« Amaïdée » : différence entre les versions

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==__MATCH__:[[Page:Barbey d’Aurevilly - Amaïdée, 1890.djvu/29]]==
 
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Un soir, le poète Somegod était assis à sa porte, sur la pierre qu’il avait roulée près du seuil. Le soleil, comme un guerrier antique dont on verrait briller l’armure d’or à travers sa tente, le soleil lançait plus d’un oblique rayon de son pavillon de carmin avant de se coucher dans l’Océan semé d’îles, ce magnifique lit de repos que Dieu fit pour lui d’un élément, et étendit au bout du ciel comme une gigantesque peau de tigre à l’usage de ses flancs lassés. Les laboureurs dételaient aux portes des fermes ; de jeunes hommes, bruns et beaux comme des Actéons, poussaient les chevaux aux abreuvoirs. Les campagnes, couvertes de blés jaunissants et de haies fleuries, tiédissaient des dernières lueurs, et des derniers murmures de chaque buisson lointain, de chaque bleuâtre colline, montait un chant d’oiseau ou de voix humaine dont le vent apportait et mêlait les débris avec la fleur des châtaigniers et la feuille roussie et détachée du chêne. La vie de l’homme redoublait ainsi la vie profonde du paysage. Au pied de la falaise, où la Nature. avait creusé un havre pour les vaisseaux en détresse, les pêcheurs traînaient leur barque sur la grève, le dos tourné à l’Occident splendide qu’ils n’interrogeaient pas pour le lendemain. La dernière voile, blondie par le soleil couchant, que l’on eût pu suivre à l’horizon, venait de disparaître, comme un cap enfin surmonté, derrière une vague luisante et indéfinie, et la mer rêveuse restait là, le sein sans soupir et tout nud, comme une femme qui a détaché sa ceinture et rejeté son bouquet pour dormir.
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Duumvirs de la pensée qui s’étaient partagé le monde, l’un avait pris la Création pour sa part, et l’autre, plus ambitieux, s’emparait de plus vaste encore : — la misérable créature. C’était la part du Lion.
 
{{Centré|II}}
 
 
II
 
Le soleil se levait derrière la falaise, aussi frais, aussi beau, aussi lumineux qu’au temps où les hommes l’adoraient en l’appelant Apollon ; il dardait ses flèches d’or sur la mer sombre qui en roulait les étincellements dans ses flots, semblable à la dépouille opime de quelque naufrage. Une ceinture rose ceignait le ciel comme une guirlande de fleurs divines aux flancs d’Aphrodite, et l’étoile verte qui porte le nom de la lumière dont elle est le présage s’effaçait dans le ciel, où s’écoulaient des traînées de jour à travers des ombres lentes à disparaître. Un vent presque liquide de fraîcheur s’élevait de la mer et déroulait les perles de rosée suspendues à la chryste marine de la falaise, tapis nuancé d’une pourpre violette et foulé par les pieds nuds des jeunes pêcheuses. Les premiers bruits du jour se faisaient entendre au loin, mais confus encore comme le premier réveil des hommes, distincts seulement à cause de la pureté de l’air du matin.
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Souvent ils montaient dans une barque et erraient rêveusement dans le havre, assombri des approches du soir. Cet étonnant Altaï, qui semblait savoir toutes choses, ramait d’un bras infatigable ; car Somegod, qui ramait aussi, laissait pendre presque toujours l’aviron dans la houle, perdu en quelque adoration muette, comme Renaud aux genoux d’Armide. Silence qui n’était pas le silence d’Amaïdée, douloureuse créature qui regardait le ciel, la mer, Altaï, Somegod, — qui regardait et qui ne voyait pas, pensée tout étonnée d’elle-même. Ses yeux ambrés, après avoir erré comme les regards farouches d’une biche égarée, se fixaient dans le vide, brillants au crépuscule comme un flot au fond duquel on aperçoit la fauve arène. Un châle, tissu chaud et suave, fragilité pleine d’harmonie avec ces fragilités plus grandes et plus précieuses encore qu’elle était destinée à protéger, et qui flottait dans l’air âpre et humide au-dessus de la mer éternelle, enveloppait à plis larges et hardis sa taille, autrefois si puissante, à présent brisée et amollie, les reins dont la chute voluptueuse gardait l’empreinte d’avoir faibli tant de fois sous les terrassements de l’étreinte, comme ceux de l’archange Lucifer sous la sandale divine de Michel. La vague élevait la voix autour de la nacelle attardée sur ses côtes, célèbres par plus d’un naufrage, et les pêcheurs qui rentraient au havre, passant auprès de cette barque dans le vent et dans la nuit, apercevaient, non sans une terreur superstitieuse, cette trinité intrépide et muette des solitaires de la montagne, qui n’avaient pas leur vie à gagner et qui l’exposaient aux brisants. Que s’ils surprenaient les paroles de ce groupe étrange, c’étaient des paroles singulières, inexplicables comme eux, et dont tout leur eût été incompréhensible si le mot de Dieu ne s’y était mêlé souvent.
 
{{Centré|III}}
 
 
III
 
Un de ces soirs, — ils avaient erré longtemps, la nuit noire s’alourdissait sur la mer, et leur barque, bercée dans les vagues phosphorescentes, cinglait encore dans les hauteurs de l’eau ; l’écume des flots, fraîche et salée, les frappait au front et sur les mains ; ils n’entendaient que ce bruit de l’eau, si solennel, la nuit, quand on n’y voit pas, moins doux mais plus beau que quand la lune jette une large lumière sur leur surface ; — Amaïdée adressa la parole à Somegod :