« Le Horla (recueil, Ollendorff 1895)/Amour » : différence entre les versions

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<div style="text-align: center;">'''Trois pages du « Livre d’un chasseur »'''</div>
 
... Je viens de lire dans un fait divers de journal un drame de passion. Il l’a tuée, puis il s’est tué, donc il l’aimait. Qu’importent Il et Elle ? Leur amour seul importe ; et il ne m’intéresse point parce qu’il m’attendrit ou parce qu’il m’étonne, ou parce que il m’émeut ou parce que il me fait songer, mais parce que il me rappelle un souvenir de ma jeunesse, un étrange souvenir de chasse où m’est apparu l’Amour comme apparaissaient aux premiers chrétiens des croix au milieu du ciel.
 
Je suis né avec tous les instincts et le sens de l’homme primitif tempérés par des raisonnements et des émotions de civilisé. J’aime la chasse avec passion ; et la bête saignante, le sang sur les plumes, le sang sur mes mains, me crispent le cœur a en le faire défaillir.
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Mon cousin, gaillard de quarante ans, roux, très fort et très barbu, gentilhomme de campagne, demi-brute aimable, d’un caractère gai, doué de cet esprit gaulois qui rend agréable la médiocrité, habitait une sorte de ferme-château dans une large vallée où coulait une rivière. Des bois couvraient les collines de droite et de gauche, vieux bois seigneuriaux où restaient des arbres magnifiques et où l’on trouvait les plus rares gibiers à plume de toute cette partie de la France. On y tuait des aigles quelquefois ; et les oiseaux de passage, ceux qui presque jamais ne viennent en nos pays trop peuplés, s’arrêtaient presque infailliblement dans ces branchages séculaires comme s’ils eussent connu ou reconnu un petit coin de forêt des anciens temps demeuré là pour leur servir d’abri en leur courte étape nocturne.
 
Dans la vallée, c’étaient de grands herbages arrosés par des rigoles et séparés par des haies ; puis, plus loin, la rivière, canalisée jusque là, s’épandait en un vaste marais. Ce marais, la plus admirable région de chasse que j’aie jamais vue, était tout le soucis de mon cousin qui l’entretenait comme un parc. AÀ travers l’immense peuple de roseaux qui le couvrait, le faisait vivant, bruissant, houleux, on avait tracé d’étroites avenues où les barques plates conduites et dirigées avec des perches, passaient, muettes, sur l’eau morte, frôlaient les joncs, faisaient fuir les poissons rapides à travers les herbes et plonger les poules sauvages dont la tête noire et pointue disparaissait brusquement.
 
J’aime l’eau d’une passion désordonnée : la mer, bien que trop grande, trop remuante, impossible à posséder, les rivières si jolies mais qui passent, qui fuient, qui s’en vont, et les marais surtout où palpite toute l’existence inconnue des bêtes aquatiques. Le marais, c’est un monde entier sur la terre, monde différent, qui a sa vie propre, ses habitants sédentaires, et ses voyageurs de passage, ses voix, ses bruits et son mystère surtout. Rien n’est plus troublant, plus inquiétant, plus effrayant, parfois, qu’un marécage. Pourquoi cette peur qui plane sur ces plaines basses couvertes d’eau ? Sont-ce les vagues rumeurs des roseaux, les étranges feux follets, le silence profond qui les enveloppe dans les nuits calmes, ou bien les brumes bizarres, qui traînent sur les joncs comme des robes de mortes, ou bien encore l’imperceptible clapotement, si léger, si doux, et plus terrifiant parfois que le canon des hommes ou que le tonnerre du ciel, qui fait ressembler les marais à des pays de redoutables, cachant un secret inconnaissable et dangereux.
 
Non. Autre chose s’en dégage un autre mystère, plus profond, plus grave, flotte dans les brouillards épais, le mystère même de la création peut être ! Car n’est ce pas dans l’eau stagnante et fangeuse, dans la lourde humidité des terres mouillées sous la chaleur du soleil, que remua, que vibra, que s’ouvrit, au jour le premier germe de vie ?
 
J’arrivai le soir chez mon cousin. Il gelait à fendre les pierres.