« Léa » : différence entre les versions
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Et en dessus de la barre d’acajou, les mains des deux amis se pressèrent.
« J’ai craint longtemps, — reprit le premier interlocuteur, — que la générosité de ton sacrifice ne te devînt amère. Quitter Florence, tes études, tes plaisirs, pour revenir avec moi à Neuilly, te faire le témoin des souffrances de ma pauvre
— En supposant qu’il y ait du mérite à éprouver un sentiment tout à fait involontaire, mon cher Amédée, tu t’exagérerais encore ce que mon amitié fait pour toi. Quand ta
— Je le saurai bientôt, — dit Amédée, et il frappa du fouet qu’il tenait à la main le cheval qui redoubla de vitesse ; — mais je n’augure rien que de sinistre du style de ma mère : croirais-tu qu’elle me parle d’un commencement d’anévrisme ».
Réginald de Beaugency et Amédée de Saint-Séverin, deux amis d’enfance, dont la position de fortune était assez indépendante pour que leurs vies pussent se trouver toujours mêlées l’une à l’autre, ne s’étaient jamais quittés. Jusqu’à vingt-cinq ans, tout leur avait été commun. Ils avaient ensemble débuté dans le monde, et là ils s’étaient confié leurs premières observations. Cependant leur intimité partait beaucoup plus du
Réginald était une de ces hautes et fécondes natures tout écumantes de spontanéité et d’avenir. Dès les premiers instants de son existence intellectuelle, Réginald avait compris l’art, et dans l’enivrement de ce pur et premier amour, il s’était juré à lui-même qu’il ne serait jamais qu’un artiste. Mais on ne commence pas par être artiste : l’homme finit par là. Quand nous sommes jeunes, à l’éclat brillant de nos rêves nous ne faisons que nous pressentir, nous deviner pour un temps lointain encore. Ce n’est que quand la passion a labouré notre
Cette passion qui vient toujours troubler nos contemplations avec violence s’était déjà emparée de Réginald. Elle devait le tuer plus tard, le tuer comme artiste. Cherchez son nom parmi les noms dont la société s’enquête parce que ces noms ont marqué, et vous ne l’y trouverez pas. Non. Pas même tracé en caractères indistincts au bas de quelque ébauche hâtée. Nulle part ce nom n’a été écrit, si ce n’est sur ces pages qui vous racontent son histoire et que vous oublierez bientôt. Mais alors il ignorait, l’heureux enfant d’une imagination confiante ! il ignorait qu’il deviendrait athée à sa vocation et à son avenir. Déjà la passion l’avait mille fois jeté du haut en bas de l’idéal dans la réalité, lui obscurcissant ses aperceptions les plus lumineuses, l’interrompant tout à coup dans le jet de ses créations. Douleur amère et fatale ! Tout le temps qu’il était entraîné vers les jouissances matérielles, on eût dit qu’il entrevoyait, au fond de ces frénétiques plaisirs, comme par une révélation sublime, quelque chose de grand et de divin, tant il les étreignait contre lui d’une main acharnée ; mais cette illusion finissait par du déboire, et l’intelligence revenait avec ses implacables mépris. Voilà pourquoi son front devenait chauve avant le temps, et son regard débordait d’une telle tristesse qu’il en versait jusque dans les yeux indifférents ou joyeux de qui le fixait.
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Amédée et Réginald venaient de passer trois ans en Italie. Un soir de juin parfumé et chaud, ils avaient causé longuement, sur la route de Neuilly à Paris, avec une femme d’un âge mûr, à l’air imposant quoique bon, qui tenait par la main une enfant de treize ans à peine, jolie petite fille à tête nue et aux longs cheveux blonds et suaves jusqu’à paraître nuancés d’un duvet comme celui des fleurs, et, qui, mollement, bouclaient sur une pèlerine de velours noir.
L’enfant reçut deux baisers sur le front, et les deux amis montant, avec cette frémissante rapidité du départ quand on a le
Cette femme était Mme de Saint-Séverin, et cette enfant sa fille, la
... Alors ils atteignaient cet endroit de la route d’où l’on apercevait la maison blanche, et ceinte de la vigne aux bras d’amoureuse, que Mme de Saint-Séverin habitait du côté gauche extérieur de Neuilly. Cet endroit où, trois ans auparavant, eux, attendris, mais heureux, mais confiants, mais fous de mille espoirs sans noms et de jeunesse, ils avaient laissé pour un temps indéfini la femme qui ne devait plus veiller que de loin sur ceux qu’elle avait soignés avec amour depuis leur enfance, car Réginald, ayant perdu ses parents peu de temps après sa naissance, avait partagé avec Amédée la tendresse de Mme de Saint-Séverin, et rien ne l’avait averti qu’une mère lui eût jamais manqué.
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Cependant, et peut-être pour ménager son fils (il paraît que les mères ont de ces courages), Mme de Saint-Séverin reprit son calme habituel. Bientôt ces trois personnes s’avancèrent vers la maison blanche, dans la direction du jardin qui s’étendait en face, tandis que le cabriolet, sous la conduite du jockey de Réginald, y accédait du côté opposé au jardin.
Léa était venue jusqu’à la barrière extérieure. Si Mme de Saint-Sévenin n’avait pas dit à Amédée : « Voilà ta
J’ai dit que Léa était changée et grandie ; ce n’était plus la petite fille à la pèlerine de velours noir dont le teint se rosait impétueusement au moindre trouble jusque dans la racine des cheveux et des cils, sans que cette vaporeuse nuance, semblable à celle que, les soirs d’automne, on voit parfois au rebord d’une blanche nuée, se fonçât jamais plus à un endroit qu’à un autre de son visage. Nuance fugitive, mais inaltérée, qui ne se perdait jamais en dégradations insensibles à l’endroit où la robe joint le cou avec mystère, et faisait présumer que tout le corps se colorait timidement ainsi, et promettait aux ardeurs d’un amant des voluptés divines. Ces ravissantes rougeurs s’étaient exhalées et, suivant la loi incompréhensible de tout ce qui est beau sur la terre, exhalées pour ne plus revenir ! La maladie de Léa, en se développant, semblait avoir absorbé tout le sang de ses veines dans la région du
Les deux amis furent d’autant plus frappés du changement qui s’était opéré en Léa en leur absence, qu’ils se souvenaient davantage de ce qu’elle était quand ils l’avaient quittée. Elle n’avait pas même conservé ses cheveux débouclés sur le cou et lissés sur ses tempes virginales, délicieuse coiffure qui jette je ne sais quel reflet de mélancolie autour d’une rieuse tête d’enfant. Elle les portait alors relevés sous un peigne comme toutes les femmes.
Réginald surtout, Réginald, qui sentait et observait en artiste, contemplait avec un intérêt immense de pitié cette fille de seize ans qu’un mal indomptable avait flétrie, qu’une douleur physique emportait au néant avec sa beauté ravagée avant qu’elle sût que ce qui bouillonnait dans son
Réginald, en vivant chez Mme de Saint-Séverin, comprit avec quelle anxiété d’amour était surveillée cette vie tremblante, et qui pouvait se rompre comme un fil délié au moindre souffle. Il fut le témoin de ces mille précautions employées pour préserver de chocs trop violents, de touchers trop rudes, ce cristal fêlé, ce
Ainsi Léa n’avait été modifiée ni par ces idées qui élèvent et fécondent les nôtres, ni par ces sentiments auxquels nos sentiments s’entremêlent. Tout ce qu’il y avait de poésie au fond de cette âme devait donc périr à l’état de germe, engloutie, abîmée, perdue dans les profondeurs d’une conscience sans écho. Que si quelquefois une tristesse, un retentissement intérieur, une ondulation rapide passaient sur cette âme isolée dans la création et venaient expirer dans un sourire sur ses lèvres pâles, c’était un point intangible dans la durée, ce n’était ni un désir ni un regret : pour un regret ne faut-il pas connaître, et pour un désir, au moins soupçonner ? C’était quelque chose de mystérieux, de vague et pourtant d’immense, semblable au sentiment de l’infini, comme nous croyons l’avoir éprouvé à une époque de notre vie avant de savoir que ce sentiment se nommât ainsi. Manquent les mots pour parler de cet état de l’âme. On l’imagine sans pouvoir le peindre : l’imagination est la seule faculté qui ne trouve pas sur son chemin la borne de l’incompréhensible. N’y a-t-il pas pour elle un Dieu ? Une couleur de plus dans le prisme ? Des amours purs et éternels ?
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Cet état de l’âme fut pour Réginald un mystère... un problème... un rêve. Il aurait si bien voulu le pénétrer. Efforts inouïs et perdus ! Ce désir l’arrachait de son travail dès le matin. Quand, par la persienne entr’ouverte, il apercevait Léa cueillant des fleurs au jardin et les disposant dans les vases de porcelaine de la terrasse, il quittait son chevalet et sa toile et courait auprès de la jeune fille lui parler de sa souffrance, puis du soleil qui luisait dans sa chevelure blonde, du bleu du ciel, de la fraîcheur de l’air. Puis il revenait encore à sa souffrance pour lui demander si toute nature bonne et souriante ne lui causait pas quelque bien, et il cherchait dans ses réponses un mot, un pauvre accent qui lui révélât une des faces encore obscures de cette vie étrange et étouffée. Mais rien dans sa voix, faussée par la douleur et rendue plus touchante, rien dans ses regards languissants de fatigue et d’insomnie, rien sur cet ovale qui avait déjà perdu de sa perfection et de sa grâce, que l’indolent sourire de la bienveillance. Oh ! c’était un jeu cruel que ces déceptions inattendues et renaissantes, c’était un découragement à navrer ! Tous les jours s’écoulaient aussi mornes, aussi ternes pour la jeune fille. Un cercle plus large et plus noir autour de ses yeux, une taille plus abandonnée, une démarche plus traînante : voilà quelles étaient pour Léa les seules différences qu’à la veille apportait le lendemain.
Mais Réginald ne se rebuta pas. Lui qui regrettait disait-il, ces moments perdus auprès des femmes, moment trop nombreux dans sa vie, et qui, de leur bonheur rapide, n’avaient point racheté la moindre des peines dont ce bonheur dérisoire est empoisonné toujours, consumait misérablement son temps auprès d’une enfant malade, ignorante, silencieuse, timide, l’opposé de ces Italiennes qu’il avait aimées, si pleines de pensées et de vie, dont l’amour de la lave est, dit-on, un Styx qui rend invulnérable à toutes les voluptés molles et tièdes trouvées dans d’autres bras que les leurs. La passion, qui commence par faire de nous des enfants et des imbéciles, persuadait à Réginald qu’il n’avait que de la pitié pour Léa. De la pitié ! C’est une plainte stérile qu’on aumône, un serrement de main quand le mal n’est pas contagieux, au plus l’eau d’une larme, et puis on rit ! et puis on oublie ! Voilà toute la pitié. Dans nos
Réginald s’abusait en prenant le sentiment que lui inspirait Léa pour une si chétive sympathie, mais il ne s’abusa pas bien longtemps. Son passé était là avec ses poignants souvenirs. Il reconnut cet amour qui avait séché sur pied, étiolées et noircies, les plus belles fleurs de sa jeunesse, ce simoun qui ravage nos vies plus d’une fois et qui en tourmente longtemps encore le sable aride, quand il n’y a plus que du sable à en soulever.
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Quel contresens dans ses idées d’artiste ! « Ah ! si du moins elle était belle — se répétait-il quand il ne la voyait pas, — je m’expliquerais mieux cet amour ; mais qu’y a-t-il de beau dans des yeux inexpressifs, des traits amaigris, des formes qui s’épanouissent ». Et, se reprenant tout à coup : « Mais si ! si ! ma Léa, tu es belle, tu es la plus belle des créatures ! Je ne te donnerais pas, toi, tes yeux battus, ta pâleur, ton corps malade, je ne te donnerais pas pour la beauté des anges dans le ciel ».
Et ces yeux battus, cette pâleur, ce corps malade, il les étreignait dans tous ses rêves des enlacements de sa pensée frénétique et sensuelle ; il mettait une âme dans ce corps défaillant, de la vie à flots dans ces yeux fixés sur les siens ! Il la créait passionnée, fougueuse, ses blanches lèvres écarlates sous ses baisers ! Et cependant c’était toujours Léa faible, malade, agonisante, à qui les lèvres redevenaient blanches quoiqu’elles brûlassent encore, dont le
Un jour Léa était assise dans l’embrase d’une des fenêtres du salon. La lumière bleue et sereine découlait sur son cou penché. Léa était occupée à broder un voile pour sa mère. Réginald, non loin d’elle, tenait un livre par contenance. Ils étaient seuls. — Pour la première fois depuis une heure, il ne la regardait pas ; il s’était perdu dans quelque ardente rêverie, et cette rêverie, c’était elle encore, c’était comme s’il l’eût regardée.
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— Où donc ?
— Ici. — Et du doigt il indiqua son
— Comme moi, — reprit-elle, étonnée. — Mais pourtant ce n’est pas contagieux, — ajouta-t-elle en souriant d’un air triste.
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« Oui, Réginald, j’ai à vous parler, — reprit Mme de Saint-Séverin quand Léa fut sortie. Et il y avait une espèce de solennité dans ces paroles. Elle se plaça devant l’artiste, et, lui attachant son regard au front : — Réginald, — continua-t-elle après une pause, et sa voix tremblait à en faire mal. — Réginald, vous aimez Léa. »
Pourquoi haïssons-nous de dévoiler le fond de nos
Mais elle lui prit ces mains qu’il pressait avec force contre son visage en pleurs, et les écartant de ce front, que des sanglots dévorés avaient teint d’une rougeur subite :
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— Et qu’espérez-vous de cet amour ? Croyez-vous le lui faire partager ? Le lui faire partager, grand Dieu ! Vous voulez donc tuer ma fille ? Oh ! Réginald, cela ne sera pas, cela ne sera jamais ! Savez-vous qu’il ne faudrait qu’un mot, qu’une émotion, pour éveiller cette âme qui sommeille, et qu’à force de soins, et quels soins ! comme ils m’ont coûté ! j’ai tenue endormie afin qu’elle ne mît pas en pièces une vie si fragile ? Et vous voudriez le dire, ce mot cruel ? Vous voudriez la causer, cette émotion ? Vous voudriez être le bourreau ?... Je ne dis pas le mien ! Qu’est-ce que cela fait d’être le bourreau de sa mère de choix, d’une pauvre vieille femme comme moi, mais le sien, le bourreau de Léa ! vous ! vous ! qui l’aimez... ! O ma Léa, il te tuerait ! » — Et ses pleurs commencèrent à ruisseler aussi. Il y a dans l’amour une contagion si rapide. Et les yeux de Réginald éclatèrent de flammes rouges dans leurs prunelles noires en entendant que Léa pourrait l’aimer un jour. Mme de Saint-Séverin frissonna de cet épouvantable espoir.
« Grâce ! grâce ! Réginald, — cria-t-elle, — je vous ai aimé comme un fils, oh ! promettez-moi que jamais vous ne parlerez à Léa de votre amour. C’est la destinée qui a fait tout le mal, avec quelle joie je vous eusse donné ma fille ! Comme j’eusse été heureuse de vous voir devenir une seconde fois le frère d’Amédée ! Mais lui faire partager votre amour, c’est la tuer ! Elle ne résisterait pas à ces mouvements intérieurs qui épuisent les plus forts. Comment voulez-vous qu’elle y résiste ? Vous, jeune homme, vous, en pleine possession de l’existence, ne sentez-vous pas qu’une passion, un amour, attaque la vie jusque dans ses sources ? Et c’est dans un corps presque détruit que vous voudriez l’allumer ! Et moi, je me serais mise au supplice, j’aurais tremblé de voir Léa me donner une de ces affections dont le
Et c’était faux ! Elle n’était pas à genoux ; elle s’était jetée à Réginald tout entière, et de ses deux bras elle lui serrait la tête contre son sein avec une ineffable ardeur de prière. Rien n’était plus beau comme cette femme en transes et en accès de pleurs, demandant la vie de sa fille à un homme qui l’aimait plus qu’elle, et le suppliant comme s’il avait été un Dieu, — que dis-je ! comme s’il avait été un pervers. Réginald fut subjugué par toute cette tendresse qui l’enveloppait, qui criait après lui aux abois. Il promit de tout taire à Léa. Il voulut, enthousiaste comme on est quand on aime, dresser un sacrifice à côté de ceux qu’avait faits cette femme à l’existence de sa fille ; comparer de ces deux
Non, rien n’est comparable à cette angoisse ! Être près de la femme qu’on aime, la voir, l’entendre, se mêler à tous les détails de ses journées, se promener avec elle, le matin, quand, à travers ses vêtements légers on est enivré de je ne sais quel parfum d’une nuit passée ; le soir, quand l’air est plein de tiédeurs alanguissantes, et qu’elle vous dit : « Oh ! n’est-ce pas qu’il fait bien chaud ce soir ! » en étendant les bras et en se balançant sur sa taille cambrée et sur la pointe des pieds comme si elle allait tomber en arrière sur un canapé ou sur vos genoux ; s’asseoir près d’elle, à la même place qu’elle, où elle laissa l’impression de son corps divin qui brûle ; et être là, à ses côtés, à toute heure, toujours, et dévorer ces *je t’aime !* furibonds qui viennent à la bouche, et se taire, et paraître froid, et répondre, quand elle vous interroge, *oui* et *non*, comme répondent les autres, et rire avec elle d’une plaisanterie quand le
Voilà ce que souffrit Réginald. D’abord il domina sa douleur. La volonté a beau jeu dans les premiers moments qu’elle s’exerce. Mais la douleur ressemble à ces joueurs habiles qui laissent gagner la première partie pour mieux triompher ensuite d’un adversaire rendu plus confiant. Les jours, les mois se passèrent. D’abord l’exaltation d’une résolution généreuse s’éteignit dans Réginald. Il n’était plus soutenu que par la reconnaissance qu’il devait à Mme de Saint-Séverin. — Bientôt il eut besoin de se dire qu’elle avait le droit de le chasser de chez elle s’il ne tenait pas les serments qu’il lui avait faits. Ainsi les retranchements allaient bientôt lui manquer contre la douleur. De plus, en contenant sa passion, il l’avait irritée davantage : « Je suis malade », répondait-il souvent à Amédée, qui l’interrogeait avec une tendre anxiété, et qui croyait que l’éloignement de l’Italie et l’ennui d’un genre de vie si opposé à toutes ses habitudes d’une date moins récente étaient la cause de sa tristesse. « Si je lui disais ce que j’ai, — pensait-il, — soit pour sa
Depuis le jour où Léa avait été témoin du désespoir de Réginald, que s’était-il passé en elle ? Son air était moins vague qu’à l’ordinaire, et dans ses paupières, plus souvent abaissées, on aurait cru du recueillement ; car on baisse les yeux quand on regarde en soi : est-ce pour mieux voir ou bien parce que l’on a vu ? Une intuition de femme lui aurait-elle révélé ce que Réginald n’avait trahi qu’à moitié ? Dans l’obscurité de son âme, aurait-elle trouvé une seule de ses impressions ignées qui s’étendent d’abord d’un point imperceptible à l’être humain tout entier ? Elle n’avait plus ces yeux singuliers dont il n’y avait de doux que la teinte et qui semblaient manquer d’un point visuel, tant, hélas ! l’expression en était absente. Maintenant ils étaient plus pensifs, quoique bien faiblement encore, d’une pensée molle et indécise qui rasait le bleu sans rayons des prunelles pour s’évanouir après. — O vous, femme qui lirez ceci, vous dont le
Cependant l’état de cette enfant empirait ; le mal faisait des progrès rapides. Elle se sentait tous les jours plus faible que la veille, et ne quittait presque plus sa chaise longue, si ce n’est le soir, lorsqu’elle se traînait jusque sur un des bancs de la terrasse pour voir se coucher le soleil. Était-ce un instinct de mourant ou une admiration secrète qui lui faisait demander à sa mère de venir là chaque soir ? On l’ignore. Jamais elle ne dit à Réginald, en face de ce coucher de soleil qui a l’air d’un mort : « Que cela est triste ! » car elle savait plus triste : c’était elle mourant aussi, mais sans avoir eu de rayons autour de la tête, astre charmant éteint bien des heures avant l’heure du soir ! Et lui, l’artiste, le contemplateur idolâtre de la nature, ne lui dit pas plus : « Que cela est beau ! » car il savait plus beau, comme elle savait plus triste, et c’était elle encore ! Elle, millier de perceptions mystérieuses pour les autres, et lumineuses pour lui, que l’amour versait à plein dans son intelligence, comme les molécules transparentes d’un jour d’Italie dans un regard ; elle enfin, que les autres, qui ne l’aimaient pas, auraient pensé peut-être à plaindre, mais jamais à admirer !
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Réginald aussi ne s’illusionnait pas. Il se disait que la vierge de son amour rendrait bientôt son corps à la terre et son âme aux éléments : bouton de rose indéplié et flétri sous l’épais tissu de feuilles séchées sans un ouragan que l’on pût accuser ; fleur inutile que personne n’avait respirée ; avorton de fleur sous l’enveloppe fanée de laquelle l’haleine la plus avide, le souffle le plus brûlant, n’eût rien trouvé peut-être à aspirer. Et son amour se renforçait de cette accablante certitude et d’un doute aussi amèrement décevant. Il semblait que toute cette vie qui abandonnait Léa se coulât dans son sein par vagues débordantes et multipliât la sienne. Moquerie diabolique de la destinée ! On se sent du souffle pour deux, on sent, en mettant la main sur sa poitrine, que si cette maudite poitrine pouvait s’ouvrir on aurait du souffle à donner à des millions de créatures, et il faut tout garder pour soi !
Un jour que Léa était couchée sur le banc de la terrasse, Réginald se trouva placé à côté d’elle ; il y restait silencieux sous le poids écrasant de ses pensées, écoutant dans son
A force d’émotion, il craignait que l’air ne manquât à ses poumons. Tout plein de passion frissonnante, il avait peur de se hâter dans son audace, — un cri, un geste, un soupir de cette enfant accablé pouvait le trahir. Le trahir ! car il savait bien qu’il faisait mal, mais la nature humaine est si perverse, elle est si lâche, cette nature humaine, que son bonheur furtif devenait plus ébranlant encore du double enivrement du crime et du mystère. Scène odieuse que cette profanation d’une jeune fille dans la nuit noire, sous ce ciel étoilé qui parle d’un monde à venir et qui ment peut-être, tout près d’une mère qui la pleure et d’un frère qui ne la vengera pas, parce qu’une seule de ces stupides étoiles n’envoie pas un dard de lumière sur le fond pâlissant du coupable et n’illumine pas son infamie. !
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Amédée s’élança pour appeler du secours.
Quand il revint, il n’était plus temps : les flambeaux que l’on apporta n’éclairèrent pas même une agonie. Le sang du
Elle s’était aperçue qu’il avait les lèvres sanglantes.
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