« Paradoxe sur le comédien » : différence entre les versions

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LE PREMIER
 
Ils saisissent tout ce qui les frappe ; ils en font des recueils. C’est de ces recueils formés en eux, à leur insu, que tant de phénomènes rares passent dans leurs ouvrages. Les hommes chauds, violents, sensibles, sont en scène ; ils donnent le spectacle, mais ils n’en jouissent pas. C’est d’après eux que l’homme de génie fait sa copie. Les grand poètes, les grands acteurs, et peut-être en général tous les grands imitateurs de la nature, quels qu’ils soient, doués d’une belle imagination, d’un grand jugement, d’un tact fin, d’un goût très sûr, sont les êtres les moins sensibles. Ils sont également propres à trop de choses ; ils sont trop occupés à regarder, à reconnaître et à imiter, pour être vivement affectés au-dedans d’eux-mêmes. Je les vois sans cesse le portefeuille sur les genoux et le crayon à la main. Nous sentons, nous ; eux, ils observent, étudient et peignent. Le dirai-je ? Pourquoi non ? La sensibilité n’est guère la qualité d’un grand génie. Il aimera la justice ; mais il exercera cette vertu sans en recueillir la douceur. Ce n’est pas son coeur, c’est sa tête qui fait tout. AÀ la moindre circonstance inopinée, l’homme sensible la perd ; il ne sera ni un grand roi, ni un grand ministre. ni un grand capitaine, ni un grand avocat, ni un grand médecin. Remplissez la salle du spectacle de ces pleureurs-là, mais ne m’en placez aucun sur la scène. Voyez les femmes ; elles nous surpassent certainement, et de fort loin, en sensibilité : quelle comparaison d’elles à nous dans les instants de la passion ! Mais autant nous le leur cédons quand elles agissent, autant elles restent au-dessous de nous quand elles imitent. La sensibilité n’est jamais sans faiblesse d’organisation. La larme qui s’échappe de l’homme vraiment homme nous touche plus que tous les pleurs d’une femme. Dans la grande comédie, la comédie du monde, celle à laquelle j’en reviens toujours, toutes les âmes chaudes occupent le théâtre ; tous les hommes de génie sont au parterre. Les premiers s’appellent des fous ; les seconds, qui s’occupent à copier leurs folies, s’appellent des sages. C’est l’oeil du sage qui saisit le ridicule de tant de personnages divers, qui le peint, et qui vous fait rire et de ces fâcheux originaux dont vous avez été la victime, et de vous-même. C’est lui qui vous observait, et qui traçait la copie comique et du fâcheux et de votre supplice. Ces vérités seraient démontrées que les grands comédiens n’en conviendraient pas ; c’est leur secret. Les acteurs médiocres ou novices sont faits pour les rejeter, et l’on pourrait dire de quelques autres qu’ils croient sentir, comme on a dit du superstitieux, qu’il croit croire ; et que sans la foi pour celui-ci, et sans la sensibilité pour celui-là, il n’y a point de salut. Mais quoi ? dira-t-on, ces accents si plaintifs, si douloureux, que cette mère arrache du fond de ses entrailles, et dont les miennes sont si violemment secouées, ce n’est pas le sentiment actuel qui les produit, ce n’est pas le désespoir qui les inspire ? Nullement ; et la preuve, c’est qu’ils sont mesurés ; qu’ils font partie d’un système de déclamation ; que plus bas ou plus aigus de la vingtième partie d’un quart de ton, ils sont faux ; qu’ils sont soumis à une loi d’unité ; qu’ils sont, comme dans l’harmonie, préparés et sauvés ; qu’ils ne satisfont à toutes les conditions requises que par une longue étude ; qu’ils concourent à la solution d’un problème proposé, que pour être poussés juste, ils ont été répétés cent fois, et que malgré ces fréquentes répétitions, on les manque encore ; c’est qu’avant de dire : Zaïre, vous pleurez ! ou, Vous y serez, ma fille, l’acteur s’est longtemps écouté lui-même ; c’est qu’il s’écoute au moment où il vous trouble, et que tout son talent consiste non pas à sentir, comme vous le supposez, mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment, que vous vous y trompiez. Les cris de sa douleur sont notés dans son oreille. Les gestes de son désespoir sont de mémoire, et ont été préparés devant une glace. Il sait le moment précis où il tirera son mouchoir et où les larmes couleront ; attendez-les à ce mot, à cette syllabe, ni plus tôt ni plus tard. Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, ces sons étouffés ou traînés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces évanouissements, ces fureurs, pure imitation, leçon recordée d’avance, grimace pathétique, singerie sublime dont l’acteur garde le souvenir longtemps après l’avoir étudiée, dont il avait la conscience présente au moment où il l’exécutait, qui lui laisse, heureusement pour le poète, pour le spectateur et pour lui, toute la liberté de son esprit, et qui ne lui ôte, ainsi que les autres exercices que la force du corps. Le socque ou le cothurne déposé, sa voix est éteinte, il éprouve une extrême fatigue, il va changer de linge ou se coucher ; mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni affaissement d’âme. C’est vous qui remportez toutes ces impressions. L’acteur est las, et vous triste, c’est qu’il s’est démené sans rien sentir, et que vous avez senti sans vous démener. S’il en était autrement, la condition du comédien serait la plus malheureuse des conditions ; mais il n’est pas le personnage, il le joue et le joue si bien que vous le prenez pour tel : l’illusion n’est que pour vous ; il sait bien, lui, qu’il ne l’est pas. Des sensibilités diverses, qui se concertent entre elles pour obtenir le plus grand effet possible, qui se diapasonnent, qui s’affaiblissent, qui se fortifient, qui se nuancent pour former un tout qui soit un, cela me fait rire. J’insiste donc, et je dis : « C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres ; c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes. » Les larmes du comédien descendent de son cerveau ; celles de l’homme sensible montent de son coeur : ce sont les entrailles qui troublent sans mesure la tête de l’homme sensible ; c’est la tête du comédien qui porte quelquefois un trouble passager dans ses entrailles ; il pleure comme un prêtre incrédule qui prêche la Passion ; comme un séducteur aux genoux d’une femme qu’il n’aime pas, mais qu’il veut tromper ; comme un gueux dans la rue ou à la porte d’une église, qui vous injurie lorsqu’il désespère de vous toucher ; ou comme une courtisane qui ne sent rien, mais qui se pâme entre vos bras. Avez-vous jamais réfléchi à la différence des larmes excitées par un événement tragique et des larmes exitées par un récit pathétique ? On entend rencontre une belle chose : peu à peu la tête s’embarrasse, les entrailles s’émeuvent, et les larmes coulent. Au contraire, à l’aspect d’un accident tragique, l’objet, la sensation et l’effet se touchent ; en un instant, les entrailles s’émeuvent, on pousse un cri, la tête se perd, et les larmes coulent ; celles-ci viennent subitement ; les autres sont amenées. Voilà l’avantage d’un coup de théâtre naturel et vrai sur une scène éloquente, il opère brusquement ce que la scène fait attendre ; mais l’illusion en est beaucoup plus difficile à produire, un incident faux, mal rendu, la détruit. Les accents s’imitent mieux que les mouvements, mais les mouvements frappent plus violemment. Voilà le fondement d’une loi à laquelle je ne crois pas qu’il y ait d’exception, c’est de dénouer par une action et non par un récit, sous peine d’être froid. Eh bien, n’avez-vous rien à m’objecter ? Je vous entends ; vous faites un récit en société ; vos entrailles s’émeuvent, votre voix s’entrecoupe, vous pleurez. Vous avez, dites-vous, senti et très vivement senti. J’en conviens ; mais vous y êtes-vous préparé ? Non. Parliez-vous en vers ? Non. Cependant vous entraîniez, vous étonniez, vous touchiez, vous produisiez un grand effet. Il est vrai. Mais portez au théâtre votre ton familier, votre expression simple, votre maintien domestique, votre geste naturel, et vous verrez combien vous serez pauvre et faible. Vous aurez beau verser des pleurs, vous serez ridicule, on rira. Ce ne sera pas une tragédie, ce sera une parade tragique que vous jouerez. Croyez-vous que les scènes de Corneille, de Racine, de Voltaire, même de Shakespeare, puissent se débiter avec votre voix de conversation et le ton du coin de votre âtre ? Pas plus que l’histoire du coin de votre âtre avec l’emphase et l’ouverture de bouche du théâtre.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’on s’en écarte à mesure qu’on s’approche de son siècle et de son pays. Connaissez-vous une situation plus semblable à celle d’Agamemnon dans la première scène d’Iphigénie, que la situation de Henri IV, lorsque, obsédé de terreurs qui n’étaient que trop fondées, il disait à ses familiers : « Ils me tueront, rien n’est plus certain ; ils me tueront... » Supposez que cet excellent homme, ce grand et malheureux monarque, tourmenté la nuit de ce pressentiment funeste, se lève et s’en aille frapper à la porte de Sully, son ministre et son ami ; croyez-vous qu’il y eût un poète assez absurde pour faire dire à Henri : Oui, c’est Henri, c’est ton roi qui t’éveille, Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille... et faire répondre à Sully : C’est vous-même, seigneur ! Quel important besoin Vous a fait devancer l’aurore de si loin ? AÀ peine un faible jour vous éclaire et me guide. Vos yeux seuls et les miens sont ouverts !...
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Il est vrai. Mais ce spectacle serait-il à comparer avec celui qui résulterait d’un accord bien entendu, de cette harmonie que l’artiste y introduira lorsqu’il le transportera du carrefour sur la scène ou sur la toile ? Si vous le prétendez, quelle est donc, vous répliquerai-je, cette magie de l’art si vantée, puisqu’elle se réduit à gâter ce que la brute nature et un arrangement fortuit avaient mieux fait qu’elle ? Niez-vous qu’on n’embellisse la nature ? N’avez-vous jamais loué une femme en disant qu’elle était belle comme une Vierge de Raphaël ? AÀ la vue d’un beau paysage, ne vous êtes-vous pas écrié qu’il était romanesque ? D’ailleurs vous me parlez d’une chose réelle, et moi je vous parle d’une imitation ; vous me parlez d’un instant fugitif de la nature, et moi je vous parle d’un ouvrage de l’art, projeté, suivi, qui a ses progrès et sa durée. Prenez chacun de ses acteurs, faites varier la scène dans la rue comme au théâtre, et montrez-moi vos personnages successivement, isolés, deux à deux, trois à trois, abandonnez-les à leurs propres mouvements ; qu’ils soient maîtres absolus de leurs actions, et vous verrez l’étrange cacophonie qui en résultera. Pour obvier à ce défaut, les faites-vous répéter ensemble ? Adieu leur sensibilité naturelle, et tant mieux. Il en est du spectacle comme d’une société bien ordonnée, où chacun sacrifie de ses droits primitifs pour le bien de l’ensemble et du tout. Qui est-ce qui appréciera le mieux la mesure de ce sacrifice ? Sera-ce l’enthousiaste ? Le fanatique ? Non, certes. Dans la société, ce sera l’homme juste ; au théâtre, le comédien qui aura la tête froide. Votre scène des rues est à la scène dramatique comme une horde de sauvages à une assemblée d’hommes civilisés. C’est ici le lieu de vous parler de l’influence perfide d’un médiocre partenaire sur un excellent comédien. Celui-ci a conçu grandement, mais il sera forcé de renoncer à son modèle idéal pour se mettre au niveau du pauvre diable avec qui il est en scène. Il se passe alors d’étude et de bon jugement : ce qui se fait d’instinct à la promenade ou au coin du feu, celui qui parle bas abaisse le ton de son interlocuteur. Ou si vous aimez mieux une autre comparaison, c’est comme au whist, où vous perdez une portion de votre habileté, si vous ne pouvez pas compter sur votre joueur. Il y a plus : la Clairon vous dira, quand vous voudrez, que Le Kain, par méchanceté, la rendait mauvaise ou médiocre, à discrétion ; et que, de représailles, elle l’exposait quelquefois aux sifflets. Qu’est-ce donc que deux comédiens qui se soutiennent mutuellement ? Deux personnages dont les modèles ont, proportion gardée, ou l’égalité, ou la subordination qui convient aux circonstances où le poète les a placés, sans quoi l’un sera trop fort ou trop faible ; et pour sauver cette dissonance, le fort élèvera rarement le faible à sa hauteur, mais, de réflexion, il descendra à sa petitesse. Et savez-vous l’objet de ces répétitions si multipliées ? C’est d’établir une balance entre les talents divers des acteurs, de manière qu’il en résulte une action générale qui soit une ; et lorsque l’orgueil de l’un d’entre eux se refuse à cette balance, c’est toujours aux dépens de la perfection du tout, au détriment de votre plaisir ; car il est rare que l’excellence d’un seul vous dédommage de la médiocrité des autres qu’elle fait ressortir. J’ai vu quelquefois la personnalité d’un grand acteur punie ; c’est lorsque le public prononçait sottement qu’il était outré, au lieu de sentir que son partenaire était faible. AÀ présent vous êtes poète : vous avez une pièce à faire jouer, et je vous laisse le choix ou d’acteurs à profond jugement et à tête froide, ou d’acteurs sensibles. Mais avant de vous décider, permettez que je vous fasse une question. AÀ quel âge est-on grand comédien ? Est-ce à l’âge où l’on est plein de feu, où le sang bouillonne dans les veines, où le choc le plus léger porte le trouble au fond des entrailles, où l’esprit s’enflamme à la moindre étincelle ? Il me semble que non. Celui que la nature a signé comédien, n’excelle dans son art que quand la longue expérience est acquise, lorsque la fougue des passions est tombée, lorsque la tête est calme, et que l’âme se possède. Le vin de la meilleure qualité est âpre et bourru lorsqu’il fermente ; c’est par un long séjour dans la tonne qu’il devient généreux. Cicéron, Sénèque et Plutarque me représentent les trois âges de l’homme qui compose : Cicéron n’est souvent qu’un feu de paille qui réjouit mes yeux ; Sénèque un feu de sarment qui les blesse ; au lieu que si je remue les cendres du vieux Plutarque, j’y découvre les gros charbons d’un brasier qui m’échauffent doucement. Baron jouait, à soixante ans passés, le comte d’Essex, Xipharés, Britannicus, et les jouait bien. La Gaussin enchantait, dans l’Oracle et la Pupille, à cinquante ans.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Si vous prétendez que cet auteur et cette actrice ont senti, je vous demanderai si c’est dans la scène des amants, ou dans la scène des époux, ou dans l’une et l’autre ? Mais écoutez la scène suivante entre la même comédienne et un autre acteur, son amant. Tandis que l’amant parle, la comédienne dit de son mari : « C’est un indigne, il m’a appelée..., je n’oserais vous le répéter. » Tandis qu’elle répond, son amant lui répond « Est-ce que vous n’y êtes pas faite ?... » Et ainsi de couplet en couplet. « Ne soupons-nous pas ce soir ? — Je le voudrais bien, mais comment s’échapper ? — C’est votre affaire. — S’il vient à le savoir ? — Il n’en sera ni plus ni moins, et nous aurons par-devers nous une soirée douce. Qui aurons-nous ? — Qui vous voudrez. — Mais d’abord le chevalier, qui est de fondation. — AÀ propos du chevalier, savez-vous qu’il ne tiendrait qu’à moi d’en être jaloux ? — Et qu’à moi que vous eussiez raison ? » C’est ainsi que ces êtres si sensibles vous paraissaient tout entiers à la scène haute que vous entendiez, tandis qu’ils n’étaient vraiment qu’à la scène basse que vous n’entendiez pas ; et vous vous écriiez : « Il faut avouer que cette femme est une actrice charmante, que personne ne sait écouter comme elle, et qu’elle joue avec une intelligence, une grâce, un intérêt, une finesse, une sensibilité peu commune... » Et moi, je riais de vos exclamations. Cependant cette actrice trompe son mari avec un autre acteur, cet acteur avec le chevalier, et le chevalier avec un troisième, que le chevalier surprend entre ses bras. Celui-ci a médité une grande vengeance. Il se placera aux balcons, sur les gradins les plus bas. (Alors le comte de Lauraguais n’en avait pas encore débarrassé notre scène.) Là, il s’est promis de déconcerter l’infidèle par sa présence et par ses regards méprisants, de la troubler et de l’exposer aux huées du parterre. La pièce commence, sa traîtresse paraît ; elle aperçoit le chevalier, et, sans s’ébranler dans son jeu, elle lui dit en souriant : « Fi ! le vilain boudeur qui se fâche pour rien. » Le chevalier sourit à son tour. Elle continue : « Vous venez ce soir ? » Il se tait. Elle ajoute : « Finissons cette plate querelle, et faites avancer votre carrosse... » Et savez-vous dans quelle scène on intercalait celle-ci ? Dans une des plus touchantes de La Chaussée, où cette comédienne sanglotait et nous faisait pleurer à chaudes larmes. Cela vous confond ; et c’est pourtant l’exacte vérité.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Et pourquoi ? Si ces gens-là n’étaient pas capables de ces tours de force, c’est alors qu’il n’y faudrait pas aller. Ce que je vais vous raconter, je l’ai vu. Garrick passe sa tête entre les deux battants d’une porte, et, dans l’intervalle de quatre à cinq secondes, son visage passe successivement de la joie folle à la joie modérée, de cette joie à la tranquillité, de la tranquillité à la surprise, de la surprise à l’étonnement, de l’étonnement à la tristesse, de la tristesse à l’abattement, de l’abattement à l’effroi, de l’effroi à l’horreur, de l’horreur au désespoir, et remonte de ce dernier degré à celui d’où il était descendu. Est-ce que son âme a pu éprouver toutes ces sensations et exécuter, de concert avec son visage, cette espèce de gamme ? Je n’en crois rien, ni vous non plus. si vous demandiez à cet homme célèbre, qui lui seul méritait autant qu’on fît le voyage d’Angleterre que tous les restes de Rome méritent qu’on fasse le voyage d’Italie ; si vous lui demandiez, dis-je, la scène du petit Garçon pâtissier, il vous la jouait, si vous lui demandiez tout de suite la scène d’Hamlet, il vous la jouait, également prêt à pleurer la chute de ses petits pâtés et à suivre dans l’air le chemin d’un poignard. Est-ce qu’on rit, est-ce qu’on pleure à discrétion ? On en fait la grimace plus ou moins fidèle, plus ou moins trompeuse, selon qu’on est ou qu’on n’est pas Garrick. Je persifle quelquefois, et même avec assez de vérité, pour en imposer aux hommes du monde les plus déliés. Lorsque je me désole de la mort simulée de ma soeur dans la scène avec l’avocat bas-normand ; lorsque, dans la scène avec le premier commis de la marine, je m’accuse d’avoir fait un enfant à la femme d’un capitaine de vaisseau, j’ai tout à fait l’air d’éprouver de la douleur et de la honte ; mais suis-je affligé ? suis-je honteux ? Pas plus dans ma petite comédie que dans la société, où j’avais fait ces deux rôles avant de les introduire dans un ouvrage de théâtre. Qu’est-ce donc qu’un grand comédien ? Un grand persifleur tragique ou comique, à qui le poète a dicté son discours. Sedaine donne le Philosophe sans le savoir. Je m’intéressais plus vivement que lui au succès de la pièce ; la jalousie de talents est un vice qui m’est étranger, j’en ai assez d’autres sans celui-là : j’atteste tous mes confrères en littérature, lorsqu’ils ont daigné quelquefois me consulter sur leurs ouvrages, si je n’ai pas fait tout ce qui dépendait de moi pour répondre dignement à cette marque distinguée de leur estime ? Le Philosophe sans le savoir chancelle à la première, à la seconde représentation, et j’en suis affligé ; à la troisième il va aux nues, et j’en suis transporté de joie. Le lendemain matin je me jette dans un fiacre, je cours après Sedaine, c’était en hiver, il faisait le froid le plus rigoureux ; je vais partout où j’espère le trouver. J’apprends qu’il est au fond du faubourg Saint-Antoine, je m’y fais conduire. Je l’aborde ; je jette mes bras autour de son cou ; la voix me manque, et les larmes me coulent le long des joues. Voilà l’homme sensible et médiocre. Sedaine, immobile et froid, me regarde et me dit : « Ah ! Monsieur Diderot, que vous êtes beau ! » Voilà l’observateur et l’homme de génie. Ce fait, je le racontais un jour à table, chez un homme que ses talents supérieurs destinaient à occuper la place la plus importante de l’Etat, chez M. Necker ; il y avait un assez grand nombre de gens de lettres, entre lesquels Marmontel, que j’aime et à qui je suis cher. Celui-ci me dit ironiquement : « Vous verrez que lorsque Voltaire se désole au simple récit d’un trait pathétique et que Sedaine garde son sang-froid à la vue d’un ami qui fond en larmes, c’est Voltaire qui est l’homme ordinaire et Sedaine l’homme de génie ! » Cette apostrophe me déconcerte et me réduit au silence, parce que l’homme sensible, comme moi, tout entier à ce qu’on lui objecte, perd la tête et ne se retrouve qu’au bas de l’escalier. Un autre, froid et maître de lui-même, aurait répondu à Marmontel : « Votre réflexion serait mieux dans une autre bouche que la vôtre, parce que vous ne sentez pas plus que Sedaine et que vous faites aussi de fort belles choses, et que, courant la même carrière que lui, vous pouviez laisser à votre voisin le soin d’apprécier impartialement son mérite. Mais sans vouloir préférer Sedaine à Voltaire, ni Voltaire à Sedaine, pourriez-vous me dire ce qui serait sorti de la tête de l’auteur du Philosophe sans le savoir, du Déserteur et de Paris sauvé, si, au lieu de passer trente-cinq ans de sa vie à gâcher le plâtre et à couper la pierre, il eût employé tout ce temps, comme Voltaire, vous et moi, à lire et à méditer Homère, Virgile, le Tasse, Cicéron, Démosthène et Tacite ? Nous ne saurons jamais voir comme lui, et il aurait appris à dire comme nous. Je le regarde comme un des arrière-neveux de Shakespeare ; ce Shakespeare, que je ne comparerai ni à l’Apollon du Belvédère, ni au Gladiateur, ni à l’Antinoüs, ni à l’Hercule de Glycon, mais bien au saint Christophe de Notre-Dame, colosse informe, grossièrement sculpté, mais entre les jambes duquel nous passerions tous sans que notre front touchât à ses parties honteuses. » Mais un autre trait où je vous montrerai un personnage dans un moment rendu plat et sot par sa sensibilité, et dans le moment suivant sublime par le sang-froid qui succéda à la sensibilité étouffée, le voici : Un littérateur, dont je tairai le nom, était tombé dans l’extrême indigence. Il avait un frère, théologal et riche. Je demandai à l’indigent pourquoi son frère ne le secourait pas. C’est, me répondit-il, que j’ai de grands torts avec lui. J’obtins de celui-ci la permission d’aller voir M. le théologal. J’y vais. On m’annonce ; j’entre. Je dis au théologal que je vais lui parler de son frère. Il me prend brusquement par la main, me fait asseoir et m’observe qu’il est d’un homme sensé de connaître celui dont il se charge de plaider la cause ; puis, m’apostrophant avec force : « Connaissez-vous mon frère ? — Je le crois. — Etes-vous instruit de ses procédés à mon égard ? — Je le crois. — Vous le croyez ? Vous savez donc ?... » Et voilà mon théologal qui me débite, avec une rapidité et une véhémence sur prenante, une suite d’actions plus atroces, plus révoltantes les unes que les autres. Ma tête s’embarrasse, je me sens accablé ; je perds le courage de défendre un aussi abominable monstre que celui qu’on me dépeignait. Heureusement mon théologal, un peu prolixe dans sa philippique, me laissa le temps de me remettre ; peu à peu l’homme sensible se retira et fit place à l’homme éloquent, car j’oserai dire que je le fus dans cette occasion. « Monsieur, dis-je froidement au théologal, votre frère a fait pis, et je vous loue de me celer le plus criant de ses forfaits. — Je ne cèle rien. — Vous auriez pu ajouter à tout ce que vous m’avez dit, qu’une nuit, comme vous sortiez de chez vous pour aller à matines, il vous avait saisi à la gorge, et que tirant un couteau qu’il tenait caché sous son habit, il avait été sur le point de vous l’enfoncer dans le sein. — Il en est bien capable ; mais si je ne l’en ai pas accusé, c’est que cela n’est pas vrai... » Et moi, me levant subitement, et attachant sur mon théologal un regard ferme et sévère. je m’écriai d’une voix tonnante, avec toute la véhémence et l’emphase de l’indignation : « Et quand cela serait vrai, est-ce qu’il ne faudrait pas encore donner du pain à votre frère ? » Le théologal, écrasé, terrassé, confondu, reste muet, se promène, revient à moi et m’accorde une pension annuelle pour son frère. Est-ce au moment où vous venez de perdre votre ami ou votre maîtresse que vous composerez un poème sur sa mort ? Non. Malheur à celui qui jouit alors de son talent ! C’est lorsque la grande douleur est passée, quand l’extrême sensibilité est amortie, lorsqu’on est loin de la catastrophe, que l’âme est calme, qu’on se rappelle son bonheur éclipsé, qu’on est capable d’apprécier la perte qu’on a faite, que la mémoire se réunit à l’imagination, l’une pour retracer, l’autre pour exagérer la douceur d’un temps passé, qu’on se possède et qu’on parle bien. On dit qu’on pleure, mais on ne pleure pas lorsqu’on poursuit une épithète énergique qui se refuse ; on dit qu’on pleure, mais on ne pleure pas lorsqu’on s’occupe à rendre son vers harmonieux : ou si les larmes coulent, la plume tombe des mains, on se livre à son sentiment et l’on cesse de composer. Mais il en est des plaisirs violents ainsi que des peines profondes ; ils sont muets. Un ami tendre et sensible revoit un ami qu’il avait perdu par une longue absence ; celui-ci reparaît dans un moment inattendu, et aussitôt le coeur du premier se trouble : il court, il embrasse, il veut parler ; il ne saurait : il bégaye des mots entrecoupés, il ne sait ce qu’il dit, il n’entend rien de ce qu’on lui répond ; s’il pouvait s’apercevoir que son délire n’est pas partagé, combien il souffrirait ! Jugez par la vérité de cette peinture, de la fausseté de ces entrevues théâtrales où deux amis ont tant d’esprit et se possèdent si bien. Que ne vous dirais-je pas de ces insipides et éloquentes disputes à qui mourra ou plutôt à qui ne mourra pas, si ce texte, sur lequel je ne finirais point, ne nous éloignait de notre sujet ? C’en est assez pour les gens d’un goût grand et vrai ; ce que j’ajouterais n’apprendrait rien aux autres. Mais qui est-ce qui sauvera ces absurdités si communes au théâtre ? Le comédien, et quel comédien ? Il est mille circonstances pour une où la sensibilité est aussi nuisible dans la société que sur la scène. Voilà deux amants, ils ont l’un et l’autre une déclaration à faire. Quel est celui qui s’en tirera le mieux ? Ce n’est pas moi. Je m’en souviens, je n’approchais de l’objet aimé qu’en tremblant ; le coeur me battait, mes idées se brouillaient ; ma voix s’embarrassait, j’estropiais tout ce que je disais, je répondais non quand il fallait répondre oui ; je commettais mille gaucheries, des maladresses sans fin ; j’étais ridicule de la tête aux pieds, je m’en apercevais, je n’en devenais que plus ridicule. Tandis que, sous mes yeux, un rival gai, plaisant et léger, se possédant, jouissant de lui-même, n’échappant aucune occasion de louer, et de louer finement, amusait, plaisait, était heureux ; il sollicitait une main qu’on lui abandonnait, il s’en saisissait quelquefois sans l’avoir sollicitée, il la baisait, il la baisait encore, et moi, retiré dans un coin, détournant mes regards d’un spectacle qui m’irritait, étouffant mes soupirs, faisant craquer mes doigts à force de serrer les poings, accablé de mélancolie, couvert d’une sueur froide, je ne pouvais ni montrer ni celer mon chagrin. On a dit que l’amour, qui ôtait l’esprit à ceux qui en avaient, en donnait à ceux qui n’en avaient pas ; c’est-à-dire, en autre français, qu’il rendait les uns sensibles et sots, et les autres froids et entreprenants. L’homme sensible obéit aux impulsions de la nature et ne rend précisément que le cri de son coeur ; au moment où il tempère ou force ce cri, ce n’est plus lui, c’est un comédien qui joue. Le grand comédien observe les phénomènes ; l’homme sensible lui sert de modèle, il le médite, et trouve, de réflexion, ce qu’il faut ajouter ou retrancher pour le mieux. Et puis, des faits encore après des raisons. AÀ la première représentation d’Inès de Castro, à l’endroit où les enfants paraissent, le parterre se mit à rire, la Duclos, qui faisait Inès, indignée, dit au parterre : « Ris donc, sot parterre, au plus bel endroit de la pièce. » Le parterre l’entendit, se contint ; l’actrice reprit son rôle, et ses larmes et celles du spectateur coulèrent. Quoi donc ! est-ce qu’on passe et repasse ainsi d’un sentiment profond à un sentiment profond, de la douleur à l’indignation, de l’indignation à la douleur ? Je ne le conçois pas ; mais ce que je conçois très bien, c’est que l’indignation de la Duclos était réelle et sa douleur simulée. Quinault-Dufresne joue le rôle de Sévère dans Polyeucte. Il était envoyé par l’empereur Décius pour persécuter les chrétiens. Il confie ses sentiments secrets à son ami sur cette secte calomniée. Le sens commun exigeait que cette confidence, qui pouvait lui coûter la faveur du prince, sa dignité, sa fortune, la liberté et peut-être la vie, se fît à voix basse. Le parterre lui crie : « Plus haut. » Il réplique au parterre : « Et vous, messieurs, plus bas. » Est-ce que s’il eût été vraiment Sévère, il fût redevenu si prestement Quinault ? Non. vous dis-je, non. Il n’y a que l’homme qui se possède comme sans doute il se possédait, l’acteur rare, le comédien par excellence, qui puisse ainsi déposer et reprendre son masque. Le Kain-Ninias descend dans le tombeau de son père, il y égorge sa mère ; il en sort les mains sanglantes. Il est rempli d’horreur, ses membres tressaillent, ses yeux sont égarés, ses cheveux semblent se hérisser sur sa tête. Vous sentez frissonner les vôtres, la terreur vous saisit, vous êtes aussi éperdu que lui. Cependant Le Kain-Ninias pousse du pied vers la coulisse une pendeloque de diamants qui s’était détachée de l’oreille d’une actrice. Et cet acteur-là sent ? Cela ne se peut. Direz-vous qu’il est mauvais acteur ? Je n’en crois rien. Qu’est-ce donc que Le Kain-Ninias ? C’est un homme froid qui ne sent rien, mais qui figure supérieurement la sensibilité. Il a beau s’écrier : « Où suis-je ? » Je lui réponds : « Où tu es ? Tu le sais bien : tu es sur les planches, et tu pousses du pied une pendeloque vers la coulisse. » Un acteur est pris de passion pour une actrice ; une pièce les met par hasard en scène dans un moment de jalousie. La scène y gagnera, si l’acteur est médiocre ; elle y perdra, s’il est comédien, alors le grand comédien devient lui et n’est plus le modèle idéal et sublime qu’il s’est fait d’un jaloux. Une preuve qu’alors l’acteur et l’actrice se rabaissent l’un et l’autre à la vie commune, c’est que s’ils gardaient leurs échasses ils se riraient au nez ; la jalousie ampoulée et tragique ne leur semblerait souvent qu’une parade de la leur.
 
LE SECOND
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LE SECOND
 
Si le spectacle naissait aujourd’hui qu’on a des idées plus justes des choses, peut-être que... Mais vous ne m’écoutez pas. AÀ quoi rêvez-vous ?
 
LE PREMIER
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LE PREMIER
 
Fort bien. AÀ présent mettez la main sur la conscience, et dites-moi s’il y a dans nos poètes beaucoup d’endroits du ton propre à une vertu aussi haute, aussi familière, et ce que vous paraîtraient dans cette bouche, ou nos tendres jérémiades, ou la plupart de nos fanfaronnades à la Corneille. Combien de choses que je n’ose confier qu’à vous ! Je serais lapidé dans les rues si l’on me savait coupable de ce blasphème, et il n’y a aucune sorte de martyre dont j’ambitionne le laurier. S’il arrive un jour qu’un homme de génie ose donner à ses personnages le ton simple de l’héroïsme antique, l’art du comédien sera autrement difficile, car la déclamation cessera d’être une espèce de chant. Au reste, lorsque j’ai prononcé que la sensibilité était la caractéristique de la bonté de l’âme et de la médiocrité du génie, j’ai fait un aveu qui n’est pas trop ordinaire, car si Nature a pétri une âme sensible, c’est la mienne. L’homme sensible est trop abandonné à la merci de son diaphragme pour être un grand roi, un grand politique, un grand magistrat, un homme juste, un profond observateur, et conséquemment un sublime imitateur de la nature, à moins qu’il ne puisse s’oublier et se distraire de lui-même, et qu’à l’aide d’une imagination forte il ne sache se créer, et d’une mémoire tenace tenir son attention fixée sur des fantômes qui lui servent de modèles ; mais alors ce n’est plus lui qui agit, c’est l’esprit d’un autre qui le domine. Je devrais m’arrêter ici ; mais vous me pardonnerez plus aisément une réflexion déplacée qu’omise. C’est une expérience qu’apparemment vous aurez faite quelquefois, lorsque appelé par un débutant ou par une débutante, chez elle, en petit comité, pour prononcer sur son talent, vous lui aurez accordé de l’âme, de la sensibilité, des entrailles, vous l’aurez accablée d’éloges et l’aurez laissée, en vous séparant d’elle, avec l’espoir du plus grand succès. Cependant qu’arrive-t-il ? Elle paraît, elle est sifflée, et vous vous avouez à vous-même que les sifflets ont raison. D’où cela vient-il ? Est-ce qu’elle a perdu son âme, sa sensibilité, ses entrailles, du matin au soir ? Non ; mais à son rez-de-chaussée vous étiez terre à terre avec elle ; vous l’écoutiez sans égard aux conventions, elle était vis-à-vis de vous, il n’y avait entre l’un et l’autre aucun modèle de comparaison ; vous étiez satisfait de sa voix, de son geste, de son expression, de son maintien ; tout était en proportion avec l’auditoire et l’espace ; rien ne demandait de l’exagération. Sur les planches tout a changé : ici il fallait un autre personnage, puisque tout s’était agrandi. Sur un théâtre particulier, dans un salon où le spectateur est presque de niveau avec l’acteur, le vrai personnage dramatique vous aurait paru énorme, gigantesque, et au sortir de la représentation vous auriez dit à votre ami confidemment : « Elle ne réussira pas, elle est outrée ; » et son succès au théâtre vous aurait étonné. Encore une fois, que ce soit un bien ou un mal, le comédien ne dit rien, ne fait rien dans la société précisément comme sur la scène ; c’est un autre monde. Mais un fait décisif qui m’a été raconté par un homme vrai, d’un tour d’esprit original et piquant, l’abbé Galiani, et qui m’a été ensuite confirmé par un autre homme vrai, d’un tour d’esprit aussi original et piquant, M. le marquis de Caraccioli, ambassadeur de Naples à Paris, c’est qu’à Naples, la patrie de l’un et de l’autre, il y a un poète dramatique dont le soin principal n’est pas de composer sa pièce.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Ma foi, je ne m’en souviens pas... Mais attendez... Oui, quelquefois une pièce médiocre, par des acteurs médiocres... Nos deux interlocuteurs allèrent au spectacle, mais n’y trouvant plus de place ils se rabattirent aux Tuileries. Ils se promenèrent quelque temps en silence. Ils semblaient avoir oublié qu’ils étaient ensemble, et chacun s’entretenait avec lui-même comme s’il eût été seul, l’un à haute voix, l’autre à voix si basse qu’on ne l’entendait pas, laissant seulement échapper par intervalles des mots isolés, mais distincts, desquels il était facile de conjecturer qu’il ne se tenait pas pour battu. Les idées de l’homme au paradoxe sont les seules dont je puisse rendre compte, et les voici aussi décousues qu’elles doivent le paraître lorsqu’on supprime d’un soliloque les intermédiaires qui servent de liaison. Il disait : Qu’on mette à sa place un acteur sensible, et nous verrons comment il s’en tirera. Lui, que fait-il ? Il pose son pied sur la balustrade, rattache sa jarretière, et répond au courtisan qu’il méprise, la tête tournée sur une de ses épaules ; et c’est ainsi qu’un incident qui aurait déconcerté tout autre que ce froid et sublime comédien, subitement adapté à la circonstance, devient un trait de génie. (Il parlait, je crois, de Baron dans la tragédie du Comte d’Essex. Il ajoutait en souriant :) Eh oui, il croira que celle-là sent, lorsque renversée sur le sein de sa confidente et presque moribonde, les yeux tournés vers les troisièmes loges, elle y aperçoit un vieux procureur qui fondait en larmes et dont la douleur grimaçait d’une manière tout à fait burlesque, et dit : « Regarde donc un peu là-haut la bonne figure que voilà... » murmurant dans sa gorge ces paroles comme si elles eussent été la suite d’une plainte inarticulée... AÀ d’autres ! à d’autres ! Si je me rappelle bien ce fait, il est de la Gaussin, dans Zaïre. Et ce troisième dont la fin a été si tragique, je l’ai connu, j’ai connu son père, qui m’invitait aussi quelquefois à dire mon mot dans son cornet. (Il n’y a pas de doute qu’il ne soit ici question du sage Montménil.) C’était la candeur et l’honnêteté même. Qu’y avait-il de commun entre son caractère naturel et celui de Tartuffe qu’il jouait supérieurement ? Rien. Où avait-il pris ce torticolis, ce roulement d’yeux si singulier, ce ton radouci et toutes les autres finesses du rôle de l’hypocrite ? Prenez garde à ce que vous allez répondre. Je vous tiens. — Dans une imitation profonde de la nature. — Dans une imitation profonde de la nature ? Et vous verrez que les symptômes extérieurs qui désignent le plus fortement la sensibilité de l’âme ne sont pas autant dans la nature que les symptômes extérieurs de l’hypocrisie ; qu’on ne saurait les y étudier, et qu’un acteur à grand talent trouvera plus de difficultés à saisir et à imiter les uns que les autres ! Et si je soutenais que de toutes les qualités de l’âme la sensibilité est la plus facile à contrefaire, n’y ayant peut-être pas un seul homme assez cruel, assez inhumain pour que le germe n’en existât pas dans son coeur, pour ne l’avoir jamais éprouvée ; ce qu’on ne saurait assurer de toutes les autres passions, telle que l’avarice, la méfiance ? Est-ce qu’un excellent instrument ?... — Je vous entends ; il y aura toujours, entre celui qui contrefait la sensibilité et celui qui sent, la différence de l’imitation à la chose. — Et tant mieux, tant mieux, vous dis-je. Dans le premier cas, le comédien n’aura pas à se séparer de lui-même, il se portera tout à coup et de plein saut à la hauteur du modèle idéal. — Tout à coup et de plein saut ! — Vous me chicanez sur une expression. Je veux dire que, n’étant jamais ramené au petit modèle qui est en lui, il sera aussi grand, aussi étonnant, aussi parfait imitateur de la sensibilité que de l’avarice, de l’hypocrisie, de la duplicité et de tout autre caractère qui ne sera pas le sien, de toute autre passion qu’il n’aura pas. La chose que le personnage naturellement sensible me montrera sera petite ; l’imitation de l’autre sera forte ; ou s’il arrivait que leurs copies fussent également fortes, ce que je ne vous accorde pas, mais pas du tout, l’un, parfaitement maître de lui-même et jouant tout à fait d’étude et de jugement, serait tel que l’expérience journalière le montre, plus un que celui qui jouera moitié de nature, moitié d’étude, moitié d’après un modèle, moitié d’après lui-même. Avec quelque habileté que ces deux imitations soient fondues ensemble, un spectateur délicat les discernera plus facilement encore qu’un profond artiste ne démêlera dans une statue la ligne qui séparerait ou deux styles différents, ou le devant exécuté d’après un modèle, et le dos d’après un autre. — Qu’un acteur consommé cesse de jouer de tête, qu’il s’oublie ; que son coeur s’embarrasse ; que la sensibilité le gagne, qu’il s’y livre. Il nous enivrera. — Peut-être. — Il nous transportera d’admiration. — Cela n’est pas impossible ; mais c’est à condition qu’il ne sortira pas de son système de déclamation et que l’unité ne disparaîtra point, sans quoi vous prononcerez qu’il est devenu fou... Oui, dans cette supposition vous aurez un bon moment, j’en conviens ; mais préférez-vous un beau moment à un beau rôle ? Si c’est votre choix, ce n’est pas le mien. Ici l’homme au paradoxe se tut. Il se promenait à grands pas sans regarder où il allait ; il eût heurté de droite et de gauche ceux qui venaient à sa rencontre s’ils n’eussent évité le choc. Puis, s’arrêtant tout à coup, et saisissant son antagoniste fortement par le bras, il lui dit d’un ton dogmatique et tranquille : Mon ami, il y a trois modèles, l’homme de la nature, l’homme du poète, l’homme de l’acteur. Celui de la nature est moins grand que celui du poète, et celui-ci moins grand encore que celui du grand comédien, le plus exagéré de tous. Ce dernier monte sur les épaules du précédent, et se renferme dans un grand mannequin d’osier dont il est l’âme ; il meut ce mannequin d’une manière effrayante, même pour le poète qui ne se reconnaît plus, et il nous épouvante, comme vous l’avez fort bien dit, ainsi que les enfants s’épouvantent les uns les autres en tenant leurs petits pourpoints courts élevés au-dessus de leur tête, en s’agitant, et en imitant de leur mieux la voix rauque et lugubre d’un fantôme qu’ils contrefont. Mais, par hasard, n’auriez-vous pas vu des jeux d’enfants qu’on a gravés ? N’y auriez-vous pas vu un marmot qui s’avance sous un masque hideux de vieillard qui le cache de la tête aux pieds ? Sous ce masque, il rit de ses petits camarades que la terreur met en fuite. Ce marmot est le vrai symbole de l’acteur ; ses camarades sont les symboles du spectateur. Si le comédien n’est doué que d’une sensibilité médiocre, et que ce soit là tout son mérite, ne le tiendrez-vous pas pour un homme médiocre ? Prenez-y garde, c’est encore un piège que je vous tends. — Et s’il est doué d’une extrême sensibilité, qu’en arrivera-t-il ? — Ce qu’il en arrivera ? C’est qu’il ne jouera pas du tout, ou qu’il jouera ridiculement. Oui, ridiculement, et la preuve, vous la verrez en moi quand il vous plaira. Que j’aie un récit un peu pathétique a faire, il s’élève je ne sais quel trouble dans mon coeur dans ma tête ; ma langue s’embarrasse ; ma voix s’altère : mes idées se décomposent, mon discours se suspend ; je balbutie, je m’en aperçois ; les larmes coulent de mes joues, et je me tais. — Mais cela vous réussit. — En société ; au théâtre, je serais hué. — Pourquoi ? — Parce qu’on ne vient pas pour voir des pleurs, mais pour entendre des discours qui en arrachent, parce que cette vérité de nature dissone avec la vérité de convention. Je m’explique : je veux dire que, ni le système dramatique, ni l’action, ni les discours du poète, ne s’arrangeraient point de ma déclamation étouffée, interrompue, sanglotée. Vous voyez qu’il n’est pas même permis d’imiter la nature, même la belle nature, la vérité de trop près, et qu’il est des limites dans lesquelles il faut se renfermer. — Et ces limites, qui les a posées ? — Le bon sens, qui ne veut pas qu’un talent nuise à un autre talent. Il faut quelquefois que l’acteur se sacrifie au poète. — Mais si la composition du poète s’y prêtait ? — Eh bien ! vous auriez une autre sorte de tragédie tout à fait différente de la vôtre. — Et quel inconvénient à cela ? — Je ne sais pas trop ce que vous y gagneriez ; mais je sais très bien ce que vous y perdriez. Ici l’homme paradoxal s’approcha pour la seconde ou, la troisième fois de son antagoniste, et lui dit : Le mot est de mauvais goût, mais il est plaisant, mais il est d’une actrice sur le talent de laquelle il n’y a pas deux sentiments. C’est le pendant de la situation et du propos de la Gaussin ; elle est aussi renversée entre Pillot-Pollux ; elle se meurt, du moins je le crois, et elle lui bégaye tout bas : Ah ! Pillot, que tu pues ! Ce trait est d’Arnould faisant Télaïre. Et dans ce moment, Arnould est vraiment Télaïre ? Non, elle est Arnould, toujours Arnould. Vous ne m’amènerez jamais à louer les degrés intermédiaires d’une qualité qui gâterait tout, si, poussée à l’extrême, le comédien en était dominé. Mais je suppose que le poète eût écrit la scène pour être déclamée au théâtre comme je la réciterais en société ; qui est-ce qui jouerait cette scène ? Personne, non, personne, pas même l’acteur le plus maître de son action ; s’il s’en tirait bien une fois, il la manquerait mille. Le succès tient alors à si peu de chose !... Ce dernier raisonnement vous paraît peu solide ? Eh bien, soit ; mais je n’en conclurai pas moins de piquer un peu nos ampoules, de rabaisser de quelques crans nos échasses, et de laisser les choses à peu près comme elles sont. Pour un poète de génie qui atteindrait à cette prodigieuse vérité de Nature, il s’élèverait une nuée d’insipides et plats imitateurs. Il n’est pas permis, sous peine d’être insipide, maussade, détestable, de descendre d’une ligne au-dessous de la simplicité de Nature. Ne le pensez-vous pas ?
 
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