« La Maison Tellier (recueil, Ollendorff 1891)/Le Papa de Simon » : différence entre les versions

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Midi finissait de sonner. La porte de l’école s’ouvrit, et les gamins se précipitèrent en se bousculant pour sortir plus vite. Mais au lieu de se disperser rapidement et de rentrer dîner, comme ils le faisaient chaque jour, ils s’arrêtèrent à quelques pas, se réunirent par groupes et se mirent à chuchoter.
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C’est que, ce matin-là, Simon, le fils de la Blanchotte, était venu à la classe pour la première fois.
 
Tous avaient entendu parler de la Blanchotte dans leurs familles ; et quoiqu’on lui fît bon accueil en public, les mères la traitaient
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entre elles avec une sorte de compassion un peu méprisante qui avait gagné les enfants sans qu’ils sussent du tout pourquoi.
 
Quant à Simon, ils ne le connaissaient pas, car il ne sortait jamais et il ne galopinait point avec eux dans les rues du village ou sur les bords de la rivière. Aussi ne l’aimaient-ils guère ; et c’était avec une certaine joie, mêlée d’un étonnement considérable, qu’ils avaient accueilli et qu’ils s’étaient répété l’un à l’autre cette parole dite par un gars de quatorze ou quinze ans qui paraissait en savoir long tant il clignait finement des yeux :
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Il avait sept ou huit ans. Il était un peu pâlot, très propre, avec l’air timide, presque gauche.
 
Il s’en retournait chez sa mère quand les groupes de ses camarades, chuchotant toujours et le regardant avec les yeux malins et cruels des enfants qui méditent un mauvais
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coup, l’entourèrent peu à peu et finirent par l’enfermer tout à fait. Il restait là, planté au milieu d’eux, surpris et embarrassé, sans comprendre ce qu’on allait lui faire. Mais le gars qui avait apporté la nouvelle, enorgueilli du succès obtenu déjà, lui demanda :
 
— Comment t’appelles-tu, toi ?
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Les galopins se mirent à rire. Le gars triomphant éleva la voix : « Vous voyez bien qu’il n’a pas de papa. »
 
Un grand silence se fit. Les enfants étaient stupéfaits par cette chose extraordinaire, impossible, monstrueuse, — un garçon qui n’a pas de papa ; — ils le regardaient comme un phénomène, un être hors de la nature, et ils
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sentaient grandir en eux ce mépris, inexpliqué jusque-là, de leurs mères pour la Blanchotte.
 
Quand à Simon, il s’était appuyé contre un arbre pour ne pas tomber ; et il restait comme atterré par un désastre irréparable. Il cherchait à s’expliquer. Mais il ne pouvait rien trouver pour leur répondre, et démentir cette chose affreuse qu’il n’avait pas de papa. Enfin, livide, il leur cria à tout hasard : « Si, j’en ai un. »
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— Où est-il ? riposta Simon.
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— Il est mort, déclara l’enfant avec une fierté superbe, il est au cimetière, mon papa.
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— Pas de papa ! pas de papa !
 
Simon le saisit à deux mains aux cheveux et se mit à lui cribler les jambes de coups de pieds, pendant qu’il lui mordait la joue cruellement. Il se fit une bousculade énorme. Les deux combattants furent séparés, et Simon se trouva frappé, déchiré,
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meurtri, roulé par terre, au milieu du cercle des galopins qui applaudissaient. Comme il se relevait, en nettoyant machinalement avec sa main sa petite blouse toute sale de poussière, quelqu’un lui cria :
 
— Va le dire à ton papa.
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Alors une joie féroce éclata chez ses ennemis, et naturellement, ainsi que les sauvages dans leurs gaietés terribles, ils se prirent par la main et se mirent à danser en rond autour de lui, en répétant comme un refrain : « Pas de papa ! pas de papa ! »
 
Mais Simon tout à coup cessa de sangloter.
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Une rage l’affola. Il y avait des pierres sous ses pieds ; il les ramassa et, de toutes ses forces, les lança contre ses bourreaux. Deux ou trois furent atteints et se sauvèrent en criant ; et il avait l’air tellement formidable qu’une panique eut lieu parmi les autres. Lâches, comme l’est toujours la foule devant un homme exaspéré, ils se débandèrent et s’enfuirent.
 
Resté seul, le petit enfant sans père se mit à courir vers les champs, car un souvenir lui était venu qui avait amené dans son esprit une grande résolution. Il voulait se noyer dans la rivière.
 
Il se rappelait en effet que, huit jours auparavant, un pauvre diable qui mendiait sa vie s’était jeté dans l’eau parce qu’il n’avait plus d’argent. Simon était là lorsqu’on le repêchait ; et le triste bonhomme, qui lui semblait ordinairement lamentable, malpropre et laid, l’avait alors frappé par son air tranquille, avec ses joues pâles, sa longue barbe mouillée et ses yeux ouverts, très calmes. On avait dit alentour : « Il est
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mort. » Quelqu’un avait ajouté : « Il est bien heureux maintenant. » — Et Simon voulait aussi se noyer parce qu’il n’avait pas de père, comme ce misérable qui n’avait pas d’argent.
 
Il arriva tout près de l’eau et la regarda couler. Quelques poissons folâtraient, rapides, dans le courant clair, et, par moments, faisaient un petit bond et happaient des mouches voltigeant à la surface. Il cessa de pleurer pour les voir, car leur manège l’intéressait beaucoup. Mais, parfois, comme dans les accalmies d’une tempête passent tout à coup de grandes rafales de vent qui font craquer les arbres et se perdent à l’horizon, cette pensée lui revenait avec une douleur aiguë : — « Je vais me noyer parce que je n’ai point de papa. »
 
Il faisait très chaud, très bon. Le doux soleil chauffait l’herbe. L’eau brillait comme un miroir. Et Simon avait des minutes de béatitude, de cet alanguissement qui suit les larmes, où il lui venait de grandes envies de s’endormir là, sur l’herbe, dans la chaleur.
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Une petite grenouille verte sauta sous ses pieds. Il essaya de la prendre. Elle lui échappa. Il la poursuivit et la manqua trois fois de suite. Enfin il la saisit par l’extrémité de ses pattes de derrière et il se mit à rire en voyant les efforts que faisait la bête pour s’échapper. Elle se ramassait sur ses grandes jambes, puis, d’une détente brusque, les allongeait subitement, roides comme deux barres ; tandis que, l’œil tout rond avec son cercle d’or, elle battait l’air de ses pattes de devant qui s’agitaient comme des mains. Cela lui rappela un joujou fait avec d’étroites planchettes de bois clouées en zigzag les unes sur les autres, qui, par un mouvement semblable, conduisaient l’exercice de petits soldats piqués dessus. Alors, il pensa à sa maison, puis à sa mère, et, pris d’une grande tristesse, il recommença à pleurer. Des frissons lui passaient dans les membres ; il se mit à genoux et récita sa prière comme avant de s’endormir. Mais il ne put l’achever, car des sanglots lui revinrent si pressés, si tumultueux, qu’ils l’envahirent tout
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entier. Il ne pensait plus ; il ne voyait plus rien autour de lui et il n’était occupé qu’à pleurer.
 
Soudain, une lourde main s’appuya sur son épaule et une grosse voix lui demanda : « Qu’est-ce qui te fait donc tant de chagrin, mon bonhomme ? »
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Alors l’ouvrier devint grave ; il avait reconnu le fils de la Blanchotte, et, quoique nouveau dans le pays, il savait vaguement son histoire.
 
— Allons, dit-il, console-toi, mon garçongarç
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on, et viens-t-en avec moi chez ta maman. On t’en donnera… un papa.
 
Ils se mirent en route, le grand tenant le petit par la main, et l’homme souriait de nouveau, car il n’était pas fâché de voir cette Blanchotte, qui était, contait-on, une des plus belles filles du pays ; et il se disait peut-être, au fond de sa pensée, qu’une jeunesse qui avait failli pouvait bien faillir encore.
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— Tenez, madame, je vous ramène votre petit garçon qui s’était perdu près de la rivière.
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Mais Simon sauta au cou de sa mère et lui dit en se remettant à pleurer :
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— Mais oui, je veux bien.
 
— Comment est-ce que tu t’appelles, demanda
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alors l’enfant, pour que je réponde aux autres quand ils voudront savoir ton nom ?
 
— Philippe, répondit l’homme.
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— Philippe qui ?… Philippe quoi ?… Qu’est-ce que c’est que ça, Philippe ?… Où l’as-tu pris ton Philippe ?
 
Simon ne répondit rien ; et, inébranlable dans sa foi, il les défiait de l’œil, prêt à se
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laisser martyriser plutôt que de fuir devant eux. Le maître d’école le délivra et il retourna chez sa mère.
 
Pendant trois mois, le grand ouvrier Philippe passa souvent auprès de la maison de la Blanchotte et, quelquefois, il s’enhardissait à lui parler lorsqu’il la voyait cousant auprès de sa fenêtre. Elle lui répondait poliment, toujours grave, sans rire jamais avec lui, et sans le laisser entrer chez elle. Cependant, un peu fat, comme tous les hommes, il s’imagina qu’elle était souvent plus rouge que de coutume lorsqu’elle causait avec lui.
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Quant à Simon, il aimait beaucoup son nouveau papa et se promenait avec lui presque tous les soirs, la journée finie. Il allait assidûment à l’école et passait au milieu de ses camarades fort digne, sans leur répondre jamais.
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Un jour, pourtant, le gars qui l’avait attaqué le premier lui dit :
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Le petit à la Blanchotte courba la tête et s’en alla rêveur du côté de la forge au père Loizon, où travaillait Philippe.
 
Cette forge était comme ensevelie sous des arbres. Il y faisait très sombre ; seule, la lueur rouge d’un foyer formidable éclairait par grands reflets cinq forgerons aux bras nus qui frappaient sur leurs enclumes avec un terrible fracas. Ils se tenaient debout, enflammés comme des démons, les yeux fixés
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sur le fer ardent qu’ils torturaient ; et leur lourde pensée montait et retombait avec leurs marteaux.
 
Simon entra sans être vu et alla tout doucement tirer son ami par la manche. Celui-ci se retourna. Soudain le travail s’interrompit, et tous les hommes regardèrent, très attentifs. Alors, au milieu de ce silence inaccoutumé, monta la petite voix frêle de Simon.
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— Parce que tu n’es pas le mari de maman.
 
Personne ne rit. Philippe resta debout, appuyant son front sur le dos de ses grosses mains que supportait le manche de son marteau dressé sur l’enclume. Il rêvait. Ses quatre compagnons le regardaient et, tout petit entre ces géants, Simon, anxieux, attendait. Tout à coup, un des forgerons, répondant à la pensée de tous, dit à Philippe :
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pondant à la pensée de tous, dit à Philippe :
 
— C’est tout de même une bonne et brave fille que la Blanchotte, et vaillante et rangée malgré son malheur, et qui serait une digne femme pour un honnête homme.
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— « Va dire à ta maman que j’irai lui parler ce soir. »
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Puis il poussa l’enfant dehors par les épaules.
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Il voulut répondre, balbutia et resta confus devant elle.
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Elle reprit : — « Vous comprenez bien pourtant qu’il ne faut plus que l’on parle de moi. »
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— Tu leur diras, à tes camarades, que ton papa c’est Philippe Remy, le forgeron, et qu’il ira tirer les oreilles à tous ceux qui te feront du mal.
 
Le lendemain, comme l’école était pleine et que la classe allait commencer, le petit Simon se leva, tout pâle et les lèvres tremblantes : « Mon papa, dit-il d’une voix claire, c’est Philippe Remy, le forgeron, et il a
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promis qu’il tirerait les oreilles à tous ceux qui me feraient du mal. »
 
Cette fois, personne ne rit plus, car on le connaissait bien ce Philippe Remy, le forgeron, et c’était un papa, celui-là, dont tout le monde eût été fier.