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[[Revue des Deux Mondes]], tome 14, 1838
 
Chronique de la quinzaine.- 14 mai 1838.
 
[[Revue des Deux Mondes]], tome 14, 1838
 
Chronique de la quinzaine.- 14 avrilmai 1838.
 
 
===Revue Littéraire : Angelica Kauffmann (1)===
 
 
Personne assurément ne contestera la puissance du roman ; personne ne niera ses merveilleux moyens de séduction et son influence prodigieuse sur les masses. Il a conquis, grâce au génie des écrivains qui l'ont exploité, une belle place dans la littérature, et c'est en ce moment le genre d'ouvrage le plus en vogue et le plus populaire. Cependant, il faut l'avouer, on en a fait abus, soit en adaptant sa forme à une foule de compositions qui ne la comportaient point, soit en le traitant lui-même d'une manière incomplète et exagérée. Le roman est une dégénération de l'épopée ; c'est l'histoire de la vie commune, le plus souvent sous des noms feints ou avec des personnages supposés. Comme telle, c'a été un grand tort, selon nous, que d'y introduire la poésie avec ses élans et son rhythme, c'était abaisser la muse que de lui faire quitter les cimes du Parnasse pour les bas-fonds de la plaine. Comme enfant de l'épopée, c'a été méconnaître sa nature que de le transporter dans le domaine de la philosophie, de la politique et de la science. En disant cela, nous ne voulons pas mettre en doute la valeur des oeuvres qui se sont montrées au public avec des habits d'emprunt; nous ne prétendons pas contraindre l'écrivain à ne donner pour forme à sa pensée que celle qui en émane directement, mais nous aimons assez qu'un chêne soit un chêne, et ne mêle pas à ses branches rugueuses et tordues les rameaux élancés du platane ou du peuplier.
 
Lorsqu'un fleuve est coupé de mille petits ruisseaux, de mille courans aux ondes mélangées, il est bon quelquefois de remonter à la source et de contempler le flot dans sa limpidité primitive; nous nous permettrons donc quelques réflexions sur les élémens du roman. Quelle est, en effet, l'essence du roman? qui est-ce qui le constitue particulièrement? Ce sont les mouvemens de l'ame éclatant au dehors par des traits caractéristiques. Ainsi que dans l'épopée, les caractères et les passions en sont les élémens principaux ; seulement ils ne se développent point dans une sphère idéale, et ils s'agitent sur un terrain peu élevé.
 
Comme dans l'épopée, les caractères et les passions sont mis en relief par les évènemens, et les évènemens sont encadrés dans la nature, les moeurs et les coutumes des peuples; mais les évènemens, les moeurs des nations et les beautés de la nature ne sont que des moyens de faire valoir et saillir le principal, les caractères et les passions. Les faits, les coutumes et le paysage ne sont que l'accessoire. Les anciens, qui avaient le sentiment du beau et du vrai, avaient si bien compris l'importance de l'homme dans le monde, qu'ils en avaient fait le point culminant de toutes leurs compositions littéraires. C'était en lui que rayonnait le monde extérieur, et la nature n'avait de grandeur ou de charme que par sa présence au milieu d'elle, ou les rapports de son ame avec elle. L'homme était leur étude journalière et spéciale. C'est ainsi que, dans l'Iliade et l'Odyssée, la peinture des caractères d’Achille, de Priam ou d'Ulysse, domine de haut celle des moeurs troyennes, ou celle des paysages de la Sicile et de l'île de Circé. Chez les modernes, les grands écrivains qui ont abordé le roman, et qui ont laissé dans ce genre un nom illustre à la postérité, ont imité, bien que dans les conditions d'une société plus compliquée, l'exemple des anciens. Ils ont donné à l'homme et aux orages de son coeur une large place dans leurs ouvrages. L'analyse profonde des caractères de don Quichotte et de Sancho Pança, de ceux de Clarisse et de Lovelace, a fait de Cervantes et de Richardson les premiers maîtres du roman. Ce n'est point par l'arrangement dramatique des évènemens, par les descriptions des lieux et des moeurs de l'Angleterre ou de l'Espagne, que ces deux hommes de génie ont conquis la gloire qu'ils possèdent, mais bien par la fouille immense qu'ils ont opérée dans l'ame de l'homme. Derrière eux, et avec des facultés éminentes, viennent des romanciers qui se sont encore occupés de l'homme, mais qui l'ont étudié moins en lui-même que dans ses rapports avec les hommes de son temps : ce sont les satiriques par excellence, Rabelais, Fielding, Lesage. Il ne faut pas une grande sagacité pour s'apercevoir, en lisant Gargantua, Tom Jones ou Gil Blas, que les caractères et les passions y jouent un rôle moins large et moins important que dans Clarisse et le chef-d'oeuvre de Cervantes. Les héros des romans de Lesage, de Fielding et de Rabelais, ne sont souvent que des prétextes pour peindre les ridicules et les travers de la société humaine. Aussi les épisodes, les aventures, les évènemens de toute sorte les encombrent et l'emportent sur le développement des caractères et des passions. Enfin apparaît Walter Scott. Ce dernier, armé de ses fortes études, sur le moyen-âge, doué d'une riche imagination, et de cet instinct divinatoire qui faisait trouver à l'illustre Cuvier le système entier d'une génération antédiluvienne, s'est élancé sur le passé, et frappant de sa baguette magique les vieux temps, a réveillé des faits et des noms endormis dans la poudre des siècles. A son appel merveilleux, les héros de la féodalité ont repris leurs armures, les chevaliers normands ont envahi la Bretagne et courbé sous le joug la tête des Saxons; puis la vieille Écosse a découvert ses lacs et ses montagnes, et au milieu de ses bruyères se sont agités des bohémiens mystérieux et des presbytériens sauvages. Si de nos temps il existe un écrivain qui ait eu le sentiment de l'épopée antique, c'est assurément sir Walter Scott, mais, malheureusement, il s'arrêta plus à la forme qu'au fond. Le développement des grandes passions et des grands caractères n'entra pas dans ses cadres. Il se contenta de tracer, avec force et vérité, les figures de quelques rois, de plusieurs chefs de clans, de montrer quelques haines de famille, et d'entr'ouvrir comme des fleurs naissantes, les amours discrètes de quelques femmes, mais presque toujours ce ne furent que des esquisses, des traits profonds, mais rapides et passagers, des portraits qui restèrent dans la demi-teinte, ou qui furent effacés par les couleurs plus brillantes des paysages et des peintures de moeurs. A prendre l'ensemble de ses compositions et à bien examiner ce qu'il a voulu faire, il est clair pour nous qu'il a attaché plus d'importance à la description de la nature, des moeurs et des coutumes des anciens temps, qu'au développement des caractères et des passions. L'écrivain a été plus curieux de décrire une fête, un tournoi, un lac et un château fort, que de vous dérouler les magnificences d'une passion comme celle d'Achille, ou que de vous montrer la constance et la volonté sublime d'un Ulysse aux prises avec le destin. Sous ce point de vue, nous pensons que le système adopté par Walter Scott, cet admirable peintre, est moins élevé, moins large, et moins dans le vrai éternel, que celui qui a été suivi par les romanciers précédens. Walter Scott, avec son brillant coloris, ses combinaisons ingénieuses d'évènemens, sa science profonde d'antiquaire, et son esprit d'observation, Walter Scott est, et restera dans le roman, comme une de ces étonnantes exceptions qu'il faut admirer plutôt que suivre. En effet, son influence sur la littérature européenne a été grande : il a enfanté une foule d'imitateurs; mais on peut dire, quoiqu'il se soit trouvé des hommes d'un beau talent parmi eux, tels que Cooper et Manzoni, qu'il les a enrôlés tous d'avance sous sa bannière, et cela devait être; ayant, ce nous semble, renversé l'ordre naturel des choses et fait de l'accessoire le principal, tous ceux qui, après lui, se sont jetés dans cette voie restreinte et exceptionnelle, se sont volontairement exposés, malgré leur mérite, au reproche d'imitation. Walter Scott, dans son système, a beaucoup de ressemblance, mais à une portée plus haute, avec la terrible Anne Radcliffe. Tous les deux, l'un en fait de peinture de moeurs et de résurrection historique, l'autre en fait de combinaisons d'accidens, d'évènemens mystérieux et de surprises effrayantes, ont après eux; comme on dit vulgairement, tiré la planche. Il n'en est pas de même des grands scrutateurs du coeur humain, des grands peintres de caractère et de passions. Travaillant sur un fonds immense et immuable, ils ont tous pu devenir originaux, traiter vint fois la même matière, sans l'épuiser et sans se rencontrer. Lovelace ne tue pas don Juan, Werther n'empêche pas René, René n’éteint pas Adolphe ; Robinson, avec sa sublime espérance en Dieu, rien détruit de l'effet divin que produit sur les ames la résignation douce et tranquille du ''Vicaire de Wakerfield''. L'ame humaine, ce réceptacle de toutes les passions, cette caverne où se remuent les vertus et les vices sous les formes les plus complexes et les plus variées, est assez vaste pour contenir des milliers de voyageurs, et assez riche pour défrayer des milliers d'exploitans.
 
De nos jours, en France, nous avons vu abonder les imitateurs du romancier écossais. Pressée d'en finir avec le faux idéal classique, les héros grecs et romains mal compris, la jeunesse littéraire de la restauration prêta avidement l'oreille aux contes magiques de l'Arioste du Nord. Reportant ses yeux sur le passé de la France, et sur les richesses poétiques du pays, elle donna naissance à une multitude de romans et de nouvelles composés et exécutés dans la manière de Scott. Toutefois nous ne comprenons pas dans ces ouvrages le ''Cinq-Mars'', de M. Alfred de Vigny, et la ''Notre-Dame de Paris'', de M. Victor Hugo. M. de Vigny a écrit un roman historique, mais comme Mme de La Fayette l'avait déjà fait dans ''la Princesse de Clèves'', et l'abbé Prévost dans ''Cleveland'', il a eu plus en vue le développement des caractères et des passions que la description des moeurs et des paysages de la France. ''Cinq-Mars'' est plutôt de l'histoire mise en mouvement et en relief, une tragédie à la façon des chroniques de Shakspeare, qu'une fable de roman, avec des personnages supposés, introduits dans la réalité de l'histoire. A l'égard de M. Hugo, bien qu'il nous paraisse rentrer dans le système de Scott, en ce que la description des choses matérielles occupe chez lui la première place, néanmoins son individualité de poète et son amour profond de l'art gothique ont imprimé à sa ''Notre-Dame de Paris'' une incontestable originalité.
 
A l'heure actuelle la fièvre des romans historiques est entièrement calmée. A l'exception de quelques traînards, que l'on voit apparaître de loin en loin, comme on entend, après un feu d'artifice, partir des pétards isolés et qui n'ont pas pris feu lors de l'explosion, les esprits ont abandonné les traces du dernier maître, laissé, de côté la description des vieux temps, et se sont réfugiés dans le présent. Le roman de moeurs est généralement traité. Mais quel fracas d'évènemens, quelle abondance de faits, que de coups de théâtre, que de drames violemment dénoués ! On est beaucoup plus dans l'analyse du coeur humain; mais la distance que les écrivains modernes ont à parcourir pour se rapprocher des astres magnifiques qui brillent à la voûte du ciel de l'art, est immense. De temps en temps de nobles ouvrages s'élèvent et se placent comme les jalons du chemin qu'il faut suivre, mais le flot de l'anecdote et du drame à effet revient bientôt les engloutir. Que faire? Ne point désespérer, et aider du geste et de la voix les écrivains consciencieux qui tentent avec labeur la bonne voie. Déjà le vrai public littéraire a éprouvé un vit plaisir à l'apparition des romans de Mme Sand, du ''Stello'' de M. Alfred de Vigny, du livre de ''Volupté'' de M. Sainte-Beuve, et de ''l'Eugénie Grandet'' de M. de Balzac il a applaudi au développement des caractères et à l'analyse des passions que ces ouvrages renferment. Aujourd'hui il nous est encore agréable de pouvoir lui signaler, comme étant dans la route du vrai roman, les premiers pas de M. Léon de Wailly.
 
Le livre de M. de Wailly est basé sur un personnage réel, et sur un fait de la vie de ce personnage. Angelica Kauffmann est une jeune fille qui vécut en Angleterre et y fut célèbre comme peintre dans les trente dernières années du XVIIIe siècle. L'histoire de sa vie, écrite à Florence en 1810 par Gherardo de Rossi, et la ''Biographie universelle'', disent qu'elle naquit à Coire dans le pays des Grisons, d'un peintre tyrolien qui menait une vie errante. Son père, Jean-Joseph Kauffmann, étonné de ses dispositions précoces pour le dessin et la musique, la conduisit à Rome. Là elle fit des progrès rapides dans ces deux parties de l'art, et s'étant rendue plus tard à Londres, à la sollicitation d'une grande dame anglaise, ses succès comme peintre y furent si brillans, que George III voulut qu'elle fit son portrait et celui de tous ses enfans. Elle était douée d'agrémens personnels très séduisans. A voir son portrait gravé par Bartolozzi, lequel existe en tête de son oeuvre, au cabinet des estampes de la Bibliothèque royale de Paris, on conviendra qu'il est difficile de rencontrer une physionomie plus douce, plus fine et plus élégante. Sa manière de peindre n'était pas très sévère, ses compositions se ressentaient un peu de l'affectation et du mauvais goût qui régnaient alors dans les écoles d'Italie; mais il y avait de la facilité, de la grace et de l’invention, et sa touche brillante et moelleuse ne manquait pas de largeur. Sa beauté et ses talens lui attirèrent bientôt une foule d'hommages. Elle fut en rapport d'amitié, ou en relation avec un grand nombre d'hommes distingués de la société anglaise. Jusqu'ici les biographes s'accordent, mais ils se séparent à l'occasion d'un évènement malheureux qui lui arriva au plus beau moment de ses triomphes à Londres. Les uns disent que, sous le titre de comte de Horn, un intrigant, venu de Suède, et introduit, on ne sait comment, dans le grand monde, fit la cour à la jeune artiste, dans la vue de s'emparer de sa fortune, et parvint, à force de fourberies, à obtenir sa main. Les autres prétendent qu'un baronnet artiste, et membre du parlement, rechercha vainement Angelica en mariage et voulut venger son amour-propre humilié de la manière suivante. Il aurait pris dans les bas rangs du peuple un jeune homme porteur d'une belle figure, l'aurait mis à même de paraître richement dans le monde, et l'aurait stylé à jouer le rôle d'un gentilhomme épris des charmes et des talens d'Angelica. La jeune fille aurait été dupe de cet artifice elle aurait donné son coeur et sa main au fourbe déguisé, et le mariage à peine conclu, le baronnet rebuté se serait hâté de dévoiler son manège. Les deux versions sont présentées d'une manière tellement vague et incertaine, que l'on a peine à y ajouter foi. Cependant ce qui sort de vrai de ces deux récits, c'est que la malheureuse Angelica fut la dupe d'un imposteur sans titre et sans fortune. A l'égard des faits qui suivirent son triste mariage, les biographes diffèrent encore les uns des autres; mais ils s'accordent de nouveau sur le reste de sa vie. Redevenue libre, par le moyen d'une séparation judiciaire, ou, selon Gherardo de Rossi, par la mort du soi-disant comte de Horn, Angelica s'éloigna de l'Angleterre, et alla se fixer à Rome. Là elle vécut heureuse et tranquille dans le commerce des arts et de la société. Goëthe, ce sublime curieux, eut le désir de la connaître, lorsqu'il passa dans la ville antique; il la vit, et lut même devant elle sa tragédie ''d'Iphigénie en Tauride''. Il lui a consacré plusieurs lignes d'éloges dans son journal de voyage appelé ''Poésie et Vérité''. Angelica mourut à Rome en 1807, après avoir produit une oeuvre considérable tant en peintures qu'en dessins, et avoir épousé en secondes noces le peintre vénitien Zucchi, ancien ami de sa famille.
 
Tel est le personnage et telle est l'anecdote que M. de Wailly a dû élever à la puissance du roman. Il est évident, pour tout esprit un peu habitué à saisir les mobiles des passions et à démêler, dans les actes humains, les élémens du drame, qu'il se trouvait un roman enfoui sous les pages des deux biographies. Mais comment faire éclore le germe et en tirer les jets vivaces et multiples d'une noble plante ? Comment, sur une si légère donnée, construire un édifice aux fortes assises et aux larges proportions? Le sujet présentait des écueils. D'abord le personnage d'Angelica, comme artiste, reportait naturellement les yeux sur Corinne : c'était d'avance jeter un sceau de glace sur la tête des lecteurs. Ensuite l'intérêt vil, la cupidité qui semblait être le ressort de la fourberie du séducteur, dans l'une comme dans l'autre version, souillait le canevas du roman de manière à ne pas permettre que l'on y essayât la moindre broderie, M. de Wailly cependant n'a point été effrayé par ces difficultés et n'a point reculé devant; il a commencé par réunir les deux versions en une seule; il a fait du faux comte de Horn, venu de Suède, l'instrument des vengeances de l'homme dont Angelica a rejeté la main; puis, laissant de côté l'amour de la peinture, et ne gardant de l'art que ce qu'il en fallait pour bien placer Angelica dans le monde et rester le plus près possible de la vérité, il s'est emparé d'elle comme femme et l'a mise aux prises avec les désirs et les tentatives violentes d'un roué puissant et orgueilleux. Alors, de cette transmutation il est résulté trois caractères distincts : une jeune fille belle et fière, un homme humilié qui se venge, un jeune homme qui sert d'instrument et qu'on brise après s'en être servi. Modifiés par l'imagination de l'auteur, échauffés par sa pensée, ces trois individus ont pris corps, et, se dégageant de la réalité bornée de l'anecdote, ils se sont élancés dans la vie du roman avec de vastes développemens. Le drame a commencé. Durant l'espace de deux années, l'action marche à son dénouement à travers le mouvement du grand monde et une foule d'originaux qui tourbillonnent autour des personnages principaux, comme des satellites autour de leurs astres. D'abord Angelica et le baronnet Francis Shelton dans l'arène. Le grand seigneur attaque la jeune fille, elle se défend avec sa pudeur et sa fierté. L'adversaire s'irrite, l'obstacle augmente ses désirs, il éprouve même un moment de l'amour. Sa main est offerte, elle est rejetée; l'orgueilleux blessé se retire, s'éloigne même du pays; mais il cherche un moyen de se venger. Le hasard le lui offre. Dans une contrée lointaine se présente à lui un jeune homme qui, placé dans des conditions exceptionnelles et bizarres, se croit fils d'un comte et l'héritier d'une grande maison du Nord. L'Anglais vindicatif l'attire auprès de lui, l'encourage dans ses idées chimériques, l'introduit dans les hauts cercles de Londres, et, sans qu'il se doute du rôle qu'il lui fait jouer, le pousse, avec la qualité de gentilhomme et sous l'aspect d'un homme intéressant par ses malheurs, aux pieds de la cruelle Angelica. La rebelle se prend au piège par la pitié; elle aime le complice innocent des roueries de son ennemi; celui-ci la paie de retour. Bientôt le mariage étend sur leurs têtes son voile doré, et, quand le bonheur les a comblés de ses pures délices, le baronnet se montre et leur broie le coeur à tous les deux en leur jetant à la face l'atroce vérité. La jeune femme, saisie, humiliée, s'éloigne de son époux; l'infortuné mari s'en va mourir misérablement en prison, et Shelton rentre dans le monde avec la satisfaction d'un homme vengé et l'applaudissement de tous les roués de la haute société.
 
Voilà le drame avec son exposition, son milieu et son dénouement, réduit à sa plus simple expression. Il est facile de voir, par le peu que nous en avons dit, combien le rôle du baronnet doit être imposant et terrible, combien la lutte d'Angelica comporte d'intérêt, combien la situation du malheureux de Horn promet d'angoisses et de pathétique, et combien la crainte, l'amour, la pitié, le remords, doivent souffler impétueusement sur toutes ces aines, et, pareils aux vents du ciel, les couvrir tour à tour de lumières et d'ombres. Mais la critique peut aussi demander où est l'unité, de quel personnage elle découle? Bien que, par sa jeunesse, sa beauté, ses talens, Angelica soit la cause du mal, en attirant auprès d'elle un homme pervers; que, pour cette raison, elle occupe le premier plan et donne son nom à L'ouvrage, l'intérêt et l'action du roman ne nous paraissent pas reposer sur elle seule plus que sur les autres. D'abord elle est presque toujours passive, attaquée: elle n'agit que pour se défendre; puis l'intérêt de pitié se partage entre elle et son jeune mari. Est-ce le comte de Horn qui donne l'unité à l'ouvrage? Mais durant le premier volume il est en dehors de l'action, et ne paraît sur la scène que pour amener la péripétie. Est-ce l'orgueilleux Shelton? Nous le pensons. L'intérêt qu'il inspire n'est pas, assurément, un intérêt de compassion, c'est un intérêt de curiosité qui domine le roman tout entier et qui ne cesse qu'au dernier mot du dénouement. Il s'agit constamment de savoir s'il arrivera à ta possession d'Angélique, ou comment, n'y parvenant pas, il pourra s'en venger. L'unité d'intérêt réside donc seulement en lui, et quant à l'unité d'action, son caractère remuant et audacieux relie toutes les parties de l'ouvrage. En effet, dès les premières pages, nous le trouvons dans une auberge de Suisse, se permettant une impertinence grossière vis-à-vis d'une jeune fille honnête, et cela uniquement par passe-temps et pour chasser l'ennui d’un voyage. Six ans après, rencontrant à Londres cette jeune personne devenue célèbre et l'idole de la mode, il se fait présenter à elle, lui rend services sur services, s'empare de ses amis, la circonvient de mille façons, et marche à la satisfaction de ses désirs avec la plus infatigable persévérance. Lorsque, frappé dans son orgueil et vaincu dans ses odieuses entreprises, il s'échappe et fuit de l'Angleterre comme un tigre blessé, quoique absent, son ombre s'étend encore sur la malheureuse famille Kauffmann : Angelica ne peut entendre son nom sans frémir et semble toujours redouter une de ses ruses. Lorsque, de retour à Londres, il paraît le plus inoffensif et le plus tranquille des hommes, c'est alors même que ses victimes sentent trembler le sol sous leurs pas. Toujours Shelton, les salons d'Almack's, le parlement, le club des Boucs, tout est plein de Shelton; tout ne marche que par lui. Il est l'alpha et l'oméga du livre, c'est lui qui l'ouvre par une insolence et c'est lui qui le ferme par la plus terrible catastrophe. Nous ne nous trompons pas en affirmant que là est la véritable unité du livre, qu'elle se trouve dans le gentilhomme blessé et dans sa vengeance.
 
Maintenant examinons les caractères. Nous commencerons par celui du baronnet, car, étant l'homme odieux du roman, il devait être un des plus difficiles à rendre. L'auteur nous paraît s'en être heureusement tiré, cette figure fait honneur à son imagination; c'est peut-être la plus neuve, du moins c'est la mieux soutenue et la plus fortement dessinée. Au premier abord quelques lecteurs pourront se rappeler Lovelace; mais ce souvenir, éveillé par de vagues apparences, n'a, suivant nous, aucun fondement réel. Un moraliste a dit « A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux. » Cette pensée est d'une grande justesse : pour peu qu'on observe attentivement les choses, on voit bientôt éclater leur dissemblance, L'esprit du mal et le génie de l'intrigue respirent dans les actes de Lovelace comme dans ceux de Shelton; mais voilà seulement ce qu'ils ont de commun. Ainsi de lago et de Richard III : c'est l'envie qui est la racine du mal que ces deux échappés de l'enfer font dans le monde; cependant leur physionomie est bien différente, et l'on n'accusera jamais Shakspeare de les avoir modelés l'un sur l'autre, d'avoir fait du monstre vénitien la contre-épreuve du bossu anglais. Lovelace a vingt-cinq ans; il est jeune, sensuel, susceptible d'exaltation, de folie même, malgré sa froideur nationale et son calcul satanique. Shelton, au contraire, est âgé de quarante ans, d'un sens rassis et positif, et nullement coureur de femmes. Comme un homme qui vit dans la société doit avoir des maîtresses, Shelton, animé par les résistances d'une petite fille, s'en occupe, se pique au jeu, et, une fois piqué, irait même jusqu'à l'épouser; mais tout cela est plutôt une affaire de cerveau que de sens : il y a plus de profondeur dans la blessure que lui a faite Angelica qu'il n'y en eut jamais dans son désir de la posséder. Lovelace obtient les faveurs de sa maîtresse en lui faisant boire un narcotique; Shelton se venge de la sienne en mettant un laquais dans son lit. Lovelace est insouciant, ne craignant quoi que ce soit, méprisant les lois de la société, et bravant ouvertement les convenances et l'étiquette du monde. Shelton méprise les hommes; mais il respecte le monde, ses habitudes, ses allures; il respecte surtout le jugement de ceux qui le dirigent. Avant de déshonorer Clarisse, Lovelace perdait une autre femme; Shelton, avant de poursuivre Angelica, s'amusait à mener un club sans vouloir même accepter ostensiblement le mérite de la direction. Le premier besoin de Shelton, c'est de dominer par son intelligence non-seulement les individus, mais encore les positions de la vie les plus compliquées : Shelton est plus près d'un ambitieux que d'un débauché. C'est un joueur de marionnettes, aimant à tenir des fils, les fils d'un pantin ou d'une femme, d'une intrigue politique ou d'un complot de société : ôtez les femmes du roman de Richardson, et le caractère de Lovelace est impossible ; ôtez les femmes de celui dont nous parlons, et le caractère de Shelton est toujours possible. Shelton est l'homme du monde, mais l'homme du monde avec l'orgueil de Satan. Il serait fort honorable pour un auteur qui débute, qu'on pût se rappeler, à l'aspect de son personnage principal, celui de Richardson; car la création du romancier anglais est peut-être une des plus fortes et des plus épiques qui soient jamais sorties du cerveau d'un écrivain. Cependant nous croyons les différences que nous avons exprimées plus haut assez profondes pour que l'on ne conteste pas au baronnet Shelton son originalité.
 
Si le caractère de l'orgueilleux exigeait dans la main qui le traçait de la fermeté, celui d'Angelica demandait de la grâce et de la souplesse. Soit à cause de sa modestie, soit à cause de sa position pénible vis-à-vis d'un ennemi fort et puissant, il était difficile de lui imprimer autant de relief que l'on en peut donner aux gens d'action. Pleine de pudeur et de fierté, elle est de la nature des sensitives, qui se retirent au moindre contact qui les rebute. Frêle et délicate de corps, elle retomberait aisément dans la catégorie des femmes douces et passives que l'on rencontre dans tant de romans, n'était ce goût prononcé de l'élégance qui se manifeste en elle dès le premier âge, qui lui fait donner ironiquement par sa famille de bons fermiers, le surnom de princesse, et qui, la poussant vers le grand monde, contribue, indirectement il est vrai, à lui attirer les malheurs dont elle est plus tard accablée. Néanmoins ce penchant naturel à aimer le ''comme il faut'' dans les choses et dans les personnes n'étouffe pas en elle la sensibilité et les élans du coeur. Ainsi, dans son combat de générosité avec Reynolds, lorsqu'elle vient restituer à ce peintre la commande de tableaux qui lui était due, et qui lui avait été enlevée par une insigne rouerie, la noblesse de son ame, la pureté de ses sentimens éclatant à demi-mots sur ses lèvres, vous émeuvent et vous mènent presque à l'attendrissement. Bien que la vue de Shelton l'épouvante après l'infâme violence qu'il a voulu exercer sur elle, bien qu'elle tremble devant lui comme une biche craintive à l'aspect du tigre, l'hypocrite s'humiliant, lui déclarant ses peines, lui contant la douleur qu'il a de la voir, passer aux bras d'un autre, Shelton lui arrache encore des soupirs d'intérêt et de compassion. Enfin, lorsque, se croyant trompée aussi indignement qu'une femme peut l'être, et n'ayant aucun indice qui puisse jeter le doute dans son esprit, elle s'éloigne de son malheureux époux et se réfugie au sein de sa famille, là, les pleurs et les sanglots qu'elle laisse échapper en apprenant la détresse du pauvre comte, les reproches qu'elle se fait de sa dureté envers lui, et ses efforts pour le faire sortir de prison, donnent au lecteur la mesure vraie de la bonté de sa nature et de la profondeur de sa passion.
 
A l'égard du jeune de Horn, le développement de son caractère offrait de grandes difficultés. De tous les personnages du roman, c'est celui qui a la position la plus fausse. Il paraît dans le monde revêtu d'un faux titre, revendiquant une immense fortune qui ne lui appartient pas et surprenant la bonne foi d'une jeune fille qui croit à ses titres et à sa richesse. Comment intéresser avec une telle façon d'être et de semblables allures? L'auteur cependant y est parvenu. Il lui a donné d'abord vingt ans, et l'a doué de toute l'imagination romanesque de la première jeunesse; puis il a entouré de mystère son berceau, il a élevé à l'entour une masse de faits assez vraisemblables, pour que le fils de l'horloger Brandt puisse croire à sa naissance aristocratique. Il le fait tomber ensuite dans les mains d'un homme riche, puissant, considéré, qui, voulant s'en servir comme d'un instrument pour un but infâme, le fortifie dans ses espérances, le salue du titre de comte devant le monde, et le compromet de manière à ce qu'il ne puisse pas reculer. Ajoutez à cela la passion de l'amour, qui s'empare de cette jeune tête avec toute la fraîcheur et l'ivresse printanière des premiers sentimens, les combats de la conscience, qui se réveille et s'insurge dans son coeur, et l'entraînement fatal des circonstances, vous aurez une nature bonne et simple, mais pleine de trouble et d'hésitation; vous aurez un coupable, mais lui coupable digne de la pitié la plus grande, de la sympathie la plus vive. Le but de l'auteur a été atteint; la position scabreuse et équivoque du personnage a été acceptée; elle est devenue même une source abondante d'intérêt. Quel est maintenant le coin saillant de son caractère? A considérer le limon dont l'a pétri le romancier, et à voir sur quel haut terrain il l'a placé, ce devait être la timidité. En effet, elle se manifeste dans ses actes et dans ses paroles. Elle est le résultat de sa jeunesse, de son éducation imparfaite, de son peu d'habitude du monde, et surtout de cette honnêteté de coeur qui ne peut se faire à une route qui n'est pas très droite. Elle perce dans les momens les plus doux, dans ceux qu'il passe auprès de sa maîtresse. Toujours elle l'accompagne devant son protecteur infernal, le baronnet; et lorsque, maudissant enfin celui qui l'a foulé aux pieds et brisé comme un verre, il se redresse à son tour, et dans son exaspération s'élance pour frapper l'infante à la face, cette timidité reparaît, elle le force à baisser le bras, et il balbutie presque comme un enfant devant l'homme auquel il veut arracher la vie. L'ascendant de Shelton sur lui a été si fort, qu'il le domine encore. Ce dernier trait est juste et nous semble d'une grande beauté. En général, le personnage du comte de Horn est habilement posé. Dans beaucoup de mains, il aurait complètement disparu, n'aurait été qu'un instrument vulgaire de vengeance; sans éclat et sans originalité; dans celles de M. de Wailly, il a pris de l'importance et acquis une valeur réelle. Quoiqu'il n'apparaisse que fort tard sur la scène, il y demeure assez long-temps pour attacher les yeux, il est assez malheureux pour y laisser une trace profonde.
 
Autour des trois principales figures que nous venons d'analyser peut-être un peu longuement, se groupent d'autres figures qui, sans présenter autant d'intérêt, n'en sont pas moins remarquables. Fidèle au système adopté par les bons romanciers, l'auteur n'a point créé d'épisodes, et ses personnages secondaires servent tous au développement de l'action et des caractères principaux. La grande dame anglaise qui, dans la biographie, amenait à Londres Angelica, se retrouve également dans le roman. Lady Mary Veertvort est la protectrice de la jeune artiste, son chaperon, son guide et son mentor. Elle la met en relation avec le baronnet, qui lui fait avoir la commande de tableaux du club au détriment de Reynolds, et, par ses empressemens, elle décide le mariage avec le comte de Horn. On voit combien elle est nécessaire à l'action. Son caractère forme un piquant contraste avec celui de sa protégée. Autant l'une est retenue, craintive et peu allante, autant l'autre est impétueuse et femme d'action. Autant l'une se tourmente de scrupules, autant l'autre est prompte à les lever dans son coeur ainsi que dans celui des autres. Si lady Mary Veertvort est tranchante et légère en fait de conseils et de jugemens, c'est qu'elle est d'un certain âge, habituée au monde, et qu'elle en a la morale pratique. Au reste, toutes ses précipitations et ses fausses démarches lui sont inspirées par un excellent coeur. Un autre personnage qui n'est pas moins bien touché que celui de lady Mary, quoique plus accusé, c'est le colonel Ligonier, collègue de Shelton à la chambre des communes. Cet ancien militaire, lourd et épais, est un honnête pantin dont le baronnet se sert merveilleusement pour introduire, sans se montrer, le jeune de Horn chez les Kauffmann. La physionomie curieuse de ce gros homme est vivante; sa folie est de connaître tous les noms aristocratiques du monde, sa fureur est celle de la présentation. Cette silhouette comique et celle de lord Parham, membre grotesque du club des Boucs, jettent de la gaieté dans l'ouvrage. La famille Kauffmann n'est pas, comme le dit Walter Scott sans avoir une corne au chapeau, c'est-à-dire ce coup de pinceau caractéristique qui fait vivre les figures les moins intéressantes. On aime l'irritation du vieux Kauffmann, peintre médiocre, mais bon père, sitôt que le talent de sa fille n'est point prôné comme il mérite de l'être. On pardonne volontiers à l'oncle Michel ses rusticités, tant il est brave homme. On applaudit surtout aux espiègleries de la petite cousine Gretly, qui, à travers ses sarcasmes et ses folles idées, a l'instinct de deviner la fausseté de Shelton, rien qu'à l'inspection de son nez. Méfiez-vous, dit-elle, de tout homme aux narines relevées et mobiles; quand son nez se fronce, il ment. Nous ne savons pas jusqu'à quel point cette observation est juste, mais elle est au moins piquante et singulière. Quelle bonne trouvaille: quelle heureuse invention que celle de lady Ramsden et de miss Jemima sa fille, les chercheuses de maris! Elles sont bien utiles aux roueries de Shelton, la fille surtout, afin de piquer l'amour-propre d'Angelica, et de pénétrer ses sentimens à l'égard du baronnet. Elles sont aussi bien divertissantes avec leur manie d'accaparer tous les jeunes gens des salons. Pauvres créatures! la mère chassant pour sa fille, la fille chassant pour son propre compte: voilà un roman fini, et pas encore de mari trouvé. Si les deux Ramsden ne provoquent guère que le rire, il n'en est pas de même de la modeste figure du jeune Lewis, valet de chambre du comte de Horn. Ce domestique, qui reste fidèle à son malheureux maître jusque sous les verroux de Newgate, excite par son dévouement simple et naïf une émotion vraiment délicieuse. Ce coup de pinceau honore beaucoup L'ame de l'auteur. Comme expression du temps, les portraits des principaux membres de la ''fashion'' nous semblent tracés aussi justement que possible. Lord Belasyse, le marquis de Tavistock, et Henry Vernon, ce chef hardi et hautain du parti cynique, ont tous leur cachet particulier, et s'accordent on ne peut mieux avec ce que nous savons des libertins de ''high life au XVIIIe siècle. La brusquerie presque sauvage du fameux docteur Johnson, et la noblesse de caractère de sir Joshua Reynolds, sont finement senties et touchées. La sœur de ce dernier, brave fille de quarante ans, et qui ne fait que passer, sent bien son pays, et rappelle aussitôt ces ''revêches beautés parlant de ravisseurs'', que M. Sainte-Beuve nous a si vivement peintes dans un de ses sonnets importés d'Angleterre. Le moins animé de tous les personnages secondaires est l'artiste vénitien Zucchi. Ami de la maison Kauffmann, futur mari d'Angelica, on ne comprend pas pourquoi il est si faiblement coloré. Il a beau faire des sorties violentes contre le mariage, la vie n'en circule pas davantage dans ses veines. L'auteur, préoccupé de figures plus importantes, a oublié de jeter sur lui une étincelle du feu de Prométhée. Peut-être ne l'a-t-il fait si terne et si pâle que pour mieux punir un jour Angelica de ses velléités ambitieuses.
 
La critique du râle de Zucchi nous offre une transition naturelle pour arriver à la moralité de l'ouvrage. Généralement on exige d'une oeuvre d'art un but élevé. On veut qu'il en sorte une intention directe ou indirecte de perfectionnement moral, une tendance vers le bon et le beau. La culture de l'art pour l'art trouve bien peu d'admirateurs et de partisans. Le roman comme oeuvre d'art est donc soumis à la règle suprême qui gouverne les productions de l'intelligence, il doit contenir une pensée haute et fructueuse. Le roman est un miroir qui reflète tous les mouvemens de l'ame et les évènemens de la vie humaine; mais le penseur qui tient en main le miroir ne doit pas le tourner vers la foule comme un homme indifférent ou comme un insensé qui n'a pas conscience de ce qu'il fait; il doit laisser jaillir du spectacle qu'il déroule aux yeux une leçon profitable aux esprits sains et intelligens. En partant de ce point de vue, le nouveau roman que nous venons d'analyser est-il conforme aux bonnes doctrines de l'art? Nous le pensons. Nous y voyons la satire de l'orgueil et la flagellation des moeurs d'une partie de la haute société. Par la peinture hideuse de son homme du monde, l'auteur a stigmatisé la froide corruption qui ronge le coeur de certaines gens que l'on appelle partout gens comme il faut; il a signalé au mépris cette classe d'individus dont les civilisations avancées regorgent, et pour qui le goût est l'unique règle des actions; il a montré enfin la boue dans le bas de soie. D'un autre côté, lorsqu'il frappe une jeune fille délicate et vertueuse dans ses sentimens les plus chers, lorsqu'il l'humilie d'une manière si terrible, il donne un rude avertissement à l'esprit romanesque et vaniteux de toutes les jeunes personnes qui se lancent dans le monde avec des rêves de grandeur et des espérances au-dessus de leurs positions réelles. En tout ceci, nous approuvons le romancier, et nous le louons de sa hardiesse; mais pourquoi ne se contente-t-il pas des traits profonds et lugubres qu'il a déjà tracés? pourquoi se croit-il obligé de finir le tableau par la réhabilitation de Shelton et son triomphe dans le club des Boucs, et par l'isolement et la fuite de la malheureuse famille Kauffmann, courbant la tête, sans mot dire, sous le coup qui vient de l'écraser? Ne va-t-il pas plus loin qu'il ne faut aller? L'ironie n'est-elle pas trop forte? Il est vrai que le ''voe victis'' est le mot favori du monde, que la société n'applaudit, la moitié du temps, qu'à celui qui sort vainqueur de l'arène. Il est vrai encore que l'approbation d'une bande de roués n'est pas une récompense, une sanction légitime. Cependant il est dur, il est désespérant de voir le juste, le bon, l'honnête, puni, châtié si cruellement, contraint à se cacher honteusement et à s'éloigner d'un pays comme taché de la lèpre du crime. Nous aurions voulu, sans altérer la vérité du caractère et sans faire tort à son développement logique, que l'auteur, par un moyen que nous n'indiquons pas, mais pris dans le sujet même, eût laissé entrevoir pour le méchant un commencement de punition céleste. Après une catastrophe aussi déchirante que l'est celle qui forme la péripétie, c'eût été soulager les aines et laisser respirer un peu, comme a toujours l'habitude de le faire le grand Shakspeare, à la fin de ses tragédies sanglantes.
 
L'ouvrage de M. de Wailly nous a paru composé dans le système des analyseurs anglais. C'est une tentative audacieuse vis-à-vis d'un public aussi impatient que le nôtre; loin de la critiquer, nous y applaudissons de grand coeur : il est désirable, pour les oeuvres importantes et pour l'art, que le lecteur français ne soit pas emporté de crise en crise, et s'habitue à supporter les développemens. Quoique établies sur une large échelle, les proportions du roman sont bonnes; le commencement, le milieu et la fin se répondent et se balancent convenablement. Un caractère posé, il se développe conformément aux lois de la logique, non pas de cette logique rigoureuse qui mène les personnages d'Alfieri et ceux de l'école française sur une ligne droite comme la ligne géométrique, mais de cette logique, plus humaine et plus vraie, qui fait décrire aux personnages de Plutarque, de Shakspeare et de Richardson, une ligne courbe et ondoyante. Un acteur une fois jeté sur la scène, il fonctionne suivant son importance et sa nécessité, sans que l'auteur le perde de vue ou en soit embarrassé. Tous les fils qu'il fait jouer se croisent et se décroisent, se mêlent et se démêlent sous ses doigts, avec aisance et netteté. Sous le rapport de l'exécution, M. de Wailly ne nous a pas moins agréablement surpris; son style est généralement clair, et d'un naturel auquel nous ne sommes plus accoutumés depuis long-temps. De nos jours on a tant abusé de l'image, on a tant prodigué la métaphore, on a tellement chargé de lyrisme l'humble prose, que nous ne saurions trop louer un auteur qui débute avec le ''sermo pedestris'' horatien. Ce n'est pas que la langue du nouveau romancier soit pauvre et glacée : elle est aussi riche qu'elle a besoin de l'être, elle s'élève et s'anime quand il le faut; mais, elle ne déborde pas en néologismes et en phrases poétiques à tout propos : M. de Wailly nous paraît écrire en homme de goût et de bon ton. S'il y a de la lenteur et même de l'embarras dans le style de ses premiers chapitres, la pensée y est toujours exprimée justement. A mesure que l'auteur avance et qu'il connaît mieux son terrain, la phrase s'anime et acquiert de la forme; souvent elle est fine et aiguisée en façon d'épigramme; souvent elle est sentencieuse et précise, à la manière de Vauvenargues. Dans la scène où Shelton demande, pour le docteur Johnson, une pension à lord Bute, favori du roi, elle est pleine d'ellipses et de vivacité. Lorsqu'il se voit humilié par les refus d'Angelica, elle rend sa rage avec une vigueur et une âcreté remarquables; enfin elle éclate en traits superbes de franche passion à l'endroit où le malheureux comte de Horn, trahi par son protecteur, repoussé par sa femme, abandonné de tout le monde, est en proie au plus violent désespoir qui puisse saisir un homme. Quel que soit le jugement que la critique porte sur ce roman, quel que soit l'accueil que le public lui fasse, notre opinion est, après l'avoir lu avec attention et l'avoir scrupuleusement examiné, qu'il révèle d'heureuses facultés chez l'écrivain auquel on en est redevable. Il signale en lui un esprit élevé, de l'invention dramatique, de la puissance d'analyse, et un sentiment très juste des habitudes et du langage de la société. En voyant de telles qualités, nous croyons pouvoir dire à M. Léon de Wailly que le roman lui promet de belles destinées littéraires. Qu'il ne doute point de lui-même, qu'il se lance hardiment dans la carrière ; il est déjà sur la bonne voie, et il peut saisir d'une main ferme les rênes du char qui a touché si glorieusement le but sous la conduite des Cervantes, des Lesage et des Richardson.
 
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<small>(1) 2 vol. in 8°, chez Ambroise Dupont, rue Vivienne, 7.</small>
 
 
AUGUSTE BARBIER.
 
 
===Revue littéraire de l’Allemagne===
 
Denkwurdigkeiten und vermischte schriften (Mémoires et mélanges, par Varnhagen de Ense) (1).
 
L'Allemagne, comparée aux autres pays, est pauvre en mémoires. La loyauté un peu raide, mais respectable de ce peuple, sa pudeur et sa fierté ombrageuse, qui reculent devant l'idée de faire des émotions les plus saintes, des sentimens les plus intimes, une marchandise de librairie, sont des causes assez visibles de cette indigence. Sans parler des scrupules qui empêchent l'homme public de divulguer des secrets d'état et d'administration depuis long-temps sans importance, et l'homme privé de mêler à ses aveux des révélations plus qu'involontaires au sujet d'autres personnes, cette indigence peut encore s'expliquer par l'uniformité de la vie commune. Le plus grand nombre des mémoires publiés par des Allemands sont dus à des hommes exceptionnels, tels que Goëthe, pour ne citer que l'exemple le plus célèbre. Encore ces documens sont-ils souvent incomplets, et nous pouvons quelquefois douter avec raison si l'auteur n'a pas déguisé, par prudence ou par fantaisie d'artiste, la réalité sous une broderie poétique.
 
Les mémoires de M. Varnhagen sont naturellement incomplets, comme ceux de tout homme vivant. Les gens qui connaissent l'auteur personnellement ou par ses écrits, n'en seront pas étonnés, s'ils se rappellent sa réserve diplomatique, son urbanité, sa bienveillance, la douée et calme harmonie de ses sentimens et de ses goûts littéraires. Les souvenirs de sa vie n'arrivent pas à une date beaucoup plus récente que la paix de 1815, et, quoiqu'ils comprennent toute la jeunesse de l'auteur, on n'y trouve guère que l'histoire de ses études diverses. M. Varnhagen a commencé par rappeler, comme chose sans conséquence, par amour de l'exactitude sans doute, que sa famille est d'une noblesse assez ancienne, ce qui ne nuit pas encore partout. Quelques membres de cette noblesse, voyant que depuis le XVIIe siècle les partages de famille dérangeaient leurs affaires, et que l'ancienne manière de relever leur fortune ne profitait plus qu'aux souverains puissans, tournèrent sagement leurs vues d'un autre côté et prirent en quelque sorte le parti de se séculariser. C'est ainsi que l'un des ancêtres de l'auteur se fit médecin, et que lui-même fut, si je ne me trompe, destiné à une profession semblable. Le récit de ses premières années ne manque ni de charme ni de naïveté; néanmoins ces qualités s'y montreraient davantage si M. Varnhagen n'avait adopté une méthode de travail qui n'est que l'abus d'une excellente chose. Envoyé à Berlin pour y suivre les études qui devaient servir de base à son avenir, il s'appliqua avec ardeur à la littérature, dont le côté plastique le préoccupa surtout; cela ressort à chaque ligne de ses descriptions complaisantes. Polir des hémistiches, cadencer et varier des rhythmes, inventer de nouvelles strophes, raviver des combinaisons oubliées depuis l'antiquité, telle semblerait avoir été à cette époque son occupation favorite. Il quitta Berlin pour l'université de Halle, et là commença pour lui une existence curieuse que je voudrais pouvoir dérouler en entier, parce qu'elle est peut-être la clé de la nationalité et du caractère des hommes d'élite en Allemagne. Tous ceux qui ont été jeunes en ce temps-là et bon nombre de ceux qui le sont aujourd'hui doivent se retrouver avec émotion dans cette partie du livre. Se précipitant avec un respectueux ravissement vers toutes les sources de savoir que lui ouvrait la riche université, M. Varnhagen voulut satisfaire à la fois l'imagination et l'intelligence, courir à la recherche des formules et des idées, s'approprier les secrets de facture d'Anacréon, et se voir initié aux mystères de Kant, boire goutte à goutte en de longues veilles le nectar des dieux d'Homère, et se recueillir avec conviction aux cours de dogmatique et de religiosité. Un prétorien de Napoléon ne parlait pas de sa double entrée à Vienne avec une joie plus solennelle que M. Varnhagen ne parle de ses méditations qui avaient pour but de compléter l'un par l'autre l'enseignement de Schleiermacher et celui de Steffens. On ne peut imaginer abstraction plus complète du ''moi'' au profit de la seule intelligence : le monde extérieur semble n'avoir aucun attrait, aucun sens; et je dis l'intelligence seule, car les sentimens, les passions même se mettent au service de cette faculté envahissante. M. Varnhagen appelle très sérieusement élan sentimental le désir qui le porta à prier Schleiermacher de l'accepter comme auxiliaire dans ses travaux sur Platon; et pourtant l'auteur de ces mémoires, comparé à d'autres Allemands, n'était qu'un mondain, un homme frivole ; cet ascétisme philosophique et littéraire n'avait d'autre but que la philologie. M. Varnhagen continuait de publier chaque année, en société avec ses amis, une sorte d'almanach des Muses, guirlande poétique pour laquelle il voulait amasser des trésors de pensée et de style, car ces anthologies méritent en Allemagne moins de dédain qu'en France, et les poètes les plus élevés ont successivement soutenu de leur nom et de leur génie ces publications. Les efforts de M. Varnhagen n'étaient après tout que la conséquence d'un système fort louable, mais qui a ajourné, indéfiniment peut-être, la transformation nécessaire de la prose allemande. Au moment où cette prose attendait une réforme pour suivre le mouvement de la prose italienne, espagnole, anglaise, et surtout, on nous permettra de le dire, de la prose française, la philosophie allemande, fière d'avoir relevé et porté en des espaces inconnus le drapeau de Descartes, exerça par droit de conquête un pouvoir tyrannique. Cette philosophie victorieuse était l'orgueil de la nation; personne ne songea à lui résister. Dans l'engouement de la mode (car la mode est fort puissante au-delà du Rhin : dans les choses d'esprit seulement, elle peut durer plus d'un demi-siècle), on alla jusqu'à tout demander à la philosophie. La science et l'art, la forme comme la pensée, la vie pratique comme la spéculation, ne purent faire un pas sans son estampille. M. Varnhagen trouva la mode tout établie, mode qui devait exercer une fâcheuse influence sur une nature ductile et enthousiaste comme la sienne. L'esprit d'analyse et de détail, et l'anatomie appliquée aux nuances les plus fugitives du sentiment, ont envahi et surchargé son style. Le regard cherche péniblement la pensée principale écrasée sous une foule de considérations incidentes. Cet abus est d'autant plus déplorable chez M. Varnhagen, que peu de gens se sont occupés plus consciencieusement de la forme; aussi la trace de ces procédés s'y trouve-t-elle marquée en vives arêtes, comme les coups de ciseau dans les carrières antiques de l'Orient. Voici un exemple entre autres, et ce n'est pas le plus frappant. Il s'agissait de dire que pour le poète, pour l'artiste incessamment en quête du beau absolu, l'inconstance n'est pas ce que le vulgaire appelle de ce nom : « Que chaque élan nouveau marque un progrès chez le poète, qu'il s'éprenne toujours et chaque fois d'un objet plus élevé avec un surcroît de sensibilité; il n'en apparaît que plus fidèle à l'amour et à la vérité dans leur développement humainement possible et permis, ce qui est une fidélité supérieure à la fidélité vulgaire, qui n'est qu'une persistance extérieure appliquée à un fait accidentel. » Chez un philosophe, je prendrais bien mon parti d'un pareil langage, mais chez un littérateur, chez un poète, je ne puis qu'être péniblement affecté par cette désolante anatomie de la pensée. Encore, ai-je dû rendre à cette phrase un peu de cet ordre grammatical que la logique a imposé à tous les idiomes de l'Europe, hormis à l'idiome allemand. Et quand on songe que des périodes semblables, construites encore aujourd'hui dans le système de la syntaxe latine, font attendre souvent le sens principal jusqu'à la fin d'une interminable page, on ne comprend pas comment, au lieu de nettoyer leur prose comme ils ont fait pour leur versification, si hardie, si dégagée, si elliptique, les Allemands l'ont rendue complice de la lourdeur philosophique. Plusieurs esprits distingués ont essayé, depuis quelque temps, d'attaquer de front ce monstrueux échafaudage; malheureusement ces tentatives se rattachent à des imitations de l'esprit français. Mieux vaudrait revenir à la clarté par la route qu'ont indiquée et souvent suivie Goëthe, Schiller et un très petit nombre d'autres écrivains. .
 
La passion est presque toujours étrangère à M. Varnhagen, et ses mémoires, ainsi que ses appréciations critiques, y gagnent au moins un certain caractère d'impartialité. Cette dernière qualité est d'autant plus estimable chez lui, qu'il est de bon ton à Berlin de faire à tout propos du pédantisme de nationalité allemande. Or, M. Varnhagen rend pleine justice aux écrivains français, et surtout à Molière, ce qui est fort courageux en présence de certains génies qui trouvent très commode de dédaigner Molière, ne pouvant ni le comprendre ni le sentir. Goëthe disait, au sujet de ce lourd dédain affiché alors par la critique allemande; « Nos chers Allemands croient être gens d'esprit quand ils font du paradoxe, c'est-à-dire de l'injustice: M. Varnhagen a eu néanmoins son temps de partialité, partialité douce et bénigne dont on trouve les traces dans des fragmens destinés sans doute à faire partie de ses mémoires, et qui paraissent avoir été écrits à une époque où son ame était plus accessible à la passion. Dans l'un de ces morceaux, il raconte la bataille de Wagram, où il fut honorablement blessé le lendemain du jour de son incorporation volontaire, et il croit devoir assurer qu'il s'en fallut de très peu que l'Autriche ne gagnât cette bataille de deux jours. Ailleurs, il décrit la mémorable fête du prince de Schwartzemberg, et l'épouvantable catastrophe qui la termina. Enfin, il retrace une audience solennelle où il fut présenté à Napoléon avec l'ambassade d'Autriche. Dans cette circonstance, tout lui déplaît, jusqu'aux magnifiques uniformes des compagnons de César, qu'il trouve pauvres et mesquins auprès des uniformes de l'armée autrichienne; mais Napoléon est la figure qu'il s'attache à rapetisser, par la raison que le conquérant avait jugé à propos de ne pas être aimable ce jour-là. Il ne lui accorde que les qualités d'un bon ouvrier en batailles, et il lui refuse le sentiment de la vraie grandeur et le don de gagner les hommes. Si l'histoire n'était là pour réfuter M. Varnhagen, on pourrait encore rappeler que l'humanité, attirée invinciblement vers ceux qui sont en mesure de la dédaigner, dispense volontiers les grands hommes de toutes les qualités aimables, et que Napoléon eût été fort excusable de se montrer grand homme comme l'entendent les masses.
 
Se défiant de l'attrait qu'offrent, dans ses souvenirs, les parties qui se rattachent à sa vie passée, M. Varnhagen y a joint plusieurs biographies et autobiographies de personnages plus ou moins connus, tels que Schlabrendorf, Bernstorff, Nolte, Bollmann, etc. La plus intéressante est, sans contredit, la collection des lettres de Bollmann, dont le nom se rattache à une tentative d'évasion de Lafayette, lors de sa captivité à Olmütz. Cet Allemand, né en Hanovre, vint, jeune encore, à Paris, pour y continuer ses études médicales. Orphelin, il avait compté sur un oncle, négociant à moitié anglais, qui se trouvait alors en France, et qui l'avait encouragé à l'y venir joindre. Voici le portrait qu'il fait de cet oncle : « Gonflé comme un petit esprit qui a fait fortune, il a l'affreuse indifférence des gens dont la tête et le coeur sont également vides, et fait toujours sonner haut son succès et son industrieuse activité. Ses bienfaits vous pèsent.... Ses intentions peuvent être bonnes, mais il est grossier dans ses façons de penser et d'agir. Pour lui, la plus sage maxime de conduite est celle-ci éviter soigneusement toute espèce de liaisons. »
 
On voit tout d'abord qu'un pareil oncle, se chargeant de préparer l'avenir d'un neveu dont l'ame était passionnée et l'imagination ardente, avait entrepris une tâche au-dessus de ses forces. Il le sentit plus qu'il ne s'en rendit compte, et abandonna à lui-même son neveu, en lui laissant une somme de six cents francs en assignats. Celui-ci vit avec joie plutôt qu'avec crainte s'ouvrir devant lui la perspective d'une misère indépendante. Les lettres confidentielles que Bollmann adressa alors à une parente qui lui avait servi de mère, ne contiennent qu'un tableau assez ordinaire de la société française pendant la révolution, et d'une position commune à tous les jeunes gens qui débutent en des circonstances difficiles. Nous n'en eussions pas fait mention, si cette correspondance naïve ne devenait intéressante et pleine de charme, à propos d'un événement fort simple en lui-même. On y rencontre dès ce moment des pages dignes du premier volume des Confessions de Rousseau. Il y a surtout une situation dont on ferait une nouvelle charmante; je me trompe, la nouvelle est toute faite, et beaucoup mieux peut-être qu'on ne la pourrait faire. Elle est toute entière dans deux lettres de Bollmann. Le jeune médecin hanovrien commentait, vers l'époque de la terreur, à voir qu'il lui serait difficile de vivre de sa profession à Paris, malgré les relations brillantes qu'il avait pu y former. Il songeait à aller chercher fortune en Angleterre, quand une circonstance imprévue vint lui en fournir les moyens.
 
« Quelques jours après le 10 août, dit-il, je vis arriver chez moi M. Gambs, prédicateur de la chapelle de Suède. Il me parla de sauver un malheureux que menaçait un grand danger. Je devinai de qui il était question. Il me conduisit chez Mme de Staël. Mon imagination dut être fortement frappée à la vue d'une femme près d'accoucher, qui se lamentait sur le sort de son ami. Pensez un peu comme elle se désolait. L'homme qui depuis neuf ans était son ami, avait, à sa sollicitation, quitté l'armée pour la venir voir secrètement à Paris. Malheureusement on connut sa présence. On voulait sa tête : on le chercha, on parla de visite domiciliaire.... Une femme en larmes, un homme en danger, l'espoir d'une heureuse réussite, la perspective du voyage en Angleterre, la possibilité d'améliorer mon sort, l'attrait d'une aventure extraordinaire, tout cela me remua vivement. Ma résolution fut bientôt prise. ''Je n'en charge'', répondis-je, ''et vais faire mon plan''. »
 
Ce plan fut bientôt fait. Il consistait à se procurer deux passeports anglais, dont l'un au nom d'une personne peu connue. Un jeune homme, nommé Heisch, ami de Bollmann, obtint de l'ambassadeur d'Angleterre le second passeport, en se donnant comme Hanovrien; Mme de S.... fit un présent à Heisch, et Bollmann réussit à emmener en Angleterre la personne compromise, qui n'était autre que M. de Narbonne, lequel, à son tour, s'établit avec le jeune médecin à Kensington, chez M. de Talleyrand. Là commença pour lui une existence pleine d'illusions dont ses premières lettres témoignent vivement.
 
« Nous sommes logés ici, écrivait-il en septembre 1792 chez Mme de La Châtre, très aimable Française. Nous étions à peine remis des fatigues du voyage, que notre bonne hôtesse reçut de tristes nouvelles de Paris : c'était l'arrestation de diverses personnes qui lui tenaient de près et qu'elle aimait beaucoup. Naturellement sensible et d'une complexion délicate, elle éprouva, à la lecture de cette lettre, des convulsions effrayantes, qui se renouvelèrent d'heure en heure et durèrent deux jours. Peu à peu l'espoir et le calme revinrent. Les amis de Mme de La Châtre sont heureusement sortis de la prison de l'Abbaye deux jours avant les massacres des prisons; on les attend maintenant avec plusieurs autres personnes. Mme de S.... arrivera également bientôt ici. Tous ces exilés, probablement l'élite de la France, amis purs de la révolution, également éloignés de la folie des émigrés de Coblentz et de la férocité des jacobins, vont former une petite colonie dans le voisinage de Londres et observeront de là la marche des évènemens dans leur patrie, qu'ils ne peuvent servir aujourd'hui… »
 
« De pareilles relations font tomber tout à coup les barrières que la vanité et la présomption élèvent souvent entre les hommes. On se rapproche, on se trouve bien des points de contact, on s'attache, et l'étranger, le nouveau venu, prend place parmi les vieux amis. C'est ce qui n'arrive aujourd'hui. Je n'ai pu me refuser à vivre quelque temps dans la société de gens dont je ne puis révoquer en doute la sincère affection. Je passerai avec eux quelques mois à la campagne, et consacrerai à l'étude de la langue et de la littérature anglaises-ce temps d'un heureux repos. »
 
… « A une connaissance très étendue des hommes, du monde et de la littérature, à un inépuisable fonds de gaieté et de verve, à un esprit qui éclate dans tout ce qu'il dit et fait, M. de Narbonne joint cette complète abnégation de soi-même, cet abandon désintéressé qui n'appartient qu'aux hommes bien sûrs de leur mérite, et cette ancienne franchise chevaleresque de plus en plus rare, qui est un des privilèges du grand monde… »
 
« Les bontés sans bornes de Narbonne et de Mme de S.... me mettent en état de poursuivre mon premier plan de voyage, et d'entreprendre l'exercice de ma profession sans craindre l'embarras des premiers temps … »
 
Cette fièvre d'espoir ne tarda pas à être suivie d'amères déceptions et d'une prostration complète. Jeté à l'improviste au milieu d'un monde qui lui était étranger, enivré par le luxe de l'esprit uni au luxe des richesses, le pauvre Bollmann éprouva ce qui arrivera toujours au mérite indigent que les circonstances placent sur le pied d'une égalité passagère, quoique rationnelle, avec le mérite opulent. Les jeunes gens qui attendent une position sont portés à croire, en pareil cas, que cette position est déjà faite. Ils comptent sur l'attachement de leurs nouveaux amis, et ne prévoient pas que l'inégalité de puissance amènera bientôt un désaccord et des tiraillemens auxquels ne sauraient parer les plus nobles cours. Quoique le hasard eût rendu Bollmann protecteur une fois dans sa vie, la force des choses le condamnait à être protégé tant qu'il demeurerait soumis aux relations qu'il avait acceptées. Ne pouvant être un homme de loisir, il fallait, pour conserver au moins l'égalité morale, qu'il rentrât dans l'indépendance de sa pauvreté. C'est ce qu'il comprit trop tard. Trop charmé par cette vie de délices qui ne pouvait être dans sa situation que le remboursement d'une avance et non une rente, il voulut se croire l'égal des grands seigneurs qui l'entouraient; il exigea la confidence de leurs secrets, et devint amoureux de leurs maîtresses; son coeur et ses pensées menèrent aussi grand train que ses nobles amis. Il s'irrita du désappointement qui résultait nécessairement d'une position fausse, et sa conduite irréfléchie autorisa les grands seigneurs à lui attribuer un orgueil qui diminuait beaucoup le prix du service qu'il avait rendu à l'un d'eux. Ce service, on ne songea plus qu'à le lui payer, et comme Bollmann faisait d'autant plus de façons qu'il souffrait davantage, et que la véritable cause de cette souffrance lui était aussi inconnue qu'aux autres, le malentendu s'accrut à l'infini. Tout ce drame intime est admirablement exposé par Bollmann dans une longue lettre qu'il écrivit quinze mois après son arrivée en Angleterre. Il croit devoir faire une sorte d'amende honorable pour son engouement de l'année précédente, et ces variations de son jugement ne sont pas la partie la moins curieuse de ces mémoires :
 
« Narbonne, dit-il, est un homme de taille assez élevée, fort, et même un peu épais, mais dont la tête a quelque chose de saisissant, de grand, de supérieur. Son esprit et la richesse de ses idées sont inépuisables. Il est accompli, quant aux vertus de salon. Il répand la grâce sur les sujets les plus arides, entraîne irrésistiblement, et, quand il le veut, fascine un individu isolé tout aussi bien qu'un cercle entier. Un seul homme existait en France qui pût l'égaler sous ce rapport, homme que je lui trouve même supérieur c'est M. de Tall… Narbonne plaît, mais il fatigue à la longue; on pourrait écouter T… pendant des années. Narbonne travaille et trahit le besoin qu'il a de plaire; T… laisse échapper ce qu'il dit, et ne sort point d'un état d'aisance et de tranquillité parfaite. Ce que dit Narbonne est plus brillant; ce que dit T… a plus de charme, de finesse, de gentillesse. Narbonne n'est point l'homme de tout le monde; les personnes sensibles ne l'aiment nullement; il n'a sur elles aucune puissance. T…, avec une corruption morale égale à celle de Narbonne, peut toucher jusqu'aux larmes ceux-là même qui prétendent le mépriser… J'en sais des exemples remarquables. »
 
………
 
« Narbonne m'accabla en chemin d'assurances d'amitié et de l'expression fréquente de sa reconnaissance, le tout avec un flux de belles paroles que j'admirais, mais devant lesquelles je me retirais involontairement. Je n'y vis qu'efforts pour l'accomplissement de ce qu'il regardait comme un devoir, mais rien qui partît du coeur. Narbonne ne me connaissait pas; il ne pouvait ni m'apprécier ni m'aimer. Aussi restai-je réservé et froid durant tout le voyage, quoique joyeux parfois de l'heureuse issue de cette aventure.
 
« Ce fut dans ces dispositions que nous arrivâmes à Kensington, où nous logeâmes chez Mme de La Châtre. Elle était au lit et malade. Je lui prescrivis un médicament. Elle revint à la santé, et récompensa mes efforts par un présent d'une douzaine de mouchoirs anglais des plus fins. Je lui offris à mon tour de beaux ciseaux anglais qui lui manquaient. Cependant Narbonne se comportait à mon égard comme auparavant. Je lui dis ouvertement « Vous êtes trop bon, vous m'embarrassez; vous ne me connaissez pas encore, vous ne savez pas si je suis digne d'amitié. » Il répondit que j'étais un original et me laissa tranquille. J'ai remarqué depuis qu'il avait été piqué de ce qu'ayant cherché à me gagner, il n'y avait pas réussi.
 
« Quelques jours après, Narbonne était sorti de bonne heure, et je déjeunais seul avec Mme de la Châtre, qui était encore au lit, suivant la coutume française. Mariée par convenance et à un homme âgé, elle avait depuis neuf ans une liaison fort intime avec M. de Jaucourt, député à la seconde assemblée. Elle reçut une lettre pendant que nous prenions le thé, et tomba au moment même dans des convulsions qui prirent bientôt un caractère effrayant. Elle pleurait, criait, frappait des mains et des pieds, voulait mourir, puis partir sur-le-champ pour Paris. La femme de chambre accourut avec le fils de Mme de La Châtre, jeune enfant de dix ans, et tous deux firent encore plus de bruit que la malade elle-même. Je les renvoyai à la recherche de Narbonne. La pauvre femme tomba d'un paroxisme dans un autre, et ne cessait de s'écrier : « C'en est fait, il est perdu; ils l'ont arrêté, ils le tueront! » Je conclus de tout cela que Jaucourt était arrêté, ce qui était vrai. L'état de Mme de la Châtre commença donc à m'intéresser doublement, car je pensai que cette femme, qui éprouvait, après une liaison de neuf ans, un sentiment si vif pour celui qu'elle aimait, aurait pu, en d'autres circonstances, devenir une excellente épouse. Je devins dès ce moment amoureux de Mme de La Châtre.
 
« Les accès augmentaient d'intensité. Je n'avais jamais rien vu d'aussi effrayant et ne savais plus quel parti prendre, quand Narbonne arriva. Il parla d'abord de tout préparer à l'instant pour se rendre à Paris, puis d'expédier un courrier. On fit en effet chercher un courrier qui se mit en route sur-le-champ. Enfin Narbonne fit observer qu'il ferait mieux d'aller seulement jusqu'à Douvres pour y attendre le retour de ce courrier. Sa conduite en cette occurrence fut admirable : en moins de deux heures, il rendit la raison et le calme à Mme de La Châtre, et on ne peut imaginer les attentions ingénieuses qu'il lui prodigua pendant les cinq jours suivans.
 
« Le sixième jour arriva la nouvelle de l'élargissement de Jaucourt. Mme de S… était allée trouver Manuel, alors procureur de la commune. Elle l'avait supplié à genoux de s'employer pour Jaucourt. Manuel, homme impassible, sombre, réservé, républicain dès l'âge le plus tendre, n'était pas d'ailleurs un méchant homme. Il fit ce qui dépendait de lui, et Jaucourt sortit de l'Abbaye la veille du massacre du 2 septembre. Sa perte eût été fort regrettable C'est un digne homme, d'une droiture et d'une sincérité parfaites.
 
« Cette bonne nouvelle de la mise en liberté de Jaucourt, je fus réduit à la deviner, car on ne me l'annonça point d'une manière formelle. J'avais pris ma part du chagrin de Mme de La Châtre, et, comme elle m'intéressait déjà beaucoup, je fus d'autant plus blessé qu'on ne me fît point participer à la joie. Je voulus quitter sur-le-champ la maison, et je n'en cachai point la cause à Narbonne. « Vous ne me ferez point cette peine-là, me dit-il; les femmes ont de la pudeur quand il est question de leurs amans. La douleur peut les faire sortir des bornes à cet égard; mais la réserve revient avec le calme. » Il en parla tout aussitôt à Mme de La Châtre. Celle-ci saisit la première occasion de m'entretenir longuement et avec intimité des bonnes nouvelles qu'elle avait reçues. Je restai. A partir de ce moment, on dit que j'étais sensible et original comme Rousseau, et je conservai cette réputation.
 
« Cependant j'étais condamné à contempler du matin au soir la belle Mme de La Châtre. Elle ne se faisait remarquer ni par la douceur, ni par la sensibilité; elle était plutôt vive, emportée, virile, quelquefois fort tranchante, et ces sortes de femmes ne me touchent guère ordinairement. Mais elle avait de la loyauté, une finesse pleine de grâce, de la franchise, les formes féminines les plus parfaites, des pieds et des mains à peindre, et une peau si blanche et si fine, qu'il eût été impossible d'en trouver une plus belle, même en Angleterre. Je la voyais le matin avant son lever, le soir avant qu'elle s'endormît, et tout le jour dans les plus charmantes attitudes; elle était toute grâce, toute aisance dans les moindres mouvemens. Et puis elle me traitait avec beaucoup d'amitié, et trouvait près de moi cette sorte de satisfaction que procure la société de certains hommes d'une nature particulière, dont la sincérité plaît. Je ne pus résister à tant de séductions.
 
« Peu à peu arrivèrent, de Paris, Talleyrand, Jaucourt, Montmorency et une foule d'autres. Les réunions de Mme de La Châtre devinrent fort brillantes : nous étions souvent dix-huit ou vingt à table. On traitait toutes sortes de sujets, on soutenait tous les systèmes, on racontait des anecdotes ; on faisait assaut d'esprit et ''d'humour''. Je ne pouvais rivaliser avec ces messieurs sur leur terrain : je me tins avec d'autant plus de constance sur celui qui m'était propre. Je fus aussi peu Français que possible : le plus souvent froid, véridique jusqu'à la sévérité, naïvement sincère, peu liant en paroles, mais très prévenant dans mes actions, quand il m'était possible d'être complaisant (surtout envers ma chère Mme de La Châtre, à laquelle il ne manquait pas une épingle, pas une bagatelle, quelque insignifiante qu'elle fût, que je ne m'empressasse de la lui présenter); quelquefois très concluant dans mes observations, surtout quand ces messieurs s'échauffaient dans la discussion de manière à ne plus s'entendre. Sans vanité, mais fier de la fierté qui convient à un homme, je me fis une sorte de position qui ne me déplaisait pas, où mon caractère gagna beaucoup, à mon avis, et qu'il est plus aisé de sentir que de décrire.
 
« J'ignore pourtant si, à la longue, cette existence eût pu me convenir. Je lisais Voltaire, Rousseau; je m'appliquais à la langue française, j'étudiais les hommes qui étaient autour de moi. Mais ma folle passion me donnait quelquefois de la mauvaise humeur et troublait la libre action de ma volonté. Par bonheur la société entière se dispersa : Narbonne, Mme de La Châtre, Jaucourt, Montmorency, avaient loué une campagne où, naturellement, il n'y avait pour moi rien à faire. Les autres s'en allèrent chacun de son côté, et moi je m'en fus à Londres, où mon bon Heisch venait d'arriver.
 
« J'avais, peu de temps auparavant, reçu de Mme de S… une lettre par laquelle elle m'autorisait à réclamer d'elle, dans toutes les circonstances de ma vie (ce sont ses propres expressions), les droits d'un frère, d'un ami, d'un bienfaiteur. La suite a prouvé que cette lettre était écrite avec une entière sincérité.
 
« Je reçus aussi, de Hanovre, une lettre de Zimmermann, qui me comblait d'éloges, m'assurait du plus bel avenir, me disait même que le roi voudrait me voir, et qu'ainsi ma fortune était faite. Je fis lire cette lettre à Narbonne, qui fut plus réservé que moi; il se contenta de dire, en me la rendant: « Cet homme écrit bien le français.» Quoiqu'il pût avoir raison, je suis resté long-temps sans lui pardonner cette réponse.
 
« Au surplus Narbonne, probablement par la raison que j'ai donnée plus haut, s'était déjà éloigné de moi. A son tour, il avait trouvé mauvais que je lui eusse caché mes sentimens pour Mme de La Châtre, sentimens qu'il avait découverts, ainsi que le tourment que j'en ressentais. Dans les diverses occasions où j'avais cherché à l'entretenir amicalement à Kensington, il était demeuré froid. Il me quitta d'ailleurs avec de grandes protestations d'amitié, promit de venir me voir à Londres, de me présenter à lord Grenville, de travailler à ma fortune, etc. Heisch, qui lui avait fait visite, avait été reçu avec une amabilité parfaite. Narbonne le pria même de ne point faire usage encore de ses lettres de recommandation, parce que lui-même ferait tous ses efforts, auprès de plusieurs négocians qu'il connaissait à Londres, pour lui procurer une bonne place. Heisch fut très content de lui, et promit d'attendre de ses nouvelles.
 
« Les séparations se firent à Kensington avec une rapidité foudroyante. Je n'ai plus jamais revu Mme de La Châtre, qui retourna bientôt en France ; pour moi, j'allai demeurer avec Heisch au ''London-Coffee-House'', grand hôtel de Londres, et j'y jouis bientôt, comme un roi, de la liberté rendue à mon esprit.
 
« J'avais alors cinquante louis d'or qu'on m'avait remis à Paris, pour que je ne me trouvasse pas au dépourvu dans le cas où une arrestation ou tout autre accident aurait retardé notre fuite. A Kensington, je parlai de les rendre; Narbonne me ferma la bouche en me demandant si je n'étais pas content …
 
« Huit jours s'étaient écoulés, quand Narbonne m'envoya une obligation notariée dans laquelle il s'engageait, pour lui et pour ses héritiers, à me faire une rente viagère de cinquante louis d'or, comme une preuve, disait cet acte, de sa reconnaissance pour les services que je lui avais rendus. Ce papier était accompagné d'un billet où il me priait, dans les termes les plus polis, d'accepter cette obligation, ajoutant qu'il regrettait que les affaires l'eussent empêché de me venir voir, mais que rien ne pourrait l'en détourner dans les jours suivans. J'avais le projet de garder l'obligation, dans le cas où la conduite de Narbonne à mon égard m'autoriserait à la considérer comme un vrai témoignage d'amitié. Je lui répondis, en conséquence, que j'attendais avec une impatience très vive sa visite, pour lui prouver ma reconnaissance. J'avais d'autant plus droit d'écrire ainsi, que Narbonne lui-même m'annonçait, dans son billet, qu'il était tantôt ici, tantôt là, et que la campagne où j'avais le plus de chances de le rencontrer était à vingt milles de Londres.
 
« Vers la même époque, je fis, au ''Coffee-House'', par un tiers que j'avais vu à Paris, connaissance d'un certain Erichsen, marchand très riche, de Copenhague. C'était un très bel homme, franc, ouvert, fier et généreux dans toutes ses manières. Il était âgé de trente ans, mais il n'avait cessé de voyager depuis sa treizième année. Il était allé deux fois aux Indes orientales, et sans avoir fait d'études classiques, il avait acquis en voyageant une instruction très vaste et très complète. Il avait surtout l'expérience des hommes, et connaissait à fond et sous tous les rapports l'Angleterre, où il se trouvait comme chez lui. Après plusieurs entrevues, il commença à s'intéresser à moi, et cet intérêt s'accrut à un tel point, qu'il ne pouvait plus se passer de ma société. Il entreprit de me faire connaître Londres. Nous passâmes en revue toutes les choses remarquables, nous allions chaque jour au spectacle, nous visitâmes tous les édifices publics, tous les lieux de réunion; trois semaines s'écoulèrent dans cette vie de dissipation. Erichsen avait un remarquable talent d'observation. Son intelligence résumait avec une facilité surprenante tout ce qui frappait ses yeux. Tout ce qu'il voyait le faisait penser, et souvent, au milieu de nombreuses assemblées, il m'étonna par ses réflexions sur des individus qu'il semblait n'avait pu apprécier que par suite d'une connaissance approfondie, et qu'il observait pourtant pour la première fois, ainsi qu'il me le prouvait plus tard. Il appelait mon attention sur ce qui doit occuper un jeune voyageur, me faisait connaître les moeurs et le caractère anglais, me parlait de la constitution et des abus qui l'avaient altérée; en un mot, je ne passais pas un seul instant auprès de lui sans acquérir quelque notion utile. Je supportais à peine le cinquième des frais de nos courses. Il ne voulut jamais souffrir que j'y fusse pour moitié; d'ailleurs, cela m'eût été impossible. Il me disait que ces dépenses étaient sans importance pour lui, que sa fortune était faite, qu'il avait plaisir à m'avoir pour compagnon, et il disait et faisait toutes ces choses avec tant de bonne grâce, que, malgré toutes les obligations qu'il me faisait contracter, je n'éprouvais aucun embarras, aucune gêne dans notre commerce journalier.
 
« Cependant Heisch avait fait usage de ses lettres de recommandation, et trouvé une bonne place. Narbonne ne me faisait absolument rien dire, et cela me chagrinait d'autant plus qu'il donnait ainsi à son obligation tout le caractère d'un paiement. Je voulus plusieurs fois la lui renvoyer, mais Erichsen me retint. « Les grands, disait-il, ne valent rien; leur argent vaut mieux qu'eux. Narbonne se réjouirait de rattraper son papier, et ne manquerait pas en outre de se moquer de vous. Conservez bien ce que vous tenez, et ne faites pas de sottise par fausse délicatesse. » Ces raisons pouvaient bien retarder l'exécution de mon dessein, sans me satisfaire… L'obligation me pesait.
 
« Erichsen prit la résolution de s'en aller à Paris, pour y faire une spéculation sur les grains. Il avait sa chaise de poste, et par conséquent une place disponible. Il comptait revenir à Londres au bout de trois semaines, et me pressa beaucoup de l'accompagner. Il m'était arrivé à Paris ce qui arrive à presque tout le monde : c'est quand on a quitté un pays qu'on se rappelle ce qu'il eût fallu y rechercher, y voir, y étudier. Ainsi un séjour nouveau et de peu de durée à Paris me convenait assez. D'ailleurs, le danger que je courais était peu de chose, car on connaissait peu mon histoire avec Narbonne, et je savais, d'autre part, qu'on ne poursuit personne sans utilité. L'occasion était belle; je pris mon parti, j'acceptai. Erichsen s'en réjouit. Il me dit que le voyage entier, que mon séjour à Paris, que rien enfin ne serait à ma charge, que c'était lui et non moi, qui, dans cette circonstance, serait l'obligé.
 
« Tout aurait été fort bien si nous fussions demeurés seuls, mais il y avait à Londres un certain M. Rilliet, banquier de Paris, et sa femme; on le disait venu en Angleterre avec une espèce de mission, mais la chose n'était pas bien claire. Le retour en France l'effrayait un peu, parce qu'on avait déjà rendu des décrets sévères contre les émigrés. Il avait lié connaissance avec Erichsen, et le pria de lui permettre de voyager de concert avec lui; car il regardait sa compagnie comme une sorte de sauvegarde. Erichsen y consentit. Nous partîmes dans deux chaises de poste, Rilliet avec sa femme et une femme de chambre, Erichsen et moi; nous avions un domestique à cheval. Nous échangions nos places à chaque relai. Naturellement, mon tour vint de tenir compagnie à Mme Rilliet, dans sa voiture, et je ne tardai pas à découvrir en elle un précieux trésor. Elle n'était pas très grande, mais elle était bien faite, avait des traits charmans et d'une parfaite régularité. Son nez seul eût pu être un peu moins busqué; en revanche, sa bouche était ravissante, et ses grands yeux noirs, si doux, si vifs, avaient une beauté inexprimable. Elle avait été élevée, avec Mme de S…, par le célèbre abbé Raynal, qui n'avait rien épargné pour former et enrichir son esprit, déjà naturellement ardent et actif. Elle avait, de plus, ce qui est préférable, une ame généreuse et sensible et le sens le plus délicat de la beauté morale. Tous ces moyens de bonheur, toutes ces nobles facultés demeuraient sans emploi et ne pouvaient se satisfaire dans l'existence vulgaire que le sort lui avait faite, car l'homme qu'il lui avait fallu épouser n'était qu'un brave marchand. Elle avait alors vingt-quatre ans. Elle était l'amie intime de Mme de S…, quoiqu'elle n'approuvât pas toutes les actions de celle-ci. Elle connaissait le service que je lui avais rendu. Mme Rilliet s'affligeait vaguement de son retour en France; elle était fort triste d'ailleurs, parce qu'elle laissait en Angleterre un jeune fils de trois ans. Rapprochez ces circonstances, et jugez si nos conversations purent rester long-temps au ton de l'indifférence.
 
« Je n'ai jamais été amoureux de Mme Rilliet, mais elle devint mon amie la plus intime. « Vous êtes un homme de ma patrie, » me dit-elle, quand nous eûmes passé quelques jours ensemble, et je sentais qu'elle était aussi de ma patrie. Je n'ai jamais fait de plus charmant voyage. Il dura long-temps, car nous restâmes quinze jours en route. Mme Rilliet s'en était effrayée; heureusement rien ne justifia sa frayeur. Je m'étais promis du plaisir, mais certes pas autant. J'aurais trop à dire si je voulais vous raconter seulement la moitié de tout ce qui se dit et se passa de beau et d'intéressant entre nous. Cependant cette joie finit par être troublée. Erichsen était trop fin pour ne pas remarquer combien je m'attachais à Mme Rilliet. Il y tenait trop lui-même, et il avait trop l'ambition de la vanité pour ne pas être jaloux. J'aurais dû ménager son côté faible; mais je ne le connaissais pas, et quand je le découvris, il était trop tard. Il commença à se refroidir, à saisir l'occasion de contrarier mes idées et de disputer avec moi. Beaucoup de circonstances contribuèrent à augmenter sa mauvaise humeur…
 
« Les vents contraires nous retinrent plusieurs jours à Douvres. Mme Rilliet fut curieuse de connaître ma position vis-à-vis de Narbonne, et je lui contai tout à mesure que nous devenions plus intimes. Elle approuva hautement mon désir de renvoyer à Narbonne son obligation. J'écrivis sur-le-champ à celui-ci que son obligation m'aurait fait grand plaisir, si j'eusse pu la considérer comme un don fait par un ami à un autre, même sans aucun service antérieur qui motivât cette générosité, mais que sa réserve avec moi n'en faisait qu'un paiement; que je n'étais pas habitué à spéculer sur des actions de ce genre, et que je lui renvoyais ce titre pour me délivrer d'une chose qui me pesait autant qu'elle me déconsidérait. En même temps, je me reconnaissais son débiteur pour les cinquante louis d'or que j'avais reçus de lui, regrettant beaucoup de ne pouvoir les lui rendre aussitôt. Heisch, à qui je fis passer cette lettre, fut chargé d'y joindre l'obligation et d'envoyer le tout à son adresse.
 
« Erichsen vit tout sans rien dire, mais quelques observations ultérieures une firent connaître qu'il avait été blessé grandement de voir ses conseils méprisés.
 
« Enfin s'éleva un vent favorable, quoique faible, et nous nous embarquâmes un soir à dix heures; c'était en novembre, par une nuit nuageuse, à demi obscure et assez rude. Mme Rilliet avait une grande peur du mal de mer, et je l'engageai à rester sur le pont, parce que d'ordinaire on s'y trouve mieux. Elle s'y établit bien enveloppée sur une sorte d'escabeau. Je lui donnai en outre mon surtout et mon manteau, et l'obligeai à reposer sur mes genoux sa tête et ses épaules pour qu'elle sentît moins le roulis du vaisseau. Elle était étendue dans mes bras comme une momie égyptienne, et j'employai toutes les ressources de mon esprit pour essayer de la distraire. Nous essuyâmes bientôt un ouragan de neige, l'écume des vagues furieuses devint phosphorescente. M. Rilliet était resté malade dans l'entrepont. Pour Erichsen, pareil à un vieux héros de mer, il était assis, sous une lampe, au beau milieu du pont, découpant du roastbeef et distribuant du porto. - Ce fut une des nuits les plus belles de ma vie, quoique le froid me fit heurter les genoux et claquer les dents.
 
« Erichsen trouvait fort singulier qu'un médecin s'exposât ainsi en habit léger et sans sous-veste à une froide nuit de novembre. Mme Rilliet voulait absolument que je reprisse mon manteau, et que je la laissasse descendre dans la chambre; mais je l'assurai que j'étais fort bien, que dans la chambre elle serait infailliblement incommodée, et que le froid n'avait jamais fait mal à personne. Erichsen me fit prendre quelques alimens ainsi que des cordiaux, et je parvins à conduire heureusement cette délicate créature à Calais, où ses inquiétudes pour moi m'attestèrent un intérêt sans bornes.
 
« Nous partîmes pour Rouen, où s'arrêtèrent M. et Mme Rilliet. Erichsen et moi, nous continuâmes notre voyage jusqu'à Paris. Nous visitâmes attentivement la ville, et nous y passâmes pendant trois semaines des momens pleins d'intérêt ; mais l'harmonie primitive ne se rétablit pas. Nous nous éloignâmes au contraire l'un de l'autre de plus en plus. La différence de nos opinions politiques et la correspondance que j'entretenais avec Mme Rilliet contribuèrent surtout à cet éloignement. Erichsen était républicain enragé, et connaissait fort peu l'histoire secrète de la révolution et la perversité des hommes qui commençaient à s'emparer du pouvoir. Aussi nos jugemens étaient-ils presque toujours opposés, et cela était d'autant plus affligeant qu'on ne traitait guère partout que des sujets politiques. D'ailleurs son séjour se prolongeait : il fallut nous quitter. Nous le fîmes sans aigreur; mais nos rapports réciproques étaient changés à ce point, que je lui dis involontairement que je lui rendrais à Londres les 150 francs en assignats, environ trois louis en or, qu'il me donna pour mon retour, parce que je ne m'étais point assez pourvu d'argent. Il ne répondit rien, et je partis.
 
Je revins par Rouen, quoique Erichsen le trouvât étrange, et j'y passai quelques jours heureux. « Voyez-vous, me dit un jour Mme Rilliet, qui avait eu peu à peu connaissance entière de ma situation, voyez-vous, cette bourse est ma propriété dans toute l'acception du mot, regardez-la comme la vôtre, car du moins je ne suis pas ''indigne'' que vous l'acceptiez de moi. » Les larmes couvrirent son visage. J'imprimai sur sa main un baiser brûlant; ce fut la hardiesse la plus grande que je me sois permise avec elle. J'éludai la proposition du mieux que je pus, et promis de me souvenir de sa bienveillance si jamais je tombais dans l'embarras.
 
« Je m'arrangeai avec Heisch, à Londres, comme nous l'avions déjà fait à Paris, cherchant à faire des connaissances, visitant les hôpitaux , et surtout m'appliquant à l'étude de la langue, de l'histoire et des moeurs de la nation.
 
« Erichsen ne revint de France que dans le courant de mai. Il m'annonça son arrivée; mon coeur battit, car je l'aimais réellement. Je n'allai point, je volai à sa rencontre. Il me reçut amicalement, mais avec un air de protection qui changea si subitement mes sentimens à son égard, que je me plaçai devant la cheminée et parlai de lassitude.
 
« Il manquait à Erichsen, pour être, un homme vraiment aimable, dans le sens que j'attache à ce mot, une certaine élévation d'ame. Mon regard en entrant chez lui, l'élan de ma joie, eussent dû le désarmer, dans le cas même où j'aurais eu à me reprocher quelque faute à son égard; mais il se contint, et quand il me vit reculer comme un homme qui se brûle, il aurait pu se trouver assez vengé, si sa conduite eût été la suite du calcul et non du tempérament.
 
« Je le vis encore quelquefois, mais seulement en passant, pendant les cinq jours qu'il resta à Londres. Je n'osais plus lui parler clairement des trois louis qu'il m'avait donnés pour mon retour : il m'écrivit un billet à demi satirique pour me les redemander; je les lui envoyai à l'instant et ne l'ai plus revu depuis. Cette sorte d'humiliation fut sa véritable vengeance.
 
« Il s'embarqua le même jour pour Copenhague, sur un vaisseau qu'il avait acheté cinq mille guinées. J'ai regretté bien souvent cette liaison ainsi brisée. Je voulus plusieurs fois lui écrire; je fus toujours arrêté par le souvenir, non de son dernier billet, mais de l'accueil qu'il m'avait fait à son retour.
 
« Pendant tout ce temps je n'avais pas entendu parler de Narbonne. J'avais écrit à Mme de S… immédiatement après avoir renvoyé l'obligation, et lui avais raconté cette affaire avec une entière franchise. Quant à Mme Rilliet, j'entretins avec elle une correspondance jusqu'au moment où la rupture des communications entre la France et l'Angleterre me contraignit de la suspendre.
 
« Dans les premiers jours de juin, Mme de S… arriva à Londres. Elle m'écrivit un billet amical, où elle me priait de la venir voir.
 
« J'y fus : elle était avec Narbonne. « Soyez le bien-venu, mon cher Bollmann, s'écria Mme de S… - Vous êtes un méchant, me dit Narbonne; vous m'avez joué un mauvais tour. Vous m'écrivez que vous partez pour la France, et vous êtes ici. » Il savait très bien mon départ et mon retour. C'était donc un propos à la française, propos pour ne rien dire, auquel je ne répondis rien.
 
« Nous avons à parler seuls ensemble, » dit Mme de S… elle me prit aussitôt par le bras en me faisant descendre jusqu'à sa voiture, qui l'attendait pour la mener faire une visite indispensable. Au moment où nous allions monter survint l'envoyé de Genève. Elle lui donna aussi audience en voiture. Arrivés où elle avait affaire, l'envoyé génevois s'en fut, et elle me pria de l'attendre dans la voiture. Elle m'y laissa seul une demi-heure environ. Quand elle revint, elle amenait avec elle l'amie qu'elle était allée voir. Elle la conduisit ailleurs, puis nous retournâmes à la maison.
 
« Elle était en toilette du matin, et quand nous fûmes remontés chez elle, elle appela sa femme de chambre pour se faire déshabiller. Nous étions seuls enfin, car, dans les moeurs françaises, les domestiques ne comptent pas. J'étais debout, au coin de la cheminée, habillé de noir des pieds à la tête, soigneusement poudré, tenant cérémonieusement mon chapeau à la main; elle, à l'autre coin, en petit jupon et en chemise, roulant entre ses doigts quelque chiffon de papier, suivant sa constante habitude. Elle se lève et se met au lit. Elle commence alors la défense et l'apologie de Narbonne avec une chaleur rare et un flux extraordinaire de paroles. - A tout cela je ne sus rien répondre, sinon que l'obligation me pesait, j'ignorais pourquoi; que je l'avais renvoyée, non pour blesser qui que ce fût, mais pour me délivrer d'un fardeau. « Vous êtes sensible comme Rousseau, » me dit-elle, et notre entretien en resta là cette fois. A. une seconde visite elle s'épancha avec confiance, me raconta beaucoup de choses de l'histoire de sa vie, me parla principalement de son mariage malheureux, de sa situation à l'égard de M. de S… et déplora le sort des grands, qui, plus esclaves que qui que ce soit, sont soumis à une oppression multiple, cause de grands malheurs. Elle me dit que Narbonne était son premier, son unique amour, qu'il l'avait en vain demandée en mariage quand elle était fille; qu'il était son véritable mari, etc., etc.
 
« Une troisième fois, comme Narbonne était présent, elle dit : « Nous sommes tous de bons enfans, et il ne faut point nous quereller. » C'est ainsi que nous fûmes raccommodés. Nous demeurâmes encore quelques jours ensemble à Londres, puis Mme de S… s'en fut avec Narbonne à la campagne, où je les ai visités plusieurs fois. Elle ne cessait de me chanter et de me déclamer en riant de charmans airs italiens. Peu à peu nous redevînmes bons amis, et le passé fut oublié.
 
« Mme de S… est une femme de génie, une femme extraordinaire et excentrique dans tous ses discours, dans toutes ses actions. Elle ne dort que quelques heures, et passe le reste du temps dans une continuelle et effrayante activité. Ses conversations sont de véritables traités, ou, si vous voulez, un flot immense de verve et d'esprit. Les gens de complexion vulgaire sont les seuls qu'elle ne puisse souffrir auprès d'elle. Elle écrit pendant qu'on la coiffe, pendant qu'elle déjeune, et, à tout prendre, pendant un bon tiers de la journée. Elle n'a jamais assez de calme pour revoir, améliorer, finir ce qu'elle a écrit; mais les jets bruts de son ame, qui déborde sans cesse, sont du plus haut intérêt, et contiennent des fragmens qui se distinguent par la plus délicate pénétration et par une vigueur entraînante. Elle a plusieurs ouvragés fort sérieux qui sont prêts pour l’impression, et elle travaille toujours. J'ai lu d'elle beaucoup de choses pendant qu'elle les écrivait. Elle ne s'en fait nullement accroire sur son mérite, et je lui ai entendu dire fort naïvement « En face d'un homme qui n'a que de l'esprit, il m'est facile de me soutenir, de même qu'en face de celui qui n'a que le savoir; mais celui qui réunit l'un et l'autre me fait sentir que je ne suis qu'une femme.»
 
« Elle chercha à m'être utile et me fit connaître diverses personnes, parmi lesquelles la princesse d'Hénin et le comte de Lally-Tolendal....
 
« Elle quitta l'Angleterre après un séjour d'environ six semaines. Elle m'a écrit une fois depuis. Pendant son séjour et depuis son départ, Narbonne me montra, extérieurement du moins, une bonne volonté si amicale, que nous sommes vis-à-vis l'un de l'autre sur un pied parfait. J'ai même été contraint, dans un moment de gêne, de lui demander de l'argent, ce qui lui a fait le plus grand plaisir. Il n'est pas méchant, mais tellement léger, qu'il serait capable d'oublier sa chère Mme de S… Habitué d'ailleurs à exercer une grande influence, à se montrer généreux, prodigue, et à pouvoir tout, il ne se trouvait pas très bien en Angleterre, où il ne pouvait rien. Il m'avait promis trop pour ne pas m'éviter; et puis, je l'avais embarrassé tout d'abord, parce qu'il ne savait comment me satisfaire. Il est vrai qu'il ne le pouvait pas, car je voulais une affection cordiale, et la cordialité est justement la seule chose qui lui manque. »
 
Il y a dans ces confidences une candeur, une simplicité pleines de charme. J'aime la tendre douleur que cause à Bollmann la grossière vengeance du millionnaire danois, surtout quand je compare la résignation affectueuse qu'il y oppose, à la colère qu'excitait en lui la bienveillance insouciante du grand seigneur français. C'est qu'il se trouvait à l'aise pour pardonner l'égoïsme despotique et les taquineries cruelles d'Erichsen le parvenu, tandis que la protection négligente du marquis le blessait profondément. Il devait parvenir, lui aussi, après de longues et pénibles épreuves. La brillante existence qu'il avait entrevue l'avait dégoûté de la médecine : il rêva la carrière diplomatique. On le chargea, comme un enfant perdu, de tenter, sauf à être désavoué, la délivrance de Lafayette, prisonnier à Olmütz. A l'aide d'un plan ingénieusement combiné, il réussit à sauver Lafayette pour quelques heures. Mais celui-ci fut repris à la suite d'un accident imprévu qui entraîna aussi la captivité de son libérateur. Après avoir langui sept mois dans les cachots, Bollmann dut sa liberté à une puissante intercession, fut conduit à la frontière, d'Autriche, avec défense de la jamais franchir. Alors il ne fut plus ni médecin, ni diplomate, mais tout simplement négociant américain, grâce à l'intérêt que son dévouement malheureux avait inspiré, et au crédit qu'on lui offrait de toutes parts. Bollmann, faisant régulièrement fortune, n'inspire plus le même intérêt que le jeune et tendre rêveur des Mémoires de M. Varnhagen. De retour en Europe, il fut appelé en 1815 dans cette Autriche dont il avait jadis violé les lois à main armée. Considéré de tous au congrès de Vienne, il eut la gloire de proposer au gouvernement autrichien un plan de remboursement du papier-monnaie que l'administration s'appropria plus tard avec succès. Dans une dernière lettre qu'il écrit à M. Varnhagen, il se plaint néanmoins que la vie lui réussit mal. On se laisse aller involontairement à l'idée que la source des mécomptes de Bollmann était dans le coeur qui n'avait pu être satisfait à temps, ce qui est, d'ailleurs, d'un bon effet dans un livre.
 
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<small>(1) 2 vol. in-8°, mannheiin, chez Heinrich Hoff. -Paris, chez Heideloff, rue Vivienne.</small>
 
 
Die Revolution (La Révolution, roman, par Henri Steffens) (1). - En Allemagne, dans un certain monde, M. Steffens jouit d'une certaine gloire. J'ai même lu, je ne sais où, qu'il est un des écrivains qui font le plus d'honneur à sa patrie. L'Allemagne est bien heureuse qu'on ne prenne pas en France une coterie au mot. Ce serait une élite bien honnête, sans doute, mais bien peu littéraire que celle qui se composerait d'hommes semblables à M. Steffens; mais je doute qu'aucune nation européenne l'enviât sérieusement. M. Steffens est professeur depuis sa jeunesse; il parle avec facilité, et se destinait d'abord au sacerdoce luthérien. Il acquit dans ce but toutes les connaissances qui font dans son pays un philologue solide, vastes trésors de l'intelligence qui n'enrichissent que les esprits naturellement riches, et qui, chez lui, ne firent que grossir les provisions de la mémoire. Comme il s'était adonné particulièrement à l'étude des sciences naturelles, il semblait, par ce fait, avoir reçu une mission apostolique pour la propagation de la nouvelle philosophie de la nature. Dans l'enseignement, il embrassa, à l'exemple des esprits vastes, et plus encore des capacités médiocres, plusieurs tâches fort différentes. Ainsi il fit successivement des cours sur la botanique, sur la philosophie, et même sur la religion. Luthérien ardent, il se constitua directeur d'une association luthérienne. Dans les universités auxquelles il fut attaché, sa facilité verbeuse et quelques aperçus plus bizarres qu'originaux lui assurèrent souvent la faveur des étudians, peu difficiles en fait de nouveauté, et complaisans pour quiconque caresse les haines et même les préjugés nationaux. La considération qu'il mérite personnellement exerça aussi une influence favorable à sa réputation. Après s'être ainsi fait un auditoire à l'âge où la sympathie qu'inspire l'homme se reporte facilement sur l'écrivain, il devint auteur. Qu'il ait écrit de petits ''compendia'' à l'usage des étudians, c'était dans l'ordre : tout professeur trouve toujours le moyen de refaire la grammaire de sa science. Qu'il eût essayé des théories nouvelles dans la partie du domaine intellectuel qu'il s'était attribuée, on n'aurait aucun droit de s'en étonner. Mais M. Steffens voulut écrire des oeuvres d'imagination il ambitionna le titre de poète, et malheureusement il rencontra un monde qui le crut sur parole. Pour moi, je n'ai jamais rien lu de M. Steffens où j'aie pu découvrir une pensée, une image poétique. Loin de racheter, par le charme du style, cette absence de vocation, il n'a même pas la poésie des mots, cet effort impuissant de l'esprit qui veut rêver ce qui lui manque; il n'a ni le nombre, ni le plus simple artifice de l'art de l'écrivain. Il écrit sans suite et avec une abondance effrayante toutes les idées qui l'ont obsédé à divers instans, et les amoncelle sans ordre logique dans les interminables monologues de ses personnages. Encore sa prose n'est-elle pas la prose naïve de la bonhomie bavarde, qui ne coûte aucune peine au lecteur, et lui laisse la liberté de passer les feuillets inutiles : c'est la diffusion doctorale du professeur qui a tout remué par devoir, touché à tout par métier, et qui bourre sa leçon de toutes les abstractions ayant cours dans le monde universitaire. Sans doute la littérature des Allemands est faite pour eux et non pour nous, et ils ont bien le droit de se plaire à d'interminables monologues sur les abstractions qui les intéressent; mais je ne puis croire qu'ils goûtent cette parodie d'action qui fait le prétexte de pareils livres : car c'est chose incroyable pour des Français que, la manière dont l'action est traitée dans le livre de M. Steffens Ce n'est pas qu'il ignore le mécanisme et la charpente matérielle du roman; ces moyens-là sont à la portée de tout le monde en Allemagne. Là où la sociabilité sans développement étouffe le germe de beaucoup de passions et n'accorde qu'un certain nombre de faces aux caractères, il faut y suppléer dans le roman et dans le drame par l'accumulation des faits. Chez nous, au contraire, le tableau d'une situation morale bien simple, l'analyse d'une de ces passions, immobiles qui se nourrissent d'elles-mêmes, ont suffi plus d'une fois à défrayer plusieurs volumes. D'où il suit que le peuple d'action se plaît volontiers à la contemplation de la vie de l'ame, tandis que nos voisins, qui vivent par la pensée jusqu'à l'abus, veulent, insatiables d'émotions, qu'on les remue tant bien que mal par des combinaisons plus ou moins nouvelles. Telle est l'origine de cette science de l'effet, que les écrivains du Nord ont poussée fort loin, et que nous leur avons empruntée avec assez peu d'adresse. Chez nous qui expérimentons sur nos propres passions, l'étude savante de ces passions, sera toujours plus sûre d'émouvoir que la science de l'effet, et nous aurons, de plus l'avantage d'être vrai. Cet avantage manque totalement à M. Steffens, qui veut faire des romans sans avoir vécu autrement qu'un homme de collège, cela est visible. Conformément à la poétique des romanciers allemands, ses personnages voyagent beaucoup pour disserter gravement avant, pendant et après le voyage. Il arrive des évènemens extraordinaires : le romancier en explique les causes avec une insupportable minutie. L'intérêt est quintuple ou sextuple : on trouve dans le roman de M. Steffens trois amours légitimes, et un petit amour illégitime, étouffé bientôt avec une vertu fort louable par les deux intéressés, pour prouver sans doute que rien n'est plus facile que de se délivrer d'une semblable obsession. Il n'est donc pas aisé de rendre compte d'une intrigue ainsi mêlée, et l'intrigue est tout dans ce livre. Un personnage mystérieux, qu'on nomme Adrien et qui est évidemment Français, est venu dans un état d'Allemagne pour y faire la révolution allemande à la suite de la révolution de juillet. Adrien est un homme d'une vaste capacité, car il a chez lui une machine électrique, et il est profondément versé dans les sciences naturelles. M. Steffens ''est orfèvre'', très naïvement, comme on voit. Adrien, du sein même de la résidence princière, dirige toutes les menées révolutionnaires, fait naître des émeutes qu'on réprime facilement, et quand il voit que l'affaire est manquée, tire un coup de pistolet au prince souverain, le jour d'une prestation, publique d'hommage, et se tue ensuite. Heureusement un des admirateurs d'Adrien s'est jeté au-devant du prince et a reçu le coup à sa place. Cet admirateur, qui est un des trois ou quatre héros parfaitement vertueux et ennuyeux de l'ouvrage, a deviné le dessein du pervers, par un moyen qu'on ne soupçonnerait jamais. S'étant amusé dès son enfance à contrefaire les autres hommes, il a réussi à arracher à la nature la faculté de ressentir intérieurement les passions et de s'approprier pour un moment les qualités bonnes ou mauvaises de ceux dont il reproduit extérieurement le visage et la voix. C'est à ce point qu'il éprouve le besoin de se tuer un jour qu'il est assis à côté d'un scélérat qui cherche l'occasion de se défaire de lui. J'en demande bien pardon à M. Steffens, mais ici son imagination de professeur manque de logique. Quand on reproduit si exactement l'individualité d'un homicide, c'est le meurtre d'un autre et non le suicide qu'on a en vue. Notre beau jeune homme, se sentant mal à l'aise à côté d'Adrien, qui lui donne d'admirables leçons d'entomologie, se garde bien de lui appliquer cette miraculeuse pierre de touche qui lui arracherait ses secrets; il se borne le soupçonner et à souffrir en silence. La même chose arrive au fils du ministre de la police, autre élève de bon lieu qu’Adrien a pris pour détourner les soupçons du gouvernement. L'idée de cette contrefaçon morale est une invention telle quelle; et quoi qu'il en soit de cette idée comme de la grâce qui suffisait et ne suffisait pas, j'accorderai sans peine à M. Steffens que c'est une invention. Traitée pour elle-même, et avec la poésie mystérieuse dont les véritables écrivains fantastiques de l'Allemagne ont revêtu quelques bizarreries de cette espèce, cette donnée pouvait être aussi féconde qu'une autre. Mais n'est-il pas étrange que ce soit un professeur, homme de science et de vérité, qui mente ainsi à sa vocation et à ses habitudes privées, pour caresser ce besoin maladif de merveilleux, qui tourmente les lecteurs allemands? Déjà, dans un autre roman, M. Steffens avait soutenu gravement la croyance aux spectres, qui n'est admissible, comme moyen d'art, que chez les hommes d'imagination. Pour tout dire, l'auteur a le tort de vouloir faire ce qui n’appartient pas à sa nature. Il veut peindre la haute société, et il ne connaît que l'honnête médiocrité de la bourgeoisie; les ruses et les profondes finesses des conspirateurs, et il nous montre des précautions enfantines; la haute perspicacité des hommes d'état, et ces hommes, aussi gauches, aussi maladroits que les autres, ne découvrent rien, ne font rien, et ne savez qu'attendre, et se livrer à la merci des circonstances; le vaste et ténébreux génie d’un grand agitateur, et l'on n'assiste pas une seule fois à la conception d'un de ces plans habiles au moyen desquels l'homme de génie remue, du fond de son cabinet solitaire, la masse entière des élémens impurs d'une nation. L'auteur se borne à nous dire, en toute occasion décisive : C'est un génie dont l'ascendant est irrésistible; mais il veut apparemment être cru d'autorité magistrale.
 
Quel but s'est proposé un homme d'une profession aussi grave en écrivant un pareil ouvrage? J'espérais qu'après avoir échoué dans ses tentatives antérieures pour populariser, par le roman, la philosophie de la nature, il aurait mieux réussi cette fois. C'est là sans doute un mauvais genre de composition; néanmoins, si un résultat utile est obtenu, il ne faut pas juger trop sévèrement les moyens. Mais M. Steffens s'est borné à placer dans son livre deux scènes d'herborisation, disant que son jeune naturaliste, dans son enthousiasme expansif, s'identifiait avec la nature, et que la nature s'identifiait avec lui; et quand la lumière s'est ainsi faite, il n'en est plus question dans les mille pages restantes. Ce roman n'est pas non plus un roman de moeurs, car l'honnête professeur est de l'espèce de ceux qui peuvent dire en vingt langues différentes le nom d'un fauteuil, mais ne savent pas s'y asseoir. Ce n'est pas moins qu'un roman politique, écrit dans un esprit contre-révolutionnaire et luthérien, à l'adresse du gouvernement prussien, dont M. Steffens est aujourd'hui l'employé. Ce gouvernement, plus adroit que beaucoup de ses savans serviteurs, doit être peu touché de cette marque de dévouement, très faite pour le compromettre vis-à-vis des gens raisonnables, si les gens raisonnables lisaient beaucoup M. Steffens. Celui-ci dit, entre autres choses curieuses, « qu'un peuple n'est jamais opprimé par les grands sans l'avoir mérité, de même que l'oppression n'est jamais exercée sans la faute des gouvernans; que dans ce cas se manifeste la punition du ciel, qu'il dépend de nous d'adoucir ou de rendre plus terrible. Si nous l'acceptons, si nous nous y soumettons, si nous avouons que nous méritons le châtiment, la peine est modérée, et nous ne sortons jamais des rapports réguliers. La soumission volontaire adoucit d'abord l'esclavage et finit par le faire cesser. ''C'est ce que nous nommons le paisible développement historique''. » Pour qu'on ne se trompe pas sur le sens de ce fameux ''développement historique'', si cher aux maladroits publicistes de la vieille Allemagne, M. Steffens se met à demander grâce, timidement il est vrai, pour les institutions vermoulues que nous voulons sacrifier, dit-il, à notre individualité égoïste. Dans ces institutions qui pèsent encore sur l'Allemagne, tout lui est bon à conserver pour l'amour de la valeur historique. Tout en admettant qu'un baron ignare et pauvre pourrait bien avoir moins de force réelle qu'un roturier instruit et riche, il insiste sur ce que la féodalité a rendu jadis des services historiquement démontrés; d'où il suit qu'il faudrait sacrifier à des thèmes d'études historiques les hommes d'aujourd'hui, avec leurs haineuses répugnances, avec leurs volontés énergiques. M. Steffens en est encore à proposer, comme la plus grande garantie de sécurité sociale, l'honneur chevaleresque, mais l'honneur chevaleresque revendiqué au nom d'une seule caste, ce qui est naturellement une insulte pour les autres. Enfin, il va jusqu'à médire de la science, vertige vraiment affligeant chez un homme de science. Il est vrai que pour se concilier les sentimens nationaux, il sacrifie la France à l'Allemagne, et trouve même du bon dans les crimes des démagogues allemands comparés à ceux des révolutionnaires français. Toutes ces cajoleries adressées à l'antique Teutonia ne le sauveront pas des sifflets de la jeune Allemagne, à laquelle il s'est imprudemment attaqué. Il est triste de voir un vieillard risquer la dignité de toute sa vie contre de tels adversaires dont il ne connaît même pas le côté faible. Pour nous, un pareil ouvrage est précieux comme symbole il nous en apprend plus sur les causes du malaise qui tourmente l'Allemagne que ne le pourraient faire vingt articles politiques ''à priori''.
 
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<small>(1) 3 vol. Breslau, chez Max.</small>
 
 
Cavalier-Perspective (''le Point de vue du Gentilhomme'', etc., par le chevalier de Lelly (1) ). - On pourrait croire qu'un esprit de nationalité mal entendue nous a dirigé dans notre appréciation des professeurs qui font des romans au-delà du Rhin. Voici venir un Allemand qui dit sur la littérature légère des hommes d'université de ces choses qui nous auraient mis mal à l'aise. Cédons-lui la place pour un moment, car nous n'avons guère occasion de nous blaser sur des révélations de cette espèce.
 
On ne voit, dit M. de Lelly, que romans pesans sortir de têtes pesantes. On y trouve à foison, il est vrai, des maximes de sagesse élucubrées dans la chambre et applicables à la chambre; mais cela n'a point de racines dans la vie et ne porte par conséquent aucun fruit pour le monde… La sagesse véritable ne s'apprend jamais dans les livres, heureusement. La sagesse n'est pas plus fille de la mémoire quelle n'est vêtue de malpropreté, quoique nous puissions être tentés souvent de le croire… La plupart de nos savans manquent complètement de la connaissance des hommes et du sens pratique. Aussi se trouvent-ils devant tous les évènemens de la vie comme devant cette image miraculeuse du Christ qui était toujours d'une palme plus haute que chaque homme qui s'y mesurait, si grand ou si petit qu'il fût. Ils ne savent se prêter à aucune situation; pas une n'est à leur taille. J'en ai connu qui n'étaient d'aplomb que dans leur chambre, et qui apparaissaient au milieu du moindre cercle étranger, non comme des rêveurs, mais comme des sauvages hébétés, sans ressort et sans défense, avec un corps maladif, la figure appauvrie, et les sens ruinés par l'immobilité, idiots finis dans toutes les gaies sciences de la vie. Peut-on leur demander un ton convenable dans la parole ou dans l'action, une conversation aimable, un goût distingué, ou même quelque trace de dignité? On ne remarque en eux, que la myopie, suite des lectures poudreuses, et une poitrine rétrécie par la fumée de la lampe. Voici pour une partie de nos écrivains. Les autres, qui n'ont pas, comme les premiers, l'excuse de la profondeur, décrivent la triste situation qui leur est propre, des enfans affamés et criards, etc., toutes vraies misères de ''philistin''. Ce sont les sujets qu'on traite dans la seconde classe de nos romans, ou qui forment les traits distinctifs de la physionomie des auteurs… C'est par là, et non par la frivolité, ni par l'engouement des productions étrangères, qu'on s'explique pourquoi la très grande partie de nos lecteurs se tourne vers les livres français et anglais. Au moins n'y trouve-t-on pas les sujets empaillés d'un cabinet d'histoire naturelle, mais des êtres vivans, bien qu'étiolés quelquefois. Les auteurs n'y portent pas de ces éternelles figures de Sisyphe, comme les savans desséchés, ou comme les chevaux de renfort au pied des montagnes. Leur horizon est plus étendu, ils se meuvent plus librement dans leur atmosphère, et gagnent tout de suite par la confiance et par l'aplomb. On reconnaît tout d'abord à la forme qu'on est en bonne compagnie… »
 
Voilà de ces choses que jamais nous n'eussions osé dire, et qu'on ne se permet, il faut l'avouer, que dans les querelles de famille.
 
Pourtant M. le chevalier de Lelly pourrait être récusé avec justice. Il prend, comme l'indique son titre, son point de vue de haut, et ne laisse tomber qu'avec pitié son regard sur les gens de lettres. Faire plaisir aux hommes comme il faut, leur retracer les scènes que leur imagination caresse le plus volontiers, combler les lacunes de la littérature mondaine, et rudoyer, en passant, les pédans qui se croient propres à tout, même à cette tâche, tel est son but : c'est, comme on voit, l'aristocratie intelligente qui se révolte contre la souveraineté du peuple. A merveille ! Le siècle désormais doit comprendre ainsi la lutte : c'est le concours, et ce n'est déjà plus la guerre.
 
En attendant que les gentilshommes écrivent pour tout le monde, M. de Lelly n'a fait son livre que pour les heureux. Il a plusieurs chapitres sur les moyens de faire fortune. L'axiome autour duquel tourne sa doctrine est qu'il faut d'abord dépenser beaucoup. Dans son système, pour devenir riche, il faut l'être déjà, et se mettre en train de ruine pour décupler le fonds avec les revenus. Puis vient un exemple pris dans sa vie, exemple qui n'est pas trop concluant ni trop vraisemblable. En retraçant l'existence de Paris, l'auteur a manqué lui-même aux préceptes qu'il donne à ses compatriotes. Il est possible que son ''parisianisme'' paraisse achevé à Magdebourg ou à Berlin; pour moi, j'y trouve quelquefois un haut-goût tudesque : la finesse d'observation, quoique réelle, n'y est pas toujours suffisante. Entre autres inexactitudes, l'auteur fait aller à Barèges une belle et jeune merveilleuse. En sa qualité d'homme de plaisir et d'élégance, il devrait savoir qu'il faut être bien tristement malade pour aller s'ensevelir à Barèges, affligeant hôpital de nos pauvres soldats inutiles; d'ailleurs les gens ainsi malades ne comptent pas dans les livres des heureux. Ailleurs il attribue à Champfort un mot de La Rochefoucault. Il décline toute prétention à l'érudition; mais ce n'est là qu'une fanfaronnade, car ses chapitres sont grossis et allongés outre mesure de considérations, citations et allusions historiques, empruntées à tous les temps et à tous les peuples. Il se pose en théoricien et rédige des méthodes complètes pour être léger, dépensier, aimable, homme de goût, etc. On reconnaît qu'il n'a pas impunément respiré la même atmosphère que les pédagogues. Au reste, tout cela nous paraît un prétexte pour faire preuve d'esprit, et M. de Lelly en a montré infiniment. Son chapitre des ''Philistins'' est un excellent morceau de verve et ''d'humour''.
 
M. de Lelly est de l'école du prince Puckler, avec les différences qui résultent d'une individualité assez marquée. Sa manière est un peu celle de Montaigne auquel il a emprunté l'épigraphe : ''Mon mestier et mon art, c'est vivre''. Il se fait, comme lui, enfileur d'anecdotes, de proverbes, de réflexions, sans arriver, autant que Montaigne, au charme de l'imprévu. Je ne saurais dire jusqu'à quel point son style est en-deçà ou au-delà de celui du prince Puckler. Une telle comparaison a sa difficulté, quand il s'agit de gens qui ne doivent peut-être rien au travail, et que l'élan naturel a portés du premier bond beaucoup plus loin que certains limeurs de phrases. On pourrait, en parodiant une formule célèbre, dire qu'un peu de travail donne un style de pédant, et que beaucoup de travail fait écrire en honnête homme. La plupart de ceux qui commencent à écrire croient que l'important est de se distinguer de ceux qui écrivent simplement. Ils font donc du style que personne ne parlerait, et quand ils ont surchargé leurs longues périodes de mots étranges que les lecteurs de bon sens évitent avec effroi, ils se croient au bout de leurs peines. Il est trop vrai que beaucoup d'Allemands finissent par ce commencement. Je crois que M. de Lelly, tout en se gardant des procédés de l'école, prend sa besogne plus au sérieux que son modèle. Surtout il évite de grossir de mots français son vocabulaire, comme le fait trop fréquemment le prince Puckler. Ces pauvres mots français, ainsi travestis en allemand, me rappellent involontairement les diplomates de Mahmoud dans la lourde capote des sous-lieutenans européens. Dans le dernier ouvrage du prince Puckler, j'ai lu que les mots ''recherchirteste toilette'' signifiaient : la toilette la plus recherchée. ''Recherchirteste''! Il y a dans ce gros superlatif de quoi nous faire détester par tous les pédans de nationalité allemande. Pour moi, lecteur français, le mot ''ausgesucht'' aurait suffi à me contenter.
 
A. SP....
 
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<small>(1) Leipzig, chez Brockaus.- Paris, chez le même, rue de Richelieu.</small>
 
 
===Revue Politique : Nouvel écrit de M. Guizot===
 
On a beau vouloir arrêter les affaires, embrouiller toutes les questions, le bon sens public remet peu à peu l'ordre dans les idées, en dépit de toutes les capacités qui s'efforcent de les troubler. Bientôt il ne restera de ces efforts que le sentiment de regret de tous les hommes impartiaux, en voyant tant d'esprit et de talent employés à entraver les affaires, et un si habile déploiement de forces intellectuelles dirigé dans un but si peu digne d'elles.
 
Il faut se reporter au commencement de la session, quand chacun des chefs de parti qui figurent dans l'opposition bigarrée de la chambre, se croyait à la veille de parvenir au pouvoir, soit en renversant le ministère, soit en le partageant avec lui. D'où vient qu'alors les doctrinaires ne s'étaient pas aperçus que le trône s'écroulait sur ses bases, que le pays était en danger dans les mains qui le gouvernent aujourd’hui, et que le pouvoir assistait à sa propre décomposition, pour nous servir des termes de M. Guizot, dans l'écrit qu'il publie aujourd'hui même. L'amnistie était faite; la dissolution de la chambre, cette mesure que M. Guizot blâme si fort, était faite aussi. Le ministère avait fait connaître ses vues à l'égard de la conversion; il avait donné le programme de la session. L'indignation se contenait cependant, et l'on trouvait même de temps en temps des paroles pour défendre la politique de ce cabinet, dont on comptait se faire le tuteur et le gardien. D'où viennent donc aujourd'hui ces cris d'alarme? Est-ce bien de l'avenir du, pays, ou du présent de quelques ambitions inquiètes, qu'il s'agit dans le nouvel écrit de M. Guizot? Étrange écrit où M. Guizot semble plus blâmer ses amis anciens ou nouveaux qu'il voudrait exalter, que le ministère qu'il attaque violemment!
 
L'écrit de M. Guizot, si on veut le lire attentivement, et il le mérite sans doute, est, en beaux termes bien philosophiques, tout l'historique de sa situation. Il est évident que M. Guizot avait pris la plume pour démontrer que la politique du ministère est fausse, que ses actes passés et présens sont funestes à la France, et que le pays ne retrouvera sa grandeur, son bien-être et sa prospérité, que le jour où l'on changera de route. Mais, dès le début de sa thèse, M. Guizot dut s'apercevoir qu'il n'avait plus les mains libres comme autrefois, et que ses alliances actuelles, assez étroites, quoique momentanées, le gênaient dans sa marche et l'entravaient à chaque pas. M. Guizot s'est toujours montré épris de la force, nous dirions presque de la brutalité du pouvoir. Toutes les fois qu'il s'est trouvé participer aux affaires, qu'il y a été placé en première ligne ou dans une position moins élevée, M. Guizot n'a jamais trouvé la part du pouvoir assez grande. Depuis 1830 surtout, M. Guizot avait suivi cette, ligne de conduite, sans interruption. Homme acerbe, entier dans sa politique, passionné dans la discussion, M. Guizot avait déployé toutes les qualités propres à faire face aux partis en fureur; mais la passion de M. Guizot ayant survécu à la violence des partis, il se trouva qu'il n'était plus en harmonie avec l'esprit de la chambre et l'esprit du pays. Il fallut donc se retirer des affaires, pour y rentrer quand les circonstances seraient plus conformes au caractère politique de M. Guizot, ou quand ce caractère se serait modifié selon les circonstances, et approprié aux nécessités du temps présent.
 
Ce temps est-il venu? nous ne le croyons pas. Les amis de M. Guizot se sont transformés, et même avec une souplesse remarquable. M. Duvergier de Hauranne a proclamé, dans un écrit, l'omnipotence parlementaire et la suprématie de la chambre des députés sur les deux autres pouvoirs; M. Piscatory a déclamé contre la cour et les prétentions du château à traiter cavalièrement la chambre, et l'on a vu le parti doctrinaire passer tout d'un bond vers les idées les plus opposées aux principes de l'école. Mais M. Guizot n'a pu suivre ses jeunes et agiles amis; il est resté en route, et nous le voyons un peu isolé, rappeler au bercail, par son nouvel écrit, ceux qui se sont égarés dans les rangs de la gauche, où les ont vus arriver, avec un sourire un peu moqueur, M. Thiers, M. Passy et M. Odilon Barrot.
 
M. Guizot, qui a toujours pris tant de peine pour se mettre en règle vis-à-vis de l'opinion, cherche bien à faire encore quelques pas du côté de ses fugitifs, et s'efforce en même temps de justifier leur démarche. Son écrit est ainsi à la fois une exhortation et une apologie. D'abord, et contrairement à ce qu'avancent les organes du côté gauche, et particulièrement ''le Constitutionnel'', où s'évertue une autre sommité bien faite pour balancer l'autorité de M. Guizot, il nie la prétendue grande lutte constitutionnelle qui se serait élevée entre la couronne et la chambre des députés. Grande lutte, en effet, si elle existait, car ou elle nous replongerait dans l'anarchie, ou elle nous ramènerait au bon plaisir et au gouvernement de la cour.
 
M. Guizot ne voit rien de tout cela dans ce qui se passe. Il entrevoit, il est vrai, et nous, nous voyons clairement, des ''velléités vaniteuses'', il entend des ''paroles inconsidérées'', mais rien de tout ceci ne lui semble sérieux. Nous sommes, en cela, de l'avis de M. Guizot. La couronne et la chambre des députés ne sont pas aux prises. Il y a toujours eu, dans la chambre, des adversaires de la couronne. Leur langage a été plus ou moins hostile et hautain, selon les circonstances. Les dernières paroles même qui se sont dites dans la chambre, au sujet de la lettre d'un aide-de-camp du roi, y ont souvent retenti, ces pensées se sont présentées déjà sous des formes plus ou moins rudes; mais elles trouvaient pour les combattre des voix qui se taisent à présent. Des hommes qui restent aujourd'hui immobiles et silencieux sur leurs bancs, s'élançaient alors à la tribune à la moindre apparence d'attaque contre la prérogative royale, et leurs amis ne venaient pas crier à l'envahissement de la cour et à la violation des priviléges de la chambre. Non, il ne peut y avoir de lutte entre les deux pouvoirs, et M. Guizot a raison de déclarer qu'elle n'existe pas ici. Les soutiens actuels de l'omnipotence parlementaire sont de bonne foi sans doute. Ils sont sincères dans leurs paroles, nous n'en doutons pas, et ce n'est pas quand ils s'écrient que le pouvoir s'en va, que l'autorité du trône s'affaiblit, que la prérogative royale est remise dans les mains de ministres qui n'en font pas assez sentir, dans les chambres, l'importance et le poids; ce n'est pas quand on tient un tel langage qu'on voudrait persuader en même temps au pays que le pouvoir royal en veut aux prérogatives de la chambre, et qu'elle doit se lever en masse pour protester contre les usurpations de ce pouvoir envahissant!
 
Disons-le donc avec M. Guizot, la lutte constitutionnelle n'est pas sérieuse; cherchons avec lui, de bonne foi, le mal qui le rend si pensif et si mécontent, et ''voyons d'abord aux choses'', comme dit l'honorable député, en termes peu dignes d'un académicien.
 
« A l'intérieur, dit M. Guizot, point de question grave à l'ordre du jour. Les plus décidés partisans d'une politique énergique et prévoyante ne réclament aucune mesure nouvelle, les adversaires des lois de septembre en parlent encore mal, mais la plupart seraient bien fâchés de les voir effectivement menacées. Bien peu de ceux qui demandent la réforme électorale en sont vraiment pressés. - Au dehors il n'y a qu'une question, l'intervention en Espagne, et sur celle-là, il est vrai, les opinions diffèrent réellement. Cependant, parmi ceux qui se prononcent pour l'intervention, peu voteraient en sa faveur s'ils croyaient que leur vote dût effectivement l'amener, et parmi ceux qui la repoussent, beaucoup hésiteraient s'ils étaient contraints d'accepter les conséquences, je ne dis pas probables, mais possibles, de leur refus. »
 
Est-ce bien M. Guizot qui a écrit ces lignes? Eh quoi ! c'est l'homme qui ne vivait que de foi politique, de principes arrêtés, qui ne voyait dans les faits que l'accomplissement ou la promulgation de ses doctrines, qui vient nous dire, plus longuement et plus explicitement que nous ne pourrions le répéter ici, que rien n'existe, que les convictions sont mortes, et que les principes politiques, les vues qu'on arbore, ne sont que des matières à converser ensemble, un texte pour donner carrière à ses répugnances et à ses petites passions, un moyen de se grouper selon les sympathies du moment ! M. Guizot, qui n'avait pu abandonner ses croyances en la restauration et se rapprocher de la révolution de 1830, qu'en se créant une théorie pour satisfaire son ardeur de principes; M. Guizot, qui ne s'était rattaché à ce régime qu'en l'élevant au rang de quasi-légitimité, lui à qui il fallait en quelque sorte une révélation politique et qui se l'était donnée; M. Guizot, qui voulait élever un mur entre les mauvaises passions de la révolution et les saines doctrines, admet tranquillement aujourd'hui ''que les plus décidés ont au fond du coeur peu d'envie d'être mis à l'épreuve et appelés à répondre de la pratique de leurs discours'' ! Et ce n'est pas à ses adversaires, à ses ennemis, que M. Guizot applique de telles paroles ! C'est à ses amis, à ses adeptes, à ses alliés actuels! Ce n'est ni de M. Molé, ni de M. de Montalivet, c'est, et M. Guizot les nomme, c'est de lui-même, de M. Guizot, de M. de Broglie, de M. Barrot, de M. Thiers et de M. Villemain qu'il est question !
 
Ne nous arrêtons pas à cet étrange accouplement de noms où figure celui de M. Villemain, qu'on ne s'attendait guère à voir en cette affaire. Cherchons seulement la cause de cette abolition générale des consciences politiques, et voyons dans quel dessein, favorable pour eux et pour lui-même, M. Guizot a traité tous ces hommes éminens d'une façon si peu flatteuse. Et il ne faut pas s'y tromper, les paroles de M. Guizot vont loin. Personne ne sait mieux que lui, qu'aux termes de l'école, un principe posé, il est permis d'en déduire toutes les conséquences. Or, ce que dit M. Guizot de la question d'Espagne et de la réforme électorale, on peut le dire d'autres questions moins importantes, et il serait même permis de prêter à M. Guizot cette pensée, que M. Thiers ne tient pas à la conservation de l'amortissement qu'il annonce vouloir défendre; que M. Barrot ne tient pas à l'abolir, comme il en a exprimé souvent le voeu; que M. Duchâtel serait bien fâché qu'on le prît au mot sur son projet de conversion, lui qui a combattu si long-temps la conversion; enfin, que personne ne se soucie d'être appelé, en rien; à répondre de la ''pratique de ses discours''.
 
En palissant ainsi les opinions les plus diverses, les plus contradictoires, il est évident que M. Guizot a voulu les réunir dans une même teinte bien vague, où il serait impossible de les démêler. C'est un nuage, un manteau, jeté sur la coalition. Là-dessous chacun s'agitera à sa manière, et personne n'y verra rien. Là derrière, M. de Broglie et M. Thiers pourront différer à l'aise sur l'intervention en Espagne, M. Duchâtel et M. Barrot sur les lois de septembre, sur la conversion, sur l'amortissement, sur les chemins de fer par l'état ou par les compagnies, sur les sociétés en commandite; il n'y aura plus de doctrinaires ni de tiers-parti, ni d'extrême gauche; il n'y aura plus que des partisans de mesures politiques, qu'ils seraient désolés de voir s'accomplir, et des hommes d'état pénétrés de principes dont l'application actuelle leur semblerait funeste. Après cela, osez donc blâmer le ministère de s'opposer à la conversion des rentes par raison d'inopportunité, vous qui proclamez l’inopportunité de votre système tout entier et de vos convictions les plus intimes !
 
La conscience de M. Guizot s'est cependant effrayée des difficultés de cette réunion et des embarras de cet accord sur tant de questions qui composent, à cette heure, l'ensemble des affaires. Voilà pourquoi, après avoir écarté toutes les questions matérielles, les canaux, les chemins de fer, les sociétés commerciales, il a tout réduit à la question de l'intervention et de la réforme électorale. M. Guizot est un homme trop instruit pour ne pas savoir que la question d'Orient n'a jamais été plus délicate; que la proposition du roi de Hollande, d'accéder aux vingt-quatre articles, et l'aspect que prend la conférence de Londres, peuvent donner lieu, et prochainement, à prendre une résolution décisive. N'en déplaise à sa prévoyance, il n'est pas qu'une question au dehors, comme il le dit; les questions se pressent au contraire. L’Allemagne est en feu, depuis la frontière du duché de Posen jusqu'aux limites des trois évêchés du Rhin, à deux pas de notre propre frontière. C'est là une question faite, à elle seule, pour reclasser tous les partis que M. Guizot s'efforce de mêler et de confondre. M. Barrot ne peut voir les affaires d'Allemagne comme les voit M. de Broglie, M. Thiers ne peut les envisager comme M. Berryer. Il y a là la question catholique, la question de propagande, et la question du principe de non-intervention, tel qu'il a été fondé en 1830 par M. Molé. M. Guizot aura beau faire, beau cacher de ses mains officieuses les visages de ses amis; au premier mot qui se prononcera sur ces affaires, chaque physionomie trahira des sentimens opposés, et tout l'édifice construit par M. Guizot tombera en poussière sur la tête de ceux qu'il abrite.
 
Le mieux serait de dire les choses comme elles sont. Il y a de grandes et de nombreuses affaires en discussion, et les hommes qui sont appelés à les discuter, M. Guizot lui-même, sont meilleurs qu'il ne les fait dans son écrit. Ils sont surtout plus consciencieux, plus convaincus de l'excellence de leurs principes et de la nécessité de les appliquer au plus vite, car chacun compte sur ses vues pour régénérer le pays, qui nous semble en assez bon état cependant. Et la preuve de l'ardeur de chacun de ces hommes à arriver au but qu'il se propose, c'est le courage qu'ils ont eu de se réunir, de surmonter leur aversion les uns pour les autres, le dédain qu'inspirent à chacun d'eux les principes de ses anciens adversaires, aujourd'hui ses amis; c'est la contrainte où ils vivent, eux habitués à se moquer spirituellement les uns des autres, avec un abandon que, pour notre part, nous avons toujours trouvé peu digne d'hommes d'état. Si M. Thiers ne désirait pas si vivement l'intervention en Espagne, il eût attendu patiemment que le pouvoir vint à lui; et, au lieu de tendre les mains à M. Guizot, il l'eût reconduit poliment jusqu'au bas de son escalier, comme il l'a fait l'année dernière. Si M. Barrot n'avait l'espérance de rapprocher le moment où il pourra exécuter ses plans de réforme électorale, de suppression de l'amortissement, et autres, il ne se serait pas si courageusement et si péniblement séparé de son parti, qui n'admet pas qu'on puisse rester libéral et devenir ministre. Il en est ainsi de presque tous les hommes de quelque valeur qui figurent dans la coalition. Nous ne leur faisons pas l'injure de croire qu'ils sont venus de si loin les uns aux autres, pour se donner le plaisir de renverser un ministère qui fait bien, ils le savent, les affaires du pays, qui gouverne avec une loyauté qu'ils reconnaissent eux-mêmes, et qui a été heureux jusqu'à ce jour, ils en conviennent, sans avouer, il est vrai, qu'il a été habile; comme si, dans les grandes affaires, on pouvait être heureux quand on est inhabile !
 
Non, ce n'est pas même pour être ministres que les chefs de l'opposition se sont coalisés, c'est pour appliquer leurs vues. Loin de leur répugner, la ''pratique de leurs discours'' est leur seul but, leur seul mobile. En cela, nous nous empressons de prendre la défense de la coalition contre M. Guizot. Quelles vues l'auraient donc fait naître, si ce n'étaient les idées politiques? En vérité, ce serait un grand scandale pour le pays et pour l'Europe, que cette immolation des idées, et une véritable ''nuit des dupes'' pour ceux qui auraient brûlé leurs titres à la considération publique sur l'autel de l'ambition mesquine et du dévouement sordide à de minces et honteux intérêts !
 
Grâce au génie tutélaire de la France, il n'en est rien, et nous verrons, dans chaque discussion qui s'élèvera, les principes, dominer les hommes. M. Guizot lui-même nous fournit un exemple de ce genre, au moment où il écrit.
 
En énumérant tous les torts du cabinet du 15 avril, M. Guizot s'attache surtout à l'amnistie. M. Guizot n'a pas varié là-dessus, et il apporterait dans toutes les coalitions ses répugnances pour la politique de conciliation, ainsi que pour tous les systèmes dont l'âpreté et l'intimidation ne seraient pas la base. M. Guizot parle prophétiquement de l'amnistie, comme de la source d'où doivent sortir tous les maux pour fondre sur la France. Mais l'amnistie n'était-elle pas demandée par toute la gauche modérée, dont plusieurs membres figurent aujourd'hui dans la coalition? En marchant jusqu'à M. Barrot, M. Guizot ne se trouve-t-il pas en contact amical avec certaines vues politiques qui touchent de bien près à celles de quelques hommes que l'amnistie a couverts d'indulgence? M. Guizot n'est pas moins intraitable dans cette question. Tout en ne niant pas les effets de l'amnistie, ce qui serait impossible, il en condamne sévèrement le principe. C'est montrer peu de complaisance pour ses nouveaux amis, et ce n'est pas donner l'exemple de cette insouciance sur les choses qu'il admet comme le caractère de l'époque présente. M. Guizot répond ainsi à lui-même. Sa passion et sa rigueur, en ce qui touche à ses principes politiques, réfutent ce qu'il dit du calme et de l'insouciance des autres en ce qui concerne les leurs. C'est ainsi que va le monde. On fait bon marché des opinions et des sympathies de son voisin et l'on obéit aux siennes; on a de la patience pour les autres, mais on en manque, pour soi; et autant on a de peine à faire abnégation de ses propres vues, autant il est facile de faire le sacrifice des opinions d'autrui.
 
Et cependant M. Guizot revendique, pour le cabinet du 6 septembre, dont il faisait partie avec M. Molé, l'amnistie des prisonniers de Ham! M. Guizot veut bien avoir amnistié les auteurs des ordonnances de juillet, mais il se défend d'avoir jamais participé à l'amnistie des hommes de juillet, égarés par les passions populaires. Qu'en dira M. Odilon Barrot que M. Guizot place, dans sa liste ministérielle, entre lui et M. de Broglie?
 
Nous sommes fâchés de trouver moins de bonne foi et de sincérité dans un autre grief de M. Guizot contre le ministère, grief tout personnel à M. Molé. M. Guizot l'accuse d'avoir pris peu de part au procès d'avril, et de s'être retiré de la cour des pairs au moment où elle s'y engageait à fond. M. Guizot sait bien que M. Molé était d'avis de la disjonction des causes, car il ne croyait pas à la possibilité de juger tant d'accusés à la fois. Quand la cour des pairs arrêta que les causes seraient séparées, M. Molé reprit sa place au banc des juges; ce fut précisément alors que la chambre des pairs s'engagea ''à fond'' dans ce procès. Il n'est donc pas juste de dire que les partis purent recevoir, avec joie et comme un succès d'amour-propre, l'amnistie des mains de M. Molé. Les partis l'eussent reçue de M. Guizot, s'il eût voulu l'accorder; mais en réalité, ils n'ont cru la recevoir que des mains du roi, et la suite l'a fait voir, puisque les fatales et criminelles passions qui s'attaquaient à ses jours semblent avoir été désarmées. Et c'est ici le lieu de parler de l'état de la France, dont M. Guizot fait un tableau qui manque de vérité.
 
Il n'est pas vrai que le pays éprouve un malaise, que la foi en ait disparu, que le mal s'accroisse chaque jour, que tout soit sombre autour de nous, et que le pouvoir fortifie l'opposition révolutionnaire systématiquement. Ici le langage de M. Guizot est enveloppé et obscur, non pas que les termes lui manquent, mais parce qu'il sent bien toute la portée de ce qu'il va dire, et qu'il craint d'être trop compris. « Les situations sociales se rapetissent, dit-il; les intérêts deviennent de plus en plus étroits et inférieurs. Il y a contraste entre la grandeur des choses et la médiocrité des personnes La politique du gouvernement fait incessamment descendre les sentimens et les idées au niveau des plus étroites situations. On exploite, on seconde même ce qu'il y a de petit, de subalterne, dans notre état social, en repoussant ce qu'il y a d'élevé et de fort.
 
Tout à l'heure nous avons vu que M. Guizot étendait un voile sur les dissonances des opinions alliées contre le ministère, à présent nous le voyons tirer un coin de ce voile sur lui-même, et en couvrir la nudité grossière de son orgueil et de son ambition. Quand on examine ce qui se passe autour de nous, les affaires entravées à plaisir, les projets de loi d'utilité publique arrêtés de toutes parts, les vues les plus désintéressées pour le bien du pays, qu'on s'efforce de frapper de stérilité ; par une opposition étroite et systématique, il est bien permis de chercher à se rendre compte de ces sublimes élévations au ciel, et de vouloir aller au fond de ces élans philosophiques dont on nous édifie de temps à autre. Eh bien ! qu'on lise un à un tous les mots que nous venons de citer, qu'on les pèse impartialement, et qu'on se demande si la personnalité et le goût de soi-même ne s'y manifestent pas audacieusement, sous la forme pudique des paroles. N'est-ce pas, en d'autres termes, ce qu'on lit ailleurs, sur l'éloignement des affaires où se trouvent quelques capacités qui les ont maniées long-temps? - C'est en attirant vers le pouvoir, en engageant dans sa cause les esprits élevés, les meurs fiers, qu'on le relèvera de sa longue faiblesse, dit M. Guizot. -Nommez donc ces esprits élevés et ces ames fières, ayez le courage de vous nommer vous-mêmes ! Dites, une fois pour toutes, que le pouvoir vous est dévolu à jamais, on saura que les circonstances doivent plier devant vous, et puisque vous consentez à retarder ''la pratique de vos discours'', rien ne doit, en effet, retarder votre entrée aux affaires. Vous gouvernerez alors contre vos principes, et en les faisant taire, vous qui êtes adversaire ardent de l'amnistie et de la politique de conciliation, et si cette politique est nécessaire, vous la pratiquerez, contrairement à vos discours ! Vous qui êtes pour l'intervention, vous n'interviendrez pas ! Il est vrai que vous reprochez au ministère actuel de n'avoir pas des opinions assez absolues, que vous lui reprochez son allure indécise; mais les capacités telles que vous, ne sont pas soumises aux règles qui régissent les simples hommes d'état. Le principal est d'avoir le gouvernement des capacités. Peu importe que leurs actes soient la suite de leurs discours, que les vues élevées en vertu desquelles elles sont des capacités, se réalisent. Les capacités avant tout. C'est tout ce qu'il faut au pays.
 
Indiquant un remède aussi héroïque, M. Guizot a dû nécessairement voir et montrer le mal en grand. - L'affaiblissement, l'abaissement général du gouvernement et des institutions, - l'affaiblissement, l'abaissement de l'esprit, de la vie et de la moralité politique du pays, - tels sont les symptômes que M. Guizot signale, symptômes déjà effrayans, rien que par l'énormité des mots qu'il emploie pour les décrire. On ne s'attend pas sans doute à voir une discussion politique aussi élevée descendre jusqu'aux faits. Ce n'est pas l'usage de M. Guizot; mais nous, qui nous complaisons encore dans l'humble terre à terre des affaires, nous serions bien tentés d'opposer à ce tableau, tracé en traits dignes de Rembrandt, une esquisse fidèle de la situation de la France, à l'époque où M. Guizot quitta les affaires, et à l'époque actuelle. Chacun peut la faire, car on n'a pas oublié quelles sombres inquiétudes chargeaient l'horizon, il y a un an, quand la crise du mois d'avril devint la conséquence de tous ces embarras. Aujourd'hui, de l'aveu même de M. Guizot, il n'y a qu'une question au dehors, la question d'Espagne. Nous en voyons plusieurs, nous l'avons dit; mais quelque obstacle que présentent les affaires extérieures, quelques embarras que M. Guizot et ses amis anciens et récens suscitent au cabinet dans la chambre, il y a loin des difficultés de la conversion, de la loi des chemins de fer, du rejet de la commission des bâtimens publics, aux difficultés des lois d'apanage, du jury, aux terreurs que causaient les attentats contre la personne royale, et à tous les résultats de l'influence de M. Guizot et de sa politique rigoureuse dans les conseils du 6 septembre !
 
Quant aux résultats matériels du présent ministère, nous demandons pardon à M. Guizot de ces prosaïques et vulgaires détails, ils consistent dans une augmentation de recettes pour le premier trimestre de 1838, de 3,971,000 fr. sur celui de 1837, et de 2,144,000 fr. sur celui de 1836. Ainsi la prospérité publique s'élèverait à mesure que s'abaisseraient l'esprit, la vie et la moralité politique du pays. Rendons grâce à Dieu de ce que tous les malheurs ne nous viennent pas à la fois !
 
Mais comme l'embarras de la situation se fait sentir à chaque passage de ce singulier écrit de M. Guizot, au lieu de conclure en poussant ses amis à renverser cette fatale administration qui fait le malheur de la France, il les engage à se modérer, ''à ne point faire d’opposition générale, permanente et confondue avec l'opposition'', ce qui n'est pas clair; « point de guerre de chicane, point de refus des moyens nécessaires à la vie du gouvernement. » Il est vrai que les amis de M. Guizot en feront ce qu'ils voudront, et qu'il ne les crois pas très disposés à suivre ses avis; il se pourrait même qu'ils poussassent l'esprit d'indiscipline jusqu'à tâcher d'entraver encore plus les affaires qu'ils ne le font, si c'est possible, pour faire M. Guizot ministre malgré lui, et l'élever à la hauteur de ses paroles. M. Guizot veut, en outre, que l'opposition ne s'écarte pas du rôle de parti gouvernemental ; il veut régénérer ce parti et lui trace ses règles. Elles consistent dans le désintéressement, dans la nécessité de faire ''infiniment petite'' la part de l'homme, de son intérêt et de son ambition personnelle, dans la fidélité aux personnes, dans la froideur et le calme. Nous désirons que la coalition se reconnaisse dans ce portrait, ou qu'elle s'applique à lui ressembler; alors, à notre tour, nous désirerons son entrée aux affaires.
Nous entendons beaucoup de gens, à la vue de ce qui se passe, désespérer du gouvernement représentatif. Nous sommes loin de juger le mal aussi grand. On dit qu'il y a de quoi douter de l'excellence d'une forme de gouvernement dont quelques hommes de talent peuvent arrêter tout le mécanisme à leur gré. Ces hommes de talent, dont l'ambition est impatiente et inquiète, ont existé dans tous les temps et sous tous les régimes, et il vaut mieux que ces ambitions s'exhalent dans les journaux, au pied de la tribune, et dans les bureaux de la chambre, qu'en secret, comme dans les monarchies absolues, ou sur la place publique, comme nous le voyons dans les républiques dont on a doté le Nouveau-Monde. Quel excellent régime, en effet, que celui où les grandes et ardentes opinions politiques peuvent se répandre si facilement, et s'écouler en résultats tels que le refus de quelques lois politiques ou d'intérêt matériel, dont quelques-unes seront adoptées sans doute l'année suivante! Est-ce là un mal à comparer à l'émeute, aux associations, à la justice secrète ou exceptionnelle qui s'ensuit infailliblement? Assurément si le gouvernement constitutionnel doit se consolider en France, c'est par l'exemple que nous avons sous les yeux aujourd'hui. L'enseignement que donnera cette session aura mûri la chambre en peu de mois, et elle doit rendre cette justice à des gens qui se disent ses maîtres, qu'ils lui épargnent un apprentissage qui, sans eux, eût été sans doute beaucoup plus long.
 
Enfin, et pour couronner cette oeuvre, qui semble d'un bout à l'autre le monologue d'un homme placé dans une situation perplexe, qui n'ose pas dire ce qu'il veut, ni exécuter ce qu'il propose, M. Guizot admet une formation d'un cabinet de droite, ou de gauche, ou même de gauche et de droite, à volonté. Tout lui est bon, tout lui convient, hormis le cabinet actuel ! Et cependant il exhorte ses amis à ne pas le renverser !
On s'étonne que M. Guizot, M. Thiers, M. Duchâtel, M. Passy, s'impatientent de ne pas être au pouvoir et s'efforcent de renverser le ministère. Nous ne saurions partager cette surprise. Qu'ils se réunissent, qu'ils viennent les uns aux autres de bien loin, et, en quelque sorte, des deux extrémités du monde politique, rien ne nous paraît plus simple et plus naturel. Qui veut la fin veut les moyens. Or, pour abattre une administration qui n'a d'autre tort que celui d'être en place, et qui peut étaler quelques titres glorieux, quoi qu'on fasse pour les contester, il faut bien quelques efforts. La coalition n'a même à se justifier en ce moment que d'un seul tort, pour lequel nous ne pourrions lui en vouloir: c'est de n'être pas assez nombreuse, et de se trouver encore à l'état de minorité.
Dans cette coalition, d'ailleurs, personne n'a fait, ce nous semble, le sacrifice de ses opinions. M. Guizot n'a pas encore déclaré, que nous sachions, qu'il renonce, en faveur de ses nouveaux amis de l'extrême gauche, à son éternel système d'intimidation. La mauvaise presse, comme il l'appelait autrefois, est toujours pour lui la mauvaise presse; les mauvaises passions qui suscitaient du trouble dans l'état pour se frayer la route au pouvoir à travers le désordre, ne lui paraissent certainement pas meilleures; et, s'il se rapproche à présent de la ''queue de la révolution'', c'est sans doute pour la voir de plus près, l'examiner d'un oeil plus attentif, et mieux juger de ses défauts. De son côté, M. Thiers et le petit nombre d'amis qui marchent avec lui à cette heure, n'ont composé avec le parti doctrinaire sur aucune question. Le principe de l'intervention en Espagne n'a pas faibli dans ce rapprochement. Il est bien convenu, de ce côté de la chambre, qu'en ouvrant ses rangs au parti opposé, on ne lui permet d'apporter avec lui que ses passions et non pas ses principes, et qu'on reçoit ''les hommes sans les choses''. Ainsi faite, la coalition n'a rien qui choque les idées constitutionnelles. C'est un élément de destruction, rien de plus, une de ces hardies prises d'armes du temps passé, où l'on n'apportait que des armes offensives. Ceux qui courent cette aventure n'en font eux-mêmes pas plus de cas qu'elle ne vaut. Si l'on échoue, on se séparera, et l'on ira attendre, chacun de son côté, quelque meilleure chance. Si l'on réussit, on se séparera encore, pour se battre entre vainqueurs. Jusque-là rien n'empêche qu'on marche ensemble, car tous les auxiliaires sont propres à une oeuvre de destruction. Les répugnances, les haines, les dédains mutuels, sont aussi vifs que jamais, et malheureusement la fraternité n'est qu'apparente. Nous disons malheureusement, car ce serait un beau spectacle que l'union de M. Guizot, de M. Arago, de M. Duvergier de Hauranne, de M. Barrot, non dans leurs intérêts si divers, mais dans l'intérêt de la France.
 
M. Guizot a été ministre trois fois; il a siégé cinq ans dans les conseils du roi; il est resté un des hommes les plus éminens de la chambre, et c'est pour écrire avec tant de fiel, c'est pour amasser des contradictions si choquantes, qu'il a repris sa plume de journaliste, à l'aide de laquelle il s'est élevé si haut ! De quel droit M. Guizot viendra-t-il désormais reprocher à la presse sa licence, tonner à la tribune contre les boute-feu et les mauvaises passions de la révolution, lui qui n'a pas hésité à exhaler sa froide passion, à se livrer à une colère compassée, sans avoir pour se justifier le spectacle des passions politiques et d'un désordre social? Le pays est calme, les esprits sont tranquilles, de l'aveu de M. Guizot; il se plaint même de l'excès d'insouciance qu'il voit autour de lui; et c'est de sa plume que partent les attaques les plus virulentes qui aient retenti dans la presse depuis un an. Voilà donc l'exemple que nous donnent les capacités qui réclament le pouvoir et la direction de la société, les hommes de talent qui s'indignent de ne pas être ministres, eux qui, descendant à leur ancienne profession de journaliste, ne savent même pas la remplir avec la dignité et la noblesse qui peuvent seules la relever !
Le caractère de l'association se révèle dans tous ses actes. On ne voit pas ses membres essayer d'améliorer les lois qu'ils examinent. Leur sentence est toujours le rejet. Ils ne se sont donné que la mission d'arrêter, dans la chambre, la marche des affaires, et dans la presse de tout nier. C'est un pacte tout négatif, où la première condition pour les hommes éloquens qui y figurent est de se clore la bouche, et de ne pas monter à la tribune, et pour les hommes spéciaux de ne pas faire usage de leurs connaissances.
 
M. Piscatory a dit, dans la discussion des armes spéciales, quand il réclamait pour son ami, M. Jaubert, le privilége de s'écarter de la question, qu'à voir les précautions dont on entourait les orateurs, on pouvait se croire dans la chambre d'un malade,.où personne n'osait parler haut. A ce sujet, nous nous écrierons, comme fit M Guizot : ''C'est cela!'' Nous dirons même : C'est mieux que cela, et la chambre, telle que l'a faite la coalition, ressemble, selon nous, à voir quelques-uns de ses bancs, à une salle d'hôpital, où gisent, avec la fièvre, des orgueils meurtris et des ambitions malades. C'est là qu'on ne saurait parler haut sans danger, et sans irriter tant de plaies si faciles à envenimer! M. Molé, s'adressant à M. de Broglie, le sommait de préciser ses accusations; un pareil défi, porté au chef de la coalition, serait sans danger pour le ministère. Pour entraîner une assemblée, comme l'ont fait souvent M. Thiers et M. Guizot, il ne faut pas seulement le talent, il faut une situation franche et une conviction profonde. L'esprit peut briller sans le concours de ces deux choses, mais l'éloquence se tait, ou du moins se montre stérile.
 
===Chronique de la Quinzaine===
D'un autre côté, les journaux des deux partis extrêmes, opposés à l'existence même du gouvernement, se plaisent à signaler, dans cet état de choses, ce que le gouvernement de Charles X nommait un refus de concours ! Nous concevons parfaitement leur désir d'aggraver le fait actuel; mais on y attachera moins d'importance, en songeant d'abord que ce refus de concours vient d'une minorité; puis, que nous vivons sous un gouvernement qui ne s'écartera pas de la constitution, même quand ses adversaires en sortiraient pour le combattre. Si donc le parti qui refuse tout concours, et paralyse les affaires, devenait une majorité, ce serait à lui de prendre le pouvoir, et alors, naturellement, son refus de concours cesserait. Ainsi, qu'on se rassure, la coalition de la droite, de l'extrême gauche et de quelques membres du centre gauche, ne nous menace pas d'une révolution, mais seulement d'un cabinet fondé sur le principe de l'ambition personnelle satisfaite, et livré d'avance à toutes les divisions qu'amènerait inévitablement une réunion d'amours-propres superbes et de principes contraires.
 
La discussion de la conversion des rentes s'ouvrira de nouveau dans deux jours. Les difficultés de cette opération capitale ont été exploitées avec beaucoup d'ardeur et d'habileté. Pendant la suspension des débats de la chambre, on s'est efforcé de répandre le bruit de certaines divisions qui se seraient introduites dans le sein du ministère. On a cherché à lui aliéner les feuilles qui ont défendu la cause des rentiers. C'est une tactique qui n'est pas neuve, et il ne faut pas s'en étonner.
Nous ne craignons pas encore ce résultat. La violence et la passion réussissent mal dans ce temps de modération et de calme. Seulement, il est affligeant de voir des hommes d'une valeur réelle donner ainsi publiquement le spectacle de quelques faiblesses. On parle de capacité. On dit que les plus hautes capacités du pays (c'est ainsi qu'on s'intitule) ne peuvent rester en dehors des affaires; que leur place est au pouvoir, et on veut briser les portes pour y rentrer, il nous semblait jusqu'à ce jour que le gouvernement représentatif était celui des majorités, et non pas absolument des capacités. Il y a, en France, nombre de capacités qui n'ont pas accès aux affaires. C'est que la majorité leur a manqué dans les collèges électoraux, ou bien que ces capacités n'ont pas rempli quelques autres conditions du régime constitutionnel. Ces capacités tiennent exactement, depuis vingt ans, le même langage que les capacités de la coalition. Depuis huit ans, surtout, elles ont paru plusieurs fois sur la place publique, pour revendiquer leurs droits. Là on les a traitées, et justement, en rebelles. Depuis, quand elles se plaignaient dans la presse, ou par quelque voie légale que ce fût, les chefs de l'opposition actuelle les refoulaient dédaigneusement en leur demandant qu'elles s'appuyassent sur une majorité. Contre qui ont été faites les lois de septembre, sinon contre les capacités qui voudraient se rendre justice elles-mêmes et s'adjuger le pouvoir de leurs propres mains?
 
Le fait est qu'il n'y a pas eu de divisions dans le conseil, et que la discorde n'a pas régné un seul moment entre ses membres On ne saurait appeler des divisions les avis, toujours différens, qui se discutent autour de la table d'un conseil. Qu'on se rappelle le ministère du 11 octobre, et ses discordes qui ont fini si souvent par des modifications de ministère. C'étaient là, sans doute, des divisions véritables. Les démissions se donnaient et se reprenaient presque chaque jour; mais ce temps n'est plus, et les dissensions du ministère sur les moyens d'exécution de la conversion étaient si peu graves, que c'est démontrer la bonne harmonie du cabinet, que de ne pas les dissimuler.
Personne n'avait douté que la révolution de juillet n'eût des capacités à son service; mais on se demandait si, du milieu de ces capacités, il sortirait quelque homme d'état. Le 13 mars, le 11 octobre, semblaient avoir répondu à cette question. Les hommes qui ont été bien inspirés par le péril du pays à cette époque, auraient-ils perdu, avec le danger de la situation, le mobile qui les soutenait en ce temps-là? Serait-il vrai, comme le disent les ennemis de nos institutions, que l'esprit révolutionnaire nous ait rendus impropres à la paix et au repos? Qu'on y prenne garde. La vivacité, la violence même qu'on passait à de jeunes écrivains qui ignoraient encore les secrets et les difficultés du gouvernement, seraient jugées sévèrement par les esprits élevés, si on les retrouvait tout à coup dans des hommes d'état que doit avoir mûris pendant huit ans le maniement des plus hautes affaires. Eh quoi! des hommes se seront élevés par leur mérite aux premiers rangs de la société, et ils ne sauront pas donner, à ceux qui sont restés au-dessous d'eux, l'exemple du respect et des égards qu'on se doit les uns aux autres ! Leur langage, leurs idées ne se seront pas élevés dans la sphère où ils vivent? Au contraire, on sera réduit à rechercher dans les feuilles populaires leurs anciens écrits, ou à recourir aux paroles qu'ils prononçaient dans la plus modeste chaire, pour leur trouver des vues d'hommes d'état et des formes de langage nobles et dignes! A qui s'en prendre de cette triste déception? Au pouvoir qu'il faudrait accuser alors de diminuer le mérite et de rétrécir l'esprit, ou aux hommes eux-mêmes qui ne se seraient pas mis au niveau d'une situation où Colbert, Pombal, Canning, avaient su agrandir encore le cercle de leurs pensées?
 
Dans toute discussion politique, il y a toujours des situations qui diffèrent, ne fût-ce que par quelque nuance. Dans celle-ci, la couronne, le ministère et la chambre occupent des positions diverses. La couronne ne pouvait se prêter avec empressement à une mesure impopulaire à Paris, dont les avantages pour les départemens ne sont pas bien démontrés, et qui touche de si près au bien-être de la capitale. On ne doit donc pas s'étonner si son ascendant bien légitime, bien admis et bien reconnu par tous ceux qui ont occupé le ministère depuis 1830, a été de quelque poids dans l'examen des causes qui faisaient désirer l'ajournement de la mesure.
Si la coalition ne parvient pas au but qu'elle se proposait, la leçon profitera à tout le monde. En perdant l'espoir d'imposer à leur gré leurs volontés au pays, quelques hommes de talent qui y figurent, prendront une meilleure route, et se résigneront, comme font les hommes d'état les plus éminens en Angleterre, à attendre que le jour de mettre leurs principes en pratique soit venu. M. Thiers a fondé lui-même son ministère futur sur la question d'Espagne. Tant que la session durera, il sera facile de consulter la chambre sur cette question. On peut la présenter chaque jour, à toute heure, à propos du budget, de la rente, des chemins de fer; on pouvait même l'élever à propos de la loi du cadre de l'état-major, qu'on discutait hier. Assurément, ce n'est pas le ministère qui s'opposera à un ordre du jour motivé sur cette question. L'Espagne est sous nos yeux, d'ailleurs. Si, au lieu de déclarer que le cabinet français remplit les conditions du traité de la quadruple alliance, comme l'a fait récemment à la tribune le chef du ministère espagnol, le cabinet de Madrid se plaignait de l'abandon de la France; si le gouvernement de la reine avait échoué dans son emprunt et que don Carlos eût accompli le sien à la face de l'Europe, il serait sans doute opportun de demander aux chambres si elles consentent à envoyer nos soldats et la réserve de notre trésor en Espagne. En l'absence des chambres, la nécessité, pendant la session le voeu de la majorité, décideront toujours de cette question, et, en conséquence, du moment précis où le côté gauche de la coalition entrera aux affaires. Pourquoi donc tant s'agiter? Dans quel but tout ce bruit et cette ardente opposition? pourquoi cette levée de boucliers contre le pouvoir, quand on ne pourrait le garder pour soi ?
 
Quant au ministère, il n'était pas unanime sur cette question, et sans qu'il s'y manifestât des oppositions vives, les opinions étaient partagées. Qui dit un ministère dit une assemblée d'hommes éclairés, expérimentés, instruits des difficultés des affaires, et par conséquent pourvus de toutes les qualités qui font naître les discussions et qui les terminent. Ce qui arrive dans tous les cabinets est donc arrivé dans celui-ci. On a différé d'avis, on a discuté, et l’on s'est entendu.
Est-ce pour l'offrir à M. Guizot et à ses amis? Mais, quelques efforts que l'on fasse, le pays est encore tranquille, les lois s'exécutent partout. Que ferait-on, dans cet état de choses, du système de répression et d'intimidation, qui est toute la politique de, M. Guizot? Est-ce le temps, est-ce l'heure de ces remèdes héroïques? Dans la discussion des fonds secrets, à la chambre des pairs, M. Villemain accusait M. Molé d'avoir pris sa part des lois de disjonction ,et de dénonciation, ce qui n'est vrai qu'à demi. Mais il n'importe: M. Molé a fort bien répondu que les mêmes mesures ne peuvent servir à tous les temps, et qu'il avait pu croire à la nécessité d'une loi de rigueur à une époque, où se montraient les assassins, où éclataient les complots, et devenir partisan d'un acte de clémence et d'une politique de douceur, en voyant disparaître peu à peu ces funestes symptômes. L'opposition de M. Guizot et de ses amis contre le ministère actuel prouve assez qu'ils n'ont pas adopté sa politique, et qu'ils ont gardé la leur. Qu'ils attendent donc au moins un premier symptôme de trouble, la plus petite émeute, un complot quelconque, un désordre, pour appliquer ces idées de répression et ces lois de rigueur que M. Guizot a portées avec lui partout depuis 1815. L'émeute et le désordre ne se manifestent pas sans quelque bruit et sans éclat. Le jour où les doctrinaires pourront se présenter aux chambres comme une nécessité, sera donc bien facile à reconnaître. En attendant, il est permis à ceux qui aiment le calme et l'ordre de désirer que ce jour n'arrive pas de long-temps.
 
Les divergences d'opinions venaient des antécédens mêmes des différens ministres. Le ministre des finances s'était montré, il y a deux ans, favorable à la conversion, dans un rapport à la chambre, et ses opinions n'ont pas changé. M. de Salvandy faisait partie de la commission dont M. Lacave-Laplagne était rapporteur, et partage ses vues. M. Molé, sans s'être jamais engagé formellement sur cette question, s'est toujours montré, dans ses entretiens, disposé et déterminé à la résoudre. On l'avait souvent entendu dire que cette idée était trop avancée dans les esprits pour la laisser en suspens. A la formation du ministère du 6 septembre, la conversion avait été arrêtée en principe, et les paroles prononcées par M. Duchâtel à la tribune, il y a peu de jours, n'étaient que la répétition et le commentaire des résolutions du conseil à cette époque. M. de Montalivet, sans combattre ouvertement la mesure, avait de graves et justes objections à présenter. M. Barthe s'y montrait opposé. Tel était l'état des esprits dans le conseil; mais un point sur lequel on était unanime, c'était la nécessité d'un délai, à défaut d'un ajournement.
On se plaint de voir la confusion s'introduire partout; nous pensons, au contraire, que les positions des partis sont très nettes. Elles nous apparaissent ainsi, du moins à travers la coalition, et nous pensons que cette netteté des situations fait la force du ministère. On s'écrie que chacun renie ses principes, nous venons de prouver le contraire; et, le voulût-on, on ne se débarrasse pas d'un principe qu'on a arboré, à l'heure même où ce principe incommode. Il en est de cela comme des réputations qu'on a beaucoup de peine à se faire, et plus de peine à perdre encore. Ainsi on a beau mêler les rangs, se tendre les mains, se donner des accolades, les nuances d'opinion ne s'effacent pas un instant, et nous voyons une réunion toute politique, telle que la coalition, ne se soutenir qu'autant qu'on s'abstient d'entrer à fond dans la discussion des affaires.
 
A ce sujet, les avis étaient encore partagés. On se demandait si la chambre ne serait pas sollicitée de remettre simplement la conversion des rentes, avec engagement de la part du ministère d'apporter un plan de conversion au commencement de la session prochaine, projet qui se présenterait avec l'appui et l'autorité du gouvernement, car une telle mesure ne saurait avoir lieu, d'une manière profitable que par le concours légal des trois pouvoirs. Le vote de la chambre en faveur de la discussion des articles écarta cette résolution, et l'esprit de la déclaration de M. Molé a été dès-lors la règle de conduite que s'est tracée le ministère.
C'est là ce qui explique la nature de l'opposition qui se fait en ce moment contre le ministère, opposition qui manque de foi en elle-même et qui cherche à déguiser son peu d'ensemble et de réalité, sous la violence des attaques. Au lieu de demander au ministère compte de ses actes et de les attaquer, on a nié d'abord qu'il fût un ministère politique. Ne pouvant faire passer le ministère qui a fait l'amnistie et les élections pour une simple administration intérimaire entre la politique de M. Guizot et celle de M. Thiers, on a voulu lui prouver alors qu'il n'était pas capable de faire les affaires. Le ministère a répondu par l'expédition de Constantine, par le traité d'Haïti, et d'autres actes que l'opposition seule a déjà oubliés. On s'est attaché, dès-lors, à l'empêcher de faire les affaires intérieures, on a proposé le rejet de toutes ses lois, en regardant, comme des lois rejetées, celles qui n'étaient encore qu'à l'examen des commissions. A entendre les organes de la coalition, le ministère aurait dû déjà se retirer, rien que devant le voeu des commissions de la chambre des députés.
 
La majorité du ministère actuel était donc favorable à la mesure; elle la regardait comme un engagement pris, et auquel elle ne cherchait pas à se soustraire. Mais la discussion, dans la chambre et dans la presse, de la proposition de M. Gouin, lui semblait devoir mettre fin à toutes les illusions dont on se berçait. En effet, le résultat a été tel. On ne croit plus que la réduction des rentes soit la découverte d'un nouveau pays d'Eldorado, et qu'une rosée de capitaux va pleuvoir de Paris sur les départemens, dès que le 5 pour 100 aura été diminué d'un demi ou de trois quarts pour 100. La temporisation a déjà produit ces bons effets, et le ministère n'a qu'à s'en applaudir.
Le vote de la chambre dans la discussion des armes spéciales a prouvé que les commissions n'expriment pas toujours la pensée de la chambre, et qu'en appelant souvent dans les commissions des hommes spéciaux, mais hostiles au ministère, et connus pour tels, la chambre n'entend pas se laisser lier aveuglément par leurs décisions. L'état normal du gouvernement représentatif serait, il nous semble, celui où les chambres chercheraient de bonne foi avec un ministère les moyens d'améliorer les lois, et ce n'est pas ce que fait l'opposition aujourd'hui. Il se peut qu'elle réussisse à faire rejeter quelques projets de loi, mais il n'en restera pas moins établi que les trois principales questions soulevées jusqu'à ce jour, l'adresse, les fonds secrets, la loi sur les armes spéciales, qu'on peut appeler une loi de sûreté pour le pays, ont été résolues en faveur du ministère. Quant aux échecs qu'on lui prépare, nous mettrons encore plus la chambre à son aise que ne fait l'opposition, en lui traçant ici un court exposé des refus qu'on peut faire essuyer à un cabinet sans le renverser, et même sans compromettre son importance politique.
 
En s'engageant à prendre part à la discussion des articles, le ministère a simplement obéi à l'esprit des affaires. Le moment choisi pour cette mesure, qui lui semble bonne au fond, ce moment n'est pas favorable selon lui. Il suffit de désigner, comme difficultés extérieures, l'affaire de la Belgique et du Luxembourg, où un détachement prussien vient de s'emparer, il y a encore peu de jours, d'un village situé dans le rayon stratégique de la forteresse; les nouvelles négociations qui s'ouvrent à ce sujet dans la conférence de Londres; l'état de la Prusse et les affaires d'Orient. En cherchant à éloigner cette discussion jusqu'à la session prochaine, le cabinet faisait un acte de prudence politique et de bonne administration financière à la fois. Si ces difficultés, qui lui font désirer l'ajournement, s'étaient trouvées aplanies, il lui eût été possible de faire une meilleure part à la réduction et de rendre la mesure plus large. Une loi faite d'avance pour être exécutée plus tard peut manquer du caractère d'opportunité nécessaire. La chambre semble décidée à voter cette loi dans la présente session. Le ministère insistera seulement sur la nécessité de fixer l'époque où elle sera mise en vigueur, et il s'engagera à en rendre compte à la chambre dans le courant de la session prochaine.
Nous citerons un ministère que les chefs de l'opposition n'ont pas le droit de dédaigner. En fait de lois politiques, d'abord le projet de loi de l'état de siège, annoncé dans le discours de la couronne, mal accueilli par l'opinion et la chambre des pairs, fut tellement dénaturé par la commission, qu'après trois séances, renvoyé de nouveau à la commission, il alla mourir dans les cartons de la chambre.
 
Le ministère s'est, en outre, entendu sur le mode de la conversion. La chambre sera invitée à l'aider sur les moyens d'effectuer l'opération, soit par un emprunt, soit en offrant aux rentiers un fonds qui les décide à prendre la place des banquiers, et à s'intéresser eux-mêmes à la conversion. Les circonstances, les effets de la décision de la chambre, la disposition des esprits au moment de l'opération, peuvent seules indiquer les mesures à suivre. En imposant au ministère la condition de réduire les rentes 5 pour 100 d'un demi ou de trois quarts pour 100, pas moins, la chambre aura assuré la conversion. La création d'un fonds 3 et demi pour 100 avec augmentation de capital, et d'un fonds 4 et demi pour les rentiers qui veulent échapper à tous les hasards de la spéculation, remplirait le but qu'on se propose, puisqu'on se propose la conversion, et qu'on cherche à froisser le moins possible ceux qui doivent la subir. Pour l'amortissement, il sera vivement défendu par le ministère, et on sait qu'il trouvera des soutiens dans la chambre sur cette question.
En 1833, la garantie de l'emprunt grec ne fut accordée au ministère, qui en avait fait une question de cabinet, qu'à une faible majorité, qu'on n'obtint qu'après avoir été forcée de donner communication de tous les documens relatifs à cette affaire. En cette même année, les fonds secrets furent réduits de 300,000 francs, malgré l'opposition très vive du ministère Le ministère ne se retira point cependant, quoique la chambre lui eût refusé ce vote de confiance.
 
Quant au reproche fait à M. Molé et à ses collègues d'avoir abandonné leur parti, en consentant à discuter les plans de conversion dans la chambre; ce reproche n'est pas fondé. Ceux qui se sont élevés contre la conversion l'ont fait de leur propre gré. Ils n'ont pas cru soutenir le ministère, et ne se sont pas crus en droit d'être soutenus par lui. L'opportunité, mise en avant par le ministère, a été une objection loyale et non une fin de non-recevoir, comme le prétendait l'opposition. Cette objection a été écartée par la chambre, le ministère est resté avec ses opinions favorables à la réduction de la rente, et les partisans de l'opinion contraire ont continué de combattre la mesure. Il n'y a là trahison de la part de personne, chacun était bien averti, et personne ne récrimine que l'opposition, qui est bien bonne, en vérité, de s'intéresser de la sorte à ceux qui appuient le ministère.
En 1834, le projet de loi sur l'effectif de la gendarmerie dans l'Ouest ne fut voté qu'à une majorité de douze voix : c'était cependant une question capitale, puisque le ministère déclarait ne pas répondre de la tranquillité de cette partie de la France, si on ne votait son projet de loi. Le ministère, réduit à cette faible majorité, ne se retira pas.
 
En attendant que la discussion des rentes donne matière à son ardeur, l'opposition ne néglige aucune occasion de se tenir en haleine. Samedi, elle a cru devoir faire grand bruit d'une lettre d'un aide-de-camp du roi au président de la chambre, qui indiquait l'heure à laquelle le roi recevra la députation de la chambre, à l'occasion de sa fête. Il s'est trouvé des cas où de telles lettres, signées d'un aide-de-camp, ont été admises par la chambre, d'autres où elles ont été adressées par le ministre de l'intérieur. Il s'agissait de la fête du roi, et non d'une communication politique; les nouveaux convertis à l'omnipotence parlementaire, à la tête desquels on trouve M. Piscatory, ont pris, en cette occasion, l'attitude de Mirabeau répondant à M. de Dreux-Brézé. Il semblait que les libertés publiques se trouvassent menacées par cette lettre d'un aide-de-camp.
Veut-on savoir ce qui s'est passé depuis 1832 jusqu'à 1837, entre les chambres et les différens ministères, au sujet des lois administratives touchant à des questions politiques? En 1833, le ministère fut forcé de retirer, par ordonnance royale, le projet de loi relatif à l'organisation municipale, auquel on reprochait d'empiéter sur les libertés publiques.
 
M. Arago a enfin présenté son rapport si attendu sur les chemins de fer. M. Arago a trouvé un moyen bien simple de s'élever contre la confection des chemins de fer : il déclare que ces chemins sont dans une si grande voie de perfectionnement, que ce serait une folie que de vouloir commencer aujourd'hui des chemins de fer qui seraient arriérés dans deux ans. L'art du chemin de fer est encore dans son enfance, dit M. Arago; attendez donc qu'il soit arrivé à sa perfection, et vous vous emparerez de toutes les nouvelles découvertes qui se font à cette heure. C'est à peu près comme si on nous proposait d'aller à pied, parce que les voitures se perfectionnent tous les jours.
Un projet de loi sur les attributions municipales, présenté en 1832, fut discuté en mai 1833. M. Thiers, ministre du commerce, était chargé de l'administration des communes. Le rapport de M. Prunelle et les amendemens de la commission bouleversèrent toute la loi. M. Thiers eut à soutenir des luttes très vives, notamment contre M. Barbet et M. Prunelle, sur l'article 7, qui consacrait presque l'indépendance des grandes villes. M. Thiers défendit la centralité avec un admirable talent, mais il succomba. Le ministère ne fit pas discuter la loi à la chambre des pairs, tant il la trouva contraire à ses voeux, telle qu'elle avait été adoptée; mais il ne se retira pas.
 
Il n'est pas étonnant que le rapport de M. Arago se soit fait attendre. L'immense mérite de M. Arago ne l'a pas préservé de la petite faiblesse commune, dans cette session, à tous les rapports. Il a voulu faire un morceau, élever un monument. Aussi a-t-il fait précéder ses conclusions d'une histoire complète des locomotives. Elle commence au mulet et finit à la machine de Watt. Puis vient l'énumération de tous les perfectionnemens des chemins et des moyens de transport : les voies de M. Brunel fils à sept pieds anglais de largeur, l'élargissement des rouies, le système des tunnels, les solutions des courbes par M. Lainel, la réduction du tirage à sept livres par tonne, les perfectionnemens de la chaudière tubulaire par M. Séguin, enfin un rapport qui exciterait un vif intérêt à l'Académie des sciences, mais qui ne saurait être entendu sans distraction, ni même bien compris, à la chambre des députés.
En 1834, un nouveau projet de loi fut présenté à la chambre des députés. La discussion ne tourna pas toujours à l'avantage du ministère, et la chambre maintint plusieurs dispositions qu'elle avait adoptées un an auparavant. Aussi le ministre, en la présentant à la chambre des pairs, déclara que les changemens introduits par la chambre des députés n'avaient pas son assentiment. La chambre des pairs comprit ce voeu, et la loi, abandonnée, ne fut pas même l'objet d'un rapport. Enfin cette loi n'a été adoptée définitivement que le 6 juillet 1837, sous le ministère actuel, qui a réparé ainsi un long échec du ministère du 11 octobre.
 
Au milieu de cet appareil scientifique, M. Arago donne la préférence aux canaux, il nie les bénéfices du transit, et ne pense pas que le transit même augmente par la construction des chemins de fer. M. Arago paraît n'avoir pas suivi la marche du commerce, et la question qui s'agite sur les deux rives du Rhin, où il va se décider si les marchandises du Nord traverseront le fleuve et passeront par la France, pour se diriger sur le Midi, ou si elles suivront la rive droite jusqu'à Bâle.
La loi sur l'organisation départementale, adoptée en 1833, fut entièrement modifiée, et dans ses points les plus importans. On fait aujourd'hui grand bruit de la réduction du nombre des maréchaux, en temps de paix, prononcée hier par la chambre, mais dans cette question départementale, la question d'éligibilité fut changée en dépit des efforts du ministère, et la chambre adopta le cens de 200 francs, au lieu du cens de 300 francs, fixé par le ministère. Or, l'augmentation du nombre des électeurs a une bien autre importance, dans un gouvernement d'élection, que la réduction du nombre des maréchaux de France. La chambre des pairs fit encore de grands changemens, contrairement aux vues du ministère. Cet échec dans les deux chambres ne lui sembla pas cependant assez décisif pour se retirer.
 
Quant à la partie du rapport de M. Arago qu'on pourrait nommer politique, elle nous semble encore moins concluante en faveur de la commission. Il y est dit que M. Molé proposait une transaction, qu'il offrait de livrer des chemins de fer aux compagnies, et d'en prendre d'autres au compte de l'état. M. Arago avoue « que le désaccord de la commission et du gouvernement pourrait retarder encore d'une année les améliorations que tout le monde réclame. » Or, de qui vient le désaccord, si ce n'est de la commission?
Le projet des attributions départementales, présenté en 1831, repris en 1833, en 1834, n'a été discuté qu'en 1838 à la chambre des députés, où M. de Montalivet est parvenu à faire repousser les amendemens proposés par la commission et non consentis par le gouvernement. Encore un cas où la chambre n'a pas adopté le voeu d'une commission et s'est rangée à l'avis du ministère.
 
M. Arago, s'il voulait des chemins de fer, pencherait pour les compagnies. Il vante surtout les avantages qu'une compagnie trouverait à entreprendre le chemin de la Belgique, qu'il refuse à l'état. Une compagnie qui s'est formée n'a pu réunir que 30 millions; une autre, patronisée par un fameux banquier, a échoué dans ses propositions de souscription. Voilà comme les compagnies répondent aux offres de la commission.
En 1833, dans la discussion de la loi sur l'instruction primaire, M. Guizot se trouva en opposition avec la commission ; qui refusait d'admettre les curés dans les comités de surveillance. La chambre fut de l'avis de la commission contre le ministre, qui fit rejeter l'amendement par la chambre des pairs. De guerre lasse, et se trouvant à la fin d'une session, la chambre l'adopta. Dans cette même session, la chambre fit subir d'importantes réductions au budget de l'instruction publique. M. Guizot ne se crut pas obligé de se retirer. Le budget de la justice fut aussi soumis à de grandes réductions. Un projet de loi pour la fondation d'une école d'artillerie, à Lyon et à Bourges, fut repoussé, malgré les instances du maréchal Soult et de M. Jaubert. Les siéges épiscopaux furent réduits, malgré la plus vive opposition du ministère, et c'était là une réduction non moins sensible que celle des maréchaux de France. L'adoption de cet amendement de M. Esehassériaux contraria tellement le gouvernement, que le ministre des finances, en présentant le budget à la chambre des pairs, déclara que le gouvernement n'en demandait pas l'annulation, parce qu'il fallait bien avoir le budget, mais qu'il protestait au nom de tout le ministère contre cet amendement.
 
M. de Guizard a fait aussi un rapport sur le projet de loi des bâtimens civils. Il rejette presque tous les fonds demandés pour les monumens, et n'accorde que deux faibles crédits pour des augmentations de bureaux dans les ministères, et 60,000 francs pour la colonne de Boulogne, à condition de la surmonter d'une statue de Napoléon, ce qui est, en effet, très pressant. En revanche, l'allocation demandée pour l'institution des jeunes aveugles est rejetée. Le rapport de M. de Guizard remplit seize colonnes du ''Moniteur''; c'est aussi un monument. Malheureusement ce n'est pas un monument public, et ceux-là resteront inachevés.
Le ministère ne put empêcher non plus, quelques jours après, une réduction sur le personnel des bureaux de la guerre, et il eut beau s'opposer, dans la même séance, à une réduction de 3,328,000 fr. sur les achats des armes portatives, il échoua devant la majorité. On alla jusqu'à rejeter une dépense faite, de 3,500 fr. d'ameublement, au ministère de la guerre. Ce rejet fut si sensible au maréchal Soult, qu'il s'écria en colère : ''Qui paiera donc?'' mais le maréchal ne se retira pas. L'année suivante, même demande pour obtenir un quitus, même refus. A l'heure qu'il est, nous ne pourrions pas encore dire au maréchal Soult qui a payé.
 
En 1833, refus des pensions pour les veuves des généraux Daumesnil et Gérard, refus des pensions pour les veuves des savans Abel Rémusat, de Chezy et Saint-Martin. Mort dans les bureaux de la chambre, du projet de loi sur les fortifications de Paris. Refus de deux millions pour ces fortifications projetées.
 
- Nous nous occupons rarement de la Comédie-Française, car ses affaires nous semblent dans une situation à laquelle on n'apportera remède que lorsque ce théâtre sera retombé dans le dernier désordre. De temps à autre, il en est tiré par une oeuvre de haute portée qu'il reçoit à contre-coeur, ou par un acteur de talent original qu'il abreuve de dégoûts. Puis, ce mouvement une fois donné et ses profits recueillis, la Comédie retourne bientôt au triste régime de ses sociétaires incapables et de ses directeurs impuissans. Entre autres exemples, nous remarquons que plusieurs fois on a annoncé la reprise de ''Chatterton''; mais la timide direction du théâtre n'ose pas se compromettre (sans y être forcée par un procès) au point de jouer, de son propre mouvement, un drame dont Paris et toute la France ont retenti, et dont l'impression se perpétue et se renouvelle à chaque représentation et à chaque lecture par l'émotion de la tragédie autant que par la gravité de la question qu'elle traite et de la plaie sociale qu'elle sonde. Rien ne nous surprend dans cet oubli calculé. Ce n'est là qu'un des traits innombrables d'impéritie qui résultent de l'état d'anarchie dans lequel se traîne ce théâtre. Il pourra être curieux d'en examiner les causes et d'en indiquer le remède.
Dans cette même session, M. Laffitte, ayant déposé une proposition relative à l'amortissement, le ministre des finances présenta de son côté un projet de loi dont les bases étaient différentes. La commission à laquelle on avait renvoyé la proposition de M. Laffitte et le projet de loi du gouvernement, n'adopta aucun de ces deux plans. M. Gouin, rapporteur, annonça que le travail de la commission avait pour objet de suppléer aux lacunes du projet de loi. On ne cria pas à l'incapacité du ministère, quoique ses vues eussent été écartées, et la loi, complétée, amendée par la commission, fut adoptée par la chambre.
 
Le projet de loi par lequel on demandait un crédit de 100,000,000 fr. pour travaux publics, dont l'exécution a provoqué depuis de si grandes accusations la part de M. Jaubert contre M. Thiers, ce projet fut aussi fortement amendé. La commission, dont M. de Bérigny était rapporteur, retrancha 7 millions sur 24, que M. Thiers demandait pour les monumens de la ville de Paris. Le crédit de 18 millions demandé par le même ministre pour l'achèvement du Louvre, lui fut refusé en termes rigoureux. Le rejet du dernier article, vainement défendu par M. Thiers et par M. Duchâtel, fut regardé comme un échec ministériel. On voit que le ministère avait essuyé un grand nombre d'échecs dans cette session. Nous n'avons pas entendu dire qu'il eût alors donné sa démission.
 
- ''Les Maîtres Mosaïstes'' et ''la Dernière Aldini'' viennent de paraître réunis en volumes. Les lecteurs de la ''Revue'' ont déjà pu apprécier la finesse et l'élévation de la pensée qui a dicté ces deux romans. Annoncer que de nouveaux suffrages ont accueilli la réimpression de ces deux derniers volumes de George Sand, est donc presque une tâche superflue. La popularité est désormais acquise à l'auteur de tant de poèmes si vrais et si charmans; cette popularité n'est pas née d'un aveugle enthousiasme, elle est l'hommage d'une admiration clairvoyante et durable, et elle s'est établie aussi bien dans les pays étrangers qu'en France. « On a traduit, nous écrit un de nos collaborateurs, M. Marmier, qui voyage en Suède; on a traduit les oeuvres de George Sand, dans une bibliothèque populaire suédoise. Les bonnes gens de ce pays lisent ces beaux et singuliers romans, et en sont tout surpris et tout émerveillés. »
Passerons-nous maintenant à l'histoire des échecs administratifs en 1834? Immédiatement après le vote de l'adresse, M. Ganneron développa une proposition tendant à la reprise du projet de loi d'organisation départementale de la Seine, présenté dès le mois d'octobre 1832. Le ministre de l'intérieur eut beau demander l'ajournement, et déclarer qu'il verrait dans cette adoption un empiètement sur la prérogative royale, la chambre adopta la demande de M. Ganneron.
 
La commission chargée d'examiner le budget pour 1835 se trouva composée, comme la commission des chemins de fer en 1838, d'un certain nombre de membres de l'opposition, parmi lesquels figuraient MM. Odilon Barrot, Salverte, Eschassériaux, Auguis, Baude, etc. Ces nominations causèrent de grandes inquiétudes au ministère. Il se rendit en masse dans le bureau de la commission, et déclara qu'il était prêt à transiger sur des questions administratives, mais que des votes négatifs sur certaines parties du budget entraîneraient sa retraite. Malgré cette déclaration comminatoire, qu'elle trouva insolite, la commission ne se montra pas disposée à fléchir, et elle proposa à la chambre la réduction énorme de 2,036,347 francs sur le seul budget de l'intérieur. La chambre retrancha 1,636,347 francs, et le ministère voulut bien se montrer satisfait.
 
- M. Augustin Thierry donnera bientôt au public un nouvel ouvrage qui sera un digne pendant à ''la Conquête de l'Angleterre par les Normands''. Nos lecteurs connaissent déjà les belles ''Lettres'' de M. Thierry. Un morceau capital, en forme d'introduction sur l'histoire de France, précédera ces deux nouveaux volumes, fruits des récens travaux de l'illustre historien.
Ce ne fut pas tout. 68,000 francs pour dépenses secrètes, demandés comme vote de confiance, furent retranchés par la chambre sur le budget de la guerre. 22,000,000, tel est le chiffre des réductions qui furent adoptées par la chambre dans cette session! L'opposition du ministère fut grande, et pourtant, malgré ses déclarations devant la commission du budget, il ne crut pas devoir se retirer.
 
Les pensions des veuves Daumesnil et Gérard furent encore refusées. En 1835, refus d'une demande d'indemnité aux victimes des évènemens de Lyon, demande appuyée par le ministre de l'intérieur, M. Thiers.
 
- Notre collaborateur M. Charles Magnin doit publier, sous quelques jours, le grand ouvrage dont il s'occupe depuis longues années, sur les ''Origines du Théâtre moderne'' (1), et qui a été pour lui le sujet d'un cours professé, en 1835, à la faculté des lettres. Nos lecteurs sont familiarisés d'avance avec cet important travail, dont plusieurs parties ont déjà été publiées par la ''Revue''. Dans le premier tome, qui paraîtra d'abord, l'auteur essaie ingénieusement sur l'antiquité la méthode d'investigation spirituelle et savante que, dans les trois volumes qui suivront et qui compléteront le livre, il doit appliquer aux temps modernes. A l'aide d'une critique fine et judicieuse, d'un style délié et poli, d'une érudition profonde qui va jusqu'au scrupule, M. Magnin a cherché dans les recoins les plus obscurs de l'antiquité les traces et les débris de ce génie de la scène qui n'a jamais manqué à l'humanité. Après cette curieuse introduction, où l'art perfectionné de l'écrivain est si habilement mêlé aux recherches de l'érudit, M. Magnin renoue, par une chaîne continue de monumens, les dernières productions du drame antique aux premiers essais du drame moderne. Son premier volume se termine avec le IVe siècle. Nous reviendrons, dans une appréciation détaillée, sur cette belle tentative de restitution historique, qui donne, par le théâtre, l'excellent exemple d'une méthode qu'il faudrait aussi appliquer aux autres parties de l'histoire des littératures.
Refus d'un projet de loi pour construction d'une salle des séances de la chambre des pairs.
 
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Réduction à cinq ans d'une demande de monopole des tabacs par le gouvernement. M. Thiers se proposait de donner sa démission, mais il resta, à la prière de la réunion Fulchiron
 
<small>(1) Chez Prévost-Crocius, passage du Commerce.</small>
Poursuivrons-nous encore dans les discussions d'intérêt tout-à-fait matériel cette série des échecs ministériels d'une époque dont on ne cesse d'opposer les succès et les principes au ministère actuel ? - Nous verrons que la chambre des pairs fut obligée de refaire en entier un projet de loi relatif à l'état des officiers. La loi des douanes reçut les plus importantes modifications dans la chambre des députés; le chemin de fer de Paris à Roanne fut rejeté; la loi relative à l'établissement royal de Charenton fut retirée, à cause des mauvaises dispositions de la chambre; enfin toutes les autres lois furent amendées, refaites, rejetées ou retirées. Qu'on nous parle maintenant des échecs de 1838 !
 
Cependant nous sommes loin de contester, tout en énumérant les disgrâces des ministres d'alors, les services qu'ils ont rendus. Ce n'est pas leur moindre mérite que d'avoir compris qu'il fallait rester au ministère, malgré tous leurs échecs et en dépit des clameurs qui les sommaient chaque jour de quitter leurs places, et de la céder à des hommes mieux au courant des besoins du pays. Le ministère n'en fit rien, et s'il n'eût pas été livré à ses divisions intérieures, sa durée eût été plus longue. Le ministère actuel a aussi ses défaites, moins nombreuses sans nul doute. Comme les ministères auxquels il a succédé, il a rempli sa tâche en travaillant à maintenir l'ordre et en soutenant au dehors les intérêts de la France; mais son principal mérite, sa force, consistent dans l'exemple du bon accord qu'il a donné. On peut dire que, moins uni, il ne se trouverait pas avoir affaire à la coalition qui l'attaque aujourd'hui. Les partis se sont alliés contre lui en perdant l'espoir de l'entamer et de porter le désaccord dans son sein. Il y a aujourd'hui un an que M. Molé et ses collègues ont pris le maniement des affaires, et pour la première fois depuis l’établissement de la monarchie de juillet, une année s'est passée sans qu'on entendît parler des discordes ministérielles. Les membres de la coalition qui s'entendent si bien, à condition d'être hors des affaires, et de n'avoir entre eux aucune discussion sérieuse, ont-ils donné un pareil exemple à la France, et ne sont-ils pas déjà divisés sur le petit nombre de questions qu'ils ont à traiter ensemble ? Sans doute on s'efforce de jeter un voile sur ces dissentimens; mais ne sait-on pas que M. Thiers et M. Odilon Barrot sont loin de s'entendre sur la question des chemins de fer, et que le rapport de M. Arago, tout brillant qu'il sera sans doute, ne couvrira pas ce défaut d'unité qui se produira sans doute dans la discussion.
 
- M. Hennequin vient de faire paraître sous le titre de ''Traité de Législation et de Jurisprudence suivant l'ordre du Code civil'' (1), le premier volume d'un traité où il s'est proposé d'interpréter le texte des lois avec les principes de la philosophie du droit, et les nombreux secours que peut offrir la méthode historique. Nous examinerons cet ouvrage quand il sera complet.
Quant à la question des rentes, les uns approuvent la conservation de l'amortissement, les autres le trouvent incompatible avec la mesure. Le ministère, qui est loin de s'opposer à la conversion, et qui a une trop haute opinion des ressources de la France, pour ne pas la croire en état de supporter une si grave opération, même en temps inopportun, fera ce qu'il a fait jusqu'à présent. Il cherchera de bonne foi à se mettre d'accord avec la chambre, sans abandonner ce qu'il regarde comme les véritables intérêts du pays, et nous croyons qu'il y réussira. Dans la discussion des armes spéciales, la chambre a prouvé qu'elle comprend toute l'importance de sa responsabilité, et que ni la crainte d'une dépense, ni l'appât d'une économie hâtive, ne la feront passer outre, quand elle pourra entrevoir que sa décision pourrait causer des embarras au pays. Le ministère dira ses raisons, et la chambre s'en fera juge. Heureusement, tous les députés n'ont pas, comme M. Mauguin, la prétention de mieux connaître la situation de l'Europe que le ministre des affaires étrangères, et n'ont pas, ainsi que cet honorable avocat, la poche pleine de documens inexacts, de chiffres faux et de protocoles apocryphes. Nous savons que le ministère se propose de demander lui-même la fixation d'une époque pour la réduction de la rente. Quant à ses conditions et à ses vues à cet égard, nous ne saurions les dire, mais il y a lieu de croire que des propositions de la commission, de celles du ministère, et d'un autre projet élaboré, dit-on, par un ancien ministre, il pourrait bien sortir quelque loi, née de la discussion, et due à tout le monde, comme grand nombre de ces lois de 1833 et de 1834, que nous citions tout à l'heure, sans les donner comme de grands échecs essuyés par les précédens ministères.
 
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Revenant aux projets de lois des chemins de fer et des canaux que deux commissions de la chambre proposent tout simplement d'anéantir, ou qu'elles condamnent à un ajournement indéfini, nous espérons que la chambre en appellera à elle-même de ce jugement. Comme fit autrefois le ministère près de la commission du budget pour 1835, le ministère actuel a proposé des transactions à la commission des chemins de fer; mais il a trouvé MM. Thiers, Guizot, Jaubert et Arago, moins faciles encore que ne le furent, en 1834, MM. Odilon Barrot, Salverte, Baude, Auguis, etc. La commission a conclu au rejet. Il restera donc au ministère à proposer ses modifications à la chambre. La concession de deux grandes lignes à l'état, et le reste aux compagnies particulières, telle serait, selon nous, la meilleure transaction. Mais nous pensons que la chambre modifiera une partie du plan ministériel tout-à-fait défectueux, disons-le, sous le rapport de la célérité dans l'exécution. Pour les entreprises de ce genre, c'est le temps qui est le plus précieux des capitaux, et si l'état ne doit pas procéder rapidement aux travaux, il y aura, sans nul doute, avantage à les confier aux compagnies. Perdre un an encore sans prendre de résolution, c'est compromettre tout l'avenir du pays; c'est, nous le répétons, jeter la Belgique dans les bras de la Prusse, et étendre jusqu'à la Suisse le cercle des douanes allemandes.
 
<small>(1) Chez Warée, libraire, 21, quai Voltaire.</small>
Les journaux de la coalition diront encore que nous accusons la commission de la chambre. Si l'accusation existe, elle est dans les faits suivans et non dans nos paroles. On a déjà couvert, en Allemagne, une souscription pour un chemin de fer, partant des frontières du nord de la Bavière, et qui se dirigera en ligne directe à travers la vallée de la Werra sur le Hanovre, Bremen, Hambourg et Lubeck. Cette ligne, qu'on désigne sous le nom de ligne allemande centrale anséatique, n'est pas la seule qui se prépare au moyen de souscriptions remplies avec une rapidité étonnante. Francfort, qui avait été taxé à 1,000,000 de florins dans cette souscription du chemin de la Bavière à Hambourg, a fourni 3,292,000 florins en quelques heures. La petite ville de Hildburghausen souscrivait pour 500,000 florins, Cobourg pour une somme pareille. Les états du pays souscrivent dans chaque localité, et on ne peut se figurer l'empressement avec lequel les gouvernemens et les peuples de l'Allemagne contribuent à l'exécution des cinq lignes du chemin de fer central, qui portera les marchandises des villes anséatiques et de la mer du Nord, dans l'Allemagne méridionale, et jusqu'aux frontières de la Suisse. Par le projet ministériel, par la construction (si elle était plus prompte que ne le propose le ministère) d'un canal qui se rendrait au Rhin, et d'autres canaux qui lieraient nos principaux fleuves, par la confection des lignes de chemin de fer, les travaux de l'Allemagne n'aboutiraient qu'à faire de la France l'entrepôt et le lieu de transit du nord au midi de l'Europe. Si, au contraire, la commission l'emporte, cet ajournement nous sera fatal, et nous verrons arriver à nos frontières des concurrens nouveaux, dont les produits, au lieu de traverser le Rhin, suivront la rive droite, et nous fermeront d'importans débouchés. Assurément si une chose nous étonne, c'est de voir qu'une commission composée d'hommes si distingués n'ait pas conçu l'opposition d'une autre manière, et qu'au lieu de tout entraver, elle n'ait pas dépassé le ministère en lui reprochant l'insuffisance des moyens qu'il propose, et en le poussant activement, hostilement, si l'on veut, dans une voie où il entre avec une timidité que nous n'hésitons pas à blâmer. C'était là un rôle habile et tout-à-fait digne de la réputation européenne de M. Arago, réputation scientifique et industrielle que son rapport tout politique va, dit-on, compromettre un peu.