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{{titre|Amaïdée|[[Auteur:Jules Barbey d’Aurevilly|Jules Barbey d’Aurevilly]]|Poème en prose<br><small>Posthume</small><br>1890<br><small>(écrit en 1834)</small>}}
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Un soir, le poète Somegod était assis à sa porte, sur la pierre qu’il avait roulée près du seuil. Le soleil, comme un guerrier antique dont on verrait briller l’armure d’or à travers sa tente, le soleil lançait plus d’un oblique rayon de son pavillon de carmin avant de se coucher dans l’Océan semé d’îles, ce magnifique lit de repos que Dieu fit pour lui d’un élément, et étendit au bout du ciel comme une gigantesque peau de tigre à l’usage de ses flancs lassés. Les laboureurs dételaient aux portes des fermes ; de jeunes hommes, bruns et beaux comme des Actéons, poussaient les chevaux aux abreuvoirs. Les campagnes, couvertes de blés jaunissants et de haies fleuries, tiédissaient des dernières lueurs, et des derniers murmures de chaque buisson lointain, de chaque bleuâtre colline, montait un chant d’oiseau ou de voix humaine dont le vent apportait et mêlait les débris avec la fleur des châtaigniers et la feuille roussie et détachée du chêne. La vie de l’homme redoublait ainsi la vie profonde du paysage. Au pied de la falaise, où la Nature. avait creusé un havre pour les vaisseaux en détresse, les pêcheurs traînaient leur barque sur la grève, le dos tourné à l’Occident splendide qu’ils n’interrogeaient pas pour le lendemain. La dernière voile, blondie par le soleil couchant, que l’on eût pu suivre à l’horizon, venait de disparaître, comme un cap enfin surmonté, derrière une vague luisante et indéfinie, et la mer rêveuse restait là, le sein sans soupir et tout nud, comme une femme qui a détaché sa ceinture et rejeté son bouquet pour dormir.
Quelques mouettes s’abritaient au toit de la maison du poète Somegod, bâtie sur la pente de la falaise. Pauvre maison, dont le ciment tenait à peine et le toit pendait à moitié, maison qui n’était qu’un abri au poète comme à la mouette sauvage. « Aux hommes mortels
Une vigne, que l’air marin avait frappée d’aridité, tordue aux contours de la porte de Somegod, semblait une de ces couronnes que l’on appendait au seuil des Temples anciens et qui s’y était flétrie, comme un don méprisé par les Dieux. Somegod était assis au pied. L’âpre souffle qui s’élevait de l’Océan avec les vapeurs des brisants agitait ses noirs cheveux sur son front, en même temps si doux et si farouche, comme la double nature de tous ces faons blessés et qui fuient emportant le roseau empenné dans les bois.
Un jour, il était venu des villes
Quand les hommes cherchent la solitude, quand on les voit se rejeter au sein quitté de la Nature, on les juge d’abord malheureux. Peut-être ce jugement n’est-il pas trop stupide pour le monde ; car jamais la Nature n’est plus belle que quand nous avons le cœur brisé. Mais le mystère, l’éternel mystère, c’est la Douleur, cet ange à l’épée flamboyante, qui nous pousse du monde au désert et de la vie à la Nature, et qui s’assied à l’entrée de notre âme pour nous empêcher d’y rentrer si nous ne voulons périr ! C’est cette douleur que les hommes n’ont pas vue qu’à la face, et c’est le nom de cette douleur que les hommes ignoraient en Somegod.
Ainsi, Somegod avait souffert, sans doute, mais tant de choses font souffrir dans la vie qu’on n’aurait osé dire de quoi cette âme avait été atteinte. Ah ! la tunique restait en plis gracieux sur cette poitrine et en gardait bien le secret. D’ailleurs, que ce soit pour l’empire, l’amour ou la gloire, que nous tarissons nos âmes en soupirs, ils résonnent la même harmonie,
Mais que ce fût orgueil, oubli, force ou faiblesse, Somegod avait dompté les pensées de sa première jeunesse. Les passions trompées ou invaincues ne se trahissaient pas à ses lèvres dans ces languissants sourires qui ne sont plus même amers, tant ils disent bien la vie, tant on est allé au fond des choses ! Nulle flamme âcre et coupable ne brillait dans ses longs yeux noirs, qui n’étaient sombres qu’à force de profondeur, et que jamais la Volupté et le Doute, ces deux énervations terribles, ne lui faisaient voiler à demi entre ses paupières rapprochées, regard de femme, de serpent et de mourant tout ensemble, et que vous aviez, ô Byron ! L’habituelle tristesse de son visage n’était pas une tristesse humaine. Elle n’était humaine qu’en tant qu’elle était tristesse ; car les plus grandes sont encore de nous !
À quoi rêvait-il, le Poète, ce soir-là, assis sur son granit triangulaire, informe trépied pour la Muse, tout ce qui reste à cette grande exilée du monde de son vieux culte de Déesse : une pierre rongée de chryste marine et de mousse, au bord de l’Océan et au fond des bois,
Non ! le Poète ne rêvait pas à cette heure. Il parlait, et ce n’était plus par mots entrecoupés comme il lui en échappait souvent dans le silence quand, ivre de la Nature et de la Pensée, il versait des pleurs sur les sables qu’il foulait en chancelant, et qu’il répandait son âme à ses pieds comme une femme, folle de volupté ou de douleur, y répandrait sa chevelure. Les paroles qu’il disait, il ne s’en soulageait pas. Elles n’étaient point de ces grandes irruptions de l’âme infinie dans l’espace immense, domaine dont, comme les Dieux d’Homère, en trois pas elle a fait le tour. Ces paroles étaient bonnes et hospitalières, pleines de sincérité et d’affection ; il les adressait à un homme encore dans la fleur de la vie, quand vingt-cinq ans la font pencher un peu sous le trop mûr épanouissement.
« C’était toi ! c’était bien toi ! Mais tu n’étais plus seul, Altaï. Tu donnais le bras à une femme que la fatigue avait brisée et qui chancelait, quoique soutenue par toi. Hélas ! c’est notre destinée à nous tous, faibles créatures que tu as prises dans tes bras stoïques, de chanceler encore quand tu nous soutiens ! On n’échappe point aux lois de soi-même. Ne me l’as-tu pas dit souvent, quand tu avais cherché à armer mon sein de ton âme et que toi, qui peux tant de choses, tu sentais que tu ne pouvais pas ? Homme unique et que le désespoir ne peut atteindre, homme qui, à force d’intelligence, n’as plus besoin de résignation, tu me répétais, avec ton calme si doux et si beau, avec ta suprême miséricorde : « Tu n’as pas été créé pour combattre et vaincre ! Ne perds pas tes facultés à cela. Pourquoi le bassin qui réfléchit le ciel désirerait-il être une des montagnes qui l’entourent ? Il n’y a que Dieu qui sache lequel est le plus beau dans la création qu’il a faite, de la montagne ou du bassin. »
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« Qu’est-elle, cette femme, ô Altaï ? Pourquoi l’as-tu amenée en cette solitude ? Est-ce l’amour qui l’attache à tes pas ? Est-ce cette amitié plus belle que l’amour encore et que tu as longtemps cherchée, ce magnifique sentiment dont tu parlais avec tant d’éloquence entre une femme pure et un homme fort ? L’aurais-tu trouvée à la fin ?... Ou bien ton cœur ardent et tendre, ce grand cœur qui fait les héros et les amants, n’est-il pas lassé d’aimer, lassé de tenter l’impossible ? Et ne crois-tu plus, ô mon austère philosophe, que l’amour est une vanité, un rêve qui fuit avant le matin ? Quoi ! toujours des femmes dans ta vie ! toujours ce qui ne put tomber dans la mienne remplissant la tienne jusqu’aux bords ! Je ne connais rien à ces amours terribles et suaves qui naissent entre vous tous qui vous aimez, être finis, hommes et femmes, mais, Altaï, tu l’aimes sans doute, celle-ci ? Oui ! tu l’aimes ; car ta voix sonore s’assouplit comme un accent de rossignol en lui parlant ; car tes yeux, quand tu la regardes, s’attendrissent comme si tu n’étais pas calme et grand ; car, pendant le repas frugal à ma table de hêtre, elle n’a pas étendu la main une seule fois vers la jatte de lait que déjà elle était à ses lèvres, soulevée par ta main attentive. Et quand elle s’est couchée sur le lit de feuilles mortes du Poète, à l’abri de cette hospitalité un peu sauvage, mais cordiale, et la seule que j’aie à offrir à la femme délicate et lassée, tu l’as enveloppée avec un soin si plein de tendresse et d’inquiétude qu’il semblait que tu laissasses ton âme roulée autour d’elle avec les plis de ton manteau.
« Mais cette femme, que j’aurais pu aimer sans doute, car qui ne peut-on pas aimer dans la vie ? n’a point été aimée par moi. Le dernier sentiment que je porte dans ma poitrine depuis des années est demeuré sain et sauf. Ce n’est pas une gloire, c’est un hasard,
« Est-ce pitié, tendresse ou respect pour la douleur endurée ? Car, toi qui ne vois que les grands horizons du monde réfléchis dans le miroir de ton âme, panthéiste noyé et épars en toutes choses, planté sur ton rocher et en face de la Nature comme un Dieu Terme qui sépare les deux infinis de l’espace et de la pensée, tu as surpris sur les traits fanés de cette femme qu’elle avait eu, comme tous, sa part d’angoisses. Ton regard, dilaté comme celui des aigles, accoutumé à embrasser des lignes immenses, a saisi à travers cette beauté humaine ces imperceptibles vestiges que ce rude sculpteur intérieur qui, si souvent, brise le bloc qu’il voulait tailler, la Douleur, nous grave au visage comme des rayures dans le plus doux des albâtres ! Mais si la Douleur est sacrée, elle est commune ; elle n’est point un privilège parmi les hommes : elle les égalise comme la Mort. Pourquoi donc, s’il n’y avait que l’adoration de la Douleur qui m’attachât à cette femme, pourquoi l’aurais-je plutôt choisie que toutes celles qui souffrent sur la terre ?...
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« J’ai vu des femmes plus malheureuses, plus maltraitées du sort que celle-ci. Elles étaient la proie de nobles peines, elles répandaient de généreuses larmes en face du gibet où pendait l’enfant de leurs rêves, quelque grande espérance immolée ou le plus bel amour trahi, mères douloureuses qui s’usaient les paumes de leurs mains à essuyer les torrents qui leur jaillissaient des paupières ! J’ai passé près d’elles m’assouvissant de ces grands spectacles, m’y trempant comme Achille dans le Styx, afin de me rendre invincible ; j’ai passé muet, car je n’ignorais pas que l’épuisement de cette nature humaine qui ne peut souffrir ni pleurer toujours est le Dieu certain qui console. Qu’avais-je à leur dire, à ces désespoirs qui sont la plus glorieuse substance de nos cœurs, à ces souffrances qui nous déshonorent, à ce qu’il semble, quand nous ne les éprouvons plus, à ces Rachels qui ne veulent pas être consolées, à ces Catons d’Utique qui, trahis par l’épée, s’en fient mieux à la main nue et intrépide pour s’arracher leur reste d’entrailles ? Ma voix eût été une offense. Mais celle-ci, ô Somegod ! n’en était pas. Elle souffrait, mais sa peine n’était pas un deuil héroïque, une affliction qui relève et que l’on veut bien ; elle ne faisait pas comme la Lacédémonienne, qui disait à son fils : « Dessus ou dessous ! » car elle savait qu’il n’y avait ni honneur ni honte à la Patrie à rester sur le champ de bataille, et elle avait perdu son bouclier.
« C’était une honte, une honte immense au milieu de tous les délices qui passaient et repassaient dessus comme la main de la femme de Macbeth sur la tache de sang, sans l’effacer, un lent pli de sourcils au-dessus de deux yeux sereins et reposés comme les lacs au pied des montagnes, une larme qu’un sourire retenait aux paupières d’où jamais on ne la vit tomber. C’est pour ces douleurs presque muettes, dévorées, enfouies, que l’homme est utile. Il les couve et les féconde sous sa parole. Du vague rose qui teignit cette joue il fait une pourpre ardente et hâve, cruelle brûlure de l’âme dont elle est un reflet. L’œil perd sa sérénité impudente ; la bouche, son sourire si doux et si stupide ; la larme finit par tomber dans les lèvres devenues sérieuses ; on souffre davantage, sans doute ; les horreurs du mépris s’augmentent ; mais on finit par se savoir gré de la violence,
« C’est pour cela, ô Somegod ! que je m’arrêtai devant cette femme, à qui les grandes douleurs de la vie n’avaient pas entr’ouvert la poitrine. Elles avaient glissé sur son sein comme sur de l’émail ; mais, même en glissant, elles pénètrent encore, ces épées acérées, et, tu l’as dit, elle avait bu quelques gouttes, ou plein sa coupe d’or, comme nous, à la source des choses. Puisqu’elle avait vécu, elle avait souffert. Ne m’as-tu pas dit quelquefois, ô Poète, ô toi qui n’as pas mis ta destinée à la disposition des hommes, que la vie était un don funeste, que la Nature, comme l’homme, l’apprenait, d’une voix plus profonde et plus douce, mais qu’elle le révélait aussi ; que cela était répandu jusque dans le rouge cœur des plus belles roses entr’ouvertes, au fond de leurs plus purs parfums ! Mais cette vie n’aurait eu pour elle que sa native amertume, si cette honte vague et sentie qui la troublait ne s’y était obscurément mêlée. Ô Somegod ! il ne faut pas l’épaisseur d’un cheveu pour que l’âme soit opprimée et malheureuse, et on ne la sort de cet atone et misérable supplice qu’en la redoublant d’énergie, qu’en enfonçant de durs aiguillons aux flancs amollis ! Elle, elle était, cette pauvre femme, à qui la honte dont j’en attristai les ardeurs de jour en jour plus défaillies donna le courage de me suivre, elle était errante comme moi à travers le monde, y traînant sa honte comme moi j’y traînais mes ennuis, et y cherchant je ne sais quel bonheur nerveux et débile, comme moi j’y poursuivais une trop difficile sagesse. Elle allait, aux soirs, sous les cieux étoilés, aux détours des allées mystérieuses, trahie par le pan de sa robe qui flottait encore dans ces sinueux détours lorsqu’elle était disparue, par un parfum de cette chevelure tordue sur sa tête comme un voile mieux relevé et dont la gerbe dénouée et déjà penchée, comme d’attendre, se répandait sous la première main. C’est là que souvent je l’ai vue, c’est là que je m’arrêtai devant elle, barrant du bâton que voici l’étroit sentier parcouru par elle, comme Socrate devant Xénophon. Dans les joies sensuelles de sa vie, dans l’abandon et la fuite d’elle-même au sein des nuits de volupté bruyante ou recueillie, elle n’avait point perdu l’intelligence des nobles paroles. La feuille de saule sauve un insecte, tombée du bec de la colombe ou de la main d’un enfant. Je jetai la feuille de saule aussi, et je crus l’avoir sauvée. Du moins eut-elle le courage de me suivre, moi qui ne lui parlais pas le langage du monde et qui ne lui promettais pas d’amour !
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« Ô Somegod ! les hommes, ces massacreurs du bonheur des femmes, consomment un forfait plus grand encore en leur rapetissant la conscience, qu’ils finissent toujours par étouffer. Elles peuvent être avilies sans être coupables. Victimes jusque dans leurs facultés, les malheureuses ne sont qu’aveugles, et on les accuse de chanceler au bord des fossés. Il ne s’agit pas d’avoir des entrailles, Somegod, il ne suffit que d’être justes. Ce n’est pas l’amour, ce n’est pas la pitié, ce n’est pas un de ces sentiments enthousiastes, la couronne sacrée de la vie, dont tous les fleurons ont jonché la terre autour de moi de si bonne heure, qui m’a fait me charger de cette destinée. C’est la Justice. Vois-tu ! il faut qu’il y ait des hommes qui payent pour l’Humanité devant Dieu. Ô Somegod ! je n’ai pas au cœur une grande espérance ; cette femme est faible, et peut-être m’échappera-t-elle. Mais qu’importe ! Quand on a foi, l’action en sort comme une épée de son fourreau ; mais c’est quand on doute qu’il est beau d’agir. Je suis venu te trouver, ô Poète ! dans le désert, ce temple dont tu es le prêtre ; car, si ma parole est trop rude pour ces délicates oreilles accoutumées aux suavités des flûtes et aux endormissements du plaisir, la tienne ne l’effarouchera pas. Elle l’entendra mieux. Elle s’assiéra à tes pieds pour recueillir les beaux fruits tombés de ta cime, arbre merveilleux de Poésie ! Elle oubliera les villes et les grossières ivresses qu’on y goûte. Puisses-tu la relever dans ta grande Nature, la baigner dans ses eaux éternelles et l’en faire sortir purifiée !
Ainsi dirent-ils longtemps encore, le Philosophe et le Poète. La nuit les surprit devisant. Elle tomba entre eux comme un silence ; Dieu jeta dans les airs ses poignées d’étoiles, et parmi elles et plus bas que le ciel, sur la terre obscure, quelque rossignol qui se mit à chanter, pour consoler le monde de la lumière perdue par l’Harmonie. Le ciel se réfléchissait en Somegod et dans l’Océan, dans le Poète et dans l’abîme. Altaï était rentré dans la maison ; il regardait la femme qui dormait, à la lueur épaisse et fumeuse de la lampe d’argile.
Duumvirs de la pensée qui s’étaient partagé le monde, l’un avait pris la Création pour sa part, et l’autre, plus ambitieux, s’emparait de plus vaste encore :
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Somegod, qui se levait toujours pour aller ramasser la première feuille tombée du bouquet aérien de l’Aurore, fleur impalpable respirée par le regard et gardée dans la pensée, ce sein plus intime que le sein, et où, comme sur l’autre, elle ne se flétrissait pas ; Somegod, le Chrysès de ces plages, revenait des grèves à sa masure, inquiet de ses hôtes, que le grand jour devenu pénétrant avait sans doute réveillés. Il croyait les retrouver assis aux pierres de la porte, admirant ce magnifique spectacle de la mer où le soleil luit, et des horizons que le jour infinitise. Il se trompait ; ils n’y étaient pas. Il les aperçut par la porte entr’ouverte, Altaï debout derrière celle dont il ne savait pas encore le nom. Le Philosophe attachait quelque imperceptible agrafe à la robe, comme l’aurait pu faire une humble servante. Le Poète, arrêté sur le seuil, ne se mit point à sourire de la simplicité de ce détail. Ce sont les hommes grands et forts qui ont la grâce des petites choses. Ils mettent dans les riens une amabilité à faire pleurer. Ô vous qui disiez que l’âme se mêle à tout, vous aviez bien raison, ô grande pythonisse à la lèvre entr’ouverte ! Il y a des maternités plus ineffables que celles des mères, des grâces plus grandes que celles des femmes, dans l’homme pâle et grave qui pose un châle sur des épaules ou qui lace un brodequin défait.
Ce regard ne trahissait rien du passé, de la vie, de l’âme. Il était doux comme l’indifférence, un peu vague, mais sans rêverie qui l’égarât loin de vous. De flamme plus rapide qui s’en échappât, il n’y en avait point. Jamais un désir ne le tournait éloquemment vers le ciel ; jamais un regret ne l’abaissait vers la terre. Ce n’eût pas été un regard de femme, si la peine n’avait gonflé en les violaçant les veines fatiguées qui erraient et se perdaient aux paupières. Là retentissait la vie muette ailleurs, et aussi dans un sillon entre les sourcils, trace d’une pensée rarement absente. Quand cette pensée revenait plus triste ou plus amère, le sillon se creusait davantage, mais le rapprochement des sourcils n’était ni heurté ni même subit ; il se faisait avec une lenteur harmonieuse et n’altérait jamais la fixité habituelle du regard. Toute la physionomie de cette femme était dans ce simple et fréquent mouvement de sourcils. Le front était bas, les joues larges, la lèvre roulée et accusant dans son éclat terni les ardeurs fiévreuses de l’haleine, ce simoun du désert du cœur qui règne dans les bouches malades de la soif toujours trompée des voluptés de la vie !
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Elle vint s’asseoir à la place ordinaire du Poète, en dehors de la cabane, et, s’appuyant le menton dans sa main, elle regarda la mer avec ses yeux aussi humides et aussi diaphanes que les flots dans une anse peu profonde. Le jour doux et argenté du matin adoucissait merveilleusement ce qu’il y avait de hâve dans cette beauté qui ressemblait à une rose jaune presque déchirée à force d’être épanouie et que le temps avait meurtrie, et mille souffles et mille mains. Altaï et Somegod s’assirent près d’elle.
Amaïdée écarta la caresse et fronça lentement ses longs sourcils.
Une larme,
Mais le Philosophe secoua la tête ; un sourire de dédain ouvrit ses lèvres comme le précurseur de quelque réponse inflexible ; puis le dédain se changea en sourire de mélancolie, et il n’osa pas appuyer son stoïcisme sur cette pauvre créature abattue, qui croyait que l’on se relevait de la mêlée en saisissant encore une fois les genoux d’un homme et en tordant passionnément ses beaux bras autour de ce dernier autel.
Amaïdée avait posé son front sur la main qui soutenait son menton tout à l’heure. Son cou dessinait une courbe charmante. On aurait dit une Mélancolie éplorée ou une Résignation qui se ployait sous les paroles d’Altaï. Que se passait-il en cette âme comme cachée sous le corps incliné, dans cette femme qui semblait s’ombrager d’elle-même ? Altaï regardait la terre en prononçant les mâles paroles auxquelles elle n’avait pas répondu, et Somegod, tourmentant une longue mèche de ses cheveux noirs sur sa tempe gauche, avait la tête tournée vers le ciel, dans l’éclat duquel sa tête brune et son profil à arêtes vives se dessinaient avec énergie. Le soleil coiffait d’aigrettes étincelantes les différents pitons des falaises. Il semblait que tous ces noirs géants se fussent relevés de leurs grands jets d’ombre où ils étaient disparus et avaient repris leurs casques d’acier. La vie envahissait davantage les grèves solitaires où la marée montait avec le jour, et les pêcheurs tendaient leur gracieuse voile latine et se préparaient à quitter le havre qui les avait abrités. Tout était mouvement et allégresse, excepté sur ce Sunium sans blanche colonnade, plus sauvage et plus modeste que celui où s’asseyait Platon. Là, la vie avait revêtu de plus solennels aspects ; les trois personnes qui en attestaient la présence restaient dans leurs poses silencieuses. Immobilité et silence, ces deux choses qui siéent si bien à tout ce qui s’élève de la foule, ce double caractère de tout ce qui est profond et grand, et qui faisait comprendre à l’artiste des temps anciens qu’on ne pouvait représenter dignement les Dieux qu’avec du marbre. Amaïdée, Altaï, Somegod, étaient un peu plus que ces mariniers hâlés et nerveux qui s’agitaient au bas de la montagne et au bord des ondes, sous les rayons du soleil levant que défiait la nudité de leurs poitrines. À eux trois ne représentaient-ils pas l’Amour, la Poésie et la Sagesse ?
Ils passèrent cette journée et les suivantes à errer le long des rivages et à vivre de cette existence qui était vague pour Altaï et Amaïdée, et qui n’était profonde que pour Somegod ; car, pour que les choses extérieures entrent dans l’homme, il faut être accoutumé à les contempler longtemps, et l’on n’en conquiert pas l’intelligence avec un regard léger comme les cils d’où il s’échappe.
Altaï la laissait s’ébattre aux négligences de cette vie sauvage et libre. Il semblait se fier au dictame de l’air vif et pur qui circulait autour d’eux pour guérir cette âme blessée, et pour lui donner la force de se laver de ses souillures en l’élevant vers Dieu par la pratique de la vertu. Comme les convalescents, à qui l’on prescrit des exercices tempérés, le grand air, le rayon de soleil qui, réchauffe, on pourrait prescrire aux âmes malades la mer, le ciel, les fleurs, les bois ! Tout se tient, tout s’enchaîne, tout est un dans l’homme et dans la Nature : la vie de l’âme est aussi mystérieuse que la vie du corps ; mais c’est également de la vie. Ceux qui ont gravi une montagne savent quel poids on laisse toujours au pied. Ils savent que nous n’emportons pas au sommet les soucis cruels qui nous rongent ; ils savent que cet air plus éthériel que l’on respire nourrit mieux la substance humaine. Ô vous qui avez un gosier de rossignol et des ailes d’aigle, oiseaux si merveilleux que l’homme vous a si souvent niés, ô Poètes, grands artistes, mille fois fils d’Apollon amoureux de sa sœur divine ! et toi, ô Nature ! ne nous l’avez-vous pas appris ?
Tantôt Altaï, Somegod et Amaïdée s’enfonçaient dans les terres, en quelque long pèlerinage aux ruines aperçues de la falaise comme des points blancs dans les campagnes. Ils aimaient à se diriger vers des points inconnus, mystères qu’ils allaient pénétrer. Souvent c’était une église abandonnée, parfois un sépulcre écroulé ou un colombier où ne s’abattaient plus les sonores volées de pigeons, mais où il en revenait parfois un ou deux peut-être, mélancoliques et bientôt repartis d’un vol rapide, comme les souvenirs dans nos cœurs ! Tantôt ils restaient sur les grèves, assis sur quelque banc de coquillages, suivant de l’œil la mer qui s’en allait, triste et éternelle voyageuse dont le manteau bleu traîne à l’horizon, quand elle est le plus loin, comme pour empocher l’ordinaire oubli de l’absence.
Souvent ils montaient dans une barque et erraient rêveusement dans le havre, assombri des approches du soir. Cet étonnant Altaï, qui semblait savoir toutes choses, ramait d’un bras infatigable ; car Somegod, qui ramait aussi, laissait pendre presque toujours l’aviron dans la houle, perdu en quelque adoration muette, comme Renaud aux genoux d’Armide. Silence qui n’était pas le silence d’Amaïdée, douloureuse créature qui regardait le ciel, la mer, Altaï, Somegod,
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III
Un de ces soirs,
« Tu es Poète, m’a dit Altaï. Mais où donc est ta Poésie ? Me méprises-tu assez pour me la cacher ? Pourquoi n’as-tu jamais dit devant moi ces chants qui font du bien à toute âme, comme cette langue qu’ils parlent derrière les Alpes, même quand on ne les comprend pas ? Qui te dit, d’ailleurs, ô Poète ! que je ne comprendrais point ce que tu chanterais ?
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« Lorsque je vivais dans les villes, pendant ces nuits passées dans les voluptés qu’Altaï appelle coupables, si un Poète, mêlé à nos fêtes, venait à faire entendre quelque mélodieuse parole, je sentais en moi s’éveiller une foule de puissances endormies. Les autres se mouraient d’ivresses, penchés sur les épaules des hommes qui leur versaient le double breuvage des yeux et des lèvres, n’écoutant pas, au milieu des joies effrénées et lasses, la voix qui planait sur elles toutes, comme un Esprit invisible dont les ailes faisaient trembler la flamme des lampes et battaient sur les yeux à moitié clos. Mais moi, la rieuse et la folâtre, je me retirais dans une embrasure et je cachais ma tête dans mes mains. Ô Somegod ! ce que j’éprouvais avait un charme si différent de ce que le bonheur comme je l’avais senti toute ma vie m’avait appris ! Ce n’était pas le bonheur, non ! ce n’était pas non plus la peine, et pourtant cela faisait cruellement mal et délicieusement bien au cœur. C’était plus et moins tour à tour que la vie... N’est-ce pas là ce que vous nommez la Poésie, vous, et que j’aimais, moi, comme tant de choses, sans savoir pourquoi je l’aimais ?
« Ô Amaïdée ! Amaïdée ! ne me demande pas mon histoire. Les vies de tous se ressemblent plus qu’on ne croit. Femme ou Poète, quand la souffrance intervient dans les battements de nos organes, cette souffrance est un désir que rien n’étanche, et les hommes l’ont nommé l’Amour. Qu’importe l’objet de ce désir funeste ! qu’importe la pâture dont cet amour ne pourra jamais s’assouvir ! le sentiment ne perd point de sa formidable intensité. Parce que, ma pauvre Lesbienne, tu ne voyais sur les rivages que les voyageurs entraînés par toi au fond des bois, parce que, dans tes nuits ardentes et vagabondes, tu ne relevas jamais ton voile pour admirer l’éclat du ciel, est-ce à dire, ô Amaïdée ! qu’il n’y avait à aimer que ce que tu aimais ! Est-ce qu’auprès de l’homme il n’y avait pas la Nature ? Est-ce à dire que toutes les adorations de l’âme finissaient toutes à l’amour comme tu le concevais ? Eh bien, moi, j’aimai la Nature, et toute ma vie fut dévorée par cette passion ! Je l’aimai avec toutes les phases de vos affections inconnues et que j’entendais raconter. Je reconnaissais, aux récits des hommes et aux chants des poètes consacrés aux amantes, que ce que j’éprouvais avait toutes les réalités de l’amour. Ce ne fut d’abord qu’une douce rêverie au sein des campagnes, des larmes venues vers le soir, un plongement d’yeux incessant dans les immensités du ciel, quand, assis sur quelque tertre sauvage, j’y oubliais la voix de ma mère ou de mes sœurs promenant alentour, ou que seul je pouvais à peine m’arracher, à la nuit, vers le tard. Les mères se méprennent souvent aux tristesses de leurs fils. La mienne m’envoya dans les villes. J’y vécus pendant quelques années ; je pris ma part du grand festin d’une main languissante, et à la première coupe tarie, sans désir et sans ivresse, je fus aux lieux que j’avais quittés. J’y rapportais la même froideur et un front plus chargé d’ennuis. Je n’étais pas malheureux ; mais j’allais l’être... J’ignorais de quel nom appeler mes regrets et mes espérances ; j’ignorais vers quoi montaient les élancements de ce sein que des femmes belles comme toi, ô Amaïdée ! n’avaient ni troublé ni tiédi. Je ne me sentais pas de tendresse pour ma mère et mes sœurs, et je passai pour ainsi dire à travers leurs embrassements pour aller revoir la Nature.
« Je la revis avec des larmes, avec des bonheurs sanglotants et convulsifs. Ce jour-là, je sus ce que j’avais. J’avais lu souvent de ces livres que les hommes disent pleins de l’amour de la Nature. Mais qu’ils me paraissaient imparfaits et froids ! qu’ils me disaient peu ce que je devais attendre de l’avenir ! C’est qu’une passion tenait ma vie dans ses serres d’autour, et que les hommes les plus éloquents dans leur culte de la Nature n’en ont parlé que comme on parlerait de beaux-arts.
« Voilà pourquoi, ô Amaïdée ! Altaï t’a dit que j’étais Poète ; mais je n’étais, hélas ! que le martyr de mes pensées. Hommes et femmes, qui avez des regards et des caresses, vous qui pouvez dénouer des chevelures et confondre la flamme de vos bouches incombustibles, c’est vous qui êtes les Poètes, et non pas Somegod ! Dans l’isolation de mon impuissance, pour me soustraire à ce néant qui m’oppressait, je cherchais parfois à refléter cette âme épanchée sur les choses, dans le langage idéal que je rêvais. Mais je n’avais point été frappé du magnifique aveuglement des prophètes. Je comprenais ma parole. Miroir concentrique de la Nature, celle-ci le brisait en s’y mirant. Alors, d’une honte inépuisable contre moi-même, je déchirais les feuilles trempées de mes larmes insomnieuses et je les dispersais autour de moi. Comme les feuilles de la Sibylle répandues sur le seuil de l’antre sacré, un vent divin ne les levait pas de terre pour les emporter au bout du monde. Je les ai vues tourbillonner quelquefois du penchant de la falaise jusqu’à la mer qui mugit au pied. Je les suivais avec les angoisses d’une mère infanticide. Vagues sombres, blanches écumes, aquilons rapides, qui de vous les dévorait le plus vite ? qui les cachait le plus à mes yeux ? Je croyais encore que c’étaient elles, et puis je m’apercevais que ce n’étaient que les ailes des goélands au-dessus des flots. Alors, assis dans une consternation profonde, je ressemblais à l’homme qui vient de vider sur l’autel des dieux la coupe de son sacrifice, sans avoir pu les apaiser !
« Ne me demande donc pas où est ma Poésie, Amaïdée, car tu renouvelles mes douleurs ! Vois, ô femme ! la lune surgit là-bas et nous atteint de ce rayon qui vient de nous éclairer tous les trois. À la lueur qui lisse les marbres où le temps laissa son empreinte, mais qui ne rajeunit pas les visages vieillis, vois ce front sénile et tâte cette poitrine crevassée comme les flancs des rochers d’alentour ! Cherche là ce que j’ai souffert avant de me résigner aux bornes de moi-même, à la voix forte d’Altaï ! Tu as recueilli dans la vie les voluptés et l’insulte ; cette double flétrissure s’est acharnée sur toi longtemps. Tu as dépensé bien des souffles sur les lèvres d’hommes qui te les renvoyaient empoisonnés ou qui ne te les rendaient pas ; tu as dépensé bien des larmes sur la couche où tu t’éveillais seule et humiliée à l’aurore, pâle de la nuit et de regret, dans des voiles souillés et froidis ; tu as ouvert ton cœur à tous les amours, et ils y sont venus plus nombreux que les cheveux tressés sur ta tête, plus ruisselants de larmes amères que ne le seraient ces mêmes cheveux détordus et plongés par toi dans la mer. Tu es femme, et cependant tu as mieux résisté que moi, homme de la solitude, nourri de simples au sein des montagnes. Juge donc de l’intensité de mon mal et de sa durée ! Juges-en si tu le peux, créature fragile, dans l’éphémérité de ton cœur !
Somegod se tut. On n’entendit plus que la vague qui pantelait contre les flancs de la barque, et le coup de rame d’Altaï.
Le mélancolique récit du Poète avait-il réveillé en elle ces cordes assoupies depuis quelques jours ? Il faut si peu à ces âmes mobiles et précipitées, qui ne jettent l’ancre nulle part, pour dériver sur le flot où elle s’était arrêtée plus languissante.
Altaï répondit après un silence :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Un jour, le Philosophe dit au Poète :
En achevant ces calmes paroles, Altaï tendit une lettre à Somegod. Celui-ci la prit et la lut sous les rouges rayons du couchant, qui semblait se dépouiller de sa toison de pourpre pour revêtir la terre, magnifique charité d’un beau ciel aux obscurités d’ici-bas !
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« Quand tu liras cette lettre, ô Altaï ! je serai partie. J’aurai regagné les villes d’où je viens. M’accuseras-tu, toi que j’ai aimé et qui ne m’as pas aimée, toi, le seul homme de la terre dont je redoutasse le mépris ? Hélas ! si tu m’avais aimée, j’aurais oublié la vie écoulée, je serais peut-être devenue forte comme toi, j’aurais peut-être résisté au calme étrange de la solitude dans laquelle tu m’avais déposée. Cela m’a manqué, Altaï ; je le dis avec tristesse, mais sans larmes. Je ne pleure pas en m’éloignant de toi.
« Mais seule ! Mais avec toi, mais avec Somegod, mais seule quoique avec tous deux, oh ! la vie était impossible. Je ne vous ressemble pas : à peine si je vous comprends. Vous, vous passez les jours à parler de Dieu et de l’âme, faisant avec la vie comme ce Grec dont tu m’as raconté l’histoire faisait avec la coupe de ciguë qu’il tarissait d’une intrépide lenteur. Vous êtes là, recueillis, austères, mais souriant bonnement à la faible femme que le monde insulte et condamne, et que vous, les sages, ne condamnez pas.
« Ô toi à qui rien n’échappe, ô Altaï ! as-tu deviné que je partirais ? Tu n’as jamais eu grand courage. Tu n’accueillais pas l’espérance que j’osais te donner, tu m’as toujours intérieurement méprisée, quoique ce mépris fût doux et bon ! La Nature et vous, hommes incompréhensibles, ne me suffisaient déjà plus. Altaï, toi qui aurais pu t’emparer si violemment de tout mon être, toi qu’avoir vu grave et fier au milieu des autres hommes, usés du frottement des caresses, m’attacha à toi comme si j’avais été jeune et enthousiaste, pourquoi as-tu replié sur ta poitrine ce bras qui aurait servi à me soutenir ?... Hier, quand je regardais ces sveltes et brunes filles, les chevrières de la montagne, après m’être assise sur le vase de cuivre où elles ont enfermé le lait écumant, voyais-tu que je m’ennuyais ? Au sein de ce groupe de femmes jeunes, vigoureuses, de contours purs et arrêtés, sustentées de soleil et d’indépendance, cette généreuse nourriture qui les rend si fortes et si belles, n’as-tu pas senti la différence qui séparait de ces filles debout et à la tournure de guerrières la femme écrasée, assise devant elles, pâle, fatiguée, blessée cent fois à la même place, saignante de volupté sous la robe traînante comme d’une flèche que tu n’avais pu arracher ? N’as-tu pas eu pitié de mes pâleurs ? N’as-tu pas eu pitié de la main amaigrie qui soutenait ce front qui fut beau et où les souillures des lèvres et de l’existence ont effacé les mâles couleurs de la jeunesse ? Hélas ! je pensais que j’avais été comme ces jeunes filles, qui me regardaient sans comprendre comment on pouvait être en même temps jeune comme elles et d’une vieillesse qui n’était pas celle de leurs mères, et je pensais aux montagnes du pays où je fus élevée, à ce Jura où je marchais nud-pieds, forte, belle, heureuse et pure. Ah ! cette pensée était navrante. Ma jeunesse m’apparaissait comme un songe que je ne recommencerais pas. Tu ne pouvais pas me le rendre, mais me l’eusses-tu rendu, Altaï, que je l’aurais refusé ! Tu me parlais de me purifier, mais tout le temps qu’on a un souvenir du passé, c’est la chose impossible. On ne voudrait pas, ô misérable ! n’avoir pas existé comme on a vécu.
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« Adieu donc, Altaï, adieu ! Oublie-moi ! Je ne t’écrirai point que je ne t’oublierai jamais, que t’importe !... Dans ta supériorité mystérieuse, n’es-tu pas détaché de tout ? Ta bonté même n’est-elle pas un dédain plus profond que celui qui blesse ? Ah ! si tu avais été plus vulgaire, peut-être serais-je restée auprès de toi. Ne m’eusses-tu pas aimée, du moins tu aurais eu une pitié que j’aurais comprise. Un autre que toi rirait des mollesses de mon âme, mais ton orgueil ne ressemble à celui de personne ; aussi demeurerai-je vraie avec toi. Je retourne à ma vie errante. J’en suis lasse, et je ne saurais m’en passer. J’y retourne, non point rapidement et le cœur palpitant comme il arrive quand on va rejoindre ce qu’on aime ; je n’aime pas ce que je vais retrouver. Ah ! les hommes sont bien fous s’ils croient que c’est une passion qui décide toujours de la vie. Bien souvent l’ennui m’énervait plus douloureusement auprès de toi que les voluptés fades et grossières, sans charmes pour les sens hébétés, mais ignoblement nécessaires au vide du cœur et de la vie. »
Somegod avait fini la lettre, cette lettre qui venait d’apprendre à ces deux hommes que la supériorité ne servait à rien ici-bas, et que pour avoir action dans ce monde, au nom de la Vertu même, il fallait descendre, amère vérité qui écrasait douloureusement l’esprit du Philosophe et qui glissa sur celui du Poète. Le soleil venait de tomber dans la mer incendiée de ses feux. Les brises apportaient ce parfum caché dans les vagues, frais et pénétrant et ineffable, digne de la végétation inconnue du fond des eaux. Les goélands criaient sur les pics des brisants, et le ciel, chargé de nuages amarantes et orangés vers les bords, semblait folâtrer avec les flots.
Depuis ce jour, Somegod est seul sur la pierre de sa porte au soir.
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