« Amaïdée » : différence entre les versions

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Un soir, le poète Somegod était assis à sa porte, sur la pierre qu’il avait roulée près du seuil. Le soleil, comme un guerrier antique dont on verrait briller l’armure d’or à travers sa tente, le soleil lançait plus d’un oblique rayon de son pavillon de carmin avant de se coucher dans l’Océan semé d’îles, ce magnifique lit de repos que Dieu fit pour lui d’un élémentélé
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ment, et étendit au bout du ciel comme une gigantesque peau de tigre à l’usage de ses flancs lassés. Les laboureurs dételaient aux portes des fermes ; de jeunes hommes, bruns et beaux comme des Actéons, poussaient les chevaux aux abreuvoirs. Les campagnes, couvertes de blés jaunissants et de haies fleuries, tiédissaient des dernières lueurs, et des derniers murmures de chaque buisson lointain, de chaque bleuâtre colline, montait un chant d’oiseau ou de voix humaine dont le vent apportait et mêlait les débris avec la fleur des châtaigniers et la feuille roussie et détachée du chêne. La vie de l’homme redoublait ainsi la vie profonde du paysage. Au pied de la falaise, où la Nature. avait creusé un havre pour les vaisseaux en détresse, les pêcheurs traînaient leur barque sur la grève, le dos tourné à l’Occident splendide qu’ils n’interrogeaient pas pour le lendemain. La dernière voile, blondie par le soleil couchant, que l’on eût pu suivre à l’horizon, venait de disparaître, comme un cap enfin surmonté, derrière une vague luisante et indéfinie, et la mer rêveuse restait là, le sein sans soupir et tout nud, comme une femme qui a détaché sa ceinture et rejeté son bouquet pour dormir.
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Quelques mouettes s’abritaient au toit de la maison du poète Somegod, bâtie sur la pente de la falaise. Pauvre maison, dont le ciment tenait à peine et le toit pendait à moitié, maison qui n’était qu’un abri au poète comme à la mouette sauvage. « Aux hommes mortels — disait Somegod — et aux oiseaux qui passent, faut-il donc plus que des abris ? » Le toit fragile branlait aux aspérités du roc éternel : ainsi l’espérance en l’âme immortelle, cette frêle richesse des justes, a parfois pour base la vertu. Hélas ! si fragile qu’il fût, bien des générations de mouettes y remplaceraient celles qui, lasses du vol et de la mer, y venaient sécher leurs ailes trempées, et cette chose rare et grande, et qui dure peu, un Poète, aurait bien après Somegod le temps d’y revenir !
 
Une vigne, que l’air marin avait frappée d’aridité, tordue aux contours de la porte de Somegod, semblait une de ces couronnes que l’on appendait au seuil des Temples anciens et qui s’y était flétrie, comme un don méprisé par les Dieux. Somegod était assis au pied. L’âpre souffle qui s’élevait de l’Océan avec les vapeurs des brisants agitait ses noirs cheveux sur son front, en même temps si doux et si farouche, comme la double
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nature de tous ces faons blessés et qui fuient emportant le roseau empenné dans les bois. — Mais souvent, après ce vent mordant et froid, ce vent habituel des rivages, des terres cultivées et des collines parfumées qui s’étendaient à la gauche de la falaise, une haleine plus douce lui venait, comme si la Nature se fût repentie, comme si, apaisée par de l’amour, elle avait eu peur de toucher trop fort son délicat et bel Alcibiade, qui n’avait pas, comme l’autre, jeté sa flûte dans les fontaines, mais qui l’avait gardée pour elle.
 
Un jour, il était venu des villes — on ne savait d’où — et il s’était retiré sous ce chaume désert et depuis longtemps abandonné, comme un oiseau de plus au milieu de tous ceux qui posaient leurs pieds sur cette falaise où il avait trouvé son nid, — nid sans œufs et sans douce couvée ; car, plus sauvage que les aigles eux-mêmes, Somegod n’avait pas de compagne qui lui peuplât sa solitude. Si quelque jeune fille des pêcheurs, quelque belle et hardie créature, libre comme l’air vif de la montagne, bondissante et pure comme la mer, blonde comme les grèves environnantes, passait près de lui aux pentes de la falaise, aux sinuosités de la baie, Somegod ne
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relevait pas la tête. Il s’en allait lentement et sans but, courbé déjà comme un homme plein de jours et d’expérience. On aurait dit que la jeunesse lui avait été donnée en vain.
 
Quand les hommes cherchent la solitude, quand on les voit se rejeter au sein quitté de la Nature, on les juge d’abord malheureux. Peut-être ce jugement n’est-il pas trop stupide pour le monde ; car jamais la Nature n’est plus belle que quand nous avons le cœur brisé. Mais le mystère, l’éternel mystère, c’est la Douleur, cet ange à l’épée flamboyante, qui nous pousse du monde au désert et de la vie à la Nature, et qui s’assied à l’entrée de notre âme pour nous empêcher d’y rentrer si nous ne voulons périr ! C’est cette douleur que les hommes n’ont pas vue qu’à la face, et c’est le nom de cette douleur que les hommes ignoraient en Somegod.
 
Ainsi, Somegod avait souffert, sans doute, mais tant de choses font souffrir dans la vie qu’on n’aurait osé dire de quoi cette âme avait été atteinte. Ah ! la tunique restait en plis gracieux sur cette poitrine et en gardait bien le secret. D’ailleurs, que ce soit pour l’empire, l’amour ou la gloire, que nous tarissons nos âmes en soupirs,
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ils résonnent la même harmonie, — ce ne sont tous que des soupirs, et Dieu seul ne les confond pas.
 
Mais que ce fût orgueil, oubli, force ou faiblesse, Somegod avait dompté les pensées de sa première jeunesse. Les passions trompées ou invaincues ne se trahissaient pas à ses lèvres dans ces languissants sourires qui ne sont plus même amers, tant ils disent bien la vie, tant on est allé au fond des choses ! Nulle flamme âcre et coupable ne brillait dans ses longs yeux noirs, qui n’étaient sombres qu’à force de profondeur, et que jamais la Volupté et le Doute, ces deux énervations terribles, ne lui faisaient voiler à demi entre ses paupières rapprochées, regard de femme, de serpent et de mourant tout ensemble, et que vous aviez, ô Byron ! L’habituelle tristesse de son visage n’était pas une tristesse humaine. Elle n’était humaine qu’en tant qu’elle était tristesse ; car les plus grandes sont encore de nous !
 
À quoi rêvait-il, le Poète, ce soir-là, assis sur son granit triangulaire, informe trépied pour la Muse, tout ce qui reste à cette grande exilée du monde de son vieux culte de Déesse : une pierre rongée de chryste marine et de mousse, au
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bord de l’Océan et au fond des bois, — et de loin en loin quelques poitrines ?... Pourquoi Somegod, à cette heure sacrée, n’avait-il pas sa harpe entre ses genoux nerveux, ne fût-ce que pour y appuyer sa tête inclinée et écouter le vent du ciel et de l’onde soupirer, en passant à travers les cordes ébranlées, l’agonie du jour ? Ah ! c’est qu’une harpe manquait à Somegod, qu’elle manque à tous, et qu’elle n’est qu’un gracieux symbole. Les Poètes passent dans la vie les mains oisives, ne sachant les poser que sur leurs cœurs ou à leurs fronts, d’où ils tirent seulement quelques douces paroles que parfois la Justice de Dieu fait immortelles.
 
Non ! le Poète ne rêvait pas à cette heure. Il parlait, et ce n’était plus par mots entrecoupés comme il lui en échappait souvent dans le silence quand, ivre de la Nature et de la Pensée, il versait des pleurs sur les sables qu’il foulait en chancelant, et qu’il répandait son âme à ses pieds comme une femme, folle de volupté ou de douleur, y répandrait sa chevelure. Les paroles qu’il disait, il ne s’en soulageait pas. Elles n’étaient point de ces grandes irruptions de l’âme infinie dans l’espace immense, domaine dont, comme
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les Dieux d’Homère, en trois pas elle a fait le tour. Ces paroles étaient bonnes et hospitalières, pleines de sincérité et d’affection ; il les adressait à un homme encore dans la fleur de la vie, quand vingt-cinq ans la font pencher un peu sous le trop mûr épanouissement. — Celui-ci était debout, une main étendue sur les anfractuosités du rocher contre lequel il était appuyé et qu’il dominait de tout le buste, buste mince et pliant comme celui d’une femme, enveloppe presque immatérielle des passions qui semblaient l’avoir consumé. Il tenait d’une main un bâton de voyage semblable à celui que les mendiants, les seuls pèlerins de notre âge, ont l’habitude de porter, et dont il tourmentait rêveusement le sol.
 
— Te voilà donc, Altaï ! — lui disait Somegod. — C’est bien toi ! Un peu plus avancé dans la vie, après deux ans que nous ne nous sommes revus, après les siècles de ces quelques jours ! Te voilà revenu à Somegod, te voilà cherchant le Poète et sa solitude. Va ! je ne t’avais point oublié. Tu n’es point de ceux qu’on oublie. Quand, il y a trois heures, tu descendais la plus lointaine de ces collines que le soleil
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couvrait de ses ruissellements d’or, je t’ai reconnu, ô Altaï ! Je t’ai bien reconnu à ta démarche, à la manière dont tu portais la tête, à la fierté calme et jamais démentie de tes mouvements. Je me suis dit : « C’est Altaï qui descend là-bas la colline ; c’est lui qui revient trouver Somegod, le poète, le rêveur, le défaillant. » Et j’ai éprouvé jusque dans la moelle de mes os une joie secrète, quelque chose de véhément et d’intime comparable, sans doute, à ce qu’éprouvent les hommes capables d’amitié, et j’ai mieux compris, dans cet élan de mon âme à toi, ces sentiments qu’avant de te connaître je me croyais interdits. Je me suis levé de cette pierre où je passe une partie de mes jours et j’ai pris mon bâton blanc derrière ma porte, et j’ai descendu plus vitement la falaise que la jeune fille qui va voir débarquer son père le pêcheur, après une absence de sept nuits. Je me suis arrêté plusieurs fois pour te regarder venir. Je cherchais à démêler de si loin dans ton allure et tes attitudes le travail de ces deux ans écoulés ! Mais tu n’avais pas plus changé qu’un marbre sur un piédestal : ton pied, contempteur de la terre, la foulait toujours avec le même mépris, et comme autrefois tu
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portais légèrement la fatigue et le poids du soleil, et dans la route comme dans la vie, tu ne te reposais pas pour boire aux fossés et cueillir des églantines aux buissons.
 
« C’était toi ! c’était bien toi ! Mais tu n’étais plus seul, Altaï. Tu donnais le bras à une femme que la fatigue avait brisée et qui chancelait, quoique soutenue par toi. Hélas ! c’est notre destinée à nous tous, faibles créatures que tu as prises dans tes bras stoïques, de chanceler encore quand tu nous soutiens ! On n’échappe point aux lois de soi-même. Ne me l’as-tu pas dit souvent, quand tu avais cherché à armer mon sein de ton âme et que toi, qui peux tant de choses, tu sentais que tu ne pouvais pas ? Homme unique et que le désespoir ne peut atteindre, homme qui, à force d’intelligence, n’as plus besoin de résignation, tu me répétais, avec ton calme si doux et si beau, avec ta suprême miséricorde : « Tu n’as pas été créé pour combattre et vaincre ! Ne perds pas tes facultés à cela. Pourquoi le bassin qui réfléchit le ciel désirerait-il être une des montagnes qui l’entourent ? Il n’y a que Dieu qui sache lequel est le plus beau dans la création qu’il a faite, de la montagne ou du bassin. »
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« Quelle était cette femme, ô Altaï ? Je l’ai vue de plus près quand tu t’es approché et que j’ai pris ta main dans les miennes, et quoique la beauté des femmes ne me cause pas d’impressions bien vives et que Dieu m’en ait refusé l’intelligence, cependant elle m’a semblé belle. Et puis elle n’est pas née d’hier non plus ; elle a bu aux sources des choses comme nous. La première guirlande de ses jours est fanée et tombée dans le torrent qui l’emporte, et la trace des douleurs fume à son front, comme sur la route celle du char qui vient d’y passer ! Pour moi, c’est la beauté suprême que cette attestation, écrite au visage dans ces altérations, que la vie n’a pas été bonne. Toute femme qui souffrit est plus que belle à mes yeux : elle est sainte. Douleur ! douleur ! on a là le plus merveilleux des prestiges. Vous vous mêlez jusqu’au seul amour de mon âme, dans mon culte de la Nature. Je me sens plus pieux pour elle les jours où elle paraît souffrir, et je l’aime mieux éplorée que toute-puissante.
 
« Qu’est-elle, cette femme, ô Altaï ? Pourquoi l’as-tu amenée en cette solitude ? Est-ce l’amour qui l’attache à tes pas ? Est-ce cette amitié plus
« Qu’est-elle, cette femme, ô Altaï ? Pourquoi l’as-tu amenée en cette solitude ? Est-ce l’amour qui l’attache à tes pas ? Est-ce cette amitié plus belle que l’amour encore et que tu as longtemps cherchée, ce magnifique sentiment dont tu parlais avec tant d’éloquence entre une femme pure et un homme fort ? L’aurais-tu trouvée à la fin ?... Ou bien ton cœur ardent et tendre, ce grand cœur qui fait les héros et les amants, n’est-il pas lassé d’aimer, lassé de tenter l’impossible ? Et ne crois-tu plus, ô mon austère philosophe, que l’amour est une vanité, un rêve qui fuit avant le matin ? Quoi ! toujours des femmes dans ta vie ! toujours ce qui ne put tomber dans la mienne remplissant la tienne jusqu’aux bords ! Je ne connais rien à ces amours terribles et suaves qui naissent entre vous tous qui vous aimez, être finis, hommes et femmes, mais, Altaï, tu l’aimes sans doute, celle-ci ? Oui ! tu l’aimes ; car ta voix sonore s’assouplit comme un accent de rossignol en lui parlant ; car tes yeux, quand tu la regardes, s’attendrissent comme si tu n’étais pas calme et grand ; car, pendant le repas frugal à ma table de hêtre, elle n’a pas étendu la main une seule fois vers la jatte de lait que déjà elle était à ses lèvres, soulevée par ta main attentive. Et quand elle s’est couchée sur le lit de feuilles mortes du Poète, à l’abri de cette hospitalité un peu sauvage, mais cordiale, et la seule que j’aie à offrir à la femme délicate et lassée, tu l’as enveloppée avec un soin si plein de tendresse et d’inquiétude qu’il semblait que tu laissasses ton âme roulée autour d’elle avec les plis de ton manteau.
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« Qu’est-elle, cette femme, ô Altaï ? Pourquoi l’as-tu amenée en cette solitude ? Est-ce l’amour qui l’attache à tes pas ? Est-ce cette amitié plus belle que l’amour encore et que tu as longtemps cherchée, ce magnifique sentiment dont tu parlais avec tant d’éloquence entre une femme pure et un homme fort ? L’aurais-tu trouvée à la fin ?... Ou bien ton cœur ardent et tendre, ce grand cœur qui fait les héros et les amants, n’est-il pas lassé d’aimer, lassé de tenter l’impossible ? Et ne crois-tu plus, ô mon austère philosophe, que l’amour est une vanité, un rêve qui fuit avant le matin ? Quoi ! toujours des femmes dans ta vie ! toujours ce qui ne put tomber dans la mienne remplissant la tienne jusqu’aux bords ! Je ne connais rien à ces amours terribles et suaves qui naissent entre vous tous qui vous aimez, être finis, hommes et femmes, mais, Altaï, tu l’aimes sans doute, celle-ci ? Oui ! tu l’aimes ; car ta voix sonore s’assouplit comme un accent de rossignol en lui parlant ; car tes yeux, quand tu la regardes, s’attendrissent comme si tu n’étais pas calme et grand ; car, pendant le repas frugal à ma table de hêtre, elle n’a pas étendu la main une seule fois vers la jatte de lait que déjà elle était à ses lèvres, soulevée par ta main attentive. Et quand elle s’est couchée sur le lit de feuilles mortes du Poète, à l’abri de cette hospitalité un peu sauvage, mais cordiale, et la seule que j’aie à offrir à la femme délicate et lassée, tu l’as enveloppée avec un soin si plein de tendresse et d’inquiétude qu’il semblait que tu laissasses ton âme roulée autour d’elle avec les plis de ton manteau.
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seule que j’aie à offrir à la femme délicate et lassée, tu l’as enveloppée avec un soin si plein de tendresse et d’inquiétude qu’il semblait que tu laissasses ton âme roulée autour d’elle avec les plis de ton manteau.
 
— « Ô Somegod ! — répondait Altaï, — cette femme que je traîne avec moi n’est pas celle que tu supposes. Tu t’es mépris, et ces deux années ne m’ont rien appris que je ne susse avant de les vivre. Tu ne l’ignores pas, je fus vieux de bonne heure. Il est des hommes qui sortent vieillards du ventre des mères. Toi et moi, ô Somegod ! nous sommes un peu de ces hommes-là. — Quand je te disais que l’amour aurait moins encore que la jeunesse ; quand, le cœur plein de ce sentiment formidable qui échappe à la volonté, je cherchais anxieusement à chaque aurore si douze heures de nuit, un jour de plus, ne l’en avaient pas arraché, si la flamme ondoyante et pure ne s’était pas éteinte dans l’âtre noir et refroidi, ce n’était pas la terreur si commune aux hommes de voir un bien fuir les mains qui le possédaient et s’écrouler et se perdre, et les laisser veufs, pauvres, désolés ! ce n’était pas cette terreur qui m’égarait jusqu’au désespoir de l’amour.
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J’avais mis la grandeur humaine à souffrir ; je voulais être grand. Pourquoi donc me serais-je épouvanté de l’avenir ? Pourquoi serais-je entré en de telles défiances ? Aussi était-ce une conviction profonde et tranquille comme le sentiment de la vie que je t’exprimais, ô Somegod ! une certitude inébranlable et sereine qui découlait des sommets de la raison et qui projetait sa lumière sur l’âme encore passionnée, et d’une façon si souveraine que l’âme aveugle en sentait confusément la présence et n’osait donner de démentis à cette évidence indomptable. Les années peuvent venir, ô Somegod ! l’homme plie et s’use, mais la vérité demeure, et les expériences successives attestent l’éternité de la raison. Ô Somegod ! j’ai pu aimer encore, j’ai pu retremper mes lèvres dans la lie du calice épuisé, mais, à coup sûr, je n’y ai pas plus trouvé d’ivresse que dans le temps où il semblait assez plein pour ne pas de sitôt tarir ! Si jamais, pas même à l’heure où l’homme, en proie à des émotions divines, est le plus entraîné et s’oublie, la démence n’a pas monté plus haut que le cœur et que le bonheur en qui l’on croit fut étouffé dans un jugement, ce n’est pas quand l’âme traîne ses ailes, lasses d’avoir erré et essuyé à
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tous les angles de roches sa gorge sanglante qu’elle y fait saigner un peu plus, que des illusions décevantes viendraient se jouer enfantinement de la pensée.
 
« Mais cette femme, que j’aurais pu aimer sans doute, car qui ne peut-on pas aimer dans la vie ? n’a point été aimée par moi. Le dernier sentiment que je porte dans ma poitrine depuis des années est demeuré sain et sauf. Ce n’est pas une gloire, c’est un hasard, — et je ne m’en enorgueillis pas. Cette femme n’est pas non plus mon amie. Pour qu’une femme puisse être l’amie d’un homme, il faut qu’elle ait une immense pureté ou une grande force. Dans ce monde effronté et dans l’esclavage de nos mœurs, laquelle de ces choses est la plus commune ? Voici trois ans que je les cherche, ces deux perles précieuses, la pureté et la force. Je ne sais pas si Dieu les y a mises, mais à présent Dieu vannerait l’Océan qu’il ne les y trouverait plus ! Pour la pureté, ce serait encore quelques enfances au sein des campagnes, ignorance, hébétement, torpeur, puretés grossières, perle d’une eau terne et d’une transparence bien douteuse ; mais pour la force, ô Somegod ! il n’y aurait rien. Cette femme qui
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dort là dans ta maison, ô Poète ! est aussi faible que toutes les autres, et moins pure peut-être. Ce qu’elle m’est, je ne le sais point, si ce n’est : ni mon amante ni mon amie. Ô histoire éternelle de toutes les femmes ! Mais de quels mystérieux anneaux est donc faite cette chaîne fragile qui nous unit ?
 
« Est-ce pitié, tendresse ou respect pour la douleur endurée ? Car, toi qui ne vois que les grands horizons du monde réfléchis dans le miroir de ton âme, panthéiste noyé et épars en toutes choses, planté sur ton rocher et en face de la Nature comme un Dieu Terme qui sépare les deux infinis de l’espace et de la pensée, tu as surpris sur les traits fanés de cette femme qu’elle avait eu, comme tous, sa part d’angoisses. Ton regard, dilaté comme celui des aigles, accoutumé à embrasser des lignes immenses, a saisi à travers cette beauté humaine ces imperceptibles vestiges que ce rude sculpteur intérieur qui, si souvent, brise le bloc qu’il voulait tailler, la Douleur, nous grave au visage comme des rayures dans le plus doux des albâtres ! Mais si la Douleur est sacrée, elle est commune ; elle n’est point un privilège parmi les hommes : elle les égalise comme
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la Mort. Pourquoi donc, s’il n’y avait que l’adoration de la Douleur qui m’attachât à cette femme, pourquoi l’aurais-je plutôt choisie que toutes celles qui souffrent sur la terre ?...
 
« J’ai vu des femmes plus malheureuses, plus maltraitées du sort que celle-ci. Elles étaient la proie de nobles peines, elles répandaient de généreuses larmes en face du gibet où pendait l’enfant de leurs rêves, quelque grande espérance immolée ou le plus bel amour trahi, mères douloureuses qui s’usaient les paumes de leurs mains à essuyer les torrents qui leur jaillissaient des paupières ! J’ai passé près d’elles m’assouvissant de ces grands spectacles, m’y trempant comme Achille dans le Styx, afin de me rendre invincible ; j’ai passé muet, car je n’ignorais pas que l’épuisement de cette nature humaine qui ne peut souffrir ni pleurer toujours est le Dieu certain qui console. Qu’avais-je à leur dire, à ces désespoirs qui sont la plus glorieuse substance de nos cœurs, à ces souffrances qui nous déshonorent, à ce qu’il semble, quand nous ne les éprouvons plus, à ces Rachels qui ne veulent pas être consolées, à ces Catons d’Utique qui, trahis par l’épée, s’en fient mieux à la main nue et intrépide
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pour s’arracher leur reste d’entrailles ? Ma voix eût été une offense. Mais celle-ci, ô Somegod ! n’en était pas. Elle souffrait, mais sa peine n’était pas un deuil héroïque, une affliction qui relève et que l’on veut bien ; elle ne faisait pas comme la Lacédémonienne, qui disait à son fils : « Dessus ou dessous ! » car elle savait qu’il n’y avait ni honneur ni honte à la Patrie à rester sur le champ de bataille, et elle avait perdu son bouclier.
 
« C’était une honte, une honte immense au milieu de tous les délices qui passaient et repassaient dessus comme la main de la femme de Macbeth sur la tache de sang, sans l’effacer, un lent pli de sourcils au-dessus de deux yeux sereins et reposés comme les lacs au pied des montagnes, une larme qu’un sourire retenait aux paupières d’où jamais on ne la vit tomber. C’est pour ces douleurs presque muettes, dévorées, enfouies, que l’homme est utile. Il les couve et les féconde sous sa parole. Du vague rose qui teignit cette joue il fait une pourpre ardente et hâve, cruelle brûlure de l’âme dont elle est un reflet. L’œil perd sa sérénité impudente ; la bouche, son sourire si doux et si stupide ; la larme finit par tomber dans les lèvres devenues sérieuses ; on
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souffre davantage, sans doute ; les horreurs du mépris s’augmentent ; mais on finit par se savoir gré de la violence, — on finit par se reprendre en respect de soi-même pour se frapper si courageusement de son mépris !
 
« C’est pour cela, ô Somegod ! que je m’arrêtai devant cette femme, à qui les grandes douleurs de la vie n’avaient pas entr’ouvert la poitrine. Elles avaient glissé sur son sein comme sur de l’émail ; mais, même en glissant, elles pénètrent encore, ces épées acérées, et, tu l’as dit, elle avait bu quelques gouttes, ou plein sa coupe d’or, comme nous, à la source des choses. Puisqu’elle avait vécu, elle avait souffert. Ne m’as-tu pas dit quelquefois, ô Poète, ô toi qui n’as pas mis ta destinée à la disposition des hommes, que la vie était un don funeste, que la Nature, comme l’homme, l’apprenait, d’une voix plus profonde et plus douce, mais qu’elle le révélait aussi ; que cela était répandu jusque dans le rouge cœur des plus belles roses entr’ouvertes, au fond de leurs plus purs parfums ! Mais cette vie n’aurait eu pour elle que sa native amertume, si cette honte vague et sentie qui la troublait ne s’y était obscurément mêlée. Ô Somegod ! il ne faut pas l’épaisseur
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d’un cheveu pour que l’âme soit opprimée et malheureuse, et on ne la sort de cet atone et misérable supplice qu’en la redoublant d’énergie, qu’en enfonçant de durs aiguillons aux flancs amollis ! Elle, elle était, cette pauvre femme, à qui la honte dont j’en attristai les ardeurs de jour en jour plus défaillies donna le courage de me suivre, elle était errante comme moi à travers le monde, y traînant sa honte comme moi j’y traînais mes ennuis, et y cherchant je ne sais quel bonheur nerveux et débile, comme moi j’y poursuivais une trop difficile sagesse. Elle allait, aux soirs, sous les cieux étoilés, aux détours des allées mystérieuses, trahie par le pan de sa robe qui flottait encore dans ces sinueux détours lorsqu’elle était disparue, par un parfum de cette chevelure tordue sur sa tête comme un voile mieux relevé et dont la gerbe dénouée et déjà penchée, comme d’attendre, se répandait sous la première main. C’est là que souvent je l’ai vue, c’est là que je m’arrêtai devant elle, barrant du bâton que voici l’étroit sentier parcouru par elle, comme Socrate devant Xénophon. Dans les joies sensuelles de sa vie, dans l’abandon et la fuite d’elle-même au sein des nuits de volupté
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bruyante ou recueillie, elle n’avait point perdu l’intelligence des nobles paroles. La feuille de saule sauve un insecte, tombée du bec de la colombe ou de la main d’un enfant. Je jetai la feuille de saule aussi, et je crus l’avoir sauvée. Du moins eut-elle le courage de me suivre, moi qui ne lui parlais pas le langage du monde et qui ne lui promettais pas d’amour !
 
« Ô Somegod ! les hommes, ces massacreurs du bonheur des femmes, consomment un forfait plus grand encore en leur rapetissant la conscience, qu’ils finissent toujours par étouffer. Elles peuvent être avilies sans être coupables. Victimes jusque dans leurs facultés, les malheureuses ne sont qu’aveugles, et on les accuse de chanceler au bord des fossés. Il ne s’agit pas d’avoir des entrailles, Somegod, il ne suffit que d’être justes. Ce n’est pas l’amour, ce n’est pas la pitié, ce n’est pas un de ces sentiments enthousiastes, la couronne sacrée de la vie, dont tous les fleurons ont jonché la terre autour de moi de si bonne heure, qui m’a fait me charger de cette destinée. C’est la Justice. Vois-tu ! il faut qu’il y ait des hommes qui payent pour l’Humanité devant Dieu. Ô Somegod ! je n’ai pas au cœur
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une grande espérance ; cette femme est faible, et peut-être m’échappera-t-elle. Mais qu’importe ! Quand on a foi, l’action en sort comme une épée de son fourreau ; mais c’est quand on doute qu’il est beau d’agir. Je suis venu te trouver, ô Poète ! dans le désert, ce temple dont tu es le prêtre ; car, si ma parole est trop rude pour ces délicates oreilles accoutumées aux suavités des flûtes et aux endormissements du plaisir, la tienne ne l’effarouchera pas. Elle l’entendra mieux. Elle s’assiéra à tes pieds pour recueillir les beaux fruits tombés de ta cime, arbre merveilleux de Poésie ! Elle oubliera les villes et les grossières ivresses qu’on y goûte. Puisses-tu la relever dans ta grande Nature, la baigner dans ses eaux éternelles et l’en faire sortir purifiée !
 
— « Ton dessein est beau, Altaï ; il est digne de toi, — reprit le Poète. — Mais qu’as-tu besoin de Somegod ? Tu es bien toujours l’Altaï, le triste et serein Altaï, qui sème sans croire à la récolte, ce généreux laboureur qui jette le blé aux quatre vents du ciel ! Homme infortuné et grand, qui, pour ne plus croire à la Providence, n’as pas apostasié la Vertu, et qui, sans une espéranceespé
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rance dans le cœur, combats pourtant comme si tu devais remporter la victoire !... »
 
Ainsi dirent-ils longtemps encore, le Philosophe et le Poète. La nuit les surprit devisant. Elle tomba entre eux comme un silence ; Dieu jeta dans les airs ses poignées d’étoiles, et parmi elles et plus bas que le ciel, sur la terre obscure, quelque rossignol qui se mit à chanter, pour consoler le monde de la lumière perdue par l’Harmonie. Le ciel se réfléchissait en Somegod et dans l’Océan, dans le Poète et dans l’abîme. Altaï était rentré dans la maison ; il regardait la femme qui dormait, à la lueur épaisse et fumeuse de la lampe d’argile.
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Le soleil se levait derrière la falaise, aussi frais, aussi beau, aussi lumineux qu’au temps où les hommes l’adoraient en l’appelant Apollon ; il dardait ses flèches d’or sur la mer sombre qui en roulait les étincellements dans ses flots, semblable à la dépouille opime de quelque naufrage. Une ceinture rose ceignait le ciel comme une guirlande de fleurs divines aux flancs d’Aphrodite, et l’étoile verte qui porte le nom de la lumière dont elle est le présage s’effaçait dans le ciel, où s’écoulaient des traînéestraî
=== no match ===
nées de jour à travers des ombres lentes à disparaître. Un vent presque liquide de fraîcheur s’élevait de la mer et déroulait les perles de rosée suspendues à la chryste marine de la falaise, tapis nuancé d’une pourpre violette et foulé par les pieds nuds des jeunes pêcheuses. Les premiers bruits du jour se faisaient entendre au loin, mais confus encore comme le premier réveil des hommes, distincts seulement à cause de la pureté de l’air du matin.
 
Somegod, qui se levait toujours pour aller ramasser la première feuille tombée du bouquet aérien de l’Aurore, fleur impalpable respirée par le regard et gardée dans la pensée, ce sein plus intime que le sein, et où, comme sur l’autre, elle ne se flétrissait pas ; Somegod, le Chrysès de ces plages, revenait des grèves à sa masure, inquiet de ses hôtes, que le grand jour devenu pénétrant avait sans doute réveillés. Il croyait les retrouver assis aux pierres de la porte, admirant ce magnifique spectacle de la mer où le soleil luit, et des horizons que le jour infinitise. Il se trompait ; ils n’y étaient pas. Il les aperçut par la porte entr’ouverte, Altaï debout derrière celle dont il ne savait pas encore le nom. Le Philosophe attachait quelque imperceptible agrafe à la robe, comme l’aurait pu faire une humble servante. Le Poète, arrêté sur le seuil, ne se mit point à sourire de la simplicité de ce détail. Ce sont les hommes grands et forts qui ont la grâce des petites choses. Ils mettent dans les riens une amabilité à faire pleurer. Ô vous qui disiez que l’âme se mêle à tout, vous aviez bien raison, ô grande pythonisse à la lèvre entr’ouverte ! Il y a des maternités plus ineffables que celles des mères, des grâces plus grandes que celles des femmes, dans l’homme pâle et grave qui pose un châle sur des épaules ou qui lace un brodequin défait.