« Nietzsche contre Wagner (traduction H. Lasvignes) » : différence entre les versions

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Je me suis souvent demandé si je n'étais pas plus profondément redevable aux années les plus dures de ma vie qu'aux autres. Ce qu'il y a de plus intime en moi m'apprend que l'inévitable consi­déré de haut et du point de vue d'une Économie supérieure est aussi l'utile en soi — on ne doit pas seulement le supporter, on dois l'aimer... ''Amor fati'' : telle est la base profonde de ma nature. — Et ne dois-je pas à l'état maladif dans lequel je vis depuis longtemps infiniment plus qu'à ma santé ? Je lui dois une santé plus haute, qui est plus forte de tout ce qu'elle ne tue pas. Je lui dois aussi ma philosophie... La grande souffrance seule est l'ultime libératrice de l'esprit, elle enseigne le grand soupçon qui de tout U fait un X, un véritable X, c'est-à-dire que derrière l'avant-dernière lettre, elle montre cachée la dernière... Seule la grande souffrance, longue et lente, dans laquelle nous sommes comme brûlés par un feu de bois vert, qui prend son temps pour brûler, nous contraint, nous les philosophes, à monter dans nos dernières retraites et à nous débar­rasser de toute confiance, de tout ce bénin, ce voilé, ce doux, ce médiocre, en quoi auparavant peut-être nous faisions consister notre humanité. Je doute qu'une telle souffrance « rende meil­leur », mais je sais qu'elle nous rend plus profond... Soit que nous apprenions à lui opposer notre superbe, notre sarcasme, notre force de volonté, comme cet Indien qui, cruellement torturé, s'estime vengé s'il exerce contre son bourreau la méchanceté de sa langue ; soit que devant la souffrance nous nous retirions dans le néant, dans l'abandon, dans l'oubli, dans l'effacement muet, inflexible et sourd, du Moi : de ces longues et dangereuses pra­tiques de domination sur soi-même, on sort un autre homme avec quelques points d'interrogation de plus — et avant tout avec la volonté à l'avenir, de questionner plus, plus profondément, plus sévèrement, plus durement, plus méchamment, plus tranquille­ment, que jamais jusqu'ici sur terre il n'a été questionné... La confiance dans la vie a disparu ; la vie elle-même était un problème. Il ne faut pas croire que l'on soit nécessairement devenu pour cela un être ténébreux, un oiseau de nuit ! L'amour même de la vie est encore possible — seulement on aime autrement... c'est l'amour pour une femme qui nous inspire des doutes...
 
=== II ===
 
Une chose absolument étrange : derrière un premier goût, nous en avons un autre, — un second goût. De tels abîmes et de l'abîme du grand soupçon, on voit resurgir l'homme avec une vie nouvelle, dépouillé de sa vieille peau, plus chatouilleux, plus méchant, avec une perception plus fine de la joie, avec une langue plus délicate pour toutes les bonnes choses, avec des sens plus joyeux, avec une seconde et plus périlleuse innocence dans la joie ; il réapparaît à la fois plus enfant et cent fois plus raffiné qu'il le fut jamais.
 
Oh ! maintenant, combien vous répugne la jouissance, la gros­sière, sourde et obscure jouissance comme la comprennent les jouisseurs, nos « gens cultivés », nos riches et nos gouvernants ! Avec quelle malice prêtons-nous l'oreille à tout ce tam-tam forain au milieu duquel l'homme cultivé et les grandes villes se laissent aujourd'hui violenter par l'art, par le livre, par la musique, qui emploient des philtres spirituels pour les contraindre aux « jouis­sances spirituelles » ! Combien ces clameurs théâtrales de la passion nous font mal aux oreilles, comme tout le tumulte romantique, le désordre des sens, qui plaît à la populace cultivée, comme toutes ses aspirations vers l'élevé, le sublime, l'amphigourique, comme tout cela nous est devenu étranger ! Non, si nous, les guéris, avons encore besoin d'un art, c'est un art tout autre — enjoué, léger, fugitif, sans inquiétude divine, un art divinement artificiel qui, comme une pure flamme, brûle dans un ciel sans nuages ! Avant tout, un art pour artistes, uniquement pour artistes ! Ensuite nous nous compre­nons mieux sur ce qui en constitue la première nécessité : la séré­nité, toute sérénité, mes amis!... Il y a quelque chose que nous savons trop bien, nous les savants : oh ! comme nous apprenons désormais à bien oublier, à bien ignorer, comme artistes !... Et quel est notre avenir : on ne nous retrouvera guère, suivant le chemin de ces jeunes Egyptiens qui, la nuit, infestent les temples, embrassent les statues et veulent dévoiler, découvrir, mettre en pleine lumière, tout ce qui pour de bonnes raisons est tenu caché. Non, ce mauvais goût, cette volonté d'atteindre la vérité, « la vérité à tout prix », ces transports d'adolescents dans l'amour de la vérité, nous rebutent, en outre nous sommes trop éprouvés, trop sérieux, trop gais, trop endurcis, trop profonds... nous ne croyons plus que la vérité demeure la vérité, quand on lui arrache son voile, — nous avons assez vécu à croire cela... aujourd'hui c'est pour nous affaire de convenance qu'on ne veuille pas voir toute chose dans sa nudité, ne pas se trouver présent partout, ne pas tout comprendre ni tout savoir »<ref>En français dans le texte.</ref>. Tout comprendre c'est tout mépriser. « Est-il vrai que le bon Dieu soit présent partout ? » demandait une petite fille à sa mère ; « je trouve cela bien inconvenant. » — Avis aux philosophes !... on devrait avoir plus de respect pour la pudeur avec laquelle la nature, derrière des énigmes et des incertitudes confuses, s'est cachée. Peut-être la vérité est-elle une femme qui a des raisons de ne pas laisser voir ses raisons... Peut-être son nom, pour parler grec, est-il Baubo<ref>Dans l'hymne orphique à Hécate, la déesse est appelée « Baubo, crapaud femelle ». Les orphiques, à cause de l'analogie de son des noms, avaient assimilé à Hécate la déesse égyptienne Hehe-t dont l'animal sacré est la grenouille. Le crapaud ou la grenouille, ainsi attribué à Hécate, devint un symbole de lumière nocturne.</ref>... Oh ! ces Grecs, ils s'y entendaient à vivre ! Pour cela il est nécessaire de s'arrêter vaillamment à la surface, au pli, à la peau, d'adorer l'apparence, de croire aux formes, aux sons, aux paroles, à tout l'Olympe de l'apparence ! Ces Grecs étaient superficiels — par profondeur...
 
Et maintenant n'y revenons-nous pas, nous les casse-cous de l'esprit qui avons gravi les cimes les plus hautes et les plus dangereuses de la pensée présente, et avons regardé de là autour de nous et au-des­sous de nous ? Ne sommes-nous pas aussi grecs en cela ? adorateurs des formes, des sons, des mots ! Pour cela également ne sommes-nous pas artistes ?...
 
F<small>RIEDRICH</small> N<small>IETZSCHE</small>
 
== Notes ==