« Mes heures de loisir, souvenirs familiers d’un médecin écossais » : différence entre les versions
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{{journal|Mes heures de loisir, souvenirs familiers d’un médecin écossais|[[E.-D. Forgues]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.42, 1862}}
{{journal|Mes heures de loisir, souvenirs familiers d’un médecin écossais <ref>(1) ''Horœ Subsecivœ'', by John Brown. M. D.; — two vols. Edinburgh, Edmonston and Douglas, 1861. — Le recueil d’''essais'' publié sous ce titre, et dont il suffisait de choisir les parties les plus saillantes pour former un intéressant tableau domestique, a valu récemment au docteur Brown une place parmi les compatriotes les plus populaires de sir Walter Scott. Ces courts récits, où la plume du narrateur rapproche habilement les souvenirs de plusieurs générations, nous font comprendre les instincts religieux, les goûts littéraires des Écossais de nos jours, et ce curieux mélange de dons opposés qui sont en équilibre chez eux, — la gravité des mœurs et la vivacité de l’esprit. </ref>|[[E.-D. Forgues]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.42, 1862}}▼
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<center>I</center>
Notre ancêtre vénéré à l’égal d’un roi, le fondateur de notre dynastie, celui dont nous datons, est le fameux John Brown de Haddington, le père de mon grand-père. Doué d’un vouloir intense, profondément religieux des son enfance, il apprit seul, en gardant les troupeaux de son maître, tout le grec nécessaire pour lire le Nouveau-Testament dans l’original ; puis un beau soir, laissant ses brebis sous la garde d’un collègue, il franchit gaillardement les vingt-quatre milles qui séparaient de la petite ville de Saint-Andrews le domaine où il était employé.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/210]]== fermes et catégoriques de mon aïeul, se fit apporter le volume. » Vous l’aurez pour rien, mon garçon, si vous êtes en état de lire correctement quelques passages. » L’enfant sortit vainqueur de l’épreuve, emporta, tout joyeux, son précieux exemplaire, et le soir même, au milieu de son troupeau, parmi les pâturages d’Abernethy, on aurait pu le voir plongé dans l’étude des livres saints. Tel fut le point de départ de cette carrière qui l’a illustré. Le petit volume dont il vient d’être question, — cette épée spirituelle que notre ancêtre conquit si noblement, qu’il, porta toujours depuis, et qui dans ses mains a livré tant de combats, — ce petit volume existe dans nos archives aussi précieusement conservé que l’est, chez notre ami James Douglas de Cavers, le pennon des Percy, enlevé à la bataille d’Otterbourne. La ferveur et le zèle pieux de ce saint homme, la popularité qu’il avait acquise comme prédicant, lui ont valu les honneurs de mainte biographie, ce qui me dispense de parler de lui longuement. Je veux seulement remarquer qu’une veine de bon sens railleuse et de finesse épigrammatique se mêlait chez lui aux inspirations les plus enthousiastes. On a gardé mémoire de quelques-unes de ses saillies, d’autant plus remarquables qu’elles tranchaient sur le fond sérieux de ses enseignemens dogmatiques. Un de ses confrères par exemple l’étant venu consulter sur le rôle de la grâce dans l’économie de l’intervention divine, « nous allons causer de cela tout en nous promenant, lui dit mon aïeul déjà très vieux et presque aveugle ; seulement, tandis que je parlerai, vous regarderez où je mets le pied. » Son interlocuteur, attentif à la démonstration théologique, oublia bientôt sa mission de confiance, et le résultat de sa négligence fut une lourde chute qui interrompit brusquement l’entretien. Mon aïeul, tout en se relevant et grondant un peu : « Vraiment, James, disait-il, la grâce de Dieu peut beaucoup de choses, mais non donner du bon sens à qui n’en a point. » Ce genre d’esprit qu’il avait, il le goûtait chez les autres, et citait volontiers la répartie d’une de ses paroissiennes, femme très sensée et très méritante, qu’il assistait à son lit de mort : « Et que diriez-vous, Janet, lui insinuait-il, que diriez-vous si, après avoir tant fait pour vous, Dieu vous laissait tomber dans les flammes éternelles ? — A son aise, répliqua tranquillement l’intrépide
Mon grand-père fut homme de sens et d’une érudition très suffisante, non pas précisément paresseux, mais ne s’imposant aucun effort excessif, du reste plus affectueux que pas un autre homme connu de moi, et cela pour, toute créature animée. J’avais à dix ans deux lapins, Oscar et Livia. Le premier, mari un peu brusque, au nez large, aux allures viriles, mordait sans trop se gêner ; Livia, qui, je le crains, n’était pas, malgré ses douces allures, le modèle des
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/211]]== épouses, mêlait fort bien aussi les sourires et les coups de dents. Un soir que, tenant à la main ce digne couple — par les oreilles, bien entendu, — je les portais de leur luzerne à leurs lits, mon grand-père, qui était devant la maison à humer la fraîcheur du soir, se trouva sur mon chemin. Je venais de baiser mes deux captifs, en partie par amitié, en partie pour les remercier de s’être laissé prendre sans trop de résistance. Mon grand-père me passa la main sous le menton et m’embrassa d’abord ; puis, à ma grande surprise, il posa ses lèvres d’abord sur la tête de Livia, puis sur celle d’Oscar. Nul doute pour moi maintenant qu’il n’eût le secret du bon mouvement auquel je venais d’obéir, et qu’il ne lui parût à propos de s’y associer. Son frère, l’oncle Ebenezer, différait de lui ''toto cœlo''. Silencieux, enfermé en lui-même pendant les six premiers jours de la semaine, il faisait ensuite explosion, et tout d’un coup, par accès, se révélait grand. Tel il apparut à deux célébrités du barreaa anglais ; MM. Brougham et Denman, qui, vers l’époque du procès de la reine <ref>(2) La reine Caroline. </ref>, en visite chez James Stuart de Dunearn, furent conduits par leur hôte à la chapelle où prêchait « le ministre dissident d’Inverkeything. » Vainement, envoyant leurs cartes, avaient-ils demandé à lui être présentés avant le service divin : la réponse fut « qu’à ce moment-là M. Brown s’imposait pour règle de ne recevoir personne. » Les deux célèbres avocats allèrent donc s’installer dans la galerie en face de la chaire, et ils sortirent de l’église tellement émus que, séance tenante, ils écrivirent à leur ami Jeffrey <ref> (3) Le célèbre critique de l’''Edinburgh Review''.</ref> pour « le convier à venir entendre le prédicateur » le mieux doué qu’ils eussent jamais rencontré de leur vie. » Le zèle de l’oncle Ebenezer l’entrainait parfois à de singulières naïvetés. Pendant une mission qu’il accomplissait dans les comtés du nord, il lui arriva de rencontrer une bande de ces ''highlanders'' nomades qui vont çà et là se louer pour la tonte des troupeaux ! Sollicités par lui de s’arrêter pour entendre la parole de Dieu, ils répondirent que cela ne se pouvait pas, qu’ils avaient leur journée à gagner. « Qu’à cela ne tienne, répondit mon grand-oncle, ce que vous auriez ainsi perdu vous sera d’avance remboursé. » L’accord se fit sur cette base ; mon oncle paya religieusement ce qu’il avait promis, et ensuite, fermant les yeux, se mit à préparer mentalement son homélie. Ses réflexions faites, sa prière achevée, quand il regarda autour de lui,
Le premier souvenir distinct que j’aie gardé de mon père date de ma cinquième année. Sans nul doute, je l’avais attentivement examiné avant cette époque, et il avait eu sa place dans mes réflexions
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/212]]== enfantines ; mais ce fut alors, alors seulement, que je conçus de lui une première idée nette et durable, ce fut alors, que son image, soudainement, éclairée, m’apparut complète, ineffaçable. La vue des enfans n’embrasse les objets que par fragmens ; ce qu’ils apprennent est morcelé : un jour ceci, demain cela, le reste plus tard. L’ensemble est long à se faire, et pour beaucoup de choses l’homme fait continue en ceci l’enfant. Il s’écoule bien du temps avant que ce dernier voie, c’est-à-dire ; regarde et, contemple, ce qui est à un niveau plus élevé que celui de ses yeux. Ce qu’il observe naturellement, c’est le sol, ce sont les cailloux et les fleurs. Son univers n’a guère que trois pieds de haut, et ce cher petit être se penche plus volontiers qu’il ne regarde en l’air. Pour moi, je sais bien que j’avais dix ans passés lorsque je vis pour la première fois, en y prenant garde, les plafonds de nos chambres dans la ''manse'' de Biggar. C’est là que le 28 mai 1816, de grand matin, je dormais avec Janet, ma sœur aînée, et notre unique servante, Tibbie Meek, dans le lit de la cuisine. Un seul cri, un cri perçant, douloureux, exprimant une souffrance indicible, nous réveilla tous les trois. Janet et moi, plus tard, causant au bord du ruisseau et nous rappelant cette heure funeste, comparions ce cri désespéré à la grande clameur qui fut jadis entendue en Égypte vers la mi-nuit. Du reste, nous avions reconnu la voix, et d’un même mouvement, sans prendre, le temps de nous vêtir ; nous nous élançâmes dans les étroits couloirs, de là dans le petit salon à main gauche, où il y avait, une alcôve. Debout, les mains crispées dans ses cheveux noirs, les yeux hagards, les joues couvertes d’une pâleur de cadavre, là, devant nous, était notre pauvre père. Il nous fit peur. Soit qu’il s’en aperçût, soit que son énergique volonté, déjà ralliée, eût maîtrisé son agonie morale, il cessa tout à coup de tenir sa tête à deux mains, « Rendons grâce, mes enfans, rendons grâce ! » nous dit-il lentement et d’une voix très calme ; puis il se tourna vers un petit sofa placé au fond de 1a pièce. Notre mère y gisait, étendue, immobile, morte. Depuis longtemps, elle souffrait. Je ne me la rappelle guère qu’assise et enveloppée d’un grand châle, un cachemire à palmettes vert foncé sur un fond clair, et telle que je l’ai bien souvent guettée, alors qu’elle pâlissait sons l’action d’une torture intérieure dont je n’avais pas l’idée en ce temps-là, mais qui devait être poignante, je l’ai su depuis.
Haletante de fièvre, elle s’était glissée hors de son lit, et « grand’ mère, » — sa mère à elle, — pressentant que les derniers momens arrivaient, s’était hâtée d’appeler mon père. Ils l’avaient vue tous deux ouvrir ses yeux bleus, au regard sincère et bon, ces grands yeux qui, pour chacun de nous, étaient consolans et doux comme la lumière du jour. — Ces yeux me sont là présens, plus que bien
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/213]]== d’autres dont hier encore mes regards ont croisé le regard. Ils s’arrêtèrent un instant sur le mari bien-aimé, puis se fermèrent, jusqu’au jour où chacun reprendra sa forme vivante. Comme l’a, dit le poète Hood, « ses paupières immobiles étaient closes — elle avait vu se lever une autre aurore que la nôtre. — Rendons grâce, rendons : grâce ! — Ainsi, comprimant sa douleur, avait parlé le père à ses enfans terrifiés. Au milieu de cette désolation, et pour cette désolation même, il fallait remercier le
Depuis lors mon père a toujours eu auprès de lui ce sofa sur lequel il l’avait vue expirer. Un autre souvenir, — heureux et charmant, — se rattachait à ce meuble, désormais sacré pour nous. Ma mère, alors jeune mariée, y était assise sur le chariot qui l’avait amenée à la ''manse'', elle et son modeste mobilier.
L’an dernier, pas plus tard, je trouvai chez moi, m’attendant pour me consulter au sujet de je ne sais quelle indisposition, une bonne vieille paysanne. « Vous souvenez-vous de moi ? » me dit-elle en se levant à mon entrée. Je la regardai. Sa figure m’était absolument nouvelle ; mais sa voix, comme du fond d’un rêve, venait caresser de sons familiers mon oreille étonnée. « Tibbie Meek ! » ce nom me fut suggéré par un pur instinct et sans la moindre réflexion. Plus de quarante ans, songez donc, s’étaient écoulés depuis notre dernière rencontre. — Tibbie vit encore à l’heure qu’il est ; elle habite Thankerton.
Ma mère était fort aimée. Il vint beaucoup de monde à ses funérailles. La plupart des invités, sachant qu’elle avait demandé à être inhumée dans le cimetière de Symington, à quatre milles de la ''manse'', étaient venus à cheval. Nous la famille, étions dans des voitures. Depuis la terrible scène dont j’ai parlé, une torpeur stupide qui m’avait envahi m’empêchait de comprendre au juste ce que signifiaient ces mots « Votre mère est morte. » Je l’avais vue étendue, immobile. puis devant moi encore on l’avait enfermée dans sa boite sans qu’elle eût remué depuis ; mais je ne savais pas ce qu’allait devenir ce long caisson noir où on l’emportait et que nous escortions Je ne savais pas que nous reviendrions tous, et qu’elle seule ne reviendrait jamais.
Quand nous traversâmes le village, tous les hahitans étaient sur le pas de leurs portes. Une femme, la femme du forgeron Thomas Spence, avait un nourrisson dans les bras, lequel sautait et gazouillait de joie à cet étrange spectacle : les cavaliers en foule, les voitures, les panaches du corbillard ! — C’était mon frère William, alors âgé de neuf mois, et Margaret Spence était sa mère nourrice.
Arrivés au cimetière, nous entourâmes, debout, la fosse ouverte.
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Mon père demanda à l’aïeul de prononcer les prières, ce que fit le vieillard avec une douceur résignée. Je ne me rappelle point ses paroles ; une image seulement m’est restée de tout ce discours funèbre, celle d’une fleur qui tombe parmi les gazons flétris, mais pour renaître plus tard, et renaître immortelle. Puis, à ma grande surprise, à mon grand effroi, le cercueil, reposant encore sur ses supports, fut placé au-dessus du grand trou ténébreux, et je vis, non sans une certaine curiosité, se dérouler ces paquets de cordes noires avec lesquelles, depuis, je n’ai fait, hélas ! que trop ample connaissance. Mon père prit celle qui soutenait la tête du cercueil ; tout à côté de celle-là, une autre, plus petite, avait été fixée par son ordre. Il me la mit dans la main ; je l’enroulai solidement autour de mes doigts, et j’attendis ce qui allait suivre. Les fossoyeurs, avec leurs ''vraies'' cordes, lâchèrent peu à peu le cercueil, et quand il fut tout au fond, mes yeux ne l’y pouvaient discerner, car on avait creusé beaucoup, afin, nous dit plus tard mon père, « qu’il y eût là place pour tous. » A ce moment, par un mouvement prompt et brusque, il laissa glisser la corde qu’il tenait encore. Les autres, à leur tour, l’imitèrent. C’en était assez, c’en était trop : — je comprenais maintenant, et, assurant mon pied sur la terre molle, je tirai à moi de toute ma force. Mon père eut quelque peine à ouvrir mes petits doigts ; il lâcha la cordelette noirâtre qu’ils avaient retenue jusqu’au bout, et je n’ai pas oublié l’angoisse avec laquelle je la vis retomber dans l’abîme obscur.
<center>II</center>
Mon père, jeune encore et nouvellement marié, prêchait un jour à Galashiels. Une commère interpellait sa voisine : — Que dites-vous, Jeanne, de ce garçon-là ? — Pur clinquant ! répliqua l’autre. — Après la mort de ma mère, il revint prêcher au même endroit, et Jeanne cette fois fut la première à courir vers sa voisine : — A présent, lui dit-elle, c’est de l’or véritable.
En effet, dans la ''manse'', désormais silencieuse, où nos jeux mêmes, devenus moins bruyans, semblaient respecter le sommeil de la mère endormie à jamais, la famille avait un autre chef. Plus de ces soirées doucement égayées par le dernier roman de « l’auteur de Waverley » ou le dernier conte irlandais de miss Edgeworth ; plus de ces tournées en charrette où nous passions en revue nos bons voisins de Kilbucho, de Rachan-Mills ou de Kirklawhill, escortés par mon père sur son poney blanc, véritable ''thorough-bred''. Le soleil pour nous était couché, le soleil de la jeunesse et des mutuelles amours. Nous voyions peu notre père, et la maison était comme sourde et muette, si ce n’est pourtant lorsqu’il ''répétait'' son sermon du dimanche
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/215]]== à venir. Non-seulement il le répétait à voix haute, mais avec le même accent que s’il eût été en chaire et avec les mêmes énergiques intonations. Nous sentions que sa voix avait pris une rudesse inusitée, et dans ces sons puissans qui emplissaient le cottage il y avait comme un écho des tourmens intérieurs ; mais ce qu’avait perdu, la famille, les ouailles de mon père, et le monde après tout l’avaient gagné. Il était tout entier à son œuvre. D’une main plus ferme, il creusait la mine et arrivait aux filons aurifères. Sa prédication avait changé, ses études étaient plus profondes. Ce fut en ce temps-là qu’il se plongea dans le commerce des exégètes allemands. Il me faisait alors coucher dans son lit, et son lit était dressé dans son cabinet de travail, petite pièce dont l’ombrelle de ma pauvre mère, placée, sur une commode basse, était le seul ornement. Je me rappelle ces gros livres arrivés de Germanie, l’embonpoint, mou, l’aspect difforme, le papier spongieux de ces lourds volumes, dont le couteau de bois déchirait souvent les marges irrégulières, laissant aux tranches une espèce de toison cotonneuse. J’étais toujours endormi, — cela va sans le dire, — quand lui-même posait sa tête sur l’oreiller ; mais que de fois, éveillé dans la nuit ou dès l’aurore, n’ai-je pas vu sa belle tête, au, profil accentué, penchée sur ces mystérieux ouvrages signés par les Rosenmüller, les Ernesti, les Storr, les Kuinoel — à côté du foyer éteint, près de la croisée où commençait à blanchir le crépuscule matinal ! J’ai dit que mon père prêchait avec un zèle, une animation extraordinaire, et qu’il préparait ses homélies hebdomadaires avec un soin tout religieux.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/216]]== au soir, brouter les herbages de nos montagnes ; avec cela, au courant de tout ce qui se passait dans le rayon borné de ses rapports avec le monde extérieur. Cet homme, qui se faisait un point d’honneur de relire Homère au moins une fois tous les quatre ans, et qui citait dans l’idiome original les proverbes de Sancho Pança (il savait à peu près par cœur le ''Don Quichotte'' espagnol), ce même homme était aussi familier avec les moindres vivans de sa petite cité qu’avec tous les illustres morts dont il faisait sa compagnie habituelle, et il goûtait un bon mot du cloutier David Crockat presque à l’égal des saillies d’Addison, Swift ou Goldsmith. Tous les vendredis soir régulièrement, nous le voyions arriver à la ''manse'', et régulièrement aussi le débat s’engageait pour la soirée entière entre mon père et lui à propos de tout, à propos de chacun. Après avoir roulé sur les bases de la foi ou l’émancipation des catholiques, l’entretien finissait par quelques commérages de province, les nouvelles arrivées d’Edimbourg ou de Glasgow, la dernière bévue de l’apothicaire Ésope, les derniers vers du tailleur-poète Affleck, les naissances, morts et mariages de la semaine passée. C’est ainsi que mon père, d’une nature timide et nullement questionneur, arrivait, sans qu’on sût comment, à une connaissance minutieuse de tous les caractères, de toutes les relations de famille, de tous les intérêts en lutte dans sa petite paroisse : précieux secours pour sa sainte et utile mission. D’ailleurs ces luttes intellectuelles, où il n’était nullement épargné par un adversaire toujours de sang-froid et armé d’une érudition formidable, le ranimaient et le retrempaient pour la controverse. L’oncle Johnstone était comme une pierre à repasser sur le grain serré de laquelle, une fois tous les huit jours, mon père aiguisait son esprit de fin et solide acier.
Les deux antagonistes différaient essentiellement et de physionomie et d’esprit. L’un était tout ardeur, nerveux, impatient, courant au but comme le « pur-sang » que la bride irrite ; l’autre, doué d’un sang-froid provoquant, ne cherchant dans la science, indépendamment de toute sympathie ou antipathie, que la science elle-même, le plaisir de l’observation juste, de la spéculation ingénieuse, aimant, comme Bayle, à « dauber sur tout, » à protester contre tout. La tournure de chacun répondait à ce contraste marqué de leurs penchans intellectuels. Grand, mince, agile, prompt dans tous ses mouvemens, gracieux dans ses moindres gestes, d’une propreté recherchée en tous ses ajustemens, et naturellement doué de ce « grand air » auquel tant de gens s’efforcent d’arriver, mon père était « presque trop beau pour un homme, » avec ses grands yeux mélancoliques où s’exprimaient au repos une vague ardeur, un vif besoin de sympathie, mais qui, venant à s’animer, tout à coup ordonnaient et menaçaient de la façon la plus péremptoire. Mon oncle au contraire,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/217]]== de taille courte et ramassée, d’un embonpoint quasi sphérique, d’une laideur fleurie et joyeuse, me rappelait Socrate par son visage comme par son genre d’esprit. Sa mise était négligée, ses mains furetaient sans cesse au fond de ses poches, et il ne déployait une activité remarquable que s’il s’agissait de fumer ou de dormir. Dans ses yeux d’un bleu froid étaient sournoisement tapis maints éclairs humoristiques. Sa douce voix, — d’autant plus douce qu’il raillait davantage, — donnait à ses sarcasmes un caractère d’ironie tout à fait spécial. Sa capacité d’auditeur était sans bornes. La parole humaine par elle-même semblait avoir un grand charme pour lui, quels que fussent les propos de son interlocuteur. Tel était l’homme qui, le dimanche, à la chapelle, embusqué dans son coin, tenait en éveil le prédicateur, et qui, mieux que le savant ministre, possédait son Ancien-Testament. Il est mort, lui aussi, et depuis quelques mois à peine ; il est mort entouré de ses chers bouquins, de tout ordre, de toute provenance, de tous formats, de toutes langues, — beaucoup sans la moindre valeur, — rangés dans un désordre dont lui seul avait le secret, mais tous lus et relus, et logés à fond dans une mémoire aussi absorbante qu’insatiable.
Je pourrais m’excuser de m’étendre ainsi sur tous ces portraits ; mais que voulez-vous ? le temps passé me revient, ses images me hantent. J’entends ces voix qui vibrèrent si souvent à mes oreilles attentives. Il faut ou se taire ou se laisser aller à ce prestige du souvenir.
Que de nuances d’ailleurs dans un caractère humain étudié de près ! J’ai dit que mon père, au milieu de nous, se taisait presque toujours. Lui-même s’attristait de ce manque d’expansion : — Ma tendresse pour vous, nous disait-il un jour, c’est une source profonde, mais qui ne déborde jamais. — Peut-être fallait-il en accuser notre genre de vie, si clos, si monotone. En voyage, en voyage seulement, ce cher père devenait presque bavard. Le mouvement extérieur, le changement de scène, l’animaient. C’est en l’accompagnant dans quelques excursions que j’ai le plus appris de sa vie passée, et qu’il s’est le mieux révélé à moi. Les anecdotes de sa jeunesse, les plaisanteries les plus imprévues, se pressaient alors sur ses lèvres : il citait à profusion ses poètes favoris ; il se rappelait avec amour les romans auxquels il devait tant d’aimables loisirs, car ce prédicateur assidu, cet exégète laborieux, rangeait parmi les bienfaiteurs de leur race les ingénieux esprits qui savent prêter à la fiction les attraits et les enseignemens de la réalité. Il aimait Walter Scott, et Goldsmith, et même Fielding. Miss Edgeworth, miss Austen, miss Ferrier n’avaient guère de lecteur plus sympathique. Ni la chasse ni la pêche ne le leur disputait : il professait une aversion raisonnée pour ces passe-temps cruels qui infligent d’inutiles souffrances
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/218]]== aux espèces inférieures de la création, et je l’ai entendu soutenir sa thèse avec une ardeur presque blessante vis-à-vis d’un de ses confrères qui défendait de son mieux ces passe-temps dont il avait le goût inné, l’habitude invétérée. Quand ils eurent bien argumenté de part et d’autre : — A la bonne heure, finit par s’écrier le bon docteur De tous les ''sports'' connus, mon père n’aimait que l’équitation ; mais il l’aimait passionnément, et tout me fait croire que cet excellent prédicateur se fût tout aussi bien fait remarquer comme officier de dragons. Je lui ai toujours connu d’excellens ''ponies'', de bonne race et dressés à merveille. Il les montait avec un aplomb, une aisance remarquables, et sa réputation était faite dans l’Upper-Ward et le Tweeddale, où les paysans disaient en le voyant passer au grand trot : — C’est ''le ministre'' ! — Que de fantaisies il se permettait une fois sur sa jument grise ou son petit ''pur-sang'' de couleur baie ! Et c’était son plaisir, pendant les caracoles et les virevoltes les plus vives, d’ôter gracieusement son chapeau ou d’envoyer un baiser, du bout des doigts, à quelque dame de sa connaissance. Il se rappelait en riant qu’ayant fait une collecte, après le sermon du samedi soir, il avait logé au fond de son chapeau la majeure partie de la petite monnaie dont la charité publique le faisait dépositaire, et s’en revenait au galop par manière de délassement, lorsque sur la bruyère trois belles personnes, — c’étaient, si je ne me trompe, les ''misses'' Bertram de Kersewell, — lui apparurent tout à coup. Du premier mouvement, le chapeau fut soulevé, la tête s’inclina, et une avalanche de ''half-pence'', mêlés de quelques pièces blanches, roula immédiatement des épaules du cavalier sur l’arrière-train du cheval, et de là dans l’herbe épaisse, où les trois jeunes filles, riant à qui mieux mieux, eurent à réunir le trésor ainsi dispersé pour le rendre pièce à pièce au ministre, un peu honteux de sa politesse à contre-temps.
Il garda longtemps la jument grise ; je me la rappelle bien, avec sa petite tête et ses grands yeux, ses formes compactes et arrondies comme un baril, sa robe élégamment mouchetée, ses jambes fines et aristocratiques. Jamais je n’ai douté qu’elle n’eût du sang arabe dans les veines. L’orgueil qu’en tirait mon père était pour moi une véritable curiosité. Au surplus, les exploits de cette excellente petite bête l’avaient fait connaître au loin, et le public appréciait sa rapidité d’allures, sa douceur de caractère, — bref, ses qualités physiques et morales, — de telle façon que mon père eut fréquemment sujet d’en être à la fois très
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/219]]== ''bruse'' <ref> Les années survenant, il fallut bien renoncer à ces habitudes de jeunesse, et il y avait bien vingt ans que mon père n’était monté à cheval lorsqu’en 1840, — je venais de commencer ma carrière médicale, — on vint me chercher pour une de mes clientes, mistress James Robinson, une des plus anciennes et des meilleures amies de mon père, une « mère dans Israël, » hospitalière et secourable pour tous, mais particulièrement pour les « prophètes. » Elle était gravement malade, et sans espoir, disait-on, à Juniper-Green, près d’Edimbourg. Un ami commun, M. George Stone, qui appartenait à la congrégation de mon père, sachant combien j’aimais à monter à cheval, me proposa pour cette visite lointaine un magnifique bai-brun qu’il ménageait comme la prunelle de ses yeux : « John, me dit mon père, qui assistait à notre conversation, si j’avais une monture,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/220]]== j’irais bien avec vous. » Il désirait assister sa vieille amie dans cette lutte suprême. « ''Vous'' à cheval ! s’écria M. Stone, étonné au dernier point. — Pourquoi donc pas ? » Bref, le résultat de cette discussion fut que notre ami fit venir de ses écuries un pacifique poney pour mon pauvre père, le bai-brun me demeurant adjugé, avec force recommandations de laisser ''Goliath'' aux mains paternelles, — ''Goliath'' était le nom du poney, — et de ne céder à personne le précieux cheval qui m’était exclusivement confié. Ainsi sortîmes-nous de la ville ; mais ''Goliath'' avait une allure courte et piétinante qui bientôt fatigua au dernier point mon compagnon de route. Je lisais dans les yeux de ce cher père une jalousie involontaire, tandis que, chevauchant à côté de moi, un peu comme Sancho près de don Quichotte, il comptait deux pas de son ''Goliath'' pour un qu’allongeait mon noble coursier. Enfin il n’y tint plus, et d’une voix insinuante que je ne lui connaissais guère : « John, me dit-il, avez-vous formellement promis que je ne monterais pas votre cheval ? — Non, père, non vraiment. C’était bien là, je crois, ce qu’aurait voulu M. Stone, mais je n’ai pris aucun engagement à ce sujet. — Alors, reprit-il, si nous changions ?
Jamais, depuis ce moment, il ne revit mistress Robinson, ou
Jamais, depuis ce moment, il ne revit mistress Robinson, ou (comme il l’appelait au temps de leur jeunesse) ''Sibbie'' (Sibella) ''Pirie''. — Au retour, sans autres propos, il monta le bai-brun, et nous revînmes paisiblement chez nous. Son cœur s’était ouvert. Il m’entretenait du temps passé, des amis défunts. Il fit halte pour admirer, des hauteurs de Kaïles, la belle vue qu’on a sur la vallée et qui remonte jusqu’aux Pentlands. Pénétré de ce spectacle, que les ombres du soir allaient bientôt voiler, il me récita ce beau passage de Cowper, où le poète montre Dieu réglant la marche des astres, l’ordre des jours, et « avant même qu’une saison de fleurs soit flétrie et morte, préparant les merveilles épanouies de la saison qui suivra.» ▼
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::Designs the blooming wonders of the next.
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Ma mère vivait encore, et nous habitions Moffat-Wells, lorsque, à l’âge de trois ans, je fus mordu par un petit chien. De cette morsure m’est restée, je crois, une ''cynomanie'' très caractérisée et très persistante. L’animal qui me l’a ainsi inoculée, — et je ne lui en fais pas un crime, car j’avais sans doute tous les torts, — cet animal est présent à ma mémoire à ce point que si j’entre jamais dans les champs-élysées spéciaux que l’espèce canine peuple de ses ombres, je le retrouverai sans peine parmi elles. J’ai toujours vécu depuis dans les meilleurs rapports, les plus familiers, les plus bavards, avec cette race estimable et fidèle. J’en atteste ''Bardie, '' le chien de l’auberge, ''Keeper'', le basset du messager, ''Tiger'', grand mâtin fauve arrivé d’Edimbourg, et qui pouvait bien être apparenté à l’ami ''Rob'' (dont il sera plus amplement question), enfin tous les chiens des bergers de Callands : ''Spring, Mavis, Yarrow, Swallow, Cheviot'', mais nous n’eûmes à nous, en toute propriété, un de ces intéressans animaux que quelques années plus tard.
Mon frère William trouva le chien ''Toby'' à l’état de « grand spectacle, » entouré d’une multitude de petits polissons qui s’amusaient à le noyer dans le Lochend-Locb, et s’arrangeaient pour tirer de la mort la plus lente la plus grande somme de plaisir possible. Même en cet instant critique ''Toby'' manifestait son intelligence vraiment supérieure en faisant le mort pour gagner du temps et se ménager çà et là le loisir de reprendre haleine. William le paya deux ''pence'', et comme il n’avait pas sur lui cette somme importante, les gamins en question l’escortèrent jusqu’à ''Pilrig-street'', où, venant à me rencontrer, il m’emprunta de quoi s’acquitter. Le paiement terminé, nous eûmes la joie de le voir suivre d’un engagement général où on ne se ménageait guère, et durant lequel les deux pièces de monnaie
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/222]]== disparurent tout à coup, l’une enlevée par un diablotin microscopique et leste, l’autre allant rouler jusque sur la grille d’un égout qui l’engloutit sans retour. ''Toby'' n’était qu’un pauvre diable, très vulgaire, de mine piteuse, et dont la laideur sans caractère n’avait rien qui la rendît intéressante. C’était ce que Sydney Smith eût appelé « un chien extraordinairement ordinaire. » Il fut mystérieusement introduit au logis et y passa plusieurs jours sans que personne le sût, excepté nous et la cuisinière, complice indispensable de cet acte quasi criminel. Malgré nos soins, nous avions tout lieu d’attendre pour notre protégé une expulsion infamante, car ma grand’mère avait d’étranges préjugés contre la saleté en général et les chiens en particulier ; mais ''Toby'', mieux avisé que nous, évita l’exil par une manœuvre hardie, en se présentant un soir dans le cabinet où le maître du logis était les pieds dans l’eau. Encouragé par un éclat de rire que sa démarche embarrassée venait d’arracher à mon père, l’intelligent animal se hasarda près du bain de pieds et de sa langue rude osa bien essuyer la plante encore humide des orteils paternels. Cette fois l’éclat de rire fut tel que toute la maison, — grand’mère, filles, garçons et le reste, — fit irruption dans le cabinet d’où il était parti. La grand’mère eut beau raisonner et se lamenter, la langue de ''Toby'' fut la plus puissante des deux, et il échappa au sort que nous redoutions pour lui. Aussi le vit-on des ce moment s’attacher tout particulièrement à mon père, et n’avoir au contraire pour l’aïeule que des égards méfians, une froideur significative.
Arrivé à sa pleine croissance, il demeura ce que la nature l’avait créé, un robuste et grossier animal, rustique de formes, de physionomie, de poil et d’allures. Il appartenait à cette variété de l’espèce basset qu’on appelle ''bull-terrier'', mais un lignage douteux et des croisemens hétérogènes avaient encore épaissi, enlaidi, ravalé la laideur originale qui est le lot de sa race : de bonnes dents au reste, la tête forte et une voix qui eût suffi à un chien trois fois plus gros que lui, enfin une queue dont je n’ai jamais vu la pareille, queue ''sui generis'', d’une circonférence exceptionnelle, longue à proportion, et qui, parfaitement égale d’un bout à l’autre, me rappelait le bâton court des ''policemen''. Cet instrument, doué d’une puissance extraordinaire, se prêtait, j’ai pu en juger, à un service tout à fait original. Si par exemple ''Toby'' voulait rentrer à la maison, après un gémissement discret suivi d’une plainte plus accusée, à laquelle succédait un aboiement aigu, on entendait tout à coup résonner sur le panneau de la porte un coup brusque, un vrai choc, qui ébranlait l’établissement. Après maintes conjectures et maintes observations, nous découvrîmes qu’il arrivait à ce résultat en appliquant soudainement toute la longueur de sa queue, en guise de
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/223]]== marteau, sur la partie inférieure de l’huis sonore, véritable tour de force exécuté avec une perfection rare, le premier coup ne le cédant en rien à ceux qui suivaient pour l’énergie impérieuse, l’emportement magistral Sous ces dehors vulgaires, ''Toby'' cachait des qualités morales de premier ordre, beaucoup d’attachement, de fidélité, d’honnêteté même (proportionnée à ses lumières) et une originalité de bon aloi, aussi étrange, aussi bien enracinée que sa queue. Mon père l’avait pris en gré. Leurs tête-à-tête étaient parfois d’une gaîté folle, et on entendait de grands éclats de rire partir du cabinet où ils faisaient ensemble de l’exégèse. Singulier tableau à se représenter que l’apôtre au noble visage, absorbé dans de profondes études, et tout à coup, dans un moment de répit, souriant à ce profane ''Toby'', lequel, l’œil au guet, n’attend qu’un sourire pour s’abandonner à son naturel grossièrement folâtre ! Le voilà courant la chambre, escaladant les meubles, bouleversant les livres amoncelés sur le parquet pour de laborieuses recherches, tandis que son maître, renversé dans son fauteuil, s’abandonne à des rires immodérés. Sur un point cependant ils n’étaient jamais d’accord, ''Toby'' voulait accompagner mon père toutes les fois que ce dernier allait en ville, et mon père, autant par égard pour la dignité de son caractère que par crainte (vaine crainte, à coup sûr) qu’on ne lui volât son « ami, » ne voulait pas se prêter à cette fantaisie. Des deux parts l’entêtement était égal, et une lutte réglée s’engagea. En fin de compte, ''Toby'', par cela seul qu’il n’avait qu’une idée en tête, devait triompher. Invisible tant que duraient ! les apprêts du départ, il avait l’œil sur son maître, et, le moment venu, l’allait attendre au bout de la rue. Jusqu’à l’extrémité de Leith-Walk, il le suivait à distancé sur le trottoir opposé, ne le perdant jamais de vue, mais sans faire semblant de le connaître, absolument comme un agent de police ; puis, quand il calculait qu’on ne pouvait plus le renvoyer au logis, il traversait la rue avec une effronterie inqualifiable, et, s’applaudissant du succès de sa fraude, rejoignait tranquillement son compagnon.
Un dimanche il avait escorté mon père à l’église, et, comme d’habitude, l’avait quitté sur le seuil de la sacristie. On venait d’achever le second psaume, et le ministre s’était rassis dans sa chaire, lorsque la porte derrière lui, celle par où il était sorti de la sacristie, venant à se mouvoir sur ses gonds, et petit à petit s’entr’ouvrant, on vit, après une longue pause, apparaître une manière de truffe d’un noir brillant. C’était l’extrémité du museau de ''Toby'', qui furtivement s’introduisait au sein de la congrégation ; ce museau y pénétra peu à peu, avait l’air un peu gêné, mais flairant son ami, n’en avançait pas mois, du même pas timide et calculé que s’il se
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/224]]== fût aventuré sur une glace à moitié fondue. Ne voyant rien, il finit par se dresser sur ses deux pattes de derrière et poser ses deux pattes de devant sur le rebord antérieur de la chaire. Là, pour le coup, il était face à face avec son bien-aimé patron. Je suivais de l’œil cette scène émouvante, et ne crois pas revoir de bien longtemps quelque chose de plus complet que l’expression de soulagement, de bonheur intime, de ''comfort'' sans nuage, dont s’éclaira, au moment où ''Toby'' aperçut celui qu’il cherchait, la physionomie de ce chien, le mouvement de ses oreilles inquiètes, qui doucement se rabattirent en arrière comme sous une caresse invisible, le va-et-vient joyeux de cette queue robuste, qui fort heureusement ne fouettait contre aucune paroi solide. Mon père, sans se troubler, ouvrit tranquillement la petite porte de la chaire, et ''Toby'', s’allant tapir à ses pieds, devint invisible au reste de l’assistance. Si au contraire le bedeau eût été mandé, — le vieux George Peaston, d’humeur ultrapacifique, — et s’il eût reçu l’ordre d’expulser le chien, nul doute que ''Toby'' n’eût montré les dents et que George n’eût été dans le plus grand désarroi. Les choses, politiquement menées, aboutirent à mieux. ''Toby'', dès qu’il le put décemment, se déroba et rentra chez nous. Oncques depuis il n’a tenté pareille escapade. Il y avait chez lui un mélange bizarre de poltronnerie et de valeur. La première lui avait sans doute été léguée par plusieurs générations d’ancêtres avides, affamés, habitués aux coups de pied et aux ignominies de toute sorte. Un quidam quelconque, un mendiant même au besoin, pouvait, d’un regard menaçant et d’un simple ''allez coucher'', le renvoyer dans sa niche ; mais il n’était pas toujours ainsi, et il m’a été donné de voir le courage, courage vrai, fondé en raison, jaillir tout à coup et à jamais de cette abjecte nature, comme Minerve autrefois jaillit du cerveau de Jupiter. Ce phénomène mérite d’être relaté.
''Toby'' thésaurisait les os qu’on lui jetait de la cuisine, et avait choisi pour les enfouir les petits jardins placés soit devant sa porte, soit devant celles de nos voisins.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/225]]== et, après avoir substitué son os au germe exotique, il le recouvrait ou croyait le recouvrir en s’aidant de son nez comme d’une pelle, lorsqu’à travers ses vitres l’horticulteur aperçut ce dégât. S’élancer et foudroyer l’animal destructeur d’un ''allez coucher'' formidable, ce fut l’affaire d’une seconde. Je guettais les deux antagonistes. À partir de ce moment, ''Toby'' fut un chien métamorphosé. Le courage en lui s’installa seigneur et maître. Dès le lendemain, il alla rendre visite à un certain ''Léo'', espèce de colosse que son propriétaire affirmait être un chien de Terre-Neuve, mais dont ''Toby'' sans doute connaissait mieux l’origine. C’était un tyran de la pire espèce, fanfaron, méchant et lâche, qui ne manquait jamais jusque-là une occasion de rouler son petit voisin et de le tenir, faible et palpitant, entre ses pattes monstrueuses. ''Toby'', je le répète, enhardi par sa victoire, alla fièrement rôder autour du chenil où ''Léo'' s’était retiré. — Allons, Macdulf ! semblait-il lui
Toby usa, mais avec une sage discrétion, de cette vertu qu’il venait de se découvrir à l’improviste. Il tuait par-ci par-là quelques chats, effarouchait les mendians, maintenait contre tout venant ses droits exclusifs sur notre jardin, et sortit vainqueur de mainte bataille ; mais il ne se montra ni querelleur, ni téméraire. Sa fin pourtant fut lamentable, et les esprits rêveurs pourront y noter je ne sais quel rapport poétique ou tragique avec l’incident qui l’avait amené chez nous. Mon père était en tournée ; j’avais été envoyé en Angleterre ; soit que l’absence de ses maîtres les plus aimés eût affaibli chez ''Toby'' la rigueur de ses principes moraux, soit que la négligence du domestique l’eût réduit aux dernières extrémités de la famine, — et peut-être par l’action simultanée de ces deux mobiles, — on le trouva un beau matin en possession des restes d’un énorme gigot qu’il s’efforçait vainement de cacher dans les entrailles de la terre ; le manche accusateur n’y pouvait disparaître tout entier. La grand’mère, inflexible comme les juges infernaux, prononça immédiatement la sentence, et le lendemain, aux froides clartés de
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/226]]== l’aurore, parmi les brumes que le soleil oriental cherchait à percer, mon frère William, partant pour ses cours de la ''haute école'', aperçut le pauvre animal, grâce à lui sauvé des eaux, suspendu par sa chaîne à une potence improvisée, le corps démesurément allongé et un de ses pieds de derrière effleurant presque le sol. <center>IV</center>
Ce souvenir me servira de transition pour parler de ''Bab''. Il y a trente-quatre ans de cela, nous sortions de classe, Bob Ainslie et moi, bras à bras, tête contre tête, à la façon exclusive des amoureux et de « copins.
Au bout de la rue et près de ''Tron-Church'', nous vîmes une foule. « Bataille de chiens ! » s’écria Bob, et le voilà parti, moi de même, tous deux priant le ciel que tout ne fût pas terminé avant notre arrivée. Ainsi des enfans, n’est-il pas vrai ? Les hommes faits d’ailleurs sont-ils autrement ? Et qui voudrait voir éteindre un incendie avant d’en être rassasié, avant que le désastre soit complet ? L’enfant pourrait dire à sa justification que, témoin d’un combat pareil, le plaisir qu’il y prend n’est pas cruauté pure. Il y voit déployer à leur degré le plus intense les trois grandes vertus cardinales de l’homme et du chien : le courage, la dureté au mal et l’habileté guerrière. Autre chose est de courir à une fête de ce genre, autre chose d’exciter des chiens à se battre et de chercher un ignoble gain dans des paris sur leur force respective.
Nous voici donc, Bob et moi, dans le cercle formé autour des combattans. Un petit ''bull-terrier'' tout blanc travaille à étrangler un énorme chien de berger, peu accoutumé à se battre, mais qui n’en paraît pas moins un adversaire digne d’estime. Le petit basset, expert en son métier, procède scientifiquement et fait bonne besogne ; son rustique adversaire lutte sans la moindre méthode, mais avec un grand courage et des dents fort aiguës, dons naturels, inférieurs après tout aux talens acquis. Le pauvre ''Yarrow'' ne peut empêcher que son agile adversaire ne le saisisse à la gorge, et il roule par terre épuisé, pantelant, anéanti. Son maître, grand jeune berger du Tweedsmuir, beau garçon à peau brune, ne demanderait pas mieux que de tomber sur le premier venu, si la chose était possible. Quant à frapper le petit chien, ce serait, outre la honte, une vaine lâcheté ; il n’en serrerait les dents que plus fort. « De l’eau ! » criaient les uns ; mais la fontaine était loin. « Mordez-lui la queue ! » insinuaient les autres, et un gros homme, officieux malavisé, s’en vient fourrer dans sa bouche, largement béante, la queue touffue du pauvre ''Yarrow'', qu’il mord ensuite à belles dents. C’en était un peu trop pour le berger, dévoré d’anxiétés et couvert de sueur ; avec un
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/227]]== sourire de satisfaction cruelle, il détache un énorme coup de poing en plein visage à l’obligeant et obèse conciliateur, lequel, puni de sa maladroite bonne volonté, s’étale lourdement suivie sol. — Le basset, que rien n’a dérangé, s’acharne sur sa proie : ''Yarrow'' est en grand péril. « Du tabac ! La rage du terrier ainsi déçue cherche un dédommagement : il s’élance, tout prêt à se jeter sur le premier chien qu’il rencontrera. Nous le suivons, Bob et moi, escortés par les autres gamins, essoufflés les uns et les autres, tandis qu’il descend Niddry-street et remonte vers la Cowgate, toujours animé des plus malfaisantes intentions, Là, sous l’arche unique du South-Bridge, est un énorme mâtin flânant au milieu de la chaussée, et pour ainsi dire les mains dans ses poches. Il est vieux, son poil zébré grisonne ; on dirait, pour les dimensions, un petit taureau des ''highlands'', et ses fanons énormes vont et viennent à chaque pas. Notre enragé ''terrier'' pointe droit sur lui et lui saute à la gorge. Jugez de notre stupéfaction : l’énorme animal s’arrête, étire le plus haut qu’il peut, sa puissante encolure, et, sans ombre de résistance, se met à hurler, — oui, à hurler une espèce de plaintive remontrance gravement prolongée. Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous accourons, Bob et moi, et notre surprise cesse. ''Il est muselé''. Un appareil solide et grossier, taillé dans quelque ''inexpressible'' de peau mise au rebut, enveloppait, comprimait, ses lourdes mâchoires, entr’ouvertes par la douleur autant qu’elles pouvaient l’être, et sur lesquelles se ridaient ses lèvres crispées, menaçantes ; ses dents brillaient dans l’obscure cavité ; l’anneau de cuir qui entourait son museau se tendait comme la corde d’un arc ; l’indignation, la surprise avaient raidi toute cette robuste charpente ; l’espèce de rugissement qui en sortait semblait en appeler à nous tous. « Avez-vous jamais rien vu de pareil ? » nous disait-il éloquemment. Un groupe s’était bientôt formé. Le basset tenait bon. « Un couteau ! » cria Bob, et un savetier lui passa son « tranchet. » Vous connaissez ces lames informes qui vont s’effilant obliquement et sont toujours émoulues de frais. J’en appliquai le fil au cuir distendu, qui céda brusquement, et
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/228]]== soudain de l’énorme tête, — une espèce de brouillard fuligineux autour de la gueule, Apaisé maintenant, étonné, un peu confus, il regardait sa victime. Après l’avoir flairée dans toute sa longueur et l’avoir encore une fois contemplée d’un œil hagard, obéissant à une idée nouvelle, il se détourne et part au grand trot. Bob s’empare du chien mort. « John, nous l’enterrerons après le thé ? — C’est convenu, » et je m’élance sur les traces du mâtin, qui remontait lentement Cowgate. Il avait sans doute oublié quelque rendez-vous. Tournant le coin de Candlemaker-Row, il s’arrêta devant une auberge. Il y avait là un chariot de messager déjà tout attelé. Un petit homme aux membres grêles, à la physionomie intelligente et affairée, au visage assombri par l’impatience, la main sur la tête de son cheval gris, semblait attendre, non sans colère, quelque chose ou quelqu’un qui n’arrivait point. « Ah ! Rabbie !
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Six années comptent pour beaucoup dans une jeunesse d’homme et dans une existence de chien. Six ans plus tard, Bob Ainslie était « parti pour la guerre, » et j’étudiais la médecine, en qualité d’interne, à l’hôpital de Minto-House. Rab, que je voyais régulièrement tous les mercredis, était en fort bons termes avec moi. J’avais trouvé le chemin de son cœur en grattant parfois son énorme crâne, parfois en le régalant de quelque os çà et là recueilli. Je voyais aussi son patron de temps à autre, et il m’appelait familièrement « monsieur John, » mais sans se départir pour cela de son laconisme digne de Léonidas.
Par une belle soirée d’octobre, je sortais de l’hospice quand je vis s’ouvrir le grand portail et entrer Rab avec ses grands airs de superbe flânerie. Derrière lui venait Jess, blanchie maintenant sous le harnais et traînant sa charrette comme toujours ; dans la charrette, une femme soigneusement emmaillottée. Le messager conduisait l’équipage avec un soin tout particulier et à chaque pas regardait par-dessus son épaule. James, quand il m’aperçut, — son nom était James Noble, — m’honora d’une révérence écourtée et bizarre. « ''Master John'', me dit-il, voici notre ménagère ; elle a pris mal au sein,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/230]]== un peu attristé, un peu inquiet, mais prêt à toute besogne requise par les circonstances, fût-ce d’étrangler la garde-malade, le concierge de l’hospice, ou moi-même à la rigueur. Ailie et lui semblaient s’aimer beaucoup. Sur la requête expresse de James, nous passâmes tous les quatre dans le cabinet aux consultations. Rab, toujours à bout de pénétration et dans un embarras comique, ne demandait pas mieux, le cas échéant, de se montrer confiant et satisfait, quoique tout disposé, s’il le fallait, à prendre la mouche. Ailie s’assit, défit sa robe agrafée par devant ainsi que le fichu de mousseline roulé autour de son cou, et, sans prononcer une parole, livra son sein droit à mon examen. Elle et son mari épiaient l’expression de mon regard, et Rab nous contemplait tous trois. Qu’aurais-je pu dire pour leur cacher la vérité ? Ce sein jadis si blanc, si bien formé, gracieux d’aspect, nourricier et fécond, durci maintenant et devenu le siège d’horribles souffrances, m’expliquait la pâleur de ce visage, l’expression de ces yeux gris, lumineux et résignés, le pli de ces lèvres doucement courageuses. Pourquoi le ciel envoyait-il un tel fardeau à cette femme patiente et modeste, soigneuse d’elle-même, attrayante au regard ?
Je l’emmenai pour la faire mettre au lit. « ''Rab'' et moi, pouvons-nous en être ? me demanda James. — ''Vous'' sans nul doute, et Rab aussi, pourvu qu’il veuille se bien conduire. — Oh ! docteur, j’en réponds ! » Et le fidèle animal se faufila sur nos pas. J’aimerais à le peindre tel qu’il était, tel qu’on n’en voit plus de son espèce, maintenant disparue : d’un gris tavelé comme le granit de Rubislaw, poil dru, court, rude à la main, vrai poil de lion, membrure compacte, herculéenne ; il devait peser quatre-vingt-dix livres tout au moins ; son mufle était noir comme la nuit, l’intérieur de sa gueule plus noir qu’aucune nuit ne le fut jamais ; une ou deux dents, — tout ce qui lui restait, — brillaient çà et là parmi ces mâchoires obscures ; sur sa tête, sillonnée de vieilles cicatrices, on retrouvait comme l’histoire de ses combats d’autrefois ; il y avait laissé un œil, et l’une de ses oreilles, tranchée au ras de la tête, faisait songer aux supplices des martyrs protestans. L’œil sauvé pouvait compter double, et en rapport constant avec cet œil fulgurant, un lambeau, un chiffon d’oreille, passablement dépenaillé, rappelait
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::Plus beaux quand ils sont déchirés
puis encore ce bourgeon de queue, long à peine d’un pouce (si le mot long peut ici trouver place), et dont la mobilité, l’instantanéité avaient quelque chose de surprenant et de bouffon, pour qui étudiait les communications quasi électriques de cet œil, de cette oreille et de cette queue.
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Le lendemain, mon patron examina Ailie. Son mal devait incessamment, laissé à lui-même, devenir mortel, et dans un bref délai. On pouvait l’opérer, et le résultat pouvait demeurer définitif : au pis aller, elle serait immédiatement soulagée ; on l’engageait à tenter
On cause, on plaisante donc dans l’amphithéâtre. Le chirurgien en chef s’y est déjà rendu avec son état-major. Arrive Ailie : un seul regard jeté sur elle apaise et contient le tumulte. Les étudians sont domptés par cette belle et imposante vieillesse. Assis et muets, Ils la contemplent. Elle entre d’un pas rapide, mais non hâté. Elle a son ''mutch'' sur la tête, son fichu de mousseline, sa casaque de basin, son jupon de laine noire, qui laisse entrevoir ses bas de tricot et ses pantoufles de tapisserie. Derrière elle, James et ''Rab''. Le premier s’assoit à distance et prend entre ses genoux, comme dans un étau, la tête puissante de son compagnon. ''Rab'' semble perplexe et menaçant ; son oreille unique se dresse et se recouche à toute minute.
Ainsi que le chirurgien le lui prescrivait, Ailie, s’aidant d’une chaise, est montée sur la table où elle s’étend dans la position voulue. Elle s’y arrange, jette sur James un coup d’œil rapide, ferme ensuite les yeux, et, s’appuyant à moi, me prend la main. L’opération commence à l’instant même. Il n’y avait pas moyen de la brusquer, et le chloroforme, — un vrai don de Dieu à ses créatures souffrantes, — n’était pas encore connu. Le chirurgien instrumentait donc à loisir. Sur le pâle visage, on lisait une douleur intense ; mais Ailie ne faisait pas un mouvement, n’articulait pas une plainte. ''Rab'' était en proie à un travail intérieur. Il voyait bien qu’il se passait quelque chose d’étrange, qu’on tirait du sang à sa maîtresse, et qu’elle souffrait ; aussi son oreille se hérissait-elle à chaque instant, il poussait de sourds grondemens çà et là coupés d’une espèce de rugissement convulsif qui exprimait son impatience. On devinait
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/232]]== qu’il eût voulu dire deux mots à l’opérateur ; mais James le tenait ferme entre ses jambes serrées, et de temps à autre le ''coiffait'' du plat de sa main, lui donnant ainsi à prévoir quelque châtiment plus rude. Il était bon pour James d’avoir ces distractions forcées, qui l’empêchaient de trop regarder Ailie et de trop penser à elle. Voilà qui est fini. Elle s’est rhabillée, et doucement, décemment, est descendue de la table sanglante. Saluant ensuite le chirurgien et les étudians, elle leur demande pardon, à voix basse et distincte, pour ce qu’elle a pu faire, sans le vouloir, qui les ait gênés. Tous ces jeunes gens, si rieurs naguère, avaient des pleurs dans les yeux. Le chirurgien l’enveloppa avec des soins infinis, et, s’appuyant à James et à moi, Ailie regagna sa chambre, ''Rab'' derrière nous. Nous la mîmes au lit. James, ôtant ses gros souliers, dont la semelle était à ses deux extrémités émaillée de clous nombreux, les glissa sous la table, et me dit ensuite : — Voyez-vous, ''master'' John, je n’entends pas laisser Ailie à vos gardes-malades. C’est moi qui la garderai. En marchant ainsi sur la semelle de mes bas, je ne ferai pas plus de bruit qu’un jeune chat. — Ainsi dit, ainsi fait, et cet homme à la voix rude, aux mains calleuses, se montra aussi alerte, aussi adroit, aussi expéditif, aussi soigneux qu’aucune femme l’a jamais été. La malade ne prenait rien que de sa main. Il dormait fort peu, et j’ai vu bien souvent ses petits yeux, au regard rusé, briller dans la nuit, fixés sur elle. Comme auparavant, ils ne se parlaient guère.
''Rab'' se conduisit bien, et montra jusqu’où pouvaient aller sa patience et sa douceur. En dormant par exemple, il lui arrivait parfois de nous donner à comprendre qu’il exterminait quelque antagoniste imaginaire. Chaque jour je l’emmenais faire un tour en ville, mais il était sombre et paisible ; il refusait les occasions de combat qui venaient à s’offrir ; même je le vis supporter çà et là mainte humiliation, et toujours il s’en revenait plus volontiers qu’il n’était parti, marchait plus vite, grimpait l’escalier au trot, et filait tout droit vers la porte connue.
''Jess'', la jument grise, avait été envoyée à Howgate avec la vieille charrette, et là, sans nul doute, s’absorbait en de vagues rêveries sur l’absence de son maître et de ''Rab'', se demandant ce qui l’avait tout à coup séparée du véhicule familier, des chemins si longtemps parcourus.
Pendant quelques jours, tout alla bien. La plaie se fermait « par première intention, » car, ainsi que le disait James, « notre Ailie a la peau trop saine pour prendre le venin. » Les étudians, inquiets, venaient sur la pointe des pieds entourer le lit de la malade. Elle aimait, disait-elle, à voir leurs jeunes et candides visages. Le chirurgien, dont les yeux exprimaient une pitié sincère, la pansait lui-même régulièrement et lui adressait quelques bonnes paroles, toujours
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/233]]== en très petit nombre. En dehors du cercle, James et ''Rab'', — ''Rab'' maintenant réconcilié, cordial même, car il ne voyait nulle part de mauvaises intentions, — mais, n’en doutez pas, ''semper paratus''. Rien de mieux jusque-là. Pourtant, le quatrième jour après l’opération, ma malade fut subitement prise d’un long frisson, — « une fraîcheur, » disait-elle. Je la vis peu après. Les yeux brillaient trop, les joues étaient trop animées. Elle s’agitait, honteuse d’elle-même et de se remuer ainsi. L’équilibre était rompu, la situation commençait à se gâter. En regardant la plaie, une ligne empourprée donnait le mot de l’énigme ; le pouls était accéléré, la respiration gênée et rapide. La pauvre femme ne se reconnaissait plus, et se tourmentait de ne plus savoir se tenir tranquille. Tout ce que nous pûmes imaginer fut employé tour à tour. James se prêtait à tout, était partout. ''Rab'', tapi sous la table dans un coin obscur, s’y tenait absolument immobile, à part son œil, qui suivait les allures d’un chacun. Ailie allait de mal en pis ; elle commençait à déraisonner paisiblement, se montrant plus expansive avec James. Ses questions nous arrivaient plus rapides ; parfois elle s’impatientait. James en était préoccupé : « Jamais elle n’a été comme ça ! ==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/234]]== de psaumes, persistant et résigné comme il sied à un homme, et toujours affectueux pour « son Ailie » : ''Ailie y ma’ woman, ma’ ain bonnie'' <ref> (6) ''Ailie, my woman, my own pretty''. Nous laissons à dessein subsister ces formules de tendresse dans le patois écossais, qui leur donne leur cachet ''historique''. </ref> ! La fin approchait. Le vase d’or allait se briser, la corde d’argent se relâchait d’heure en heure. L’âme subtile, — ''animula, vagula, blandula'', — s’apprêtait à fuir loin de ce corps auquel, pendant soixante ans, elle avait été une compagne fidèle, ''hospes comesque''. Elle allait seule vers cette obscure vallée où nous entrerons quelque jour, tous tant que nous sommes. — Seule ? Était-elle vraiment seule ?
Une nuit elle s’était calmée, et, nous l’espérions, assoupie. Ses yeux étaient clos. Nous éteignîmes le gaz, et, assis près du lit, nous
James n’y tint pas : « Dieu me pardonne ! » gémissait-il. La berceuse pourtant, par un mouvement régulier d’arrière en avant, apaisait, endormait cette créature absente, vain objet d’une tendresse infinie. « Dieu me pardonne, docteur, je gagerais bien qu’elle pense à cette petite ! — Quelle petite ? — La seule que nous ayons jamais eue, notre pauvre Mysie,
C’était le commencement de la crise suprême. Elle s’affaissa rapidement. Le délire la quitta pour faire place à une imbécillité dont elle avait par momens pleine conscience. Néanmoins, avant de s’éteindre pour jamais, le flambeau jeta des lueurs plus vives. Couchée depuis quelque temps, les yeux fermés : « James ! » dit-elle. Il s’approcha, et, ouvrant ces yeux dont le beau regard calme m’avait
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/235]]== toujours frappé d’admiration, elle le contempla longuement ; puis elle me regarda aussi, très affectueusement, mais pendant une ou deux secondes à peine ; de l’œil ensuite elle chercha ''Rab'', qu’elle ne vit point, et encore son mari, dont elle semblait ne pouvoir se séparer ; puis elle ferma les yeux et ne bougea plus. Pendant quelques instans nous entendîmes encore sa respiration saccadée, ensuite elle ''passa'' si doucement et par des gradations si imperceptibles, que lorsque nous la crûmes partie, James, fidèle aux vieilles coutumes, tint quelque temps un miroir devant le visage de la mourante. Après une longue pause, un léger souffle vint ternir la surface polie. Cette tache à peine visible s’effaça d’elle-même, James, après un silence qui dura je ne sais combien de minutes, se leva tout à coup, prit ses gros souliers ferrés, les mit sans user plus de ses précautions ordinaires, et tira si rudement sur leurs cordons de cuir que l’un d’eux lui resta dans la main. « Cela ne m’était jamais arrivé, murmura-t-il avec une sourde
Je m’inquiétais de lui, mais sans pouvoir m’alarmer tout de bon. Aussi, toujours assis à côté de ''Rab'' et fatigué comme je l’étais, le sommeil me prit. Un bruit qui se faisait au dehors me réveilla tout à coup. Nous étions en novembre. Il était tombé beaucoup de neige. ''Rab'' n’avait pas changé d’attitude. Lui aussi entendait ce bruit, et il en devinait la cause ; pourtant il ne bougeait point. J’allai regarder à la fenêtre. Dans le crépuscule encore douteux, — car le soleil n’était pas levé, — je distinguai ''Jess'' et la charrette. De la vieille jument émanait un nuage de fumée. James n’était pas visible ; déjà parvenu sous la porte et gravissant l’escalier, l’instant d’après il passait devant moi. Trois heures ne s’étaient pas écoulées depuis son départ, et Dieu sait comment il avait trouvé moyen de courir à Howgate, — à neuf bons milles de l’hôpital, — d’atteler ''Jess'' et de
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/236]]== la ramener en ville, toute surprise. Il apportait une brassée de draps de lit, et sous ce fardeau ruisselait de sueur. Avec un signe d’intelligence, il étendit sur le parquet deux paires de vieux linceuls, marqués aux coins en gros caractères rouges : A. G. 1794. C’étaient les initiales d’Alison Grœme, et peut-être jadis, au milieu d’une de ces courses où il endurait et la pluie et la fatigue, avait-il vu sa fiancée, sans qu’elle le sût là, derrière la vitre, à la regarder coudre, mais non certes sans qu’il fût présent à sa pensée, marquer ainsi, à la clarté du foyer, ces beaux draps, neufs alors, et destinés au lit de « son James. D’un geste, il enjoignit à ''Rab'' de descendre, et, prenant sa femme dans ses bras, il l’enveloppa dans les draps d’une main ferme et soigneuse. Le visage fut laissé à découvert. Ceci fait, il l’enleva, m’adressa un nouveau signe de tête plus douloureux que le premier, puis, avec une résolution qui n’excluait pas la tristesse, longea le couloir et descendit l’escalier, ''Rab'' sur les talons. Je les suivais, un flambeau à la main : précaution superflue. Marchant toujours, je me trouvai tenant mon chandelier et sans réfléchir à ce que mon action avait d’absurde en plein jour et en plein air par cette glaciale matinée. Nous arrivâmes bientôt à la porte. Je l’aurais aidé volontiers, mais je vis qu’il se réservait toute cette besogne ; il était de force, et il n’avait besoin de personne. Il l’étendit sur la charrette aussi tendrement qu’il l’en avait retirée dix jours plus tôt, — aussi tendrement qu’il l’avait pour la première fois reçue dans ses bras alors qu’elle était encore Alison Grœme. Il l’y arrangea, laissant exposé au grand jour ce beau visage scellé par la mort ; puis, la main à la tête de ''Jess'', il s’éloigna sans prendre plus garde à moi que ''Rab'' lui-même, lequel fermait la marche à l’arrière du chariot.
Je les suivis de la pensée traversant ce beau pays que je connais si bien, gravissant le ''brae'' de Libberton, longeant ensuite. Roslin-Muir, traversant les bois d’Auchindinny, bref jusqu’à la porte de l’humble maisonnette où le cortège devait s’arrêter.
James enterra sa femme, accompagné de ses voisins. ''Rab'' regarda de loin la cérémonie. Sur la terre couverte de neige, ce petit trou noir devait faire un singulier effet. Peu après, James tomba malade à son tour. Une espèce de fièvre lente sévissait dans le village, et ses veillées, ses soucis, ses fatigues le prédisposaient à la prendre. Il se mit au lit. Le médecin l’y trouva déjà sans connaissance. Il fut promptement enlevé. On n’eut pas grand’peine à rouvrir la fosse, mais il fallut la retrouver sous une nouvelle couche de neige. ''Rab'' fut encore témoin des funérailles, et revint au logis se tapir dans
Je m’informai de ''Rab'' au successeur de James, devenu possesseur de ''Jess'' et de la charrette. Il me répondit d’abord par une rebuffade. ==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/237]]==
« Qu’avez-vous affaire de ce chien ? » Mais j’insistai. » Comment va Rab ? » Cet homme se troubla et rougit. Passant la main à plusieurs reprises dans sa rousse chevelure : « Ma foi, monsieur, ''Rab'' est mort, me répondit-il. — Ah ! <center>V</center>
Que d’histoires n’aurais-je pas à vous raconter, si je ne craignais de vous retenir trop longtemps dans le chenil de mes réminiscences ! Mais ni ''Jock'' l’écervelé, ni ''Duchie'' (la Petite-Duchesse), ni même ''Wasp''
Il fallait voir ''Wasp'' lâchée dans Bowden Moor, et tantôt galopant le nez à terre, tantôt ramassée au bord de quelque fossé, les oreilles droites, couvrant l’espace de ses regards, comme une vedette embusquée, en alerte et animée d’intentions perverses. Docile pour ses maîtres, soupçonneuse et brusque envers l’étranger, elle n’avait pas un naturel querelleur, mais Polonius aurait été content d’elle, car, « une fois engagée dans une dispute, » ''Wasp'' se comportait de manière que ses antagonistes « prissent garde à elle <ref>(7) Allusion aux conseils donnés par le vieux Polonius a son fils Laërte. — ''Hamlet, Prince of Denmark'', acte Ier, scène III. </ref>. » Jamais elle ne fut vaincue, et je la vis même tuer sur place quelques-uns des rustres de son espèce qui se jetaient sur elle quand elle accompagnait son maître en tournée. En général elle se contentait d’un
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/238]]== bon coup de dents qui les renvoyait gémissans et honteux ; mais si cela ne suffisait pas, en deux temps l’affaire était faite. Un jour qu’elle avait mis bas trois petits, l’un d’eux vint à décéder. Pendant quarante-huit heures consécutives, cette mère modèle se consacra tout entière à une résurrection impossible, le léchant, le retournant, le grondant, et, sauf les morsures, employant tous les moyens imaginables pour l’éveiller. Aux deux vivans elle ne prenait point garde, ne leur donnait pas à téter, les écartait d’elle avec ses dents, et, si on les eût laissés avec elle, les aurait à la longue immanquablement tués. Comme possédée, elle ne mangeait, ni ne buvait, ni ne dormait. Son lait la tourmentait, et ses souffrances de tout ordre l’avaient tellement surexcitée que personne n’aurait pu lui enlever le nouveau-mort.
Le troisième jour, on le lui vit prendre dans sa gueule et traverser la campagne dans la direction de la Tweed, à grande allure de ''steeple-chase'' ; elle plongea, tenant toujours son précieux fardeau, et arrivée au milieu du courant, le lâcha soudain, puis à la nage regagna prestement le bord. Là elle fit halte et suivit de l’œil le petit débris noirâtre que les flots emportaient, et qui, abandonné au courant, tantôt revenait sur l’eau, tantôt
''Wasp'' nous avait été donnée par Hugh Miller, qui trouva moyen d’être à la fois journaliste, géologue et homme de génie. Il était de nos amis, et nous conta un jour l’histoire suivante. Il était resté dans son bureau de journal, un soir d’hiver, après le départ de ses employés. On frappa plusieurs coups de suite, avec une sorte d’impatience, à la porte du bureau. « Entrez ! dit-il, et, regardant pardessus son épaule, il vit une petite fille en haillons, toute trempée de neige fondue. — Vous êtes Hugh Miller ? — Oui. — Mary Duff vous demande. — Que veut Mary Duff ? — Elle va
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/239]]== vive et sereine, exprimant l’insouciance et la gaîtèé son jupon court, ses allures coquettes, ses yeux noirs, et entendre sa langue agile qui distribuait la raillerie à tout venant. La petite en haillons descendit au fond de la « cité <ref>(8) Nous employons le seul mot qui puisse donner à nos lecteurs l’idée d’un ''close'' d’Edimbourg, un carré de bâtimens entourant une cour commune. </ref> » et se mit à gravir un escalier extérieur, Hugh ayant quelque peine à marcher de conserve avec elle. Arrivée dans le couloir, elle étendit la main et s’assura qu’il la suivait. Il prit dans sa main robuste cette main frêle et sentit que le pouce manquait. Comme les chats cependant, elle trouvait sa route dans les ténèbres ; elle ouvrit une porte, et disant : « La voici ! » disparut en un clin d’œil.
Quand il revint le matin suivant, la petite fille l’attendait sur le palier. — Elle est morte ! lui dit cette enfant. — Il entra, et s’assura qu’elle disait vrai. Mary Duff gisait près du feu éteint. Sur son visage rasséréné, on retrouvait quelque chose de son ancienne physionomie. Hugh appela un voisin, et, déclarant qu’il se chargeait des funérailles, fit marché avec un ''undertaker''. On paraissait fort peu renseigné sur le compte de la pauvre déshéritée. Tout au plus savait-on que c’était une « perdue, » ou, pour parler comme le roi Salomon, « une étrangère, » — de celles dont il dit qu’elles sont « une fosse profonde, un puits de détresse <ref> (9) ''Proverbes'', XXIII, 27.</ref>. » — S’enivrait-elle ? demanda Hugh. — De temps à autre, lui fut-il répondu.
Le jour des funérailles, un ou deux des résidens de la « cité » l’accompagnèrent au cimetière de la Canongate. Il remarqua une petite vieille, d’aspect décent, qui, les suivant à distance, semblait s’intéresser à la cérémonie, et cela bien que la matinée fût pluvieuse et froide. La fosse remplie, et pendant que les hommes de peine
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/240]]== achevaient de régulariser le petit monticule funèbre, il vit que la vieille femme était restée. Elle vint alors à lui, et, avec une révérence : « Vous connaissiez cette fille, monsieur ? — Oui, je l’ai connue autrefois, toute Pauvre Mary Duff ! Les temps avaient été durs pour elle depuis ce jour où elle riait et jasait avec Hugh à la noce de leurs amis communs. Peu après son père était mort, et dans l’affection de l’homme qui avait reçu ses premiers aveux, elle s’était vue supplanter par sa propre mère, véritable catastrophe qui lui avait rendu intolérables la vie de famille et le toit maternel. Le cœur flétri et débordant de fiel, elle en sortit pour mener une existence condamnée, que la honte et le désespoir s’étaient disputée depuis lors jusqu’au moment où elle rentra furtivement dans son misérable galetas pour s’y jeter dans un coin et y mourir seule, abandonnée, sans secours ni sympathie d’aucune sorte. Sa dernière action cependant prouvait que, dans ce douloureux naufrage de presque toutes ses vertus natives, la probité avait survécu.
« Mes pensées ne sont pas vos pensées, dit le Seigneur ; mes voies ne sont pas vos voies, car, de même que les deux sont plus hauts que la terre, mes voies sont plus hautes que les vôtres, mes pensées plus hautes que vos pensées.
<center>VI</center>
Mon père avait parmi les membres les plus distingués du clergé dissident des amis dont j’aimerais à parler ici : James Henderson, entre autres, prédicateur éminent, qui a vécu les vingt dernières années de sa vie sous le coup d’une mort qu’il savait pouvoir le frapper à chaque minute, et qui est venue en effet l’enlever pendant son sommeil. Je n’ai jamais connu d’homme dont les pensées fussent plus ''siennes'', et qui les exprimât avec un calme, une lucidité pareils.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/241]]== Aucune influence du dehors n’avait prise sur son puissant et rare intellect, qui m’a souvent remis en mémoire une source d’eau pure un jour rencontrée par moi au sommet du Cawnhorn : courant d’une transparence admirable et toujours la même, frais en été, l’hiver abritant en ses flots tièdes quelques plantes auxquelles il conservait la vie, et sans que jamais débordement torrentiel ou sécheresse prolongée pussent altérer ce qu’on pourrait appeler « la régularité de son pouls ; » — tout ceci parce qu’il venait des profondeurs souterraines, distillé par la nature elle-même et tout à loisir, — véritable source d’eau vivante. Puissant de corps, ample de visage, gardant une imposante fierté vis-à-vis de ses égaux et de ses supérieurs, mais familier et cordial avec les jeunes et les pauvres, le docteur Belfrage, ''capax rerum'', entendant merveilleusement les affaires, désintéressé pour lui-même, adroit et ambitieux pour ses amis, réalisait pour moi l’idéal de ces « Hampden de village » qui, servis par les événemens, auraient pu être des hommes d’état de premier ordre. En toute occasion délicate, mon père avait recours à son expérience, à ses lumières, à son aide intelligente. Oracle de son district, John Belfrage était en même temps le médecin des âmes et celui des corps, et cet homme dont on eût fait, sans le trouver inférieur à sa tâche, soit un premier ministre, soit un lord-chancelier, un George Stephenson, un John Howard (moins quelques petits faibles du célèbre philanthrope), cet homme a consacré son existence entière à la petite congrégation de Slateford, près d’Edimbourg : — un chêne dans un pot à fleurs. En vertu des implacables lois de l’hydrostatique, son cœur, trop volumineux pour son corps, devait finir par ébranler et miner le tabernacle où Dieu l’avait placé. Il est mort en effet d’une hypertrophie du cœur, et j’ai eu le privilège enviable d’assister à la fin de ce courageux et magnanime enfant du Christ. Le matin de sa dernière journée, il m’avait demandé, à foi et à serment, de lui décrire la marche progressive des derniers symptômes. Je le connaissais assez pour ne pas me jouer d’une telle requête, et j’y fis droit de mon mieux. « Y aura-t-il stupeur ?
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/242]]== contemplait, par-delà les flots calmes de la mer, les montagnes de l’Argyleshire, baignées des splendeurs Mon père, — né à sept mois et qui avait passé ses quinze premiers jours entre deux couches de laine noire, hors d’état de prendre aucune nourriture, tout au plus de respirer et de dormir, — fut toute sa vie d’une complexion assez frêle et d’une santé délicate, fort petit mangeur et très aisément rebuté. La vie sédentaire à laquelle il fut condamné pendant sa jeunesse auprès de sa mère toujours malade, en même temps qu’elle attristait son esprit, débilita son corps, et sa précoce entrée dans les fonctions ecclésiastiques lui ôta le bénéfice de ces changemens de lieux, de cette variété d’existences qui, durant la transition de l’adolescence à l’âge viril, trempent le corps en même temps qu’ils l’assouplissent. Son tempérament nerveux et la prédominance qu’exerçait chez lui le système cérébral lui faisaient dépenser à ses travaux intellectuels une somme relativement énorme des forces qui lui étaient échues en partage. Il ne se doutait pas lui-même de la quantité de vie qu’absorbaient ses prédications véhémentes, ou il ne ménageait ni sa poitrine, ni son ardeur intellectuelle. Moi qui voyais clairement le péril, je l’avais mis en garde, — sans pouvoir l’y faire renoncer, — contre cette prodigalité de soi-même, qui est une sorte de crime envers soi et envers les autres. Il continua sur le même pied, dormant peu, se nourrissant à peine, ne prenant d’exercice que lorsqu’il y était contraint par ses devoirs, ne soulageant sa pensée que par le passage d’une étude à une autre, et quand il lui survenait quelque malheur, — comme fut par exemple la mort de sa fille, — fatiguant encore son délicat organisme déjà ébranlé sous ces chocs terribles par l’impassibilité qu’il se commandait, et à laquelle il pliait de force tous ses instincts. Il éprouvait parfois de violens maux de tête, qu’il appelait « bilieux, » et qui étaient en somme les symptômes d’une affection cérébrale, les cris de souffrance poussés par les lobes antérieurs, surmenés et s’en plaignant à bon droit ; mais il n’y prenait pas garde, et s’en débarrassait avec une ou deux ''pilules bleues''. Chez d’autres, à cerveau plus développé, l’apoplexie eût peut-être été déterminée par ces accès, sur la cause desquels mon père voulut toujours se méprendre.
Il arriva ainsi, sans maladie caractérisée, sans changemens extérieurs, au jour où, le mécanisme continuant à être intact, le pouvoir moteur lui fit défaut. La « corde d’argent » n’était point détachée,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/243]]== mais relâchée. Le « vase d’or » n’était pas brisé, mais peu à peu avait laissé filtrer au dehors sa précieuse liqueur. Aussi la dernière maladie de mon père ne fut pas, à proprement parler, une maladie ; ce fut une longue mort, résultat d’un long suicide. Humilié de n’avoir pas prévu ce résultat, dont il devait compte non-seulement à lui-même, mais à nous tous, à son troupeau, à son divin Maître, il m’en parla plus d’une fois avec un remords sincère, se promettant, si jamais par grâce divine il remontait en chaire, d’y proclamer non-seulement l’évangile de l’homme envers Dieu, mais aussi l’évangile de Dieu envers le corps, le devoir chrétien de vivre conformément aux lois divines qui régissent la santé physique. Il y a dans la première épître de saint Paul aux Corinthiens un merveilleux passage qui l’émut joyeusement lorsque je le signalai à son attention : « Car le corps n’est pas un membre, mais Pour avoir méconnu ces sages enseignemens, mon père a vu la vie s’écouler lentement hors de lui, et son âme s’attristait, portant le deuil de cet ami, de ce compagnon, de ce serviteur fidèle envers qui elle se sentait coupable d’ingratitude, et hors duquel maintenant elle allait s’enfoncer — toute seule — dans les profondeurs du monde inconnu. Il s’éteignit ainsi, mois après mois, semaine après semaine, non dans les ardeurs de la fièvre ou la léthargie des affections qui paralysent, mais, pour ainsi dire, de sang-froid, et avec la pleine conscience de sa fin désormais inévitable.
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E.-D. FORGUES.
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