« L’Expédition du Mexique » : différence entre les versions

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{{journal|L’Expédition du Mexique|[[Charles de Mazade]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.37, 1862}}
 
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Depuis un demi-siècle ou à peu près que les républiques hispano-américaines sont nées, elles vivent dans les convulsions ; elles comptent les années par les révolutions, et en vérité il n’y a de progrès pour elles que dans l’anarchie. Engagées dans la guerre de l’indépendance des 1810, définitivement maîtresses d’elles-mêmes en 1824 par la retraite de l’Espagne, reconnues depuis par toutes les puissances, disposant des régions les plus fertiles du globe, de toutes les richesses vierges d’un continent inexploré, elles n’ont su ni fonder leur existence politique, ni même se borner à laisser le commerce et l’industrie prendre leur essor naturel, ni garantir aux étrangers accourus dans le Nouveau-Monde la sécurité due à leur travail. À l’exception du Chili, qui a échappé à demi à cette vie d’orages, ce ne sont pas, à proprement parler, des sociétés. organisées : ce sont de vastes cadres où s’agite une population relativement encore imperceptible, composée d’élémens rebelles et incohérens, où des ombres de partis entrent en lutte pour se disputer une ombre de pouvoir, dont ils usent, à tour de rôle despotiquement, capricieusement. Les relations de ces républiques avec l’Europe, au lieu d’être un frein pour elles et de servir à leur accroissement par une assimilation intelligente de toutes les ressources de la civilisation, sont devenues une source d’embarras qui ont eu un double résultat de toute façon également désastreux, en contraignant les puissances du vieux monde à intervenir incessamment pour la protection de leurs intérêts, et en développant dans ces contrées, sous la pression importune de ces interventions, un sentiment d’animosité contre les étrangers qui s’est manifesté plus d’une
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fois sous les formes les plus violentes ou les plus bizarres. Ces malheureux états n’entendent pas seulement compromettre tous les intérêts ; ils veulent avoir la liberté de se jeter en toute occasion sur les intérêts étrangers, trop souvent condamnés à payer les frais de leurs guerres civiles, et ils prétendent de plus à l’inviolabilité, à l’irresponsabilité de leur anarchie. De là cette série de conflits qui depuis vingt ans remplissent nos relations avec l’Amérique du Sud, et qui se terminent périodiquement par l’apparition de quelque escadre venant imposer la paix ou une trêve pour un peu de temps.
 
On n’a point assurément oublié nos démêlés avec la république argentine à l’époque où elle était dominée par le général Rosas : ils ont duré dix ans et n’ont fini que par une révolution intérieure, qui a laissé dans ces contrées des difficultés d’organisation d’un ordre nouveau. Nous sommes aujourd’hui en paix avec l’Equateur ; mais une de ces dernières années on était obligé d’envoyer une escadre devant Guayaquil. Il y a longtemps déjà qu’on poursuit des réclamations dans la Nouvelle-Grenade, et une révolution nouvelle vient d’aggraver nos griefs. Dans le Venezuela, les gouvernemens qui se succèdent signent des engagemens qu’ils ne remplissent pas, et nous sommes à peine au lendemain de l’expulsion brutale de notre consul-général. Au Pérou, mille difficultés s’élèvent avec un de ces dictateurs américains qui rusent sans cesse et ont surtout la haine de l’Europe. À Montevideo, la France et l’Angleterre en sont, depuis plusieurs années, à poursuivre le règlement d’indemnités trop légitimes, et une rupture est peut-être imminente. Or, en présence de cette situation et de ces nécessités périodiques d’intervention provoquée par des gouvernemens sans scrupules, quand les faits deviennent trop crians, quelle est la seule politique possible, sensée, pour l’Europe, déjà absorbée par tant de problèmes d’où dépendent l’ordre, la sécurité et la liberté du vieux continent lui-même ? C’est là justement la question que soulève l’expédition engagée aujourd’hui contre le Mexique, cette expédition qui associe la France, l’Angleterre et l’Espagne dans une même action, qui a son programme dans le traité signé à Londres le 31 octobre dernier, et qui n’est plus un simple projet depuis que les Espagnols, un peu pressés de devancer leurs alliés, sont entrés à Saint-Jean-d’Ulloa et à la Vera-Cruz, qui semble même prendre des proportions nouvelles depuis que la France a pris la résolution d’augmenter les forces de son corps d’opérations. — A un point de vue supérieur et à ne considérer que la situation visible du continent, quelque justes que soient les réparations que nous allons chercher, ce n’est peut-être pas l’heure la plus favorable pour des expéditions lointaines. Tous les efforts qu’on peut tenter pour garantir la paix du monde ne peuvent faire que l’Occident tout entier ne soit engagé dans une crise décisive pour tous les principes de la société moderne, et qu’il n’y ait aujourd’hui en Europe assez de fermens redoutables, assez d’inconnu, pour qu’une puissance sérieuse soit peu portée à disséminer
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légèrement ses forces et ses ressources. L’instinct vague de cette situation indécise du continent n’est peut-être pas sans influence sur la manière de considérer cette expédition, assez froidement accueillie et accomplie assez froidement, nous le croyons. Il n’y a jusqu’ici que l’Espagne, dirigée par le ministère actuel, qui semble se jeter avec enthousiasme sur cette occasion de gloire ; mais ce n’est pas de la gloire que nous allons chercher au Mexique, où il n’y en a pas beaucoup à recueillir et où il y a sans doute infiniment plus d’ennuis à essuyer. C’est quelque chose de plus pratique et de plus sérieux que nous allons tenter en poursuivant la réparation d’une multitude de griefs, en essayant de fonder des relations plus sûres, plus équitables, moins troublées par le caprice de pouvoirs anarchiques. C’est en un mot une expédition de nécessité qui a naturellement sa limite dans ce qui est dû à notre politique, à l’inviolabilité de nos droits et de nos intérêts.
 
Cette nécessité d’agir, de paraître enfin avec l’autorité de la force dans le golfe du Mexique, a pu être voilée longtemps par d’autres événemens, et elle peut être palliée encore pour bien des esprits par des considérations de politique générale. Au fond cependant, on ne peut le méconnaître, elle est le résultat d’une série de faits, de la situation tout entière de ce malheureux pays, et c’est l’anarchie mexicaine qui, depuis quelques années, multiplie jour par jour les provocations à une intervention de l’Europe. La guerre civile ! elle sévit, à vrai dire, depuis quarante ans au Mexique ; mais depuis quelque temps elle a pris un redoublement effroyable d’intensité, achevant la décomposition de cette triste république. Elle date surtout de la chute de Santa-Anna, cet étrange dictateur qui avait eu un jour la fantaisie de se faire élire président à vie, de se décorer du titre d’altesse sérénissime, et qui ne tombait pas moins devant une insurrection conduite par un vieil Indien, le général Alvarez, qui arrivait jusqu’à Mexico avec ses bandes d’Indiens ''pintos'' du sud, grelottant de froid sous le climat le plus admirable du monde. C’était un spectacle singulier que celui de ce vieux cacique campant en costume des plus rustiques au milieu de ses Indiens déguenillés et recevant gravement le corps diplomatique, oui a vu bien des choses au Mexique, mais qui n’avait peut-être jamais assisté à semblable réception. Cette insurrection était le triomphe du parti radical, démocratique, fédéral, comme on voudra l’appeler. Le vieil Alvarez en eut bientôt assez de la politique, qu’il ne comprenait guère, et après avoir levé suffisamment de contributions à Mexico, il abandonnait ses compagnons de victoire, retournant avec ses Indiens dans son état de Guerrero, où il régnait en seigneur féodal : personnage bizarre qu’on avait surnommé au Mexique la ''panthère du sud'', La révolution alors, cherchant à s’organiser, prit pour président un des lieutenans d’Alvarez, M. Ignacio Comonfort, pour vice-président M. Benito Juarez, et pour symbole la constitution démocratique de 1857. Seulement l’insurrection avait pu triompher, le nouveau régime ne
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put pas vivre. En peu de temps, il avait mis contre lui l’armée, le clergé, les propriétaires, la classe élevée de la société. À son tour, il se trouvait assailli par les soulèvemens qui éclataient de tous côtés, et un jour il disparut au milieu d’affreuses scènes de guerre civile à Mexico. M. Comonfort eut à peine le temps de s’échapper. Ce qu’il y a de curieux, c’est que ce triste président avait pris lui-même l’initiative du mouvement dont il était la victime, en faisant un ''pronunciamiento'' qui le proclamait dictateur. Sa dictature périt dans l’échauffourée, et à la place surgit un nouveau pouvoir plus conservateur adoptant un plan Ait de Tacubaya, formulé par le général Zuloaga au nom de l’armée, — car dans toutes les révolutions au Mexique il y a toujours quelque ''plan'' particulier, le ''plan'' d’Ayutla, le ''plan'' de Tacubaya, et bien d’autres. Celui de Tacubaya triomphait un instant. Par malheur le vice-président de la république, M. Benito Juarez, s’était sauvé dans le trouble ; il parvenait à rassembler quelques partisans, il s’enfermait à la Vera-Cruz, et, prenant pour drapeau la constitution de 1857, il élevait pouvoir contre pouvoir. Ce fut l’origine des événemens qui se sont succédé pendant deux ans, et qui ont conduit à l’intervention actuelle de l’Europe.
 
À dater de ce moment, la guerre civile se déchaînait avec une fureur nouvelle dans toute la république, qui se trouvait scindée en deux partis. Il y avait deux pouvoirs ennemis, l’un à Mexico, l’autre à la Vera-Cruz. Celui de Mexico, représenté d’abord par un homme d’une désespérante médiocrité, le général Félix Zuloaga, eut bientôt pour chef véritable un jeune officier martial et énergique, le général Miguel Miramon, qui, sur ce fond de monotone anarchie, est encore une des dernières figures où passe un éclair d’originalité. Miramon avait à peine vingt-six ans lorsque la fortune venait le mettre au premier rang, et ce qu’on ne sait guère, c’est que le dernier président conservateur du Mexique est d’origine française. Sa famille était de la noblesse du Béarn, et émigra en Espagne au dernier siècle. Son grand-père était passé au Mexique comme aide-de-camp d’un des vice-rois, et restait fixé dans le pays après l’indépendance.
 
Le jeune Miguel Miramon s’était formé d’abord dans une école militaire, puis en guerroyant contre les États-Unis. Bientôt les événemens de 1857 montraient en lui un homme vigoureux, hardi et habile, qui contribuait par ses succès à raffermissement du pouvoir de Mexico. Il se trouvait sans s’en douter le successeur du général Zuloaga, et par une de ces combinaisons qui ne se rencontrent qu’au Mexique, il n’avait que le titre de président ''substitut'', tandis que Zuloaga restait un président ''intérimaire'' en disponibilité. Dénué d’expérience politique, Miramon avait du moins le feu, l’énergie, la bonne volonté de réussir. Il imposait à tout le monde par une sorte d’autorité naturelle, et de vieux généraux étaient surpris eux-mêmes de subir l’ascendant de ce jeune homme, de ce ''muchacho'', comme on l’appelait. Sans être un gouvernement régulier, le pouvoir dont Miramon était le chef restait, après tout, maître de la capitale, et seul il était reconnu
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par les puissances étrangères, dont les agens avaient immédiatement noué des relations avec lui. Il avait en sa faveur une grande partie de l’armée, le clergé, tous les intérêts conservateurs, tout ce qui était civilisé et européen. L’autre gouvernement, expression de la légalité révolutionnaire vaincue, se personnifiait principalement en M. Juarez, un petit Indien remuant et obstiné, à l’esprit étroit et violent. Maître de la Vera-Cruz, c’est-à-dire du plus grand port de la république, il avait la main sur les douanes et disposait d’une ressource pécuniaire qui lui permettait de vivre ; il n’avait point, il est vrai, une armée régulière, mais il trouvait dans les provinces des partisans qui se levaient pour le défendre : anciens gouverneurs, licenciés transformés en généraux, chefs de bandes toujours prêts à piller, à rançonner le pays sous un drapeau quelconque, et ne se faisant faute d’invoquer la constitution de 1857. M. Juarez n’était point reconnu diplomatiquement ; bientôt cependant il travailla à faire passer les États-Unis dans son camp en négociant avec un agent américain un traité qui livrait une partie du Mexique, traité qui ne fut pas à la vérité ratifié à Washington, mais qui dans le moment avait tout son effet en donnant à M. Juarez le prestige d’un pouvoir reconnu par les États-Unis.
 
Entre ces deux gouvernemens, ce n’était pas seulement une guerre civile désastreuse ravageant le pays ; c’était une guerre de décrets, de mesures législatives. L’un défendait le clergé, l’autre l’expropriait et promulguait même le mariage civil. L’un cherchait à concentrer l’administration pour dominer l’anarchie, l’autre établissait le fédéralisme dans ce qu’il avait de plus étendu et de plus incohérent. Cette lutte dura deux ans, pendant lesquels on compta plus de soixante-dix actions militaires, dont huit batailles assez importantes. Au reste, les batailles ont d’habitude un résultat peu décisif au Mexique, et la guerre civile n’y est le plus souvent qu’un prétexte pour commettre toute sorte d’excès et de déprédations. En réalité, le parti qui s’appelait fédéral ou constitutionnel, ou même ''constitutionaliste'', comme on disait au Mexique, n’était qu’un ramassis de bandes indisciplinées ravageant le pays. Chaque chef agissait pour son compte, et les chefs étaient innombrables". Pendant deux ans, Miramon fit face à tout avec une surprenante énergie : il était l’âme du gouvernement de Mexico, qui ne vivait que par lui, et toutes les fois qu’il se mettait en campagne, il restait victorieux, il dispersait les libéraux ; mais les ressources lui manquaient, les principaux ports de la république étaient entre les mains de ses adversaires. Plusieurs fois il essaya d’aller forcer dans la Vera-Cruz le gouvernement de M. Juarez : une fois il fut rappelé par la nécessité de garantir Mexico d’un coup de main ; une autre fois les États-Unis firent échouer son entreprise en portant secours à M. Juarez. Pour avoir des ressources qui lui permissent de poursuivre la guerre heureusement et efficacement, Miramon aurait pu tout au moins disposer de certaines propriétés ecclésiastiques ; mais c’était mettre contre lui le clergé, qui entendait bien être défendu
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sans contribuer toutefois à sa défense. Faute de cela, Miramon n’avait d’autre expédient que les réquisitions et les emprunts forcés, prélevés en grande partie sur les intérêts étrangers, qui se trouvaient ainsi contribuer à entretenir une guerre civile qui les ruinait. D’un autre côté, si le jeune président de Mexico avait été longtemps heureux comme soldat, il ne tardait pas à souffrir de cette absence de toute ressource. Un jour, en 1860, il fut battu à Silao, et ce fut le commencement de la fin. Quelques mois plus tard, une nouvelle et plus décisive défaite, essuyée à peu de distance de la capitale, le réduisit à partir, et ouvrit les ports de Mexico à l’armée prétendue constitutionnelle, au gouvernement de M. Juarez. Était-ce du moins la fin, et la lutte se terminait-elle par la victoire décisive de l’un des pouvoirs rivaux ? Ce n’était pas même une trêve ; seulement le rôle changeait entre les partis. Ce n’était plus cette fois Miramon qui était assiégé dans Mexico, c’était M. Juarez ; ce n’étaient plus les bandes constitutionnelles qui tenaient la campagne, c’étaient les partisans du pouvoir vaincu, les conservateurs, dont les chefs, agissant pour leur propre compte et nullement soumis, recommençaient la guerre, une guerre qui a plus d’une fois tenu en échec le gouvernement de M. Juarez, en prolongeant une anarchie indescriptible, en aggravant la ruine de tous les intérêts étrangers.
 
Ce qu’il y a de grave en effet dans ces crises de l’anarchie mexicaine, c’est qu’elles ne sont pas seulement désastreuses pour le pays lui-même, pour l’humanité ; elles livrent encore la vie et les intérêts de tous les étrangers aux caprices les plus violens. Les gouvernemens aussi bien que les chefs de bandes agissent le plus souvent sans nul scrupule. Depuis cinq années particulièrement, l’Europe assiste au spectacle d’un pays où rien n’est respecté, ni les droits les plus simples, ni la sécurité, ni les engagemens publics. Nous ne parlons pas même des emprunts forcés, qui ont une apparence de régularité, ou des agressions individuelles, qui sont possibles partout. Malheureusement au Mexique la violence à l’égard des étrangers et le mépris de leurs droits ont un caractère systématique et permanent. Un jour, en 1859, les fédéraux pillaient la maison de monnaie de Guanajuato et s’emparaient d’une somme considérable appartenant à des Anglais. Un des ministres de M. Juarez répondait simplement, pour expliquer le fait, que ce n’était là « qu’une occupation temporaire des fonds étrangers destinés à subvenir aux besoins les plus pressans de l’armée fédérale. » De son côté, un des lieutenans de Miramon en faisait tout autant peu après avec un convoi d’argent, et ce ne sont là que de bien faibles exemples. La vie elle-même des étrangers n,’est nullement en sûreté. On peut se souvenir des massacres organisés en quelque sorte, il y a peu d’années, contre les Espagnols, désignés à la haine populaire sous le nom de ''gachupines''. Le vieux général Alvarez fut accusé, à cette époque, d’avoir trempé lui-même dans ces massacres. Une autre fois c’était le tour de quelques Allemands, qui, choisissant bien leur temps à la vérité, avaient projeté, au plus fort
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de la guerre civile, de faire une excursion au ''grand désert''. Ils partirent de Mexico, et s’arrêtèrent le soir dans une ferme pour reprendre leur course le lendemain. Ils passaient paisiblement leur soirée, lorsque les portes furent enfoncées tout à coup, et l’un d’eux, le docteur Fusch, tomba frappé d’une balle. Ils furent tous sommés de se rendre et pillés. Des muletiers qui étaient dans la même ferme, et qui transportaient des marchandises à Toluca, eurent le même sort, tout cela au cri de ''vive la fédération'' ! Et qu’on ne dise pas que les gouvernemens prennent des mesures de sûreté, car ils n’en prennent d’aucune sorte, qu’ils indemnisent au moins ceux qui sont atteints dans leur vie ou dans leurs intérêts, car s’ils se résignent à subir les engagemens qu’on leur impose, ils ne les exécutent jamais.
 
C’est le sentiment, certes fort naturel, de ce qu’il y avait d’intolérable dans cette situation qui, avant même la fin de la lutte engagée entre les pouvoirs rivaux de Miramon et de Juarez, avait conduit les gouvernemens européens à offrir leur médiation. Les ministres de France et d’Angleterre eurent un instant la mission de chercher à négocier un arrangement entre les deux partis ; mais les choses avaient déjà changé de face. Les deux pouvoirs, qui avaient essayé sans succès jusque-là de se réduire mutuellement, n’étaient plus à chances égales. Miramon venait d’échouer dans sa dernière tentative contre la Vera-Cruz. M. Juarez de son côté, enorgueilli par l’échec de son adversaire, se refusait à toute transaction avec un mélange de ruse et d’opiniâtreté. M. Juarez s’obstinait d’autant plus qu’il savait bien qu’à Mexico même tout tombait en confusion, que le commerce n’existait plus, que les suspensions de paiement des maisons les plus puissantes se succédaient, et que Miramon en était à poursuivre des victoires qu’il ne trouvait pas, tandis que les bandes constitutionnelles se rapprochaient de la capitale. La médiation échoua donc, et M. Juarez trouva dans la défaite définitive de Miramon le prix de son opiniâtreté. Or depuis ce moment la situation des intérêts étrangers s’est-elle trouvée améliorée ? Bien au contraire, elle s’est aggravée. Un des premiers actes de M. Juarez après son entrée à Mexico était l’expulsion brutale de l’ambassadeur d’Espagne, M. Pacheco, avec le nonce du pape et un autre ministre étranger. Ce n’était là que le prélude significatif de ce qui est arrivé depuis : emprisonnement de nos vice-consuls, attaques à main armée dirigées contre notre ministre même, M. Dubois de Saligny, nouveaux emprunts forcés, assujettissement de nos nationaux au service militaire. Le gouvernement mexicain ne s’en est pas tenu là. Au mois de juillet dernier, il supprimait pour deux ans toutes les conventions étrangères ; en d’autres termes, il se déliait, de sa propre autorité, des obligations contractées avec les gouvernemens européens. Une simple protestation était désormais manifestement insuffisante, et c’est ainsi que l’essai de médiation tenté antérieurement pour rétablir la paix intérieure au Mexique s’est transformé, après la victoire de M. Juarez, en une intervention collective des trois puissances le plus directement lésées depuis
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quelques années. De là l’expédition actuelle dont l’objet immédiat et ostensible, précisé par la France, l’Angleterre et l’Espagne dans le traité du 31 octobre, est « d’exiger une protection plus efficace pour les personnes et les propriétés de leurs sujets, ainsi que l’exécution des obligations contractées envers elles par la république du Mexique. » C’est pour atteindre ce but on ne peut plus légitime que des forces de terre et de mer sont aujourd’hui dans le golfe du Mexique et que le drapeau de l’Espagne flotte sur la Vera-Cruz en attendant que le drapeau de la France flotte à son tour sur ses côtes.
 
Certes la nécessité d’une intervention décisive est évidente ; elle ressort de la situation même faite dans ces contrées à tout ce qui est européen. Seulement ici s’élève cette question que nous posions : Quelle est la politique, quel est le mode d’action possible pour l’Europe ? Quelle est la limite de cette expédition que nous faisons en commun avec l’Angleterre et l’Espagne ? Ici, il faut bien le dire, surgissent les difficultés de toute sorte. Peut-on se borner à atteindre le Mexique par ses points extrêmes, à occuper temporairement ses ports, à lui imposer des réparations éclatantes, pour se retirer ensuite ? On ne peut se dissimuler que c’e système, bien des fois essayé, ne conduirait pas à un résultat bren décisif et surtout bien durable. Ces déplorables états sont trop accoutumés à céder à la force, et quand on se retire, ils renouent la chaîne de leurs exactions et de leurs violences. On le sent si bien, cette décevante expérience a été faite si souvent, que le commerce, par l’organe de sa chambre syndicale, a été le premier à demander au gouvernement français de donner à l’expédition actuelle une portée plus sérieuse, ou de ne point l’entreprendre, parce qu’une répression sommaire, dépourvue de toute autre sanction, ne ferait qu’empirer la situation des étrangers au Mexique. Mais ici s’élève une autre difficulté : si on ne se borne pas à occuper des ports, à ramener un peu vigoureusement à la raison le gouvernement mexicain, faut-il donc se laisser attirer dans l’intérieur du pays, s’aventurer dans une guerre sans gloire à coup sûr, et peut-être sans issue ? Une marche sur Mexico, puisqu’on la prévoit, c’est déjà bien assez. Les États-Unis, il est vrai, n’ont pas craint de faire la guerre au Mexique il y a quinze ans, et de parcourir le pays dans tous les sens ; mais les États-Unis savaient ce qu’ils faisaient ; ils avaient d’avance choisi leur butin dans d’opulens territoires, et, quant à l’anarchie intérieure qu’ils laissaient derrière eux, ils ne s’en souciaient guère. Il n’en est pas ainsi pour l’Europe, qui ne peut vouloir démembrer Je Mexique, et qui n’a d’autre intérêt que de laisser en se retirant une suffisante garantie à tous les étrangers. Sans doute la présence seule de nos forces à Mexico peut amener les habitans de ce pays à une démonstration en faveur d’un régime plus stable, plus régulier, qui puisse assurer une vraie protection aux intérêts européens. Les Mexicains peuvent être conduits à désirer la fondation d’un trône pour lequel le candidat n’est plus même à trouver, depuis
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que le nom de l’archiduc Maximilien a été livré à l’opinion, un peu surprise. Ce n’est pas l’établissement d’une monarchie qui est malaisé ; un vote, on l’obtiendra à coup sûr, si on le veut. Le difficile est d’asseoir cette monarchie sut, un sol tourmenté, de la faire durer. Une occupation plus ou moins limitée deviendrait fatalement inévitable, de telle sorte que la politique européenne se trouve placée entre tous les inconvéniens d’une action inefficace et les dangers d’une entreprise dont on ne peut pressentir ni les proportions, ni la portée, ni le terme.
 
Une chose curieuse, c’est la différence des dispositions qui semble se manifester chez les trois puissances engagées dans l’expédition du Mexique. L’Angleterre voit cette entreprise avec calme, et si la France envoie ses soldats à la Vera-Cruz, à Mexico, ce ne sont pas les Anglais qui peuvent s’en émouvoir. La France entre dans cette affaire avec un goût visiblement peu prononcé. Il n’y a que l’Espagne, nous le disions, qui s’échauffe depuis quelques mois et qui, en fait de réparations à exiger du Mexique, semble vouloir regagner le temps perdu. Peut-être trouvera-t-on que le cabinet espagnol laisse trop apercevoir le besoin de chercher dans les diversions extérieures des garanties pour sa sécurité à Madrid. La vérité est qu’après avoir poussé la longanimité à l’égard du Mexique jusqu’à un degré qu’on a pu lui reprocher quelquefois, le gouvernement espagnol semble pris tout à coup d’une fièvre belliqueuse dans laquelle on peut voir quelque exagération, et que, pour assurer dans le moment au ministère l’appui du sentiment patriotique, il s’expose à infliger à ce sentiment des déceptions de plus d’une nature. Ce n’est pas d’hier en effet que l’Espagne a des griefs contre le Mexique. Il y a trois ans, elle voyait massacrer ses nationaux ; il y a un an, elle voyait chasser son ambassadeur, et le cabinet de Madrid louvoyait visiblement. Pendant ce temps, il est vrai, il cherchait à sonder la France et l’Angleterre ; il s’efforçait de les attirer dans une action commune, et, ne les trouvant pas disposées, il ne faisait rien lui-même. Le cabinet espagnol avait de bonnes raisons sans doute ; il ne voulait pas s’exposer à une guerre maritime avec les États-Unis ; il n’avait pas de moyens d’action suffisans, comme on peut le voir dans les documens publiés à Madrid ; il voulait choisir son heure. Seulement, ce qu’on peut constater, c’est que l’heure n’est venue que lorsque l’Espagne a pu compter sur la France et l’Angleterre, et ce n’est pas, ce nous semble, une raison pour que le ministre des affaires étrangères de Madrid, M. Calderon Collantes, ait pu dire avec vérité, comme il l’a dit récemment, que la France et l’Angleterre ne se sont décidées à intervenir que quand elles ont vu l’Espagne énergiquement résolue à agir seule. M. Calderon Collantes s’exagère certainement à lui-même le rôle de la diplomatie, qui n’a pas cette puissance entraînante. Au fond, rien n’égalé la longanimité, fort sage sans doute, que le ministre espagnol a montrée pendant plusieurs années, si ce n’est la précipitation qu’il semble montrer depuis
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quelque temps. Une fois l’alliance conclue en effet, il n’a plus rien attendu ; il a eu hâte d’arriver à la Vera-Cruz avant tout le monde, avant même que les chefs de nos stations navales eussent pu recevoir des instructions, et de planter le premier le drapeau de Castille sur les tours de Saint-Jean-d’Ulloa. Et à quoi s’est-il exposé ? A cette petite déception qu’ont laissé voir les journaux ministériels, lorsqu’ils ont appris que la France envoyait des forces nouvelles pour rétablir l’équilibre des rôles. C’est l’Espagne, si nous ne nous trompons, qui, par l’organe de M. Calderon Collantes, a la première parlé d’une monarchie pour le Mexique dans les récentes négociations. Et qu’arrive-t-il aujourd’hui ? Le nom de l’archiduc Maximilien est accueilli à Madrid avec une amertume mal déguisée, qui laisserait croire à quelque espérance trompée. En toutes choses, le malheur du général O’Donnell, c’est de trop paraître faire une question espagnole, ministérielle même, d’une question qui n’est ni espagnole, ni française, ni anglaise, qui doit rester avant tout essentiellement européenne, et doit être conduite avec un esprit de mesure d’autant plus sévère que la gloire et les profits ne sont évidemment pas en proportion de ce qu’il y a d’ingrat et d’onéreux dans ce rôle de correcteurs de l’anarchie mexicaine.
 
 
 
CH. DE MAZADE.