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{{journal|La Banque de France et le Crédit|[[Victor Bonnet]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.37, 1862}}
 
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Toutes les fois que la Banque de France juge à propos, en vue d’une crise, d’élever le taux de son escompte pour sauvegarder son encaisse, cette mesure rencontre de nombreux contradicteurs. Il y a d’abord ceux qui, tout en reconnaissant à la Banque le droit de prendre des mesures préservatrices, en discutent l’opportunité, parce qu’ils envisagent les faits autrement que la Banque, et qu’ils ne croient point à la crise que celle-ci paraît redouter. On a dit qu’il n’y avait rien de brutal comme un fait : cela est vrai des faits dont l’évidence éclate à tous les yeux ; mais ces faits-là se rencontrent rarement en économie politique et financière. La plupart se présentent au contraire sous un jour plus ou moins douteux, qui laisse nécessairement assez de place à la discussion. N’a-t-on pas vu, il y a quelques mois, la presse officieuse, les avocats mêmes du gouvernement, traiter de calomnies toutes les observations qui étaient présentées, souvent très timidement, sur l’exagération des dépenses et les dangers qui pouvaient en résulter ? On niait les découverts, on niait l’énormité de la dette flottante, et l’on prétendait que jamais les finances de l’état n’avaient été mieux conduites et plus prospères. Cela se disait encore la veille même du jour où parut le mémoire de M. Fould, qui est devenu la lumière pour tout le monde. S’il en peut être ainsi pour un fait qu’il est aisé de vérifier par le calcul, à plus
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forte raison ces fluctuations s’expliquent-elles dès qu’il s’agit d’un fait aussi complexe, aussi difficile à démêler qu’une crise et même qu’un embarras financier. S’il y a des symptômes qui annoncent l’une ou l’autre, il y en a presque toujours qui peuvent les faire mettre en doute ; aussi, lorsque la Banque croit devoir recourir à des mesures restrictives, on voit des gens contester les embarras mêmes qui justifient l’opportunité de ces mesures.
 
Ce qui semble plus étonnant, c’est que des théories se soient produites pour contester le droit même que possède la Banque d’élever le taux de son escompte et l’avantage qui peut en résulter à certains momens. La Banque de France, dit-on, est un établissement public qui exerce un monopole dans l’intérêt de tous ; ce monopole lui confère le droit d’émettre seule des billets qui sont acceptés comme de l’argent comptant ; elle a de plus, grâce à la confiance dont elle jouit, le privilège d’attirer de nombreux dépôts auxquels elle ne paie rien. Supposons qu’elle émette pour 800 millions de billets au porteur et qu’elle reçoive pour 200 millions de dépôts : si nous en déduisons 400 millions de réserve métallique qu’elle garde pour faire face aux remboursemens, il reste 600 millions, qui ne lui coûtent rien et pour lesquels elle prélève un certain intérêt. La charge attachée au monopole consiste en ce que cet intérêt soit le plus minime possible. Pourquoi n’en serait-il pas de la Banque comme des chemins de fer ? Lorsqu’on a créé le monopole des chemins de fer, on leur a imposé, en retour des avantages qu’on leur accordait, certaines charges qui faisaient compensation. Ils ont dû notamment ne point élever leurs tarifs au-dessus d’un certain chiffre, et tous les jours le gouvernement, appuyé par l’opinion publique, presse les compagnies pour que ce maximum soit abaissé le plus possible. La Banque de France est dans la même situation : son tarif à elle, c’est le taux de l’escompte, et s’il est vrai que le bas prix des transports soit utile au progrès de la richesse publique en ouvrant de nouveaux débouches à la production et en multipliant les rapports des producteurs et des consommateurs, cela doit être plus vrai encore du taux de l’escompte, du loyer du capital, qui est l’agent principal du mouvement industriel et commercial, tandis que les frais de transport n’en sont que l’accessoire. Vainement dans une machine rendra-t-on plus facile l’action des rouages secondaires, si l’on néglige le moteur principal : le bas prix du capital est le pivot du progrès de la richesse publique, et on doit l’obtenir de la Banque eh retour des avantages qu’on lui concède.
 
En posant ainsi la question, comme la posent les adversaires par principe des mesures restrictives de la Banque, nous ne croyons pas l’avoir affaiblie, nous y aurions plutôt ajouté une force nouvelle par
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la comparaison du monopole de la Banque avec celui des chemins de fer. Une fois sur ce terrain, chacun tire à boulet rouge sur la Banque : les uns lui demandent de faire argent de son capital social immobilisé pour augmenter d’autant ses ressources disponibles ; d’autres lui conseillent d’étendre sa circulation fiduciaire grâce aux billets de 50 francs, dont l’émission, autorisée par la loi de 1857, a été ajournée jusqu’à ce moment ; d’autres se contentent de lui recommander d’éplucher les bordereaux qu’on lui présente et d’éliminer les uns au profit des autres. Nous ne parlons pas de ceux qui se prononcent franchement dès le premier jour pour le cours forcé des billets de banque, et voient là seulement le remède à tous les maux, la panacée universelle pour donner le capital à bon marché. Cette théorie n’est pas encore assez généralement admise pour mériter les honneurs d’une discussion en règle. Il faut se défier davantage de celles qui tendent au même but sans s’en apercevoir, et même en s’en défendant. Celles-ci seules sont dangereuses, parce qu’elles conduisent à travers des sophismes séduisans vers des conséquences qu’on ne voit pas d’abord, et qu’on ne peut plus éviter dès qu’elles apparaissent. C’est à ce point de vue qu’un écrit non signé, mais dont l’auteur est certainement initié aux affaires, mérite une attention sérieuse. C’est cet écrit même qui nous montre combien il importe d’éclairer l’opinion sur les dernières mesures prises par la Banque. Il a pour titre : ''La Banque de France et la fixité du taux de l’escompte''. Nous allons d’abord discuter la question de principe, nous discuterons ensuite la question d’opportunité.
 
Il est très vrai que la Banque de France exerce un monopole, qu’elle seule a le droit d’émettre un papier qui est accepté comme de la monnaie, et qui, sans être un capital lui-même, puisqu’il n’est qu’une promesse de payer avec la signature de la Banque substituée à celle d’un particulier, n’en fait pas moins l’effet pour la Banque d’un capital dont elle a la libre disposition et qu’elle peut prêter comme elle prêterait des espèces métalliques. Si cette émission de billets atteint 800 millions et que la Banque attire de plus à elle, par la confiance dont elle jouit en vertu même de son privilège, 200 millions de dépôts pour lesquels on ne lui demande aucun intérêt, c’est, déduction faite d’un encaisse de 400 millions qu’elle est obligée de conserver pour faire face aux remboursemens, une somme de 600 millions qui ne lui coûte rien. Par conséquent elle a, pour prêter à de bonnes conditions, pour modérer le taux de l’intérêt, des avantages que n’ont pas les particuliers, qui n’ont de capitaux que ceux qu’ils ont économisés ou qu’on leur a prêtés moyennant intérêts. Parce qu’une banque privilégiée comme la Banque de France peut donner le capital à meilleur marché que les particuliers, s’ensuit-il
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cependant qu’elle doive toujours le donner à très bon marché, à un taux invariable, comme le prétend l’auteur de l’écrit dont nous avons parlé ? Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait que la demande du capital fût toujours la même, ou plutôt que la Banque pût régler elle-même la demande de telle façon qu’elle ne dépassât jamais l’offre, car il en est du capital comme de toute autre marchandise : s’il est plus demandé qu’offert, le prix s’en élève. Il faudrait qu’avec les 6 ou 700 millions, mettez même un milliard de ressources disponibles que possède la Banque, elle fût toujours en mesure de dominer les besoins. Pour se rendre compte de ce qu’une telle prétention offre de chimérique, il faut savoir que le capital flottant de la nation, dont le transfert d’une main à l’autre constitue ce qu’on appelle le crédit, et dont l’abondance ou la rareté par rapport aux besoins sert à déterminer le prix, n’est pas moindre de 50 ou 60 milliards, et, si on ne parle que des billets de commerce en circulation de cette masse escomptable qui peut se présenter à la Banque, il n’est pas téméraire de l’évaluer à 10 ou 12 milliards. Or nous demandons ce qu’est le milliard de la Banque à côté d’un pareil chiffre, à côté de pareils besoins. Si les 10 ou 12 milliards de billets de commerce, pour nous en tenir à ces valeurs, entrent dans la circulation et trouvent à se faire escompter, c’est qu’il y a quelque part, en dehors de la Banque, chez les banquiers, dans le public, un capital équivalent pour les absorber. C’est ce capital dont celui de la Banque n’est qu’un faible appoint, qui, par son rapport avec la demande, sert à déterminer le prix auquel on peut le prêter, c’est-à-dire le taux de l’intérêt. S’il est plus abondant que les besoins, le taux de l’intérêt s’abaisse ; il s’élève au contraire si le capital est rare, et la Banque est bien obligée de suivre ces mouvemens, sous peine, si elle maintient le taux de son escompte à un taux supérieur à celui du marché, de ne pas faire d’opérations, car on ira se faire escompter ailleurs, et son capital restera improductif, — sous peine d’autre part d’être débordée dans son capital, si elle le maintient à un taux inférieur, car alors les demandes afflueront de toutes parts, son capital sera vite absorbé, et elle n’aura plus rien pour continuer ses opérations, pour rembourser ses billets au porteur, et pour répondre aux demandes de retrait de ses dépôts qui deviendront d’autant plus nombreuses qu’on saura la Banque embarrassée. Elle sera dans l’alternative également funeste, où de cesser ses opérations et de suspendre ses paiemens, ou de faire décréter le cours forcé. On a beau s’en défendre, le cours forcé est au bout de tout système qui, en fait de banque, prétend réagir contre les conditions générales du marché, contre les rapports de l’offre et de la demande.
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Mais, dira-t-on, le taux de l’escompte a bien pu rester invariablement fixé à 4 pour 100 pendant trente-deux ans, de 1820 à 1852, excepté en 1847, où il a été un moment porté à 5 pour 100. Ce moment déjà où il a subi une modification, en 1847, prouve contre le fait qu’on invoque, puisqu’il a fallu, pour faire face à la crise, élever le taux de l’escompte ; mais nous reconnaissons que dans le passé les variations ont été moins fréquentes et moins considérables que depuis quelques années. La raison en est bien simple : depuis 1852, le mouvement des affaires commerciales qui repose sur le crédit est tout différent de ce qu’il était alors, il a même pour ainsi dire quadruplé. Ainsi la masse des opérations de la Banque de France, qui en 1847 avait été de 1 milliard 854 millions, s’est élevée en 1860 à 6 milliards 340 millions <ref> (1) Voyez le dernier rapport du gouverneur de la Banque sur les opérations de 1860.</ref>, et le commerce extérieur, qui était de 2 milliards 654 millions, s’est élevé en 1860 à 5 milliards 340 millions. Que peut-on trouver de plus éloquent que ces chiffres pour démontrer que la situation qui a précédé 1848 ne peut être invoquée pour juger la situation actuelle ? En 1847, la moyenne du portefeuille de la Banque était de 176 millions ; elle est aujourd’hui de 550, et les billets au porteur, qui ne dépassaient pas 240 millions, atteignaient, au bilan du mois de novembre 1861, 729 millions, après s’être élevés à 779 au commencement de l’année.
 
Avant 1848, la Banque de France était un établissement de crédit auquel on ne recourait que dans les circonstances extraordinaires ; généralement on trouvait moyen de s’en passer : le capital était partout abondant en dehors d’elle, plus abondant que les besoins. Par conséquent il n’était pas étonnant que la Banque ne fût pas soumise à des oscillations de crédit comme celles que nous avons vues depuis, et qu’elle pût maintenir le taux de son escompte à peu près invariable. Cependant, nous le répétons, lorsqu’en 1847, par suite de la disette de 1846, il fallut solder au dehors de nombreuses acquisitions de céréales et exporter du numéraire, cette invariabilité ne put subsister, et le taux de l’escompte fut porté à 5 pour 100. Aujourd’hui la situation est toute différente : le pays est certainement plus riche qu’il ne l’était avant 1848 ; il a développé tous les élémens de la production ; il a plus de chemins de fer, plus d’usines, etc. Cependant il a moins de capital disponible, parce qu’il en a davantage employé en dépenses tant productives qu’improductives. Ce n’est pas vainement qu’on a dépensé, depuis 1852, en chemins de fer 4 milliards <ref>Voyez les documens statistiques publiés par le ministère des travaux publics, qui établissent que les dépenses faites pour les chemins de fer se sont élevées, de la fin de 1851 à la fin de 1858, à 3 milliards 55 millions. Si l’on y ajoute les dépenses qui ont été faites depuis, à raison de 300 millions par an environ, on arrive à bien près de 4 milliards. </ref>, en frais de guerre 2
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milliards <ref>On a emprunté 1 milliard 500 millions pour la guerre de Crimée, 500 millions pour celle d’Italie, sans compter les crédits supplémentaires pour les expéditions de Chine et de Cochinchine. </ref>, et en frais d’autre nature qui ont détruit ou immobilisé le capital au moins 4 milliards <ref>Nous ne pouvons donner ici le chiffre exact ; mais quand on voit qu’on a dépensé 4 milliards en dix ans pour la seule industrie des chemins de fer, il ne parait pas exagéré d’évaluer à la même somme au moins ce qui a été employé par le développement de toutes les autres industries, en y comprenant les travaux des villes. </ref> : total, 10 milliards en dix ans, soit 1 milliard par an. C’est certainement un chiffre supérieur à l’épargne du pays, qu’on évaluait à 600 millions par an ayant 1848, et que nous évaluerons aujourd’hui au double, à 600 et même 700 millions <ref>M. Bonjean, dans un discours qu’il vient de prononcer au sujet du sénatus-consulte, évalue à 12 milliards les sommes qui ont été dépensées depuis 1852 ; seulement il considère à tort, ce nous semble, que parce qu’elles ont été dépensées, elles ont dû être épargnées, et il en conclut aussi à tort que la France s’est enrichie en conséquence d’un revenu supplémentaire de 600 millions par an. M. Bonjean oublie qu’il y a une distinction à faire entre les dépenses productives et celles qui ne le sont pas. Les 2 milliards qui ont été dépensés pour la guerre n’ont rien ajouté à la richesse publique, et on peut en dire presque autant de ce qui a été employé pour l’embellissement des villes. </ref>. L’emploi du capital a donc constamment été en avance sur l’épargne, et plus les opérations commerciales ont augmenté, plus elles ont reposé sur le crédit.
 
Jusqu’en 1852 aussi, et même au-delà, on avait pu maintenir intacte la fameuse loi de 1807, qui limite à 5 pour 100 le taux de l’intérêt. Pourquoi a-t-on dû la modifier ? pourquoi a-t-on laissé la Banque de France élever le taux de son escompte comme elle le voudrait ? Parce qu’on a reconnu que les prescriptions de cette loi n’étaient plus en rapport avec le développement économique du pays, et qu’elles avaient pour effet, en gênant l’action de la Banque, de rendre à certains momens son concours impossible. Si, lors de la crise de 1857, la Banque de France n’avait pas été affranchie de ces prescriptions, si elle eût été obligée de laisser au maximum de 6 pour 100 le taux de son escompte lorsqu’il tait à 10 pour 100 en Angleterre, elle eut bien vite épuisé ses ressources. Le commerce n’aurait plus trouvé de crédit, et la crise aurait eu pour nous des conséquences autrement graves que celles qu’on a observées.
 
On peut bien, quand il s’agit d’une compagnie de chemin de fer, l’obliger à maintenir son tarif bas, quelles que soient les circonstances ; et si, grâce à cet abaissement, les transports se multiplient, la compagnie en sera quitte pour augmenter son matériel ; si cela ne suffit pas encore, on fera un nouveau chemin de fer dans la même
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direction. Les actionnaires seront peut-être ruinés par cette concurrence, mais l’intérêt public y gagnera. Il n’en est pas ainsi avec le capital, même avec celui dont dispose la Banque de France. Si ce capital est épuisé, et il ne tarde pas à l’être avec le taux de l’escompte au-dessous du cours, quels seront les moyens d’action dont elle dispose pour y suppléer et pour continuer ses opérations ? Ces moyens d’action, c’est l’émission des billets au porteur, c’est l’augmentation des dépôts. Aura-t-elle quelque moyen d’accroître les uns et les autres ? Pas le moins du monde. Elle les verra au contraire diminuer de jour en jour, et plus elle fera d’efforts pour les étendre, plus ils se resserreront. C’est un résultat infaillible. On a souvent, dans les temps de crise, pressé la Banque de France de ne pas se préoccuper de son encaisse et d’étendre davantage sa circulation fiduciaire, qui est, dit-on, suffisamment garantie par les valeurs de commerce qu’elle a reçues en échange de ses billets, valeurs portant les meilleures signatures et reposant sur des produits. Nous verrons tout à l’heure ce que peut devenir cette garantie ; en attendant, nous dirons qu’on conseille à la Banque tout simplement de faire, non pas ce qu’elle ne veut pas, mais ce qu’elle ne peut pas faire. On lui conseille d’émettre un plus grand nombre de billets au porteur ; mais a-t-on un moyen de les faire accepter du public s’il s’y refuse ? Et il s’y refusera d’autant plus qu’il sentira la réserve métallique diminuée et la Banque embarrassée. Le billet qu’il aura reçu à un guichet, il ira immédiatement le changer à un autre. C’est là un fait qui se produit constamment dans les temps de crise. En janvier 1857, avant la crise violente qui devait éclater à la fin de l’année, la circulation fiduciaire de la Banque de France était de 612 millions ; elle n’était plus que de 581 millions au mois de décembre au plus fort de la crise, lorsque la Banque était obligée d’élever le taux de l’escompte à 8 et 10 pour 100, et qu’elle aurait eu tant d’intérêt à se créer des ressources extraordinaires. Dans l’année 1861, qui vient de s’écouler, les choses se sont encore passées de la même manière. Les billets au porteur de la Banque de France, qui, au bilan du mois de janvier, s’élevaient à 779 millions, étaient descendus à 729 au bilan du mois de novembre. Il est donc bien clair qu’on ne peut pas émettre des billets à volonté, et que, tant que la conversion en espèces reste facultative, c’est le public, non la Banque, qui est juge de la quantité qu’il peut en recevoir.
 
Quel remède propose-t-on ? L’émission des coupures de 50 fr., autorisée par, la loi du 9 juin 1857, qui a renouvelé le privilège de la Banque, et que celle-ci n’a pas trouvé l’occasion d’émettre jusqu’à ce jour. Nous n’avons pas de grandes objections à faire contre rémission des billets de 50 francs ; cependant il ne faut pas se créer
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d’illusion : cette émission n’augmenterait sans doute que très faiblement la masse de la circulation fiduciaire. Les billets de 50 francs auraient pu être utiles autrefois, lorsqu’on était en présence d’une circulation métallique en argent dont le poids était incommode. Un billet de cette nature, venant remplacer dix de ces pièces de 5 fr. pesant 1/4 de kilogramme, était un avantage, et on comprend qu’il fût accepté du public et restât en circulation ; mais cet avantage a beaucoup diminué, s’il n’a pas complètement disparu, depuis que l’or est devenu l’instrument principal de la circulation métallique. Dans tous les cas, il faudrait bien se garder d’émettre les billets de 50 francs dans les temps de crise, d’abord parce que ce serait montrer quelques inquiétudes sur la possibilité du remboursement et que le public viendrait les demander d’autant plus vite, ensuite parce que, dans ces temps-là, c’est du numéraire qu’on réclame et non des billets. De deux choses l’une : ou la crise a pour cause des différences à solder au dehors, alors le numéraire est la seule monnaie qui passe la frontière et qui soit acceptée des étrangers ; ou elle a simplement pour cause des embarras intérieurs comme en 1857, alors on veut également des espèces, parce que c’est la seule valeur qui ne se déprécie pas en temps de crise, et qui gagne au contraire en proportion de ce que les autres perdent. Vous me dites que votre papier de banque porte d’excellentes signatures et repose sur des produits : cela est possible ; mais on a vu des signatures excellentes faillir, et des produits même d’une consommation assez générale se déprécier tout à coup de 50 pour 100 et plus <ref> (6) Voici les cours de quelques articles dans la première quinzaine de septembre 1857 et au 1er janvier 1858, au plus fort de la crise :
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| Première quinzaine de septembre 1857
| 1er janvier 1858
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| Coton 50 kilog.
| 124 fr. « c. à 126 fr. « c.
| 92fr. « c. à 94fr. «
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| Sucre 50 kil.
| 75 à «
| 50 « à 55 «
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| Café 100 kil.
| 310 à «
| 260 « à »
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| Riz Bengale 50 kil.
| 13 65 à 18 75c.
| 6 50 à 7 75
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| Huile de colza 100 kil.
| 125 « à «
| 85 « à 90 «
|}
Les mêmes articles ont pu s’acheter à Hambourg a des prix fabuleux, le café notamment à 100 pour 100 de perte.</ref>, ce qui fait que, dans les circonstances difficiles, le public ne veut plus que des espèces. Sa disposition est toute différente de celle des faiseurs de systèmes : plus on lui propose du papier, et plus il recherche le numéraire.
 
Que faire donc lorsque le taux de l’escompte s’élève sur le marché plus haut qu’à la Banque, et que celle-ci peut craindre d’être débordée dans l’emploi de ses ressources disponibles ? Il faut, dit-on
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encore, qu’elle épluche les bordereaux qui lui sont présentés à l’escompte, et qu’elle refuse ceux qui lui paraîtront couvrir une spéculation. C’est là un expédient qui n’est pas aussi simple qu’on l’imagine. Comment reconnaître ces billets de spéculation ? On peut craindre que la partialité ne s’en mêle, et que tel où tel billet ne soit exclu selon les influences qui règnent dans le conseil de la Banque. Une banque privilégiée ne peut pas faire de ces sortes de tris ; elle doit son crédit à tout le monde aux conditions qu’elle impose, et lorsqu’on se présente dans ces conditions, on ne peut être exclu sous prétexte de spéculation. Il n’y a devant la Banque d’autre cause d’indignité que celle qui résulte du défaut de solvabilité ; or ce sont précisément les demandeurs les plus solvables que ce procédé tendrait à exclure.
 
Quand le capital devient rare par rapport aux besoins, il n’est qu’un moyen d’y remédier : comme la Banque ne peut pas étendre ses ressources au gré des demandeurs, elle doit s’appliquer à diminuer la demande, et elle diminue la demande en élevant le taux de son escompte, d’après ce principe que plus une marchandise est chère, moins elle trouve de consommateurs. — Mais, dit-on, il y a une exception sur ce point : jamais les portefeuilles des banques privilégiées ne sont plus garnis qu’au moment de la hausse du taux de l’escompte ; c’est à ce moment-là surtout qu’ils s’accroissent. Le fait est possible, bien qu’il ne prouve pas ce qu’on suppose. Si les portefeuilles des banques privilégiées sont plus garnis au moment de l’élévation du taux de l’escompte qu’à tout autre, c’est parce que les besoins sont plus grands, l’élévation même du taux de l’escompte en est la preuve, et il est tout simple qu’on s’adresse à la Banque plus qu’à d’autres époques ; En outre la Banque a beau élever le taux de son escompte : comme elle n’est jamais entièrement libre de son action et qu’il y a toujours une pression plus ou moins forte pour retarder le recours aux mesures restrictives, il est probable, ou qu’elle ne l’a pas élevé assez vite, ou qu’elle ne l’a pas élevé suffisamment ; alors son portefeuille augmente encore. Cependant on peut être sûr que l’effet ne tardera pas à se produire, et que les demandes d’escompte se ralentiront pour l’une ou l’autre de ces deux raisons : ou le taux de l’escompte fixé par la Banque sera trop élevé eu égard au cours du marché, alors les escomptes se feront en dehors d’elle avec les capitaux des banquiers, du public, et pendant ce temps la Banque pourra rétablir son équilibre et revenir à l’état normal ; ou le cours fixé par la Banque sera bien le cours du marché, et si ce cours est élevé, il paralysera la spéculation, il empêchera que le capital soit autant demandé. Chacun se tiendra sur la réserve pour ne pas payer de trop gros intérêts,
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et l’équilibre finira par se rétablir encore entre l’offre et la demande.
 
On objecte aussi ce ralentissement, dans la demande comme un inconvénient des plus graves, parce qu’il a pour conséquence d’arrêter le travail et de paralyser le mouvement industriel et commercial. Nous pourrions déjà répondre que la situation dont on se plaint est dans la force des choses. Étant admis qu’on ne peut pas créer du capital à volonté, du moment que celui qui existe est rare ou, ce qui revient au même, est plus recherché qu’offert, il faut bien le payer cher ; mais il est facile de démontrer que ce capital cher n’est pas toujours un obstacle au progrès de la richesse publique. Quel est le pays qui, jusqu’à ces derniers temps, a prospéré le plus rapidement ? C’est incontestablement l’Amérique du Nord, et cependant le loyer du capital y est rarement au-dessous de 10 pour 100, souvent à 12 et à 15 pour 100. En Angleterre aussi, l’élévation du taux à 5 et 6 pour 100, où il a été en moyenne en 1855 et 1856, a correspondu à un mouvement d’affaires tel qu’on n’en avait jamais vu auparavant. Il en a été de même chez nous aux mêmes époques ; les années 1855 et 1856 sont assurément les plus brillantes de la dernière période décennale, et le taux de l’escompte s’y est élevé en moyenne de 3 à 5 et à 6 pour 100. Cela ne veut pas dire que le développement des affaires commence avec l’élévation du taux de l’escompte. Il est évident que, pour faire naître ce développement, mieux vaut l’escompte à 3 qu’à 6 ; cela prouve seulement qu’une fois le mouvement commencé, il ne s’arrête pas pour une différence de 2 et même de 3 pour 100 dans le prix du capital.
 
Sait-on en effet quelle est la surcharge exceptionnelle que fait peser sur une transaction commerciale de 1,000 francs une différence dans le taux de l’escompte de 3 pour 100 ? Si cette différence se maintient pendant trois mois, le porteur d’un billet de commerce de 1,000 francs qui voudra le faire escompter pour quatre-vingt-dix jours paiera 15 d’intérêt au lieu de 7 50, et si la différence n’est que de 1 pour 100 (6 au lieu de 5), il paiera 15 au lieu de 12 50. Ce n’est pas là une surcharge qui puisse empêcher une transaction commerciale sérieuse. Ce qui l’empêcherait, ce serait que la Banque vînt à restreindre la durée de ses échéances au lieu de prendre un intérêt plus élevé. Alors le commerçant qui a besoin d’un crédit de quatre-vingt-dix jours, et qui n’en trouverait plus qu’un de cinquante ou soixante jours, serait obligé de s’arrêter tout court, et trouverait cette restriction beaucoup plus dure que l’autre, En abrogeant la loi de 1807 en ce qui concerne la Banque de France, et en laissant à celle-ci la liberté d’élever le taux de son escompte autant qu’elle voudrait et chaque fois qu’elle le jugerait utile, on a
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voulu éviter précisément qu’elle recourût trop souvent aux mesures, beaucoup plus graves de la restriction dans la durée des échéances. Les affaires qui se trouvent principalement arrêtées par l’élévation du taux de l’escompte, et il est heureux qu’il en soit ainsi, ce sont les spéculations aventureuses ou qui reposent sur un crédit exagéré. Celles-là souffrent d’une élévation du taux de l’escompte, parce que, les capitaux se resserrant, les renouvellemens sont difficiles, et qu’il faut arriver à une liquidation. Quel inconvénient y a-t-il à ce que ce résultat se produise ? Ce qui est utile au progrès de la richesse, ce sont les spéculations sérieuses, les crédits donnés dans la mesure où ils peuvent être soutenus ; le reste constitue un danger permanent, et plus tôt la liquidation arrive, mieux cela vaut. C’est peut-être grâce au trop long maintien du taux de l’escompte à 3 pour 100 que se sont organisées les mille affaires véreuses dont la liquidation se fait tous les jours en police correctionnelle, et qui ont gaspillé tant de capitaux qui auraient pu être mieux employés. En résumé, il n’y a pas d’autre alternative : ou bien l’on a des ressources infinies, un capital inépuisable pour répondre à une demande qui est illimitée, alors on est maître de la situation et l’on peut décréter la fixité du taux de l’escompte ; ou bien l’on n’a pas ces ressources infinies et il arrive un jour où la demande dépasse l’offre, alors il n’y a que l’élévation du taux de l’escompte qui puisse arrêter la demande et rétablir l’équilibre.
 
Quand on demande le taux de l’escompte invariable, on ne se donne pas la peine de jeter les yeux au dehors et de chercher ce qui se passe dans les pays qui peuvent le mieux nous éclairer à cet égard. Est-ce qu’en Angleterre par exemple le taux de l’escompte est invariable ? Non-seulement il varie atout moment, selon les circonstances, mais il y a bien des gens qui prétendent qu’il ne varie pas assez souvent, et qu’il devrait suivre toutes les fluctuations du marché. Cette théorie aurait peut-être des inconvéniens dans la pratique : un établissement public ne peut pas toujours se conduire comme un simple particulier, il doit avoir plus de fixité dans ses allures ; néanmoins elle est certainement plus conforme aux véritables principes que celle qui demande l’invariabilité du taux de l’escompte. L’invariabilité du taux de l’escompte, c’est tout simplement le rétablissement de la loi du maximum sous une nouvelle forme et sous la forme la plus dangereuse. Qu’on applique le maximum à une marchandise qui n’est pas d’une indispensable nécessité, cela est fâcheux assurément ; mais si la marchandise à laquelle on l’applique vaut plus cher que le maximum, on cesse de la produire, et tout est dit : le mal n’est que partiel, et l’économie générale du pays n’en est pas troublée. Il n’en est pas de même en matière de
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crédit. Si l’on oblige la Banque de France à prêter son capital au-dessous du cours, ses ressources sont vite épuisées, et elle ne peut plus continuer ses opérations. Se passera-t-on de son concours ? On s’en passera en retombant sous les fourches caudines des particuliers, qui, n’étant plus gênés par la concurrence et n’étant pas soumis au maximum imposé à la Banque, élèveront d’autant plus leurs prétentions. Alors le commerce, ne trouvant plus à se faire escompter à moins de passer par les conditions les plus dures, subira une crise des plus violentes. Il se produira ce qui arriverait si on appliquait le maximum à des denrées de première nécessité, comme le blé. On pourrait bien approvisionner le marché, tant qu’il y aurait des réserves dans les greniers publics ; mais, le jour où ces réserves seraient épuisées, il n’y aurait plus personne pour vendre, et la famine serait effroyable.
 
Il est avantageux sans doute que le taux de l’escompte soit bas. Le loyer du capital figure dans les frais de revient de tout produit, et moins la production est chère, plus la consommation a de moyens de se développer : c’est un axiome économique incontestable ; cependant le taux de l’escompte ne peut s’abaisser utilement que si l’abondance du capital justifie cet abaissement. Autrement on est la dupe d’une illusion qui peut avoir les conséquences les plus fâcheuses. Supposez par exemple qu’une banque privilégiée comme la Banque de France, obéissant à des influences gouvernementales ou autres, s’obstine à maintenir le taux de son escompte au-dessous du cours où il devrait être, et puisse maintenir cette situation pendant quelque temps. Le pays n’a plus la mesure des capitaux dont il peut disposer ; il les croit plus abondans qu’ils ne sont en réalité ; il s’engage en conséquence, fait plus d’affaires qu’il n’en devrait faire, et un beau jour, ne trouvant plus à renouveler ses engagemens, parce que les ressources sont épuisées, il se réveille en pleine crise, et il est obligé, comme en 1857, de payer l’escompte 8 et 10 pour 100, heureux encore si, à ce prix, il trouve à se faire escompter. Voilà les illusions que fait naître l’abaissement du taux de l’intérêt, lorsqu’il n’est pas justifié par l’abondance du capital, et les dangers auxquels il conduit.
 
Si cependant une banque privilégiée n’a pas pour effet de rendre le loyer du capital bon marché, quelle est donc son utilité, quels sont donc les services qu’elle rend en retour du monopole dont elle jouit ? Sans doute l’action d’une banque privilégiée consiste à modérer le loyer du capital, et elle atteint ce but, non-seulement parce qu’elle dispose d’un capital exceptionnel qui ne lui coûte rien et dont elle se sert utilement pour peser sur l’offre, mais encore parce qu’elle est placée sous le contrôle du gouvernement, dirigée par un gouverneur
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nommé par lui, et qu’il ne lui serait pas possible, le voulût-elle, de se livrer aux exactions que peuvent se permettre des banquiers ou des établissemens libres qui ne sont soumis à aucun contrôle. Cela est si vrai que, partout où une banque privilégiée s’établit, le taux de l’intérêt baisse immédiatement ; nous en avons encore un exemple tout récent en Algérie, où depuis l’établissement d’une banque le taux de l’intérêt a baissé de 9 à 6 pour 100. Ce n’est pas le seul service que rende une banque privilégiée. Une banque privilégiée, en émettant pour un chiffre plus ou moins considérable de billets au porteur qui sont acceptés comme monnaie et rendent les mêmes services que celle-ci, fait faire au pays l’économie des espèces métalliques que ses billets remplacent. Si elle émet pour 400 millions de billets au porteur de plus qu’elle n’a de réserve métallique, c’est 400 millions d’économisés sur un métal qu’on ne se procure pas pour rien, et qui, rendu disponible, peut s’échanger au dehors contre d’autres marchandises utiles au pays. Non seulement l’économie du numéraire a lieu dans la proportion où les billets le remplacent, mais dans une proportion plus forte encore, eu égard aux facilités nouvelles qu’ils donnent à la circulation. Supposez par exemple que le billet au porteur passe dans dix mains plus vite que la somme qu’il représente en numéraire ne passerait dans cinq, les 400 millions se trouvent en valoir 800 pour les services qu’ils rendent, et ce sont 800 millions de numéraire qui sont ainsi économisés.
 
Maintenant sont-ce là tous les services que l’on doit attendre d’une banque privilégiée en retour du monopole qu’elle possède ? Il est évident que le monopole, par cela même qu’il est une dérogation à la liberté, impose de grands devoirs. Il ne se justifie que pat les avantages qu’il procure au public ; autrement il n’a pas de raison d’être. Nous le reconnaissons volontiers, les avantages que le public retire du monopole de la Banque de France pourraient être plus étendus. En 1857, lorsqu’on renouvela son privilège, on lui imposa, entre autres conditions, d’établir au moins une succursale par département, et on lui donna dix ans. Le nombre des succursales qu’elle avait créées à cette époque était de trente-huit, et s’est augmenté de onze jusqu’à la fin de 1860. Il était arrivé à quarante-neuf d’après le dernier rapport. On voit que la Banque ne paraît pas pressée dans l’exécution de la clause, et que selon toute probabilité elle n’en avancera pas les délais. Par conséquent, jusqu’à la fin de 1867, il y aura de nombreux centres de population qui seront sans rapports avec notre principal établissement de crédit, avec celui qu’on a appelé la Banque de France, et qui pendant quelque temps encore ne sera la banque que d’une partie de la
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France. Il nous semble qu’on aurait pu être un peu moins large et abréger les délais. En 1857 aussi, on remania les chartes de nos compagnies de chemins de fer, et le délai qu’on leur imposa alors pour l’exécution de leurs dernières concessions, de ce qu’on a appelé le ''réseau secondaire'', ne dépassera pas en moyenne huit ans.
 
En 1865 donc, la plus grande partie de nos départemens, pour ne pas dire la totalité, seront traversés par des chemins de fer, et entreront en communication avec tous les points que ces chemins desservent. Nous admettrons, si l’on veut, que l’intérêt peut être plus considérable et plus urgent en ce qui concerne l’établissement d’un chemin de fer qu’en ce qui concerne celui d’une succursale de la Banque de France ; cependant s’il est vrai que l’établissement d’une banque privilégiée ait pour effet non-seulement de rendre le crédit plus facile, mais encore moins cher, nous ne voyons pas que l’intérêt soit beaucoup moindre dans un cas que dans l’autre.
 
Les facilités du crédit et le bon marché du capital jouent dans le développement de la richesse publique un rôle peut-être aussi actif, sinon plus actif, que les facilités et l’abondance des communications. On pouvait d’autant mieux se presser pour l’organisation des succursales de la Banque dans chaque département que l’œuvre était plus aisée. Pour arriver à l’exécution de leur réseau secondaire, c’est-à-dire dès 8 ou 10,000 kilomètres concédés et encore à construire en 1857, les compagnies se trouvaient dans la nécessité d’emprunter environ 2 milliards 1/2 en huit ans, et cela lorsqu’elles étaient jeunes encore et que leur crédit était à peine assis, tandis qu’avec la Banque de France il s’agit d’un établissement qui existe déjà depuis plus d’un demi-siècle, qui a les bases les plus solides et le crédit le mieux établi. On le pouvait d’autant mieux encore qu’il y aura toujours une différence sensible entre les charges qui résulteront pour la Banque de l’établissement d’une succursale dans chaque département et celles qu’auront à supporter les compagnies pour y faire pénétrer un chemin de fer. Tout le monde prévoit le moment en 1865 où l’influence du réseau secondaire viendra enlever une partie notable du bénéfice du réseau principal, tandis que c’est à peine si l’établissement par la Banque de succursales dans les pays les moins favorisés, lui impose quelques sacrifices. Le dernier rapport nous apprend que, sur les quarante-neuf succursales qui existaient à la fin de 1860, cinq seulement se trouvaient en perte pour un total s’élevant à 31,362 francs. Nous le répétons, on aurait pu se montrer moins large dans les délais accordés à la Banque de France pour l’établissement d’une succursale dans chaque département, et, à défaut.de cette prévoyance de la part du gouvernement,
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la Banque elle-même aurait dû mieux comprendre les charges que lui impose son monopole.
 
Avec l’établissement d’une succursale dans chaque département, la Banque de France se trouverait à même de rendre un autre service qui a une grande importance. On sait qu’en Angleterre c’est la Banque qui, au moyen de ses succursales, est chargée de recevoir des mains des collecteurs particuliers la totalité de l’impôt, et la perception ainsi faite, appliquée aux impôts proprement dits, c’est-à-dire à la taxe des douanes, à celle sur la terre, sur le revenu et à l’''excise'', coûte à peu près 4 pour 100. Chez nous, la même perception coûte environ 6 pour 100. Pourquoi ne ferions-nous pas comme en Angleterre, et ne chargerions-nous pas la Banque de France de centraliser, au moyen de ses succursales, la perception des impôts ? Si nous arrivions ainsi à économiser 2 pour 100 sur les frais de la perception, c’est-à-dire 30 millions sur les 1,500 qui forment le montant des impôts proprement dits, ce serait une économie précieuse en tout temps et surtout dans les circonstances actuelles. C’est en rendant des services de ce genre et d’autres encore que la Banque de France pourrait se faire pardonner son monopole ; mais ce qu’on ne peut pas lui demander, c’est qu’elle s’engage, quelles que soient les circonstances, à maintenir invariable le taux de son escompte, car au bout d’une stipulation de ce genre il y a fatalement ou la suspension des paiemens, ou le cours forcé. Or la suspension des paiemens, c’est la faillite, et quant au cours forcé, si l’on avait quelques doutes encore après les enseignemens du passé sur les effets qu’il peut produire, on n’aurait qu’à voir ce qui se passe aujourd’hui en Russie et en Autriche. Dans ces deux pays règne le cours forcé ; aussi n’y a-t-il plus d’espèces métalliques, et le papier perd-il dans l’un de 12 à 15 pour 100, dans l’autre 30 et 40 pour 100. La question de principe ainsi vidée, voyons maintenant la question d’opportunité en ce qui concerne les dernières mesures prises par la Banque de France.
 
La Banque de France, à la fin de septembre 1861, crut devoir porter à 5 1/2 et quelques jours après à 6 pour 100 le taux de son escompte, qui auparavant était à 5 pour 100. Cette mesure fut vivement critiquée, parce qu’on ne voyait rien dans la situation qui indiquât l’apparence d’une crise. L’argent était abondant partout, il était à 3 1/2 en Angleterre, et la Banque de Londres ne trouvait pas à employer tous ses capitaux. Une crise s’annonce ordinairement lorsqu’il y a eu des excès de spéculation, un commerce exagéré, ce que les Anglais appellent ''over-trade'', phénomène qu’on avait pu observer avant la crise de 1857. Ce n’était pas le cas de cette année. Les affaires étaient plutôt en décroissance sur les années
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précédentes, tant en France qu’en Angleterre ; ainsi le chiffre des exportations, qui avait été de 88 millions sterling dans les huit premiers mois de 1860, n’a plus été que de 86 millions sterling pendant la même période en 1861. Le même fait s’accuse en France, où d’après les rapports officiels l’exportation de 1861 ne se soutient pas au niveau de 1860. Par conséquent il n’y avait pas l’apparence d’une crise, il y aurait eu plutôt un excès de capitaux sans emploi.
 
C’est ainsi qu’ont raisonné les publicistes qui ont blâmé les mesures prises par la Banque à la fin de septembre et au commencement d’octobre. Pourtant, si on avait bien voulu regarder au fond des choses, on aurait trouvé que l’abondance des capitaux n’était peut-être pas telle qu’on la supposait ; ce n’est pas d’après les dépôts faits à la Banque de France et dans les autres établissemens financiers qu’on en peut juger parfaitement. La plupart de ces dépôts forment les comptes courans des banquiers et des maisons de commerce ; ils ont leur emploi, et ne sont pas le moins du monde disponibles, si on veut entendre par ce mot qu’ils sont prêts à entrer dans des opérations commerciales. On a pu même constater souvent que ces dépôts étaient plus considérables en temps de crise qu’en temps ordinaire, par la raison toute simple que dans ces momens-là chacun aime, en vue des éventualités, à avoir ses capitaux disponibles ; loin de vouloir les prêter au commerce, on les en retire plutôt, ainsi que des valeurs de bourse, et on les dépose à la Banque. Par conséquent, celui qui jugerait en temps de crise de l’étendue des ressources disponibles par le chiffre des dépôts en comptes courans risquerait fort de se tromper et de prendre pour disponible ce qui ne l’est pas le moins du monde. On se rend mieux compte de la situation financière d’un pays en comparant l’emploi du capital à ce qu’on peut supposer être les épargnes annuelles, et, pour ne parler que de l’année 1861, sans nous occuper du passé, qui, comme les budgets de l’état, a plutôt laissé du découvert que de l’actif, on trouve que cette année seulement il a été demandé à la place de Paris : par les compagnies de chemins de fer, sous forme d’émission d’obligations, 250 millions ; par l’état, sous forme d’obligations trentenaires et de création de rentes à donner à la caisse de la dotation de l’armée, etc., environ 200 millions.
 
Si à ces chiffres nous ajoutons divers appels de fonds qui ont été faits pour le compte d’entreprises étrangères et la part que nous avons prise à l’emprunt italien de 500 millions, il ne sera pas téméraire d’évaluer à 1 milliard au moins les prélèvemens qui ont été faits en 1861 sur notre marché de Paris. Or, quelque large qu’on fasse l’épargne, on ne peut pas l’évaluer à ce chiffre d’un milliard
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par an. Le pays était donc en avance sur ses épargnes, lorsqu’un déficit s’est manifesté dans la récolte des céréales. Ce déficit n’eût peut-être pas été de nature à nous créer des embarras sérieux, si Je pays s’était trouvé dans une situation parfaitement régulière, avec des ressources abondantes et réellement disponibles ; mais, venant s’ajouter à une situation qui n’avait rien de régulier, quoi qu’on dise, et qui avait déjà absorbé plus de capitaux qu’il n’y avait d’épargnes, il méritait d’être pris en sérieuse considération et un établissement comme la Banque de France, qui avait souci de sa responsabilité, devait y regarder à deux fois avant de laisser au crédit les facilités les plus étendues. On évaluait le déficit de la récolte à 15 millions d’hectolitres, et on calculait que, pour le combler, il fallait exporter au dehors une somme de 400 millions en espèces métalliques. Sans doute, s’il s’était agi de la prendre dans la poche de chaque individu, proportionnellement à la quantité de numéraire qu’il pouvait posséder, cette exportation de 400 millions, sur un ''stock'' métallique qui doit être au moins de 3 milliards 1/2, n’avait rien d’inquiétant, et on aurait pu ne pas s’en préoccuper ; mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Quand on a des paiemens pressés à faire en numéraire à l’étranger, on s’adresse à l’établissement financier qui en possède le plus et peut vous le procurer le plus vite : on s’adresse à la Banque de France, C’est elle qui momentanément est appelée à supporter en grande partie le poids des exportations de numéraire. Ce n’est qu’une avance qu’elle fait sans doute, et cet argent lui rentre plus tard par les mille canaux de la circulation ; il n’en est pas moins vrai qu’il s’opère dans sa caisse, pour un temps plus ou moins long, un vide qui peut avoir des conséquences graves, puisqu’à tout moment on peut venir lui demander le remboursement des billets et des dépôts. Ce qu’il y a de certain, c’est que, pendant le cours du mois de septembre 1861, la Banque vit son encaisse diminuer de 80 millions et son portefeuille augmenter de 74. Elle avait donc 305 millions d’espèces métalliques pour répondre non-seulement de 766 millions de billets au porteur, mais de 203 millions de dépôts, en tout 969 millions.
 
Devait-elle, en présence de cette situation, rester complètement impassible, et ne prendre aucune mesure de précaution, au risque de ce qui pouvait arriver ? Ce ne fut pas son avis ; elle éleva d’abord le taux de son escompte à 5 1/2, puis à 6pour 100, et elle crut devoir en outre se procurer pour 50 millions de traites sur Londres, de façon à empêcher d’autant les exportations de numéraire vers le royaume-uni. Néanmoins son encaisse perdit encore 20 millions pendant le mois d’octobre, et son portefeuille augmenta de 27. C’est une preuve, dit-on, de l’inefficacité de la mesure, puisque, malgré l’élévation
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du taux de l’escompte, la situation ne fut pas changée, et que le numéraire continua de baisser et le portefeuille d’augmenter. On ajoute que la situation devait d’autant moins changer qu’il s’agissait d’exporter du numéraire pour payer une denrée de première nécessité qu’on devait se procurer à tout prix, et que la Banque contribuait à renchérir en augmentant le taux de son escompte, ce qui aggravait la crise. Il est tout naturel que l’élévation du taux de l’escompte n’ait pas mis fin immédiatement aux besoins d’argent et restreint tout à coup les opérations commerciales. Les affaires engagées ne s’arrêtent pas ainsi du jour au lendemain ; mais ce qui prouve que la mesure a été efficace, c’est d’abord que la diminution de l’encaisse et l’augmentation du portefeuille ont été beaucoup moindres en octobre qu’elles n’avaient été le mois précédent, et qu’ensuite l’équilibre a fini par se rétablir à peu près complètement, puisque la Banque s’est sentie assez à l’aise pour ramener le 21 novembre le taux de l’escompte à 5 pour 100, où il est aujourd’hui.
 
En élevant le taux de son escompte, la Banque a sollicité le numéraire qui était dans d’autres mains que les siennes à sortir de sa réserve et à s’employer par l’appât d’une prime plus élevée, ce qui diminuait d’autant les demandes qu’on pouvait lui adresser à elle-même ; puis, et c’est la considération la plus importante, elle a refréné les spéculations un peu aventureuses. Or, dans toute opération commerciale, surtout dans celle qui, en temps de crise, a pour objet des acquisitions de céréales, il y a toujours la part de la spéculation plus ou moins aventureuse, de celle qui achète au-delà des besoins, et qui, après avoir provoqué des hausses exagérées, finit par subir des dépréciations considérables et amener des catastrophes. La preuve en est dans ce qui est arrivé en 1847, où, par suite d’approvisionnemens excessifs, le prix du blé, qui s’était élevé en mai à 37 fr. 98 cent, l’hectolitre, n’était plus au mois d’août suivant qu’à 23 fr. 59 cent, La preuve en est encore dans ce qui se passe en ce moment, où le prix des blés tend à rétrograder, et cependant nous ne sommes qu’à trois mois de la récolte dernière, et le déficit n’est pas comblé. Ce prix rétrograde tout simplement parce que la spéculation qui a pris part aux acquisitions de céréales se trouve trop chargée. À la fin d’octobre 1861, selon ''le Moniteur'', 6,669,000 quintaux métriques de froment, soit 8,336,000 hectolitres, étaient arrivés déjà dans nos entrepôts, c’est-à-dire environ la moitié du déficit tel qu’on l’évalue. Eh bien ! il y a dans ces arrivages précipités, en dehors des besoins du moment, un excès de spéculation, et quand l’élévation subite du taux de l’escompte par la Banque aurait eu pour effet de modérer un peu cette spéculation,
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nous ne voyons pas où serait le mal ; les prix n’en seraient que plus réguliers, plus conformes aux besoins véritables, et on ne verrait pas ces hausses excessives suivies de baisses non moins considérables, ce qui est désastreux pour tout le monde, pour le commerce, exposé à des soubresauts qui amènent toujours des ruines, et pour le consommateur lui-même, qui, en présence de ces fluctuations énormes, dont il ne se rend pas compte, est toujours tenté de crier aux accaparemens. D’ailleurs, nous ne pouvons nous lasser de le répéter, cette différence de 1 pour 100 dans le taux de l’escompte, qui suffit quelquefois à sauvegarder la situation de la Banque, qui a suffi dans la crise de cette fin d’année 1861, n’est rien pour le commerce sérieux ; elle ne peut arrêter aucune transaction, lorsque cette transaction est fondée sur un besoin réel. Qui oserait soutenir que les approvisionnemens de céréales vont manquer parce que ceux qui se livrent à ce commerce paieront 1 pour 100 de plus pour l’escompte de leurs billets ? Comparez la gêne que cette mesure impose à ce que pourrait être pour la Banque de France la suite de son imprévoyance, si, se laissant aller à accorder des crédits trop faciles, elle en arrivait à ne plus pouvoir rembourser ni ses billets, ni ses dépôts !
 
En définitive, qui se plaint de cette élévation du taux de l’escompte ? Est-ce le commerce ? — Il est évident que si l’escompte devait rester à un taux élevé, quelle que soit l’abondance des capitaux par rapport aux besoins, il y aurait un sérieux inconvénient, les affaires ne trouveraient pas le stimulant que leur donne le capital à bon marché ; mais lorsqu’il s’agit d’une mesure toute temporaire, qui souvent n’a pas même la durée d’une échéance commerciale, et qui a pour effet de conserver des ressources pour tous les momens ; lorsqu’il s’agit seulement pour le porteur d’un billet de 1,000 francs de payer (le taux de l’escompte étant porté à 6 au lieu de 5) 15 francs d’escompte au lieu de 12 francs 50 centimes, et même une différence moindre si l’échéance du billet est inférieure à quatre-vingt-dix jours, il n’y a pas lieu à des plaintes sérieuses de la part du commerce. Aussi n’est-ce pas le commerce qui se plaint. Ceux qui se plaignent, ce sont ceux qui usent d’un crédit qui est en dehors des attributions de la Banque, et qui n’a été établi depuis 1852 que par une dérogation à ses statuts ; ce sont ceux qui lui demandent des avances sur des valeurs de bourse, souvent afin de couvrir des excès, de spéculation. Pour ces gens-là, toute élévation du taux de l’escompte est en effet un coup qui les atteint, car la Banque, voyant ses ressources diminuer, sent le besoin de les réserver plus exclusivement au commerce, et elle restreint le maximum de ses avances : de là des liquidations forcées.
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L’élévation du taux de l’escompte atteint encore ceux qui ont donné un développement exagéré aux constructions des villes, et notamment de la capitale ; c’est la spéculation pure et simple qui fait les frais de la plus grande partie de ces constructions, il n’est pas indifférent pour elle de trouver plus ou moins de facilités dans le taux de l’escompte. Mais quel inconvénient y a-t-il à ce que la Banque rentre davantage dans ses attributions, qui sont celles d’une banque de commerce ? quel inconvénient encore à ce que les gens qui sont trop chargés de valeurs soient obligés de se liquider, et enfin que les travaux de construction marchent un peu moins vite dans la capitale ? L’excès de ces travaux est regrettable, aussi bien au point de vue politique qu’au point de vue économique, — au point de vue politique, parce qu’il amène dans la capitale une population flottante considérable dont il sera difficile de se débarrasser, et à laquelle on sera toujours obligé de fournir du travail, — au point de vue économique, parce que cette spéculation exagérée sur les constructions produit un renchérissement anomal de toutes choses, de la main-d’œuvre comme des loyers, renchérissement qui ne pourra pas toujours se soutenir, et dont la réaction amènera des catastrophes.
 
Quant à nous, qui considérons la Banque de France comme la clé de voûte du crédit, comme le recours suprême qu’on invoque en temps de crise, nous aimons mieux qu’elle pèche par excès de prudence que par l’excès contraire. Il faut que, comme la vertu de la femme de César, son crédit ne puisse pas être mis en question, et quand nous voyons des systèmes se produire qui ne tendent à rien moins que la ruine de ce crédit, et ces systèmes obtenir une certaine créance dans le public, nous le déplorons profondément, et nous nous disons qu’il y a beaucoup à faire encore pour vulgariser en France les saines notions de l’économie financière.
 
 
VICTOR BONNET.