« Elsie Venner, épisode de la vie américaine/01 » : différence entre les versions
Contenu supprimé Contenu ajouté
mAucun résumé des modifications |
m match et typographie |
||
Ligne 1 :
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/934]]==
<center>I</center>
La leçon venait de finir. Le professeur, — c’est de moi que je parle ainsi à la troisième personne, — prenait ses notes, tout en donnant quelques renseignemens aux étudians les plus zélés. L’un d’eux resta le dernier. C’était peut-être celui sur lequel nous fondions le plus d’espérances, un vrai brahmine de haute lignée parmi des parias ou des demi-castes, beau, mince, élancé, tout intelligence et tout nerfs. Il semblait embarrassé, il cherchait une entrée en matière. — Eh bien ! monsieur Langdon, nous voilà seuls !
— Vous le pouvez, monsieur. Je vais suspendre mon cours de médecine pour entrer dans le professorat. J’ai besoin d’un certificat,
— Professer, interrompre vos cours ? Y songez-vous ? à la veille de prendre vos degrés ? Allons donc ! Vous serez docteur au printemps prochain. Ne nous quittez pas !
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/935]]==
— Il le faut, monsieur. Des embarras de
— Restez, vous dis-je !
— Merci, monsieur. Mon parti est pris.
Ligne 15 ⟶ 18 :
— Quand un brahmine de cette espèce vous a, de sa voix douce et sans la moindre emphase, notifié sa volonté inébranlable, il n’y a plus qu’à s’incliner.
— C’est un certificat que vous me demandez
Il répondit par un simple signe de tête.
— Vous l’aurez donc, et dans les meilleurs termes, Effectivement j’attestai, « pour servir à ce que de droit, » que Bernard Caryll Langdon, fils de Wentworth Langdon (un fameux aristocrate, celui-ci !), était, à ma connaissance, un jeune ''gentleman'' de mœurs excellentes, d’une haute intelligence, ayant reçu l’éducation la plus complète, et que ses services seraient du plus grand prix pour toute école, académie ou institution du même genre, destinée à instruire des jeunes gens de l’un ''ou de l’autre sexe''.
Au moment où ces derniers mots vinrent se placer sous ma plume, j’eus une sorte d’émotion. — Certes, me vint-il à l’idée, ce jeune homme à la meilleure réputation, et je n’ai aucune bonne raison pour mettre en doute sa réserve parfaite ; mais il me semble un peu bien joli garçon pour qu’on le lâche ainsi dans une classe remplie de jeunes filles. Je n’ai aucune raison de le vouloir amoureux, si une demi-douzaine de gentilles écolières venaient à s’éprendre de ce charmant professeur, — ce qui, certaines circonstances étant données, m’étonnerait peu, — où ne pourrait pas l’entraîner une gratitude bien naturelle, jointe à la sensibilité de son âge ?
Et j’eus en effet la bonne chance de lui procurer la direction d’une école de district dans l’important village de Pigwacket, recommandé par l’''Universal gazetteer'' comme un des endroits les plus salubres de l’Amérique du Nord. La bonne santé des habitans influant probablement sur la vivacité de leur humeur, deux professeurs avaient été tour à tour expulsés de l’école par l’indiscipline notoire des élèves. On ne me fit connaître ce détail qu’après l’acceptation de M. Langdon, conseillée par moi. Je l’en avertis aussitôt, et lui remontrai que l’engagement n’était peut-être pas irrévocable ; mais pour toute réponse il me jeta un regard légèrement railleur : — On les verra, vos rebelles ! me dit-il ensuite sans plus de paroles. Ces gens de race, qui se croient créés et mis au monde pour
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/936]]== commander aux autres, puisent dans cette absurde conviction des ressources considérables. Je n’en étais pas moins inquiet sur les débuts de mon jeune professeur, et m’arrangeai pour savoir ce qu’il deviendrait à Pigwacket. J’appris qu’en trois semaines il avait réalisé sa promesse : la terrible école était domptée. Le principal promoteur des insurrections passées, un fils de bouclier, espèce d’Hercule que rendait ordinairement irrésistible l’assistance d’un des molosses paternels, — celui-ci surnommé ''le tigre'' à cause de son exceptionnelle férocité, — avait été ignominieusement châtié et chassé, devant tous ses camarades, par le nerveux athlète dont il avait trop dédaigné l’élégante tournure et les formes sveltes. L’autorité de Bernard Langdon était désormais incontestable, et depuis le terrible coup de pied, — coup de pied savant, calculé sur les données anatomiques les plus exactes, — au moyen duquel il avait presque brisé la mâchoire du ''tigre'' en question, il était en possession de la faveur publique. Les gens de Pigwacket le regardaient du même œil qu’autrefois les gens de l’île de Rhodes durent envisager, après sa mémorable victoire, le fameux chevalier Gozon.
Malheureusement le bruit de cet exploit fut porté par la renommée jusqu’aux oreilles de M. Silas Peckham, directeur de ce splendide établissement dont s’enorgueillit la ville florissante de Rockland, l’''Apollinean Female Institute''. Il se hâta d’offrir à M. Langdon ce qu’il appelait une « comfortable situation, » et ce qui était effectivement (bien qu’assez mal rétribué) un emploi très supérieur à celui de maître d’école. Bernard, qui ne professait point par pure philanthropie, ne pouvait hésiter à doubler des profits qui lui permettaient de se passer de sa famille, et mieux encore, de lui venir en aide. Il ne me consulta même pas (m’eût-il consulté, il n’eût pas agi d’autre façon) ; aussitôt qu’il eut pu faire accepter sa démission aux autorités municipales de Pigwacket, il partit pour Rockland. J’ai ouï dire qu’il laissa bien des regrets derrière lui, et que deux filles de fermiers, — les deux beautés de l’endroit, — après s’être vainement disputé l’insensible, lui avaient envoyé chacune, la veille de son départ, une boucle de leurs cheveux dans une feuille de papier à lettre timbrée à leurs initiales (pour plus de sûreté et se mettre en garde contre toute méprise). — L’une, par malheur, s’appelait Herminie Briggs, l’autre Harriett Browne, et toutes deux étaient blondes. Tirez-vous de là !
À Rockland, on va le voir, un roman plus sérieux attendait mon protégé, qui entrait justement alors dans sa vingt et unième année ; mais parlons d’abord de la ville elle-même. Elle tire son nom de la hauteur escarpée au pied de laquelle la cité s’est formée peu à peu,
A Rockland, on va le voir, un roman plus sérieux attendait mon protégé, qui entrait justement alors dans sa vingt et unième année; mais parlons d’abord de la ville elle-même. Elle tire son nom de la hauteur escarpée au pied de laquelle la cité s’est formée peu à peu, et que ses habitans appellent avec orgueil la ''Montagne'', comme s’il n’y en avait pas une autre au monde. Cette hauteur dresse au nord de la ville sa double cime couverte de bois; on n’y a point encore porté la hache, sans doute à cause des difficultés qu’offre le terrain, profondément raviné, fissuré, où c’est à peine si on a pu çà et là tracer des sentiers rudimentaires. D’ailleurs la Montagne, laissons-lui ce nom, est mal hantée : les chats-pards y abondent; parfois un loup s’y hasarde, et dans les gros hivers on y a constaté sur la neige des traces laissées par les énormes pattes de l’ours noir, ce qui a permis, — attendu les méfaits de ce plantigrade, parfois anthropophage, — d’effrayer les gamins de la ville, trop disposés à s’égarer dans des solitudes où l’impunité semble assurée à leurs fredaines. Toutefois le véritable danger de la Montagne n’est pas dans le passage accidentel de quelques fauves, mais bien dans l’existence de ce plateau redoutable qu’on appelle la Corniche-aux-Serpens (''Rattlesnake-Ledge''), et qui est en effet habité par toute une colonie de ces abominables reptiles, plus venimeux sous le froid climat de nos provinces du nord que ne l’est le ''cobra-capello'' lui-même dans les contrées tropicales où les épices et les poisons croissent côte à côte. Depuis l’origine, ce grand plateau avait été, avec les Indiens, l’épouvantail des habitans de Rockland. Encore pouvait-on à la rigueur poursuivre et tuer le démon à peau rouge, — ''screeching Indian divell'', — comme disaient nos pères, tandis que l’affreuse population du ''ledge'' avait pour se retirer une forteresse, un Gibraltar contre lequel eût vainement tonné toute l’artillerie de Sébastopol. Dans ses profondes embrasures, dans ses imprenables casemates, elle multipliait en paix; mille couples hideux y élevaient leur famille, s’y faisaient l’amour ou la guerre, et après y avoir vécu, hiverné, dormi à leur gré, n’y mouraient guère que de vieillesse. De temps en temps, séduit par la chaleur de la plaine, l’un d’eux se hasardait jusque dans les prés, d’où les faucheurs aux pieds nus s’enfuyaient alors effarouchés. Plus rarement il en était venu dans les maisons; mais enfin cela n’était pas sans exemple, et la chronique locale rapporte qu’au siècle dernier on en trouva un sur les degrés de la chaire où allait monter le révérend Didymus Bean, alors l’unique ministre de la congrégation rocklandaise. Ce fut le texte d’un beau sermon (le serpent une fois tué), où l’estimable prédicateur le représenta comme l’emblème, le symbole vivant de l’arminianisme se glissant à petit bruit dans le temple pour y répandre le poison de ses doctrines. En 184... un événement plus tragique avait réveillé les terreurs dont nous parlons. Une jeune femme, une étrangère, récemment mariée à l’un des principaux habitans de la ville et que l’état de sa santé retenait chez elle, avait été mordue, sur le seuil même de sa maison, par un serpent à sonnettes descendu de la Montagne. D’énergiques remèdes appliqués à l’instant même semblèrent avoir paralysé tout d’abord les effets de la morsure ; mais quelques mois plus tard la jeune femme succombait.▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/937]]==
▲
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/938]]==
par un serpent à sonnettes descendu de la Montagne. D’énergiques remèdes appliqués à l’instant même semblèrent avoir paralysé tout d’abord les effets de la morsure ; mais quelques mois plus tard la jeune femme succombait.
J’ai dit ce qu’était Rockland ; quant à l’''Apollinean Female Institute'', qui intéresse plus directement notre histoire, c’est une institution éminemment florissante où environ cent écolières, tant pensionnaires qu’externes, apprennent, avec l’anglais maternel, différentes langues modernes, un peu de latin (si les parens y tiennent), un peu de philosophie naturelle, la dernière année un peu de métaphysique et de rhétorique, et enfin en tout temps la musique et la danse (payées à part) à la fin de leurs cours d’études, les élèves passent un solennel examen public, et reçoivent, dûment noués de faveurs bleues, des diplômes qui les proclament « graduées de l’''Apollinean''. »
M. Silas Peckham mène ce joli troupeau comme s’il s’agissait de cent têtes de bétail. C’est bien là le type du ''Yankee'' né sur les côtes, nourri de poisson, maigre et blême de par cette diète spéciale. De l’instruction il ne s’occupe guère, mais bien d’acheter au meilleur compte et au plus gros bénéfice possible les élémens des repas économiques destinés à ses pensionnaires, ''item'' des contrats à passer avec les professeurs, dont il s’attache à tirer le plus possible en échange du salaire le plus réduit, enfin des prospectus annuels, pour lesquels il dépense toute la rhétorique dont le ciel l’a doué, plus celle qu’il peut emprunter ça et là. Il sait par cœur ces éloquens morceaux, et tout le long de l’année chante les louanges de l’''Apollinean''. Sa femme, née dans l’ouest, honnête et ignorante créature, ne sert dans la maison qu’à élever une centaine de volailles. Comment, sous cette double direction, l’établissement prospère-t-il ? Voilà le secret. On en aura le mot en regardant la jeune maîtresse des études qui a été chargée de recevoir M. Langdon, de le présenter aux élèves, et de lui faire connaître la part qu’il doit prendre à leur éducation.
Miss Darley est Anglaise. Helen est son nom de baptême. Son corps est frêle, sa volonté forte, sa conscience d’une délicatesse exquise. Le sentiment du devoir la domine, et sous la main de fer du maître que la misère lui a imposé, elle ''rend'' en fait de travail bien au-delà de ce qu’on pourrait loyalement exiger d’elle. Elle ''fatigue'' autant qu’un homme robuste et souffre dix fois plus. La conscience et la pauvreté ! que de tortures, que de paroxysmes nerveux, que de morts prématurées leur sont dus ! Combien de ces pauvres ''governesses'', de ces pauvres maîtresses d’école, sont descendues avant l’âge dans l’obscurité du tombeau ! Moins pénétrées de leurs devoirs,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/939]]== moins sévères pour elles-mêmes, n’acceptant pas tout entière la responsabilité de leur mission, ces créatures d’élite auraient vécu. Parce qu’elles méritaient de vivre, elles sont mortes. Sois bénie, ô Providence ! M. Langdon n’était pas depuis vingt-quatre heures dans la maison, qu’il savait à quoi s’en tenir sur le véritable ''genius loci''.
Quant aux écolières, il y en avait de tout âge. Chez les unes, délicates et vivant à peine, se retrouvait l’influence maladive d’un sang vicié à sa source. D’autres au contraire étalaient dans tout son luxe le vigoureux tempérament, l’exubérance énergique de la race anglo-saxonne. La plupart avaient les traits distinctifs de cette race conquérante ; chez quelques-unes, d’un teint plus chaud, et dont la lèvre supérieure était ombragée d’un léger duvet, on retrouvait, colorant le type celtique, comme un reflet de l’Espagne et de l’Amérique du Sud. Çà et là, parmi ces roses en bouton, il s’en trouvait de tout à fait épanouies, n’ayant déjà plus l’abandon de l’enfance, mais bien cet air sérieux, attentif, de la femme attachée comme Andromède au roc stérile du célibat, et attendant un Persée libérateur.
— Quelle est cette jeune personne si bien bouclée ?
— Charlotte-Anna Wood, répondit-
— Oh !
— Miss Laetitia Forrester, notre seconde grande médaille de l’an dernier.
— Oui-da !
La figure de la maîtresse d’étude changea tout à coup. On l’eût dite effrayée ou du moins troublée. Elle jeta un regard de côté sur l’élève dont il était question pour s’assurer qu’elle n’avait pu entendre.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/940]]== Celle-ci tenait ses yeux baissés. Elle roulait et déroulait une chaîne d’or autour de son poignet, comme perdue en une sorte de rêverie. Miss Darley se pencha du côté de Bernard, et, plaçant sa main de manière à masquer le mouvement de ses lèvres : — Ne laissez pas voir que vous parlez d’elle, murmura-t-elle à voix
Le soir de cette même journée, Helen Darley, avant de s’étendre sur la couche dure où elle allait oublier les mille soucis dont se composait sa triste existence, dut corriger une vingtaine d’amplifications, toutes plus ou moins incorrectes, toutes plus ou moins insipides. Elle les savait par cœur avant de les avoir seulement entrevues, car c’étaient toujours les mêmes lieux-communs, rehaussés des mêmes métaphores emphatiques, sur les ravages que le temps fait subir à la beauté, — l’inconstance de la fortune et l’incertitude de la vie humaine, — la vertu trouvant sa récompense en elle-même, etc. Miss Darley étudiait avec un soin religieux ces bouquets de niaiseries, pour y découvrir çà et là une période boiteuse, une expression incorrecte, s’étonnant parfois d’y rencontrer, — trop rarement, hélas ! — un sentiment juste, une expression colorée, un mot du cœur. Tout à coup, et alors que ses paupières se fermaient malgré elle, une écriture qu’elle connaissait bien lui apparut et la réveilla. Elle hésita un instant avant de prendre le papier ondé sur lequel étaient tracés ces caractères allongés et minces dont chacun offrait l’aspect d’une pointe de flèche. Elle le saisit enfin par un des coins, et du bout des doigts, pour le mettre à part. Ces personnes nerveuses ont parfois de singuliers caprices.
Le sujet de la composition était précisément « la Montagne. » Ce lieu désert y était décrit en grand détail, et avec une singulière connaissance de ses aspects variés. On eût dit que l’écrivain l’avait visité à toutes les heures du jour et de la nuit, tant il y avait de précision et de curieuses nuances dans ses descriptions.
Le lendemain matin, Bernard Langdon la trouva fort pâle.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/941]]==
— Vous êtes souffrante ? lui demanda-t-il.
— Je l’étais hier soir, répondit-elle. Il m’a pris je ne sais quelle terreur absurde dont vous voyez encore aujourd’hui la
Bernard se prit à sourire, car cette question était une de celles que ses études lui avaient rendues familières. — Sans nul doute, dit-il. Chacun de nous est le produit d’une longue série de combinaisons, de chiffres, si vous voulez, qui, sur deux colonnes, remontent jusqu’à un couple primitif. Quand le résultat ne nous semble pas correct, quand certaines organisations nous paraissent illogiques, c’est ordinairement que nous avons négligé quelques
Miss Darley le regarda de nouveau, et comprenant qu’aucune basse curiosité ne lui suggérait cette demande : — Il y a partout des excentricités, lui répondit-elle, ici comme ailleurs. Je suis charmée que vous ayez foi dans la force presque irrésistible des tendances héréditaires. Ne pas croire qu’il est des défauts auxquels la grâce divine peut seule porter remède, ce serait pour moi un vrai crève-cœur. Et si je pensais au contraire que par négligence ou par incapacité je dusse être responsable des erreurs ou des crimes des enfans qui me sont confiées, je serais capable d’en
Mais l’heure de la classe approchait : la porte s’ouvrit, et trois jeunes personnes entrèrent à la fois. L’une d’elles, quatorze ans à peine, les joues rondes, la taille épaisse, le front sans caractère, le regard bon, mais dépourvu de toute expression. Son sac à ouvrage
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/942]]== est gonflé de gâteaux qu’elle dévore pendant la classe. Hannah Martin, tel est son nom. — L’autre est Laetitia Forrester, brunette aux joues animées ; mainte rougeur y va et vient. Ses yeux errent volontiers ça et là, mais elle les baisse fréquemment. Parfois maussade, elle s’emporte souvent, et ses colères vont loin. — Voici maintenant Charlotte-Anna Wood, la muse déjà Après ces trois-là, bien d’autres arrivèrent, seules, deux à deux, ou par groupes. Puis on entendit dans le couloir un pas léger. La maîtresse d’étude regarda de ce côté. Le jeune professeur surprit ce regard, et le sien se détourna dans la même direction.
Une jeune personne d’environ dix-sept ans entra dans la salle. Elle était grande, mince, souple, avec ces ondulations innées qu’on rencontre plus souvent chez certaines beautés champêtres, richement douées par la reine des grâces, la bonne et prodigue nature, que chez les demoiselles de haut rang, destinées et préparées à briller dans les salons. Elle était d’une beauté splendide et sinistre. Son costume, d’étoffe mouchetée, avait une coupe toute particulière, et son écharpe, en poil de chèvre, était jetée autour d’elle avec un laisser-aller capricieux. Une fois assise, un peu à l’écart des autres, elle se mit, habitude qui lui était familière, à jouer négligemment avec sa chaîne d’or, dont elle entourait et dépouillait tour à tour son poignet mince, ou qu’elle roulait autour de ses doigts allongés. Un moment elle leva les yeux, des yeux noirs, perçans, mais ni grands ni ouverts. Le front était bas, comme celui de la Clytie antique. Ses cheveux noirs étaient tordus en nattes épaisses ; mais comment décrire ce visage qu’on se sentait comme contraint à regarder, dont ensuite, à cause de son expression particulière, on voulait détacher son regard, et qu’on ne pouvait abandonner à volonté, retenu qu’on était par ces yeux de diamant ? Ils étaient alors fixés sur la maîtresse d’étude. Celle-ci essaya de porter son attention sur les jeunes écolières assises autour d’elle ; mais il lui fallait, de toute nécessité, revenir à ce visage sombre qui l’attirait comme un abîme. Les yeux de diamant la contemplaient toujours. Helen ouvrit plusieurs volumes, affectant de chercher un passage à lire, et, quand elle crut en avoir fini avec cette obsession, jeta un coup d’œil, un seul, vers
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/943]]== sa sauvage écolière. Toujours les yeux de diamant obstinément arrêtés sur elle. — Que voulez-vous de moi, Elsie Venner ? lui demanda-t-elle.
— Moi ?
— Où êtes-vous allée chercher cette fleur, Elsie ? reprit miss Darley.
C’était une plante alpestre, extrêmement rare ; on ne la trouvait qu’en un certain endroit tout spécial, parmi les rochers de « la Montagne. »
— Où elle vient, répliqua Elsie Venner. Veuillez
La maîtresse ne pouvait répondre par un refus. En prenant la fleur, ses doigts rencontrèrent ceux de son élève. Comme ils étaient froids, ceux-ci !
Helen Darley reprit sa place ; mais peu d’instans après, sous quelque prétexte, elle sortit de la salle d’étude. Son premier mouvement fut d’aller jeter dans sa cheminée la fleur qu’on venait de lui donner, et de la recouvrir de cendres, comme si elle en craignait même la vue ; le second fut de tremper ses mains dans l’eau, à l’instar de lady Macbeth. Pauvre créature ! l’excès de travail conduit à ces aberrations névralgiques.
Ligne 92 ⟶ 110 :
J’avais tout particulièrement recommandé Bernard Langdon au principal médecin de Rockland, l’excellent docteur Kittredge. Ce n’était point, comme tant d’autres, une ''spécialité''. Il savait autre chose que son formulaire, ses teintures et ses poudres. Ainsi c’était un connaisseur en chevaux, et le plus rusé maquignon ne lui en remontrait guère. De même il savait ce qu’est une femme dans certaines crises, et combien il faut ménager ces instables créatures, pour lesquelles un mot vaut un coup, et dont on bouleverse tous les courans nerveux par le simple contact d’une main non magnétisée. Il savait enfin combien peu ce qu’on dit ressemble à ce qu’on pense, et lorsque, par-dessus ses lunettes, il dévisageait attentivement son interlocuteur, ce n’étaient point les paroles, mais bien les idées de ce dernier qui le préoccupaient.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/944]]==
Grâce à lui, Bernard fut engagé à la grande soirée que donna cette année-là le colonel Sprowles, en vue de marier sa fille Mathilde, la seule marchandise dont il n’eût encore pu débarrasser ses magasins, car le colonel (de milices, bien entendu) était un fin négociant. Il avait débuté par les ''West India goods'', — café, sucre, mélasse, rhum, etc. ; — mais, ses affaires se développant, thé, poisson salé, produits agricoles et produits industriels (bottes et souliers même) étaient entrés dans le cercle envahissant de ses vastes opérations. Puis il avait épousé la fille d’un vieil avare mal portant, et à la mort de son beau-père il avait quitté le commerce pour faire souche de ''gentlemen''. Son grade dans la milice lui était venu en aide, et peu à peu il avait apprivoisé les plus dédaigneux habitans d’Elm-Street, la rue aristocratique de Rockland, celle où on voyait le plus de ces habitations solennelles auxquelles est réservé le nom de ''mansion-homes'' <ref>Expression anglaise qui équivaut presque à notre mot ''hôtel''. </ref>. Malgré tant de bonheur et d’honneurs, peut-être aurais-je négligé de raconter la soirée du colonel, qui fut à Rockland « l’événement de la saison, » si elle n’avait été marquée, entre autres circonstances anomales, par la présence d’Elsie Venner et de son père. Ce dernier, triste et sédentaire, — veuf inconsolable, disaient les uns, père infortuné, disaient les autres, — ne s’était guère montré dans le monde depuis la mort de sa femme. Il y fit l’effet d’un revenant donnant le bras à quelque fée.
Elsie, toujours mise à sa mode et non à celle de l’almanach, avait passé dans les épaisses torsades de ses cheveux noirs une épingle d’or, affectant la forme d’une javeline. Autour de son cou s’enroulait une ''torque'' gauloise <ref>Nous demandons pardon pour ce mot, ramené à son sens ancien (collier) et détourné de celui que lui a donné le blason. La ''torque'', en style armorial, est le bourrelet quelquefois posé sur le heaume. </ref>, comme celle qu’on voit à la statue du ''gladiateur mourant''. Une broche de diamans magnifiques, mais de monture ancienne, rattachait son col de dentelles. Ses bras ronds et minces étaient ornés de deux bracelets, l’un formé d’écaillés en émail, l’autre rappelant l’aspic de Cléopâtre, et dont les yeux d’émeraude rayonnaient sous la clarté des bougies. Parmi les danseuses, elle avait plusieurs de ses camarades d’étude ; mais on eût dit qu’elle ne les avait jamais vues. Partout où elle se montrait, l’isolement se faisait autour d’elle.
— Vous ici ? lui dit amicalement le bon docteur Kittredge.
— Que voulez-vous ? lui répondit-elle ; je m’ennuie tant à la maison !
Ceci pouvait n’être qu’une plaisanterie, et le docteur l’accepta comme telle, riant à cœur joie de ce mot cruel ; mais il regardait la
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/945]]== jeune fille par-dessus ses lunettes, et nous savons ce que cela voulait dire. Les yeux d’Elsie alors se rétrécirent comme se rétrécit parfois la prunelle ardente du chat qui s’apprête à dormir ; mais, si petits qu’ils devinssent ainsi, encore jetaient-ils plus de feux que les diamans posés sur sa poitrine. — Décidément j’irai vous voir un de ces jours, ma petite folle, lui dit-il après un instant d’examen.
— C’est cela, venez,
Le docteur affecta de prendre encore la chose en riant, mais il se sentait le cœur un peu gêné.
— Parions, reprit-il, que vous vous êtes encore échappée ?
— Oh !
— Eh bien !
— Avec qui ? demanda Elsie Venner, regardant vers la porte.
Bernard Langdon en ce moment n’était pas encore arrivé. Il parut un peu plus tard, vêtu de noir des pieds à la tête, et le noir lui allait mieux qu’à bien d’autres ; il lui donnait ce grand air vénitien qu’on voit à certains portraits de Marietta Robusti et de Paris Bordone. Après avoir salué le maître et la maîtresse du logis, et, comme de juste, engagé miss Mathilda Sprowles, qui lui promit sa vingt-deuxième polka, il chercha des yeux quelques personnes de connaissance, et apercevant la brillante Laetitia Forrester, dont les joues animées, le vif regard, l’élan joyeux, avaient quelque chose de particulièrement sympathique, il s’empressa autour d’elle, — non plus comme un censeur sérieux et morose, mais avec la grâce attentive et le sourire complimenteur de l’homme du monde. Il l’eut bientôt entraînée à quelque valse, et il se laissait naïvement aller au plaisir de contempler cette jeune fille en qui surabondaient l’émotion et la vie, chez qui débordaient la sève, la fermentation printanières, quand tout d’un coup il sentit les paroles expirer sur ses lèvres et je ne sais quelle rêverie occuper son esprit. L’enfant dont il avait fait sa ''partner'', ne comprenant rien à ce changement subit, cherchait à renouer les fils rompus de leur entretien, qui avait pris une tournure presque intime. Elle le regardait étonnée, et, lorsque la danse la ramenait dans ses bras, elle semblait, se pressant contre lui, vouloir ressaisir sa conquête ; mais la préoccupation de ce volage cavalier semblait croître de moment en moment. — Permettez, s’écria-t-il
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/946]]== tout à coup, j’ai un mot à dire à l’une de ces Le lendemain, en entrant au salon, après le déjeuner, il y trouva Helen Darley occupée, comme d’ordinaire, à quelque fastidieuse lecture.
— Non, répondit-il, j’ai voulu, mais trop
— Parce qu’elle le
Ici M. Silas Peckham fit son entrée, et, sur un simple regard de lui, la pauvre enfant quitta le salon, impérieusement rappelée à quelqu’un de ces mille devoirs qu’on lui imposait sans pitié pour sa faiblesse soumise. Bernard, qui commençait à se rendre un compte exact de la situation, se sentit immédiatement une folle envie de traiter son estimable patron comme à Pigwacket il avait traité le fils du boucher, ou même le fameux ''tigre'', complice des écoliers révoltés. Le sang lui monta aux joues, ses narines s’ouvrirent, et le directeur de l’''Apollinean Female Institute'' ne se doute peut-être pas encore du péril qu’il courut ce jour-là ; mais notre brahmine se contint, et après quelques observations polies sur les attributions peut-être un peu trop nombreuses de la maîtresse d’étude : — Il nous faudra, dit-il, remédier à ceci. Dès la semaine prochaine, c’est moi
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/947]]== qui corrigerai les compositions de ces demoiselles. Je verrai même s’il n’y a pas lieu à soulager miss Darley de quelque autre travail. — Cela se pourra, répliqua tranquillement l’honorable, Silas eck-ham. Je dois seulement vous avertir que les ''trustees'' <ref> Les administrateurs, le comité de surveillance. </ref> de l’école songent à y introduire de nouvelles branches d’éducation, et que vous devez vous attendre, de ce chef, à quelque surcroît de
Bernard, pour unique réponse, promena sur toute la maigre personne de M. Peckham un regard de curiosité méprisante. Jamais créature aussi vile n’avait passé sous ses yeux. C’était l’échantillon typique d’une espèce à part, quelque chose qu’il était bon de connaître et d’étudier sur le vif. Aussi perspicace que généreux, l’objet de cette investigation savante se trouva fort honoré du coup de chapeau que Bernard Langdon crut lui devoir en lui tournant le dos quand il l’eut dévisagé tout à son aise.
Quelques jours après, le docteur Kittredge (nous ne l’appellerons plus que « le docteur ») ''priait son auxiliaire'' Abel Stebbins d’atteler à son meilleur ''sulky'' <ref> ''Sulky'', adjectif servant à qualifier une sorte de boghey ou de cabriolet ''à une place'', nous rappelle naturellement la ''désobligeante'' du ''Sentimental Journey''. C’est exactement le même sens, dû à la même origine. </ref> sa jument Cassia. J’ai dit qu’il « le priait, » car Abel n’eût pas accepté un ordre formel. C’était non le domestique d’Europe, mais le « familier » tel qu’on le trouve dans la Nouvelle-Angleterre en général, et dans le New-Hampshire en particulier. Un valet, voire une servante, dans l’acception que l’ancien monde donne encore à ces mots, est devenu dans les états du nord une merveille revendiquée par la paléontologie. Le ''hired man'', la ''hired woman'' les remplacent, qui échangent bien quelques services contre une certaine somme d’argent, mais restent investis de tous leurs droits personnels, et ne pensent pas que le contrat intervenu entre vous et eux les place à un niveau inférieur. Abel entendait ainsi son métier. Grave et taciturne, il ne saluait jamais, souriait rarement, travaillait dur toute la journée et consacrait sa soirée à lire. Au surplus, se mêlant de tout et ne se refusant à aucune fa-ligue virile, il ne se bornait pas au service de la maison, et réclamait en sus celui du jardin, car il aimait les fleurs, cet ''homme loué''. Le jardin du docteur était son poème, poème en six planches ou chants, le seul qu’un puritain puisse se permettre quand il ne se mêle pas d’écrire des hymnes à la gloire du Seigneur.
Cassia, bête patiente, infatigable, faisait sa besogne un peu comme Abel, avec la même gravité, dans le même silence, avec le même
Cassia, bête patiente, infatigable, faisait sa besogne un peu comme Abel, avec la même gravité, dans le même silence, avec le même zèle intrépide. Trente milles en trois heures, avec le sulky derrière les talons, ne lui coûtaient pas un soupir. Or il n’y avait guère qu’un trentième de cette distance entre la modeste ''house'' du docteur et l’imposante ''mansion'' de Dudley Venner. Ce fut l’affaire de cinq minutes. Au bas de la pente méridionale de «la Montagne,» et tournée du côté de l’orient, s’élevait, à l’extrémité d’une avenue de vieux ormes, derrière des jardins en terrasse où abondaient les odorantes bordures de buis, l’habitation du père d’Elsie, un vrai manoir d’imposant aspect, bien qu’écrasé, pour ainsi dire, par les roches massives qui se dressaient presque à pic derrière ses murailles. De loin on eût cru impossible de les gravir ; mais un œil exercé y discernait les sentiers en zigzags par lesquels les troupeaux escaladaient cette Alpe en miniature. A quelques centaines de pieds au-dessus de la ''mansion-house'' se creusait un vallon abrupt et profond où nulle végétation ne semblait pouvoir vivre, si ce n’est un petit nombre de ''hackmatacks'', ou larix indigènes, aux troncs parsemés de petites touffes d’un vert pâle. Une vieille tradition, remontant à l’hiver de 1786, disait qu’on avait retrouvé là un cadavre après la fonte des neiges, et ce val sinistre, aux profondeurs obscures, était appelé, en mémoire de ce fait, la Combe-de-l’Homme-Mort (''Dead Man’s Hollow''). Plus haut encore étaient des roches massives, fendues en tout sens, et recelant, disait-on, maintes cavernes pour le moment inexplorées, mais où, pendant les guerres civiles, les ''tories'' s’étaient souvent cachés avec l’assistance et le secours des Dudley, alors maîtres du manoir voisin. Enfin plus haut encore, et tout à fait à l’ouest, se dressait le plateau maudit, le ''Ratllesnake-Ledge'', où seulement de temps à autre quelque jeune bravache, quelque naturaliste indompté, osaient s’aventurer, ce dernier dans l’espoir d’y rencontrer un ''crotalus durissus'' assez jeune pour n’avoir pas encore fait ses dents.▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/948]]==
▲
Dans cette grande bâtisse aux lourdes cheminées, aux larges escaliers bordés de serrureries compliquées, aux lambris couverts de peintures sacrées ou profanes (celles-ci dans le style de Watteau), Dudley Venner résidait, pour le moment, seul avec sa fille. Rarement il quittait sa bibliothèque, située à l’extrémité occidentale du rez-de-chaussée. Excepté cette pièce et celle où il passait la nuit, Elsie avait à elle toute la maison. Vagabonde et capricieuse dès ses premières années, il lui arrivait souvent de traîner un matelas dans quelqu’une de ces nombreuses chambres inhabitées où sa fantaisie pouvait s’ébattre, et, roulée dans un châle, d’y passer la nuit dans un coin. Rien ne l’effrayait, et la ''chambre hantée'', — celle dont les tentures déchirées battaient au vent comme des ailes de chauve-souris, — la chambre hantée était une de ses résidences favorites.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/949]]==
Elle avait été difficile à élever. Son père pouvait, en certains cas, exercer quelque influence sur ses volontés ; mais les contredire ou les dominer, il n’y songeait même pas. La vieille Sophy, pauvre négresse née dans le manoir, d’une mère esclave, l’ayant étudiée à fond, par pur instinct, dès son âge le plus tendre, la connaissait mieux que personne, et mieux que personne savait lui faire écouter un conseil. Les autres domestiques avaient peur de leur jeune maîtresse. Chez quelques-uns, cette peur s’était traduite par des accès nerveux. Aucun, une fois sorti de la maison, n’était revenu s’enquérir d’elle. Une de ses caméristes, née en Espagne, et qui lui avait enseigné les danses de son pays, était à peu près la seule pour qui elle eût manifesté quelque goût. De bonne heure Elsie avait attiré l’attention sur elle par la singularité de ses allures et de ses imaginations. Un soir, — elle n’avait pas douze ans, — elle ne se trouva plus. On battit « la Montagne, » et on finit par la découvrir, au point du jour, sous un arbre où elle avait passé la nuit, comme une sauvagesse. Souvent, le jour, elle partait seule, ne souffrant pas qu’on l’accompagnât, et après des heures de vagabondage elle rentrait, rapportant quelque trophée, fleurs, nid d’oiseau, — parfois, même d’autres conquêtes moins inoffensives, — attestant qu’il n’était pas de désert inaccessible pour elle, pas une crainte qui l’arrêtât au seuil des solitudes les plus redoutées. Comme elle avait une fois disparu pendant vingt-quatre heures sans qu’aucunes recherches eussent pu faire deviner où elle était réfugiée, elle passait pour avoir retrouvé une des grottes dites des ''tories'', et l’avoir appropriée aux besoins de ses excursions nocturnes. Des gens charitables avaient pensé à la faire enfermer comme folle, mais le docteur s’y était formellement opposé. Il fallait, disait-il, la laisser à ses penchans, la supporter, veiller sur elle, mais de loin, et sans l’exaspérer par une surveillance maladroite. Je ne dirai pas qu’il aimât Elsie, mais elle l’intéressait au plus haut degré.
Arrivé auprès du manoir, il attacha son équipage à la porte et monta la grande allée du jardin. Tout à coup il s’arrêta court avec une sorte de frémissement. Un bruit singulier venait de frapper son oreille : c’était comme le crépitement d’une crécelle, continu, mais s’élevant et s’abaissant en cadence. Il vint sur la pointe du pied se placer près de la fenêtre d’où le bruit semblait partir.
Elsie était seule dans sa chambre, dansant un de ces ''fandangos'' d’origine moresque sur lesquels s’arrêtent avec complaisance, au sortir de la ''plaza de toros'', soit de Madrid, soit de Séville, les ardens regards d’un ''matador''. Devant le spectacle qu’elle offrait, il fallait se taire. La frénésie de la danse l’avait sans doute saisie pendant qu’elle s’habillait, car elle était en simple corset, les bras nus,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/950]]== les cheveux épars et tombant à flots sur son jupon aux larges rayures. Elle avait saisi ses castagnettes, et tandis qu’elle les faisait claquer avec une sorte de furie, son corps agile, souple, flexueux, ondulait comme une tige de palmier sous le vent d’Afrique, ses yeux de diamant jetaient des feux à éblouir ; ses bras ronds se crispaient, se tordaient avec d’étranges vibrations prolongées jusqu’à l’extrémité de ses doigts effilés. Dans cette danse effrénée, elle semblait vouloir user, épuiser quelque passion dont elle aurait eu peur, car elle dansa jusqu’à ce que, soudainement à bout de forces, et chancelant sur ses jambes, qui lui manquaient, elle allât tomber dans un coin de la chambre, sur une grande peau de tigre, où elle demeura plutôt roulée que couchée. Le vieux médecin, immobile, la regardait, haletante, sur cette monstrueuse dépouille qui, vue d’un peu loin, rappelait l’attitude de l’animal féroce quand il s’aplatit contre terre pour s’élancer sur sa proie. Après quelques instans, la tête de la jeune fille s’affaissa sur son bras replié, et ses yeux brillans se fermèrent. — Elle dormait. Il la contempla quelques minutés encore avec une sorte d’attendrissement austère et grave ; puis il porta la main à son front, comme si cette vue lui rappelait quelques souvenirs d’un passé lointain. — Pauvre Catalina ! s’écria-t-il. Pas un autre mot ne sortit de sa bouche. Il avait compris que, pour ce jour-là, sa visite était inopportune. En conséquence il revint, sans s’être montré, jusqu’à son petit équipage, et disparut comme dans un rêve.
<center>III</center>
J’ai dit, je le pense, que le docteur se connaissait en chevaux ; aussi put-il regarder comme une bonne fortune la rencontre qu’il fit en rentrant chez lui, au grand trot de la fidèle Cassia. Sur un noir coursier dont jamais la crinière et la queue n’avaient subi l’outrage du fer, un jeune homme, coiffé du ''sombrero'' à larges bords, perché sur une selle haute, armé d’éperons énormes, arrivait à fond de train. Impossible de s’y tromper : c’était bien là un intrépide ''gaucho'', montant le fameux ''mustang'' ou cheval des pampas. Le docteur regarda de tous ses yeux, autant vaudrait dire de toutes ses lunettes, et parvint à reconnaître au passage, bien que quelques années l’eussent passablement changé, le brillant espiègle que les gens du pays appelaient jadis « le petit Venner. »
C’était en effet Richard Venner, le cousin et le compagnon d’enfance de la belle Elsie. C’était ce même Dick dont elle regrettait l’absence, n’ayant plus, depuis son départ, un seul être humain à détester. Le fait est qu’ils avaient grandi côte à côte, animés, peut-être à leur insu, des sentimens les moins affectueux, beaux tous
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/951]]== deux, tous deux d’une indomptable impétuosité, jouant et luttant comme deux jeunes léopards, non sans grâce, non sans péril. Fils d’une Buenos-Ayrienne, Richard Venner, quand son père le capitaine, errant au gré de ses affaires commerciales, l’établit provisoirement chez le père d’Elsie, était déjà un jeune ''gaucho''. Avant de pouvoir marcher, il s’imagina qu’il savait se tenir en selle, et les agneaux de la ferme paternelle avaient fait connaissance de bonne heure avec ses ''bolas'', son ''lasso'' en miniature. L’exercice du cheval rend l’homme despote. Un tyran n’est pas complet, s’il n’est bon cavalier. Le héros antique et le dompteur de coursiers ne faisaient qu’un. Elsie avait eu à lutter avec ce cousin demi-sauvage. En somme, elle était plus sauvage que lui, et quand la vieille Sophy avait à intervenir, c’était plutôt pour conseiller la prudence à ''master'' Dick et pour modérer les formidables rancunes de miss Elsie. Avec des instincts et des goûts presque identiques, aimant l’un et l’autre les exercices violens, — le cheval, la danse, les ascensions périlleuses au sommet des arbres, — par cela même, ils ne se quittaient Dudley Venner comprit que, dans ces conditions, il n’était guère possible de prolonger cette « bohème à deux » qui devait engendrer à la longue, ou des haines envenimées à jamais, ou quelque amour exorbitant ; mais Elsie n’allait-elle pas dépérir dans l’isolement que lui ferait le départ de Dick ? Une querelle plus vive que les autres décida la question. Oubliant les sages conseils de Sophy, le cousin poussa la cousine à bout : Elsie bondit tout à coup sur lui et lui mordit le bras jusqu’au sang. La blessure fut peut-être prise un peu trop au sérieux, car on manda le docteur. Il ne vit pas la chose indifféremment, et, après avoir disserté sur le danger de certaines morsures dans certains paroxysmes, il promena soigneusement la pierre infernale sur chacune des marques profondes qu’avaient laissées les blanches dents de la terrible petite fille. Une fois pansé, Dick quitta la maison et partit pour son pays natal. Elsie se sentit fort seule. Sophy ne pouvait l’accompagner en ses vagabondages. Quant à son père, elle l’aimait peut-être, mais elle lui faisait peur. Quelquefois passionnées, les caresses d’Elsie étaient quelquefois aussi mêlées ou de soudains regards ou de paroles à demi articulées qui faisaient frissonner Dudley de la tête aux pieds. — Allons, Elsie ! allons mon enfant ! lui disait-il, la reconduisant alors avec un sourire de commande à la porte de son cabinet, qu’il refermait doucement derrière elle. Et dès qu’elle n’était plus là, le front du malheureux père se couvrait de rides profondes ; on y voyait briller une sueur d’angoisse. Il allait s’accouder à la croisée occidentale de son cabinet, et contemplait longuement un petit tertre de gazon sur lequel une plaque de marbre indiquait la place d’une tombe.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/952]]==
Dick était retourné à Buenos-Ayres. Au sortir de l’école, il rompit avec la famille maternelle, s’en alla vivre aux pampas, se fit des amis chez les Indiens, prit part, dit-on, à quelques-unes de leurs ''razzias'', puis revint près de ses parens, se réconcilia, eut de l’argent, soit par succession, soit de toute autre manière. Enfin il attira l’attention malveillante de certains magistrats, et dut quitter un matin inopinément la ville de Buenos-Ayres, où on l’eût peut-être retenu malgré lui. Bien lui prit ce matin-là d’avoir entre les jambes un cheval comme n’en montèrent jamais les alguazils de la police. Quelques jours après, il prenait des glaces sur l’''alameda'' de Mendoza, et la semaine suivante il s’embarquait à Valparaiso pour New-York, sans autres bagages que son fameux ''mustang'', une malle ou deux, enfin une ceinture assez pesante où, parmi des doublons, étaient cousus un certain nombre de diamans du Brésil. Telle était l’épopée de Dick, très en abrégé, comme on peut croire, car ces huit années qu’il avait passées loin de son oncle et d’Elsie avaient été semées d’aventures fort diverses, et que je ne me chargerais pas de raconter si je les savais.
Dick Venner, en revenant à Rockland, était-il simplement las de sa vie errante, de ses dangereuses escapades et des trop faciles amours qu’il avait rencontrées sur sa route ? Était-il ramené par quelque tendre ressouvenance de l’étrange créature auprès de laquelle il avait si longtemps vécu ? Ou bien encore songeait-il parfois, cet Américain doublé de ''gaucho'', que Dudley Venner avait une des plus belles résidences, un des plus beaux domaines du pays, un mobilier magnifique, une bibliothèque précieuse, une argenterie de souverain, et dès lors nécessairement, en quelque lieu sûr, en quelque bonne et solide banque, une riche collection de dollars ? Personne que lui ne le saurait dire ; mais j’incline à penser que, dans sa détermination de revenir à Rockland, ces considérations hétérogènes ? étaient mêlées à dose à peu près égale. Le repos est bon après la fatigue. Elsie était assez belle pour qu’on la préférât aux plus jolis échantillons de sculpture vivante que les bords du Rio-Mendoza puissent offrir à l’admiration des connaisseurs. Et quant à la richesse de Dudley Venner, elle devait certainement allécher un jeune homme altéré de luxe, et, grâce aux tables de ''monte'', devenu calculateur excellent. Elsie et son père n’envisagèrent pas tout à fait la question sous ce point de vue pratique. Leur intérieur n’était pas le plus gai du monde. Dick y rapportait du mouvement, sinon de la joie, et des histoires de l’autre monde, que rendait acceptables une familiarité de vieille date. Il était au billard de première force, et tenait habilement tête à son oncle, qu’il laissait gagner de temps en temps. Toute son ancienne violence, ses emportemens bruyans, ses cris enragés, avaient fait place à une certaine gravité cavalière. Il modérait
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/953]]== ses regards et sa voix, plus particulièrement quand il parlait à Elsie, qu’il avait trouvée décidément à son goût, la dot probable y aidant peut-être un peu, et un peu aussi ces souvenirs d’enfance qui ont un si puissant empire sur l’imagination. Le diable, au fond, n’y perdait rien, et après que Richard Venner avait passé quelques heures à causer raisonnablement avec son oncle sur la valeur des terrains, le ''rendement'' des bois ou des prés, puis quelques heures encore, à charmer sa cousine par ses récits de la vie qu’on mène chez les ''gauchos'', il courait aux écuries le soir pour donner carrière à son naturel longtemps comprimé. Lui-même, — car lui seul le pouvait, — il jetait sur le dos du ''mustang'' ombrageux, malgré morsures et ruades, la haute selle espagnole ; il sautait ensuite sur le dos du rétif animal, et une fois hors de vue, lui mettant au flanc ses longs éperons, il l’excitait à un galop insensé qu’il prolongeait jusqu’à ce que le noir coursier fût tigré de blanches écumes et les pointes d’acier rouges de sang. Alors cavalier et cheval, également fatigués, rentraient paisiblement, honnêtement au logis, avec des allures canoniques. On eût dit un évêque sur son pacifique bidet. Après quelques semaines de cette vie monotone, l’impétueux Buenos-Ayrien éprouva la tentation d’y mettre un peu de drame et de nouveauté. Elsie lui paraissait de plus en plus séduisante ; il fallait, pensait-il, entrer en campagne. Or un jour le cousin et la cousine se trouvaient seuls. Elsie avait autour du cou sa ''torque'' gauloise, qu’à vrai dire elle quittait peu, — jamais, au dire de certaines personnes peu bienveillantes. Les jeunes gens sont volontiers curieux de ces bijouteries qui pendent au cou, aux oreilles, aux bras des belles personnes de l’autre sexe. Dick éprouva tout à coup l’envie la plus passionnée d’examiner de près cette chaîne curieuse, et, après quelques questions préliminaires, il osa bien se pencher vers Elsie, la main étendue vers le cou autour duquel la ''torque'' était enroulée. Elle rejeta aussitôt sa tête en arrière, ses yeux se rétrécirent, et son front s’effaça au point que Dick crut voir la tête elle-même s’aplatir. Frémissant malgré lui, il se la rappela, petite fille, le jour où il avait senti la cruelle pression de ses dents éblouissantes ; il se rappela le crayon gris du docteur promené sur les deux blanches cicatrices et y laissant comme l’impression du fer rougi au feu. Il lui fallut plus qu’un temps de galop pour se remettre de cette émotion, et, prétextant une lettre d’affaires reçue d’un courtier quelconque, il alla passer quelques jours dans la grande ville où cet agent résidait. Il faut croire qu’il y porta certains dehors suspects, car un personnage qui flânait autour de la station prit la peine de l’accompagner jusqu’à l’hôtel où il allait loger, et même de s’y installer pour vingt-quatre heures. Ce ''gentleman'', qui s’était fait inscrire
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/954]]== sous le nom de Thompson, s’aperçut bientôt qu’il perdait son temps et sa peine à surveiller Richard Venner, lequel n’avait ni tué sa femme, ni contrefait aucun billet de banque. Et il alla rendre compte de sa méprise à qui de droit, ajoutant avec un mouvement d’épaules fort dédaigneux : — C’est sans doute quelque ''sportsman'' venu du sud. La cicatrice qu’il a sur la main droite et le coup de fusil dont son cou porte la marque me l’avaient fait prendre pour mieux que Elsie cependant, depuis l’absence de Dick, — et même un peu auparavant, il faut bien le dire, — était redevenue l’une des élèves les plus assidues de l’''Apollinean Institute''. Cet établissement fameux ne se trouvait point mal de l’arrivée de Bernard Langdon. Plus d’une pensionnaire qui s’y ennuyait auparavant écrivait maintenant à ses parens « qu’elle prenait plus d’intérêt à ses études. » Plus d’une ajoutait à sa coiffure quelque fleur ou quelque ruban. Chères âmes, c’est à peine si elles se doutaient du motif qui les faisait agir ainsi. Les oiseaux, au printemps, savent-ils pourquoi leur plumage mue, pourquoi leur gazouillement devient plus harmonieux ? Helen Darley ne se trompait pas à ces légers symptômes. Elle aurait pu dire lesquelles de ses écolières levaient le plus souvent les yeux, par-dessus leurs livres de classe, vers la chaire du beau professeur. Est-ce à dire que, dans sa vive reconnaissance pour les soins qu’il prenait d’elle, pour la protection muette dont il l’entourait, — et qui portait déjà ses fruits, — se mêlait quelque sentiment plus tendre ? A la rigueur, on peut le croire. Ce qui est certain, c’est qu’elle se demandait fréquemment si déjà quelques rapports, quelque affinité mystérieuse existaient entre M. Bernard et cette brune aux yeux diamantés, toujours assise à l’écart des autres. Pouvait-elle l’attirer à volonté en vertu de cette fascination spéciale dont le ciel l’avait douée ?
Bernard Langdon ignorait les craintes d’Helen ; il vivait, paisible et gai, parmi ces tourmentes cachées dont il était, sans le savoir, la cause secrète. Un matin, il arriva tard dans la salle d’étude. En prenant le Virgile laissé la veille sur son pupitre, il sentit que ce volume renfermait quelque chose. Il l’ouvrit, et trouva glissée parmi les pages une fleur de « la Montagne, » toute fraîche cueillie et encore humide. Involontairement il regarda du côté d’Elsie : — elle avait la pareille au corsage de sa robe.
Aimable attention de jeune fille, gracieux souvenir, pas autre
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/955]]== chose ! ::Incipit effari, mediâque in voce resistit.
Bernard sourit, et, se rappelant cette espèce de consultation qu’on appelait jadis les ''sortes virgilianœ'', il ferma le volume, puis le rouvrit au hasard pour savoir quel oracle en sortirait. « Bah ! vraiment ? » s’écria-t-il. C’était l’épisode de Laocoon. Obéissant à un entraînement singulier, il le relut d’un bout à l’autre, depuis ''horresco referent jusqu’à ''bis medium amplexi''
Ce petit incident n’eut pas de suite. Seulement Elsie alla de plus en plus souvent se promener du côté de « la Montagne. » Dick un jour s’avisa de l’y suivre ; mais bien qu’il fût resté à quelque cent pas derrière elle, Elsie l’aperçut, je ne sais comment. La jeune fille à l’instant même rebroussa chemin, et, passant à côté de Dick sans lui adresser la parole, lui jeta un de ces regards qui (singulier phénomène !) semblaient rouvrir la plaie jadis cicatrisée par le docteur ; puis elle rentra dans sa chambre, d’où rien ne put la décider à sortir pendant le reste de la journée. La soirée fut belle, et la lune éclairait vivement le paysage. Tout à coup Dick, assis près de sa croisée et regardant du côté de « la Montagne, » vit parmi les bouquets d’arbres, sur le sentier en zigzags, glisser une forme grise. Il devina qui ce pouvait être, et porta la main à son cœur, lequel, par parenthèse, battait singulièrement.
Bernard Langdon, à quelques jours de là, eut une fantaisie. La fleur alpestre qu’il avait trouvée dans son Virgile lui revenait quelquefois en tête, et il s’était promis de savoir où elle poussait. En consultant d’un côté les livres, de l’autre certaines gens du pays, il apprit que, comme l’''edelweiss'' des montagnes suisses, elle habitait, dans de certaines conditions, les cimes les plus escarpées. « La Montagne » en avait, mais seulement sur le massif de rochers qui forme son éperon oriental. — Eh bien ! soit, se dit-il : il ne sera pas dit que j’aurai ''boudé'' devant cette montagne farouche. Je trouverais vraiment un peu étrange de me sentir plus timide que certaine demoiselle. J’entends lui rendre son cadeau en nature, et au fait je ne saurais le lui rendre autrement.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/956]]==
Ce fut un samedi, par une belle après-midi bien chaude, qu’il commença son voyage de découvertes. Au fond, ce n’étaient pas seulement les fleurs de « la Montagne » qui l’attiraient ainsi : l’idée de rencontrer sa vagabonde écolière, à tout le moins de retrouver quelques traces d’elle et de surprendre ainsi le secret de ces promenades qui faisaient tant jaser, comptait pour quelque chose dans l’ardeur avec laquelle il se mit en route. Son point de départ fut l’angle occidental de la ''mansion'' habitée par Dudley Venner, et son parti bien pris était de monter jusqu’au ''ledge'' dont on faisait tant de bruit. La preuve, c’est qu’il avait mis d’épaisses chaussures à tiges montant assez haut, et qu’il s’était muni d’un bâton fourchu à l’une de ses extrémités. C’est l’arme ordinaire des chasseurs de crotales. Il connaissait le ''ledge'' pour avoir vu de loin ses pentes chauves, à l’aspect lépreux, qui, par leur nudité même, tranchaient sur les flancs boisés de « la Montagne ; » mais il ne s’attendait pas à la scène de désolation qui frappa ses regards lorsqu’il y fut parvenu. Les roches, sans cesse lavées par l’eau du ciel, semblaient avoir pendant des milliers d’années subi les lentes morsures de vagues insatiables. Çà et là elles débordaient leurs bases, et semblaient des tours penchées près de s’écrouler au premier coup de tonnerre. En d’autres endroits, elles étaient crevassées de niches, sillonnées de cavernes. Ailleurs on y rencontrait de profondes fissures, assez larges pour qu’on y pût descendre, si l’on ne tenait compte de l’accueil que vous feraient probablement leurs hôtes habituels. Les fleurs que cherchait Langdon lui apparurent enfin. Il les vit, disséminées par touffes, sur une sorte de parapet, une muraille à peu près perpendiculaire formée par les rochers. Était-il vraiment possible ?
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/957]]== un brin d’herbe, un bourgeon qu’il pût cueillir et mordiller, car c’était une habitude à lui, un instinct Bernard fut presque aussi ému par ce futile incident que Robinson lorsqu’il découvrit sur le sable de son île les vestiges d’un pied humain. Il se leva immédiatement et se mit à chercher d’autres indices du même genre. — Vais-je, se demandait-il, trouver enfin la caverne de la fée ? Sera-ce une cellule d’anachorète avec un siège de granit et une tête de mort, ou bien quelque boudoir coquettement orné de glaces, avec une peau de tigre étendue au milieu ? Voyons,
Près de son oreille, il entendit un souffle léger, et, tournant à demi la tête, il vit la figure d’Elsie Venner qui, parfaitement immobile
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/958]]== derrière lui, regardait fixement les yeux du reptile, ces yeux dont les siens dominaient la puissance fascinatrice. <center>IV</center>
L’aventure de « la Montagne » devait être, pour un médecin en herbe plus que pour tout autre, une source féconde en réflexions. Aussi Bernard, si reconnaissant qu’il pût être, était encore plus ''intéressé''. Elsie Venner, cette belle créature, avait pris pour lui les proportions d’un prodige à constater, d’un problème à résoudre. Il était bien décidé, coûte que coûte, à percer le mystère de cette bizarre idiosyncrasie. La théorie du docteur Braid sur l’''hypnotisme'' venait justement de paraître à l’horizon, et les découvertes du médecin de Manchester troublaient le sommeil de notre étudiant. En essayant d’approfondir cette doctrine nouvelle qui tend à établir, — comme chacun sait, — que la tension prolongée du regard fixé sur un point brillant finit par amener la torpeur, Bernard s’efforçait d’expliquer le singulier état nerveux dans lequel il se trouvait à ce moment de sa vie. C’était une surexcitation dont il avait lieu de s’étonner. Les moindres bruits étendaient sur son tympan, comme sur le métal du gong, des ondes sonores aux vibrations infinies. En regardant Elsie, il éprouvait parfois à la racine des cheveux une étrange horripilation. Sous son crâne, il ressentait aussi de temps en temps, à la suite de quelque soubresaut causé par un grincement d’armoire ou par une porte heurtée à l’improviste, quelque chose comme la détente brusque d’une arme à feu. Il multipliait à ce sujet les raisonnemens et les expériences. Pour celles-ci, un crotale vivant devenait indispensable. On dit à Bernard que certaines gens du pays faisaient volontiers le commerce de ces animaux. C’était une famille établie au pied de « la Montagne, » et dont les membres, à tort ou à raison, se croyaient à l’abri du terrible venin. Sans trop savoir s’il agissait prudemment, le jeune professeur alla faire prix avec eux, et en effet peu de jours après il vit entrer chez lui une espèce de bohémienne qui portait quelque chose dans son tablier : — Voici des ''sonneurs'', lui dit-elle ; choisissez ceux qui vous
— Avez-vous perdu la raison, malheureuse ! s’écria Langdon ; vous mourriez dans une heure, si l’un d’eux venait à vous blesser.
Mais la femme n’avait pas conscience d’un tel danger. Elle reprit ses « sonneurs, » de la main abaissa leurs têtes redressées, et les replaça dans son tablier comme elle eût fait d’un paquet de cordes. Encore un fait à éclaircir. Bernard logea donc ses crotales dans une
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/959]]== cage grillée, et se mit à étudier avec le plus vif intérêt ses formidables captifs. Il lui semblait mieux comprendre, en les regardant, le vieux mythe de l’origine du mal, et il admirait cette vaste et libérale tolérance de la nature abritant dans son sein maternel ces créatures dont l’homme porte en lui la haine comme innée : sentiment étrange, peut-être coupable. Comment se permet-il en effet, nous ne disons pas de craindre ou de détruire au besoin, mais de ''haïr'' ce que Dieu a créé, ce qu’il aime, ce qu’il laisse et fait vivre ? Bernard, se familiarisant assez vite avec ses ophidiens, ne sentait aucunement s’aggraver chez lui l’état nerveux dont nous avons parlé. Il observait, il analysait ces animaux si peu connus avec une sorte d’attrait. Calmes, attentifs, graves, sans colère, emblèmes de l’impitoyable destin, ils ont comme lui cette froide cruauté qui sait guetter l’occasion. Leurs lèvres, profondément entaillées, bien closes, se repliant sur elles-mêmes, gardent précieusement à la racine de leurs crochets titulaires le trésor de venin qu’ils ont accumulé depuis leur dernier meurtre. Jamais leurs yeux ne clignent, car l’ophidien n’a pas les paupières mobiles, et leur regard est fixe comme celui de ces deux gladiateurs choisis, pour cet étrange mérite, de préférence à vingt autres couples, par un des tyrans de la Rome impériale, ainsi que l’atteste Pline l’Ancien. Ces yeux ne lancent pas d’éclairs ; ils émettent une froide et rigide clarté. Leur teinte de paille ou d’or pâle, leur calme métallique, leur indifférence implacable les rendent horribles à contempler. Ce fut dans ce temps-là que nous échangeâmes deux lettres dont j’imagine pouvoir donner ici quelques extraits abrégés.
Ligne 195 ⟶ 241 :
BERNARD LANGDON AU DOCTEUR ***
« Vous m’avez promis, très cher professeur, de m’assister en toute investigation scientifique où je pourrais me trouver engagé. Me voici aux prises avec certains sujets d’une extrême délicatesse, et, ne sachant à quelles autres lumières je pourrais recourir, j’ai pensé qu’il ne serait point indiscret de vous adresser quelques questions. Vous y répondrez si vous voulez et comme vous pourrez. Les voici :
« A-t-on des preuves que l’être humain puisse être sujet à telle ou telle action, telle ou telle influence de poisons végétaux ou animaux qui, modifiant sa nature, lui donnent les attributs dételle ou telle espèce inférieure ? Ces attributs sont-ils héréditairement transmissibles ?
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/960]]== Y a-t-il quelque fondement à toutes ces histoires qui circulent sous la rubrique du « mauvais œil » ? Avez-vous personnellement expérimenté le pouvoir de fascination qui se rencontre, dit-on, chez certains animaux ? Quel cas faites-vous de ces récits, fréquens en nos journaux, où l’on entretient le public d’enfans liant amitié avec des ophidiens, partageant avec eux leur nourriture, et obéissant à une mystérieuse influence exercée sur eux par ces animaux ? Avez-vous lu, lu avec attention, et au point de vue de la science, la ''Christabel'' de Coleridge et la ''Lamia'' de Keats ? Avez-vous pénétré le sens de ces deux poèmes ? Trouvez-vous aucun fondement physiologique à l’un ou à l’autre des récits qu’ils renferment ? « Voilà beaucoup de questions, et pourtant j’en aurais d’autres, d’un ordre tout différent, que je voudrais encore vous soumettre. J’en choisis une seule, dont vous me fournirez peut-être la solution. Pensez-vous qu’il puisse exister des dispositions héréditaires ou inoculées de bonne heure, mais en somme devenues constitutionnelles, qui enlèvent à l’empire de la volonté telles ou telles déterminations, volontaires en apparence, et les affranchissent de toute responsabilité morale, au même degré où en sont affranchis les instincts des animaux inférieurs ? Ne pensez-vous pas, en un mot, qu’il peut y avoir ''crime'' sans qu’il y ait ''péché'' ?
« Excusez ce catéchisme ; il m’est dicté par des circonstances vraiment très exceptionnelles au milieu desquelles je me débats comme je puis. J’espère cependant achever mon année scolaire sans catastrophes, bien qu’il se passe autour de moi des choses qui feraient ouvrir de grands yeux à bien des gens. S’il m’arrivait quelque chose, vous en seriez naturellement informé tout des premiers ; mais je compte bien ne pas fournir aux rédacteurs du ''Rockland Weekly Universe'' l’occasion de raconter « la mort d’un très regrettable et regretté personnage, qui, de son vivant, cher professeur, se regardait comme le plus obligé, le plus reconnaissant de vos élèves, savoir de
« BERNARD G. LANGDON. »
LE DOCTEUR *** A BERNARD LANGDON.
« Vos questions, mon bon ami, sont d’espèce mixte. Elles participent de la poésie au moins autant que de la science. Vous devez trouver fort peu de personnes en état de les comprendre, à plus forte raison de vous aider à les résoudre. Les gens d’esprit, avant de s’occuper d’un ''lavage'' intellectuel, veulent savoir d’avance dans quelles proportions le sable et l’or se trouvent mêlés. Il est des cas où la pépite ne vaut pas ce qu’elle coûte de travail. Dans le magnétisme par exemple, nul doute qu’il n’y ait un fonds de vérité ; mais les jeunes femmes hystériques d’un côté, les charlatans escrocs de
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/961]]== l’autre, mettent en circulation tant de prodiges de mauvais aloi que de ces montagnes de fraudes je n’ai jamais voulu m’amuser à extraire quelques parcelles de vérité. Notez bien que je vous ai dit tout ceci du haut de ma chaire ; mais est-il bien sûr que vous ne dormiez pas ce jour-là ? Vous voyez que, moi aussi, je questionne. « Quoi qu’il en soit, pour vous complaire, j’ai remué, compulsé quelques gros bouquins, — Schenkius, Turner, Kenelm Digby et les autres : — il y a là pas mal d’historiettes curieuses que vous pourrez prendre pour ce qu’elles valent. Appliquez, par exemple, à votre question numéro 1 le cas, rapporté dans les ''Memorabilia'' de Mizaldus, de cette jeune fille nourrie de poison (comme Mithridate), et que le roi des Indes envoya au camp du grand Alexandre. Aristote, voyant briller et vibrer ses yeux à l’instar de ceux des serpens, avertit son ancien élève de prendre garde. « Attention, Alexandre, c’est là une compagne dangereuse pour toi ! » Il paraît en effet que cette jeune dame n’était pas une amie très sûre. Cardan, d’après Avicenne, parle d’un homme mordu par un serpent, et qui en guérit, mais le serpent en mourut. Cet homme eut ensuite une fille à qui les serpens ne pouvaient faire aucun mal, ''mais elle avait sur eux un ascendant mortel''.
« Vous avez probablement dans la mémoire ce que les anciens auteurs disent de la lycanthropie. Aétius et Paulus décrivent avec autorité cette maladie, qui change les hommes en loups, et comme aspect et comme instincts. Altomaris cite là-dessus un fait horrible, et Fincelius raconte qu’en 1541 un homme qu’on avait arrêté comme particulièrement dangereux soutint obstinément qu’il était loup ; « seulement, ajoutait-il, le poil de la bête est en dedans. » Les Latins appelaient en effet ''versipelles'' ces prétendus loups.
« On ne compte plus les enragés que leur maladie pousse à mordre et à aboyer comme font les chiens. Pour les impressions que l’enfance lègue à l’âge mûr, vous avez l’histoire si connue du roi Jacques et du trouble que lui causait une épée sortie du fourreau, ce qui faillit coûter cher à Kenelm Digby le jour où le roi l’arma chevalier, car Jacques, détournant la tête de l’épée qu’il dirigeait vers l’épaule du néophyte, faillit la lui planter dans l’œil droit. Buckingham se trouva là tout à point pour saisir la lame et la remettre dans le bon chemin.
« C’est le même Kenelm Digby qui nous a conservé le souvenir de cette grande dame marquée d’une mûre au cou. Gaffarel parle d’une jeune personne marquée d’un poisson, et ajoute que, quand elle mangeait du poisson, ce signe lui faisait mal. La croyance au mauvais œil est tellement générale en Italie (sans compter qu’elle date du roi Salomon) qu’elle doit être fondée sur quelques faits rares, il est vrai, mais avérés. Aucun n’est venu à ma connaissance. La
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/962]]== fascination qu’exerce le serpent est attribuée par les sceptiques à la frayeur dont sa victime est saisie. Bon nombre d’autorités veulent qu’elle tienne à cet étrange pouvoir. ::……. That lie
Ligne 226 ⟶ 278 :
« Je ne me chargerais pas de vous donner un bon commentaire sur ''Christabel'' ou sur ''Lamia''. Dans le premier de ces poèmes, Géraldine me semble simplement une méchante sorcière, douée, il est vrai, du ''mauvais œil'', mais sans aucun rapport absolu avec l’espèce des ophidiens. Lamia est un serpent dont la magie a fait une femme. L’idée de ces deux récits est mythologique, et ne tient en rien à la physiologie. L’aspect de certaines femmes fait songer au serpent, celui d’un homme rarement ou jamais. Comme beaucoup d’autres, j’ai été frappé de la tête et de l’œil ''ophidiens'' qu’est venue nous montrer la célèbre tragédienne Rachel.
« Il faudrait tout un traité, et des plus ardus, pour répondre à ce que vous désirez savoir touchant les limites dans lesquelles la volonté peut se trouver circonscrite par les prédispositions héréditaires. J’ai là-dessus des opinions très peu orthodoxes. Il me semble que le crime et le péché, ces deux abondantes ''réserves'' de deux grandes institutions sociales fortement organisées, sont gardées avec plus de soin que les forêts princières contre le braconnage des réformateurs. Il est si facile de pendre un gaillard qui vous gêne, si facile de damner son âme, ou de dire des messes pour le salut d’icelle ! Cela rapporte plus et donne moins de souci que d’assumer sur soi le blâme de n’avoir pas suffisamment étayé, entouré d’influences salutaires cette âme en voie de perdition. Certaines défectuosités physiques rendent un homme impropre au service militaire ; on les constate, on les admet, on laisse cet homme chez lui. De même on reconnaît, on admet les lacunes, les infirmités intellectuelles ; mais jamais on ne s’avise de faire ces différences dans l’ordre moral. La perfection est toujours supposée, toujours exigée. N’est-ce pas singulier ? Je comprends qu’on punisse les auteurs du mal, de même qu’on extirpe une vermine nuisible ; mais où prenons-nous le droit de les juger ? Où prenons-nous celui d’incriminer les rats et les souris, tandis que nous tenons pour innocens la belette et le chat, qui ne valent mieux sous aucun rapport ?
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/963]]==
«La phrénologie est une fausse science, je vous l’ai répété vingt fois dans mon cours. Eh bien! le genre humain lui doit beaucoup, car les phrénologues sont les seuls qui aient convenablement entendu les limites de la responsabilité humaine. S’ils n’ont pu parvenir à formuler rigoureusement un système vrai de correspondances spéciales, ils ont prouvé, parfaitement prouvé, qu’il y a des relations fixes entre l’organisation physique et l’intelligence, le caractère. Ils ont établi cette grande et féconde doctrine de l’insanité morale, et remis ainsi au creuset la conscience de l’humanité, qui en est sortie moulée à nouveau, sous des traits moins semblables à ceux de Moloch. ▼
▲« La phrénologie est une fausse science, je vous l’ai répété vingt fois dans mon cours. Eh bien ! le genre humain lui doit beaucoup, car les phrénologues sont les seuls qui aient convenablement entendu les limites de la responsabilité humaine. S’ils n’ont pu parvenir à formuler rigoureusement un système vrai de correspondances spéciales, ils ont prouvé, parfaitement prouvé, qu’il y a des relations fixes entre l’organisation physique et l’intelligence, le caractère. Ils ont établi cette grande et féconde doctrine de l’insanité morale, et remis ainsi au creuset la conscience de l’humanité, qui en est sortie moulée à nouveau, sous des traits moins semblables à ceux de Moloch.
«Je ne sais quelle conclusion pratique vous tirerez de tout ceci ; mais voici ma règle : ''traitez le méchant comme s’il était malade''. Il l’est moralement. La raison, cette nourriture des âmes saines, est un aliment qu’il ne peut s’assimiler, qu’il ne supporte même pas de prime abord, et qu’il faut lui administrer avec les plus minutieuses précautions. Évitez tout choc violent, évitez tout emportement qui mettrait le médecin au niveau du malade. Garrottez ce dernier, s’il le faut, pour l’empêcher de nuire; mais, quand vous le tenez pieds et poings liés, sachez le contempler d’un œil charitable, en vous ressouvenant que les dix-neuf vingtièmes de sa perversité lui viennent des influences extérieures, d’un grand-père ivrogne, d’une enfance livrée aux abus, d’associations mauvaises, dont un heureux hasard vous a préservé, vous, mais dont vous devez, comme membre de la société à laquelle ce pauvre pécheur appartient, vous sentir responsable pour une fraction quelconque.▼
▲« Je ne sais quelle conclusion pratique vous tirerez de tout ceci ; mais voici ma règle : ''traitez le méchant comme s’il était malade''. Il l’est moralement. La raison, cette nourriture des âmes saines, est un aliment qu’il ne peut s’assimiler, qu’il ne supporte même pas de prime abord, et qu’il faut lui administrer avec les plus minutieuses précautions. Évitez tout choc violent, évitez tout emportement qui mettrait le médecin au niveau du malade. Garrottez ce dernier, s’il le faut, pour l’empêcher de nuire ; mais, quand vous le tenez pieds et poings liés, sachez le contempler d’un œil charitable, en vous ressouvenant que les dix-neuf vingtièmes de sa perversité lui viennent des influences extérieures, d’un grand-père ivrogne, d’une enfance livrée aux abus, d’associations mauvaises, dont un heureux hasard vous a préservé, vous, mais dont vous devez, comme membre de la société à laquelle ce pauvre pécheur appartient, vous sentir responsable pour une fraction quelconque.
«Que pensez-vous de mon système? et s’adapte-t-il à quelque cas particulier parmi ceux qui ont pu venir à votre connaissance?...»▼
▲« Que pensez-vous de mon système ? et s’adapte-t-il à quelque cas particulier parmi ceux qui ont pu venir à votre connaissance ?
<center>V</center>
Bernard, muni de ma lettre, alla trouver le docteur, avec lequel il avait déjà essayé de traiter ces sujets ardus ; mais le docteur n’était point un érudit. Il n’avait guère de livres, et ceux qu’il avait dormaient en paix dans sa bibliothèque. C’est au chevet des malades qu’il étudiait son art, c’est à sa mémoire qu’il demandait conseil dans les cas difficiles. Ses cliens ne s’en trouvaient pas plus mal, car il les connaissait à fond, eux, leurs familles, leurs tempéramens, leurs habitudes. Il disait fort bien : Celui-ci mourra sans qu’on sache pourquoi,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/964]]==
— Connaissez-vous à fond, lui dit-il, tout ce qui concerne la famille Venner ?
Le docteur releva la tête et regarda, par dessus ses lunettes, le jeune homme qui l’interpellait ainsi.
Ligne 247 ⟶ 302 :
— Miss Venner est de nos élèves.
— Je le
— Suffisamment bien, mais elle
— Sa mère ?
— Mais bien des choses,
— Monsieur Langdon, répondit le docteur avec une certaine solennité, il y aurait d’étranges choses à vous apprendre d’Elsie
Cette question si directe, et les lunettes du docteur, braquées sur Bernard, déconcertèrent quelque peu ce dernier ; mais, prenant vite son parti de répondre catégoriquement et loyalement : — J’ai lieu de penser,
Le docteur, jusque-là sur la réserve et plein de secrètes anxiétés, se leva tout à coup radieux : — Monsieur
— Elsie m’inspire un étrange intérêt, répliqua le jeune homme
— Elsie m’inspire un étrange intérêt, répliqua le jeune homme sans hésiter. Son caractère a comme une saveur de sauvagerie qui la distingue de toutes les créatures que j’ai connues... Elle porte l’empreinte du génie... poétique ou dramatique, je ne sais trop lequel. L’autre jour, dans la salle d’étude, elle nous a lu des vers de Keats de manière à bouleverser son jeune auditoire. Moi-même je ne savais plus trop où j’en étais, — depuis quelque temps tout mon système nerveux est singulièrement ébranlé, — et miss Darley a été prise d’un tremblement subit qui l’a forcée de se retirer chez elle... De plus, j’ai pitié de cette jeune fille... Elle est tellement isolée. Ses camarades ou la redoutent ou la détestent; elles font d’elle le sujet de mille récits malveillans; elles lui donnent un nom que nulle créature humaine ne devrait se voir infliger. Elles prétendent qu’elle porte toujours un collier afin de cacher une marque qu’elle aurait au cou. Pas une d’elles qui n’affecte de n’oser la regarder dans les yeux... J’ai donc pitié d’elle, docteur, mais je ne l’aime pas... Et cependant je risquerais ma vie pour elle, mais ce serait de sang-froid, et parce qu’après tout je ne ferais ainsi que payer une dette...▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/965]]==
▲
— Bernard, reprit le docteur, vous êtes jeune, et je suis vieux. Je sais bien des choses dont vous ne vous doutez seulement pas. Il m’est interdit de vous les révéler toutes, mais non de vous mettre sur vos gardes. Sachez bien que vous êtes en péril. Fermez votre cœur, ouvrez les yeux. Si la pitié que vous ressentez pour cette enfant devenait jamais de l’amour, vous êtes perdu !
— Toujours, répondit le jeune
Le docteur ne put retenir un sourire ; mais sa physionomie s’attrista bientôt. — Ceci pourrait bien ne pas suffire, reprit-
Le ''sanctum'' du docteur était une petite pièce sombre, pareille au cabinet d’un alchimiste du moyen âge, où tout autre qu’un médecin ne fût pas entré sans frémir, tant il y avait là de mystérieux objets, cornues, bocaux, boîtes, squelettes, coffrets, jarres de toute forme, flacons de toute couleur, sans compter des instrumens de chirurgie d’un poli froid et sinistre. Parmi ce fouillis, on remarquait un grand cylindre de verre, rempli d’alcool, contenant un crotale énorme, aux rudes écailles, à la tête aplatie, zébré de raies ternes, dont l’une formait comme le collier du hideux reptile. Bernard, une
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/966]]== fois que ses yeux furent tombés de ce côté, ne put les en détacher, non qu’il y eût fascination, car les yeux du serpent mort, soumis depuis longtemps à l’action du liquide spiritueux dans lequel il nageait, étaient comme voilés d’un nuage ; mais encore excitait-il vivement la curiosité de Bernard, qui s’approcha pour lire quelques mots écrits sur une bande de papier collée à ce bocal monstrueux. — Venez par ici ! lui dit le docteur, lui frappant sur l’épaule avec une certaine vivacité où se révélait le désir de distraire son
Le fait est qu’ils étaient remarquables. On y voyait, groupés avec art, — le docteur étant un virtuose en ces matières, — tous les engins qui donnent la mort à côté de ceux qui guérissent.
— Choisissez, dit le docteur, l’arme que vous aimeriez le mieux à porter sur
Bernard se mit à rire en regardant le docteur, comme pour savoir si cette offre était sérieusement faite.
— Voici un instrument qui a l’air assez dangereux,
— Prenez garde ! s’écria le docteur, ce n’est pas un poignard comme un autre ! — Et, s’en saisissant, il fit jouer le ressort. La lame, qui semblait unique, se sépara aussitôt en trois, lesquelles s’ouvrirent en éventail, absolument comme feraient les trois doigts du milieu, si on les écartait brusquement. Ces lames bien affilées, Couvrant ainsi après que le poignard a pénétré en bloc dans le corps, doivent produire d’abominables, d’incurables blessures.
— Bon pour Souvarof ! remarqua Bernard, qui se rappelait les sages conseils du vieux général russe sur la manière dont il faut user de la baïonnette <ref>Souyarof conseillait à ses soldats de ''pointer'' seulement d’arrière en avant quand ils avaient affaire à des Turcs, mais, s’il s’agissait d’un Français, de tourner et retourner la baïonnette dans la plaie. </ref>.
— Tenez, dit le docteur, voici très décidément votre affaire.
Ligne 289 ⟶ 348 :
Et il lui remit une arme infiniment plus moderne, un petit ''revolver'' d’une exécution très soignée.
— Ne vous bornez pas à l’avoir habituellement dans vos poches, ajouta-t-il. Exercez-vous de temps à autre, sans affectation, à vous en servir. Il faut qu’on vous connaisse cette
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/967]]==
Il prit à ces mots un morceau de parchemin dans lequel il fit tomber, d’une de ses jarres pharmaceutiques, une certaine quantité de poudre blanche. C’était un sel minéral dont se fussent bien trouvés, au temps des Borgia, les gens qui, s’étant brouillés avec eux, tombaient subitement malades.
— Ayez jour et nuit ces deux protecteurs à votre portée, reprit le charitable
Langdon, un peu étonné, mais toujours de sang-froid, remercia le docteur et le quitta sur une chaleureuse poignée de main.
— Le gaillard n’a pas fléchi, dit le docteur quand mon jeune protégé ne fut plus
Puis il fit avertir Abel que, s’il était de loisir, son patron aurait à causer avec lui. L’''auxiliaire'' ne quitta pas immédiatement sa besogne ; mais au bout d’une demi-heure le docteur le vit arriver dans son cabinet.
— Abel, lui dit-il, vous étiez, m’avez-vous dit, sur le sentier de « la Montagne » le jour où miss Venner et M. Langdon en sont revenus ensemble ?
— J’y étais, répartit le flegmatique Stebbins.
— Miss Venner marchait en avant et M. Langdon la suivait, n’est-il pas vrai ?
— Comme vous dites.
— Ils ont rencontré M. Richard Venner ?
— Ils l’ont rencontré.
— Les a-t-il abordés ?
— Non.
— Les a-t-il suivis du regard ?
— Oui.
— Et il n’a rien dit ?
— Si fait.
— Qu’a-t-il dit
— Il a dit : ''Caramba'' !
— C’est
—
Abel, là-dessus, quitta le cabinet sans plus de cérémonie.
|