« La Maison Tellier (recueil, Ollendorff 1891)/Histoire d’une fille de ferme » : différence entre les versions

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— Vois-tu, une ferme sans maîtresse, ça ne peut pas aller, même avec une servante comme toi.
 
Alors il se tut, ne sachant plus que dire ; et Rose le regardait de l’air épouvanté d’une personne qui se croit en face d’un assassin et s’apprête à s’enfuir au moindre geste qu’il fera.
 
Enfin, au bout de cinq minutes, il demanda :
 
— Hé bien ! ça te va-t-il ?
 
Elle répondit avec une physionomie idiote :
 
— Quoi, not’ maître ?
 
Alors lui, brusquement :
 
— Mais de m’épouser, pardine !
 
Elle se dressa tout à coup, puis retomba comme cassée sur sa chaise, où elle demeura sans mouvement, pareille à quelqu’un qui aurait reçu le coup d’un grand malheur. Le fermier à la fin s’impatienta :
 
— Allons, voyons ; qu’est-ce qu’il te faut alors ?
 
Elle le contemplait affolée ; puis soudain, les larmes lui vinrent aux yeux, et elle répéta deux fois en suffoquant :
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— Je ne peux pas, je ne peux pas !
 
— Pourquoi ça ? demanda l’homme. Allons, ne fais pas la bête ; je te donne jusqu’à demain pour réfléchir.
 
Et il se dépêcha de s’en aller, très soulagé d’en avoir fini avec cette démarche qui l’embarrassait beaucoup, et ne doutant pas que, le lendemain, sa servante accepterait une proposition qui était pour elle tout à fait inespérée et, pour lui, une excellente affaire, puisqu’il s’attachait ainsi à jamais une femme qui lui rapporterait certes davantage que la plus belle dot du pays.
 
Il ne pouvait d’ailleurs exister entre eux de scrupules de mésalliance, car, dans la campagne, tous sont à peu près égaux : le fermier laboure comme son valet, qui, le plus souvent, devient maître à son tour un jour ou l’autre, et les servantes à tout moment passent maîtresses sans que cela apporte aucun changement dans leur vie ou leurs habitudes.
 
Rose ne se coucha pas cette nuit-là. Elle tomba assise sur son lit, n’ayant plus même la force de pleurer, tant elle était anéantie.
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Elle restait inerte, ne sentant plus son corps, et l’esprit dispersé, comme si quelqu’un l’eût déchiqueté avec un de ces instruments dont se servent les cardeurs pour effiloquer la laine des matelas.
 
Par instants seulement elle parvenait à rassembler comme des bribes de réflexions, et elle s’épouvantait à la pensée de ce qui pouvait advenir.
 
Ses terreurs grandirent, et chaque fois que dans le silence assoupi de la maison la grosse horloge de la cuisine battait lentement les heures, il lui venait des sueurs d’angoisse. Sa tête se perdait, les cauchemars se succédaient, sa chandelle s’éteignit ; alors commença le délire, ce délire fuyant des gens de la campagne qui se croient frappés par un sort, un besoin fou de partir, de s’échapper, de courir devant le malheur comme un vaisseau devant la tempête.
 
Une chouette glapit ; elle tressaillit, se dressa, passa ses mains sur sa face, dans ses cheveux, se tâta le corps comme une folle ; puis, avec des allures de somnambule, elle
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descendit. Quand elle fut dans la cour, elle rampa pour n’être point vue par quelque goujat rôdeur, car la lune, près de disparaître, jetait une lueur claire dans les champs. Au lieu d’ouvrir la barrière, elle escalada le talus ; puis, quand elle fut en face de la campagne, elle partit. Elle filait droit devant elle, d’un trot élastique et précipité, et, de temps en temps, inconsciemment, elle jetait un cri perçant. Son ombre démesurée, couchée sur le sol à côté, filait avec elle, et parfois un oiseau de nuit venait tournoyer sur sa tête. Les chiens dans les cours de fermes aboyaient en l’entendant passer ; l’un d’eux sauta le fossé et la poursuivit pour la mordre ; mais elle se retourna sur lui en hurlant de telle façon que l’animal épouvanté s’enfuit, se blottit dans sa loge et se tut.
 
Parfois une jeune famille de lièvres folâtrait dans un champ ; mais, quand approchait l’enragée coureuse, pareille à une Diane en délire, les bêtes craintives se débandaient : les petits et la mère disparaissaient blottis dans un sillon, tandis que le père déboulait à
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toutes pattes et, parfois, faisait passer son ombre bondissante, avec ses grandes oreilles dressées, sur la lune à son coucher, qui plongeait maintenant au bout du monde et éclairait la plaine de sa lumière oblique, comme une énorme lanterne posée par terre à l’horizon.
 
Les étoiles s’effacèrent dans les profondeurs du ciel ; quelques oiseaux pépiaient ; le jour naissait. La fille, exténuée, haletait et quand le soleil perça l’aurore empourprée, elle s’arrêta.
 
Ses pieds enflés se refusaient à marcher ; mais elle aperçut une mare, une grande mare dont l’eau stagnante semblait du sang, sous les reflets rouges du jour nouveau, et elle alla, à petit pas, boitant, la main sur son cœur, tremper ses deux jambes dedans.
 
Elle s’assit sur une touffe d’herbe, ôta ses gros souliers pleins de poussière, défit ses bas, et enfonça ses mollets bleuis dans l’onde immobile où venaient parfois crever des bulles d’air.
 
Une fraîcheur délicieuse lui monta des talons
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jusqu’à la gorge ; et, tout à coup, pendant qu’elle regardait fixement cette mare profonde, un vertige la saisit, un désir furieux d’y plonger tout entière. Ce serait fini de souffrir là dedans, fini pour toujours. Elle ne pensait plus à son enfant ; elle voulait la paix, le repos complet, dormir sans fin. Alors elle se dressa, les bras levés, et fit deux pas en avant. Elle enfonçait maintenant jusqu’aux cuisses, et déjà elle se précipitait, quand des piqûres ardentes aux chevilles la firent sauter en arrière, et elle poussa un cri désespéré, car depuis ses genoux jusqu’au bout de ses pieds de longues sangsues noires buvaient sa vie, se gonflaient, collées à sa chair. Elle n’osait point y toucher et hurlait d’horreur. Ses clameurs désespérées attirèrent un paysan qui passait au loin avec sa voiture. Il arracha les sangsues une à une, comprima les plaies avec des herbes et ramena la fille dans sa carriole jusqu’à la ferme de son maître.
 
Elle fut pendant quinze jours au lit, puis, le matin où elle se releva, comme elle était
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assise devant la porte, le fermier vint soudain se planter devant elle.
 
— Eh bien, dit-il, c’est une affaire entendue, n’est-ce pas ?
 
Elle ne répondit point d’abord, puis, comme il restait debout, la perçant de son regard obstiné, elle articula péniblement :
 
— Non, not’ maître, je ne peux pas.
 
Mais il s’emporta tout à coup.
 
— Tu ne peux pas, la fille, tu ne peux pas, pourquoi ça ?
 
Elle se remit à pleurer et répéta :
 
— Je ne peux pas.
 
Il la dévisageait, et il lui cria dans la face :
 
— C’est donc que tu as un amoureux ?
 
Elle balbutia, tremblante de honte.
 
— Peut-être bien que c’est ça.
 
L’homme, rouge comme un coquelicot, bredouillait de colère :
 
— Ah ! tu l’avoues donc, gueuse ! Et qu’est-ce que c’est, ce merle-là ? Un va-nu-pieds, un sans-le-sou, un couche-dehors, un crève-la-faim ? Qu’est-ce que c’est, dit ?
 
Et, comme elle ne répondait rien :
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— Ah ! tu ne veux pas… Je vas te le dire, moi : c’est Jean Baudu ?
 
Elle s’écria :
 
— Oh ! non, pas lui.
 
— Alors c’est Pierre Martin ?
 
— Oh non ! not’ maître.
 
Et il nommait éperdument tous les garçons du pays, pendant qu’elle niait, accablée, et s’essuyant les yeux à tout moment du coin de son tablier bleu. Mais lui cherchait toujours avec son obstination de brute, grattant à ce cœur pour connaître son secret, comme un chien de chasse qui fouille un terrier tout un jour pour avoir la bête qu’il sent au fond. Tout à coup l’homme s’écria :
 
— Eh ! pardine, c’est Jacques, le valet de l’autre année ; on disait bien qu’il te parlait et que vous vous étiez promis mariage.
 
Rose suffoqua, un flot de sang empourpra sa face ; ses larmes tarirent tout à coup ; elles se séchèrent sur ses joues comme des gouttes d’eau sur du fer rouge. Elle s’écria :
 
— Non, ce n’est pas lui, ce n’est pas lui.
 
— Est-ce
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bien sûr, ça ? demanda le paysan malin qui flairait un bout de vérité.
 
Elle répondit précipitamment :
 
— Je vous le jure, je vous le jure…
 
Elle cherchait sur quoi jurer, n’osant point invoquer les choses sacrées. Il l’interrompit :
 
— Il te suivait pourtant dans les coins et il te mangeait des yeux pendant tous les repas. Lui as-tu promis ta foi, hein, dis ?
 
Cette fois, elle regarda son maître en face.
 
— Non, jamais, jamais, et je vous jure par le bon Dieu que s’il venait aujourd’hui me demander, je ne voudrais pas de lui.
 
Elle avait l’air tellement sincère que le fermier hésita. Il reprit, comme se parlant à lui-même :
 
— Alors, quoi ? Il ne t’est pourtant pas arrivé un malheur, on le saurait. Et puisqu’il n’y a pas eu de conséquence, une fille ne refuserait pas son maître à cause de ça. Il faut pourtant qu’il y ait quelque chose.
 
Elle ne répondait plus rien, étranglée par une angoisse.
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Il demanda encore : « Tu ne veux point ? »
 
Elle soupira : « Je n’ peux pas not’ maître. » Et il tourna les talons.
 
Elle se crut débarrassée et passa le reste du jour à peu près tranquille, mais aussi rompue et exténuée que si, à la place du vieux cheval blanc, on lui eût fait tourner depuis l’aurore la machine à battre le grain.
 
Elle se coucha sitôt qu’elle le put et s’endormit tout d’un coup.
 
Vers le milieu de la nuit, deux mains qui palpaient son lit la réveillèrent. Elle tressauta de frayeur, mais elle reconnut aussitôt la voix du fermier qui lui disait : « N’aie pas peur, Rose, c’est moi qui viens pour te parler. » Elle fut d’abord étonnée ; puis, comme il essayait de pénétrer sous ses draps, elle comprit ce qu’il cherchait et se mit à trembler très fort, se sentant seule dans l’obscurité, encore lourde de sommeil, et toute nue, et dans un lit, auprès de cet homme qui la voulait. Elle ne consentait pas, pour sûr, mais elle résistait nonchalamment,
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luttant elle-même contre l’instinct toujours plus puissant chez les natures simples, et mal protégée par la volonté indécise de ces races inertes et molles. Elle tournait sa tête tantôt vers le mur, tantôt vers la chambre, pour éviter les caresses dont la bouche du fermier poursuivait la sienne, et son corps se tordait un peu sous sa couverture, énervé par la fatigue de la lutte. Lui, devenait brutal, grisé par le désir. Il la découvrit d’un mouvement brusque. Alors elle sentit bien qu’elle ne pouvait plus résister. Obéissant à une pudeur d’autruche, elle cacha sa figure dans ses mains et cessa de se défendre.
 
Le fermier resta la nuit auprès d’elle. Il y revint le soir suivant, puis tous les jours.
 
Ils vécurent ensemble.
 
Un matin, il lui dit : « J’ai fait publier les bans, nous nous marierons le mois prochain. »
 
Elle ne répondit pas. Que pouvait-elle dire ? Elle ne résista point. Que pouvait-elle faire ?
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== IV ==
 
 
Elle l’épousa. Elle se sentait enfoncée dans un trou aux bords inaccessibles, dont elle ne pourrait jamais sortir, et toutes sortes de malheurs restaient suspendus sur sa tête comme de gros rochers qui tomberaient à la première occasion. Son mari lui faisait l’effet d’un homme qu’elle avait volé et qui s’en apercevrait un jour ou l’autre. Et puis elle pensait à son petit d’où venait tout son malheur, mais d’où venait aussi tout son bonheur sur la terre.
 
Elle allait le voir deux fois l’an et revenait plus triste chaque fois.
 
Cependant, avec l’habitude, ses appréhensions
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se calmèrent, son cœur s’apaisa, et elle vivait plus confiante avec une vague crainte flottant encore en son âme.
 
Des années passèrent ; l’enfant gagnait six ans. Elle était maintenant presque heureuse, quand tout à coup l’humeur du fermier s’assombrit.
 
Depuis deux ou trois années déjà il semblait nourrir une inquiétude, porter en lui un souci, quelque mal de l’esprit grandissant peu à peu. Il restait longtemps à table après son dîner, la tête enfoncée dans ses mains, et triste, triste, rongé par le chagrin. Sa parole devenait plus vive, brutale parfois ; et il semblait même qu’il avait une arrière-pensée contre sa femme, car il lui répondait par moments avec dureté, presque avec colère.
 
Un jour que le gamin d’une voisine était venu chercher des œufs, comme elle le rudoyait un peu, pressée par la besogne, son mari apparut tout à coup et lui dit de sa voix méchante :
 
— Si c’était le tien, tu ne le traiterais pas comme ça.
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Elle demeura saisie, sans pouvoir répondre, puis elle rentra, avec toutes ses angoisses réveillées.
 
Au dîner, le fermier ne lui parla pas, ne la regarda pas, et il semblait la détester, la mépriser, savoir quelque chose enfin.
 
Perdant la tête, elle n’osa pas rester seule avec lui après le repas ; elle se sauva et courut jusqu’à l’église.
 
La nuit tombait ; l’étroite nef était toute sombre, mais un pas rôdait dans le silence là-bas, vers le chœur, car le sacristain préparait pour la nuit la lampe du tabernacle. Ce point de feu tremblotant, noyé dans les ténèbres de la voûte, apparut à Rose comme une dernière espérance, et, les yeux fixés sur lui, elle s’abattit à genoux.
 
La mince veilleuse remonta dans l’air avec un bruit de chaîne. Bientôt retentit sur le pavé un saut régulier de sabots que suivait un frôlement de corde traînant, et la maigre cloche jeta l’Angelus du soir à travers les brumes grandissantes. Comme l’homme allait sortir, elle le joignit.
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— Monsieur le curé est-il chez lui ? dit-elle
 
Il répondit :
 
— Je crois bien, il dîne toujours à l’Angelus.
 
Alors elle poussa en tremblant la barrière du presbytère.
 
Le prêtre se mettait à table. Il la fit asseoir aussitôt.
 
— Oui, oui, je sais, votre mari m’a parlé déjà de ce qui vous amène.
 
La pauvre femme défaillait. L’ecclésiastique reprit :
 
— Que voulez-vous, mon enfant ?
 
Et il avalait rapidement des cuillerées de soupe dont les gouttes tombaient sur sa soutane rebondie et crasseuse au ventre.
 
Rose n’osait plus parler, ni implorer, ni supplier ; elle se leva ; le curé lui dit :
 
— Du courage…
 
Et elle sortit.
 
Elle revint à la ferme sans savoir ce qu’elle faisait. Le maître l’attendait, les gens de peine étant partis en son absence. Alors
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elle tomba lourdement à ses pieds et elle gémit en versant des flots de larmes.
 
— Qu’est-ce que t’as contre moi ?
 
Il se mit à crier, jurant :
 
— J’ai que je n’ai pas d’éfants, nom de Dieu ! Quand on prend une femme, c’ n’est pas pour rester tout seuls tous les deux jusqu’à la fin. V’là c’ que j’ai. Quand une vache n’a point de viaux, c’est qu’elle ne vaut rien. Quand une femme n’a point d’éfant, c’est aussi qu’elle ne vaut rien.
 
Elle pleurait balbutiant, répétant :
 
— C’ n’est point d’ ma faute ! c’ n’est point d’ ma faute !
 
Alors il s’adoucit un peu et il ajouta :
 
— J’ te dis pas, mais c’est contrariant tout de même.
 
 
 
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== V ==
 
 
 
De ce jour elle n’eut plus qu’une pensée : avoir un enfant, un autre ; et elle confia son désir à tout le monde.
 
Une voisine lui indiqua un moyen : c’était de donner à boire à son mari, tous les soirs, un verre d’eau avec une pincée de cendres. Le fermier s’y prêta, mais le moyen ne réussit pas.
 
Ils se dirent : « Peut-être qu’il y a des secrets. » Et ils allèrent aux renseignements. On leur désigna un berger qui demeurait à dix lieues de là ; et maître Vallin ayant attelé son tilbury partit un jour pour le consulter. Le berger lui remit un pain sur lequel il fit des
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signes, un pain pétri avec des herbes et dont il fallait que tous deux mangeassent un morceau, la nuit, avant comme après leurs caresses.
 
Le pain tout entier fut consommé sans obtenir de résultat.
 
Un instituteur leur dévoila des mystères, des procédés d’amour inconnus aux champs, et infaillibles, disait-il. Ils ratèrent.
 
Le curé conseilla un pèlerinage au précieux Sang de Fécamp. Rose alla avec la foule se prosterner dans l’abbaye, et, mêlant son vœu aux souhaits grossiers qu’exhalaient tous ces cœurs de paysans, elle supplia Celui que tous imploraient de la rendre encore une fois féconde. Ce fut en vain. Alors elle s’imagina être punie de sa première faute et une immense douleur l’envahit.
 
Elle dépérissait de chagrin ; son mari aussi vieillissait, « se mangeait les sangs », disait-on, se consumait en espoirs inutiles.
 
Alors la guerre éclata entre eux. Il l’injuria, la battit. Tout le jour il la querellait, et le soir, dans leur lit, haletant, haineux, il lui jetait à la face des outrages et des ordures.
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Une nuit enfin, ne sachant plus qu’inventer pour la faire souffrir davantage, il lui ordonna de se lever et d’aller attendre le jour sous la pluie devant la porte. Comme elle n’obéissait pas, il la saisit par le cou et se mit à la frapper au visage à coups de poing. Elle ne dit rien, ne remua pas. Exaspéré, il sauta à genoux sur son ventre ; et, les dents serrées, fou de rage, il l’assommait. Alors elle eut un instant de révolte désespérée, et, d’un geste furieux le rejetant contre le mur, elle se dressa sur son séant, puis, la voix changée, sifflante :
 
— J’en ai un éfant, moi, j’en ai un ! je l’ai eu avec Jacques ; tu sais bien, Jacques. Il devait m’épouser : il est parti.
 
L’homme, stupéfait, restait là, aussi éperdu qu’elle-même ; il bredouillait :
 
— Qué que tu dis ? qué que tu dis ?
 
Alors elle se mit à sangloter, et à travers ses larmes ruisselantes elle balbutia :
 
— C’est pour ça que je ne voulais pas t’épouser, c’est pour ça. Je ne pouvais point te le dire ; tu m’aurais mise sans pain avec mon petit.
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Tu n’en as pas, toi, d’éfants ; tu ne sais pas, tu ne sais pas.
 
Il répétait machinalement, dans une surprise grandissante :
 
— T’as un éfant ? t’as un éfant ?
 
Elle prononça au milieu des hoquets :
 
— Tu m’as prise de force ; tu le sais bien peut-être ? moi je ne voulais point t’épouser.
 
Alors il se leva, alluma la chandelle, et se mit à marcher dans la chambre, les bras derrière le dos. Elle pleurait toujours, écroulée sur le lit. Tout à coup il s’arrêta devant elle : « C’est de ma faute alors si je t’en ai pas fait ? » dit-il. Elle ne répondit pas. Il se remit à marcher ; puis, s’arrêtant de nouveau, il demanda : « Quel âge qu’il a ton petiot ? »
 
Elle murmura :
 
— V’là qu’il va avoir six ans.
 
Il demanda encore :
 
— Pourquoi que tu ne me l’as pas dit ?
 
Elle gémit :
 
— Est-ce que je pouvais !
 
Il restait debout immobile.
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— Allons, lève-toi, dit-il.
 
Elle se redressa péniblement ; puis, quand elle se fut mise sur ses pieds, appuyée au mur, il se prit à rire soudain de son gros rire des bons jours ; et comme elle demeurait bouleversée, il ajouta : « Eh bien, on ira le chercher, c’t’éfant, puisque nous n’en avons pas ensemble. »
 
Elle eut un tel effarement que, si la force ne lui eût pas manqué, elle se serait assurément enfuie. Mais le fermier se frottait les mains et murmurait :
 
— Je voulais en adopter un, le v’là trouvé, le v’là trouvé. J’avais demandé au curé un orphelin.
 
Puis, riant toujours, il embrassa sur les deux joues sa femme éplorée et stupide, et il cria, comme si elle ne l’entendait pas :
 
— Allons, la mère, allons voir s’il y a encore de la soupe ; moi j’en mangerai bien une potée.
 
Elle passa sa jupe ; ils descendirent ; et pendant qu’à genoux elle rallumait le feu sous la marmite, lui, radieux, continuait à marcher à
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grands pas dans la cuisine en répétant :
 
— Eh bien, vrai, ça me fait plaisir ; c’est pas pour dire, mais je suis content, je suis bien content.