelle est donc, comme tu vois, en cela, la Loi de la Nature. Et la chose iroit, peut cotre, si loin que je ne pourois plus railler â aucun desir.»
:« Et quel besoin aurois-tu d’y resister dés qu’ils seroient dans la Nature & dans les bornes de la modération ?
:« Quoi ! si la femme de mon ami ou telle autre que le nom refile ablerespectable de mere doit mettre âà l’abri de l’idée même de la <!--Page 114-->séduire, si l’innocente jeanessejeunesse d’une fille qui n’a, peut être, d’autre dot que son innocence & sa beauté, devenoit l’objet de ces desirs, que je ne pourois plus vaincre à force de les avoir écoutés ?&hellip;»
:« Hé bien ! tu n’aurais alors, du moins dans la Grèce, autre chose à craindre que les Loix ; mais quelle pauvre cervelle aurois-tu si, en pareille occasion, tu ne pouvais inventer de moyen pour contenter ta passion sans te brouiller avec la „ Justice ! Tu ne connais pas aparament les Dames d’Athènes & de Sparte.»
:« Oh ! pour ce qui regarde ce point, je cannoisconnois même les PKtrcfFesPrêtresses de Delphes. Mais est-<!--Page 115-->il possible que tu m’aies parlé sérieusement ? »
:« Je t’ai parlé conformément à mes principes. Les Loix dans de certains Etats, (car ce n’est pas dans tous il y en a où elles sont plus indulgentes) mettent des bornes au droit naturel que nous avons sur toutes les femmes & sur chaque femme en particulier qui nous cause des defirs. Cela n’est fait que rte éviter certains inconvéniens qu’on auroit à craindre, dans de pareils Etats, de Pu-fage illimité de ce droit ; & tu vois clairement que l’esprit & le but de la Loi n’est point trahi quand on est assez prévoyant pour ne pas prendre de témoins des exceptions qu’on en fait.»
 
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:« Oh Hippias ! s’écria ici Agathon dans un transaport de joie, je te tiens. C’est-là où je t’attendois. Tu vois les conséquences de tes principes. Si tout ce que mes desirs irrités peuvent éxiger de moi est juste en lui-même ; si, sous le nom d’utile, qu’elles ne méritent point, les prétentions extravagantes de la passion sont la feule règle de nos actions ; si, par la ruse & l’artifice, il est permis d’éluder les Loix & de faire tout ce qu’on veut dans l’obscurité ; si la vertu & les espérances de la vertu ne sont que des chiméres ; qui empêche les enfans de se conjurer contre leurs parens ? Qui empêche la mere de se livrer elle-même avec ses filles au plus <!--Page 117-->offrant ? Qui m’empêche, si mon intéret m’y porte, d’enfoncer le poignard dans le sein de mon ami ? de voler les Temples des Dieux, de trahir ma Patrie, de me mettre à la tête d’une bande de voleurs, &, si j’en ai le pouvoir, de dévaler des Pays entiers, & de noyer toute une nation dans son sang ? Ne vois-tu pas que tes principes que tu appelles si impudemment sageiresagesse & que tu ta.clics de rendre apparens par un mélange adroit du faux & du vrai seroient pernicieux s’ils étoient généraux? Qu’ils changeroient les hommes en monstres beaucoup plus cruels que ne font les Hyénes, les Tigres <!--Page 118-->& les Crocodiles? Tu te moques de la vertu & de la .fte lgion. Apprends qu’elles ont leur source dans les traits ineffaçables avec lesquels elles sont gravées dans nos mes ; qu’elles doivent leur t:xif once au charme secret & merveilleux qui nous entraîne à la vérité, l’ordre, à la bonté, & qui assure bien plus l’éxécution des Loix, que toutes les récompenses & les punitions. Apprends qu’il y a encore dés hommes sur la terre & que parmi ces hommes on trouve encore une ombre de moralité & de bonté. Tu regardes lés idées de vertu & de perfection morale comme des extravagances & des fàntaisies<!--Page 119-->fantaisies. Regardes-moi, Hippias.»
:« Hé bien ? &hellip;»
:« Tien, tel que me voila, je brave les séductions de toutes tes Cyanes, les persuasions les plus apparentes de ta sagesse, & tous les avantages que tes principes & ton éxemple me promettent. Une seule de ces fantaisies suffit pour dissiper l’enchantement de toutes tes illusions. Que la vertu soit toujours un fanatisme, ce fanatisme me rend heureux. Il séroit aussi la félicité de tous les hommes, il seroit un Ciel de la terre entiére, si tes principes & ceux qui les enseignent ou les suivent, n’y repandoient pas la misére & la corruption aussi <!--Page 120-->loin que leur poison épidémique peut s’étendre.»
 
Agathon étoit tout de flamme, & un Peintre qui auroit voulu peindre Apollon en colère eût dû le prendre pour modèle en ce moment. Mais le Sage Hippias, tranquile en apparence, ne repondit à cette ardeur zélée que par un sourire digne de Momus, & en disant sans changer le ton ordinaire de sa voix. « Je crois te connaître à présent, Callias. Tu n’auras plus rien à craindre de mes séductions. La saine raison n’est point faite pour des têtes aussi chaudes que la tienne. Avec quelle aisance pourtant, si tu m’avois bien compris, tu aurois répondu toi-même à cette objection que les principes des
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Sophistes & des gens du monde seroient pernicieux s’ils étoient généraux ! &hellip; La Nature a déjà mis bon ordre à ce qu’ils ne soient pas universels .. Mais je serois ridicule à mes propres yeux si je voulois répondre à ton apostrophe animée & te montrer combien même la passion de la vertu peut fâlsifier la vue&hellip; Sois vertueux, Callias. Continue de briguer le suffrage des Esprits & la faveur des belles aëriennes. Mais, en même temps, prépares-toi à marcher magnanimement au devant des revers que ton Platonisme t’attirera dans ce monde visible ; & consoles-toi de ces malheurs par la pensée pieuse que ton tour viendra d’être heureux dans
 
II. Partie. F
 
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