« Le Poète du Caucase » : différence entre les versions

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{{journal|Poètes et romanciers de la Russie<br>'''Le Poète du Caucase, Michel Lermontof'''|[[Auteur:Saint-René Taillandier|Saint-René Taillandier]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.9 1855}}
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/508]]==
 
 
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encore dans les traits de son visage et dans l’ardeur d’une nature de
feu, n’avait pas altéré chez lui la sincérité d’une inspiration toute
nationale. Il était Russe de cœur et d’âme ; il aimait avec passion les
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vieilles poésies du peuple, et c’était pour consacrer les légendes de
la patrie qu’il demandait conseil à l’Arioste ou à Byron. Comment se
représenter la stupeur et l’affliction publiques au moment où cette
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hollandais, M. d’Anthès a changé de nom ; l’ancien officier des gardes
du tsar Nicolas est redevenu Français, il a joué un rôle honorable,
après 1848, dans nos assemblées législatives, et il siège en ce moment
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/510]]==
sur les bancs du sénat : qu’importent ces transformations ? Le
sénateur de l’empire est toujours aux yeux du peuple russe l’homme
qui a eu le malheur de tuer le poète national, et il y a un an à peine,
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murmures de la rue. Écoutez : quels accens ! quelles clameurs ! Jamais la ''ballata'' corse sur le cercueil d’un ami n’a poussé de pareils
cris. C’est un poète de vingt-six ans qui remplit les fonctions de la
''voceratrice''. AÀ qui s’adresse-t-il ? Au tsar lui-même. Il se jette à ses
pieds, il invoque sa vengeance : « O tsar ! mon tsar ! ô père des
Russes ! ne le laisse pas impuni, l’aventurier qui vient d’enlever à
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pour tout ce qui frappe sa vue, il méprise notre langue et nos usages,
il méprise le peuple russe et n’ambitionne que les faveurs de la
cour...cour… O mon tsar ! je me jette encore à tes pieds. Vengeance ! vengeance, au nom du poète ! Que le meurtrier reçoive le châtiment de
son crime ! Prête l’oreille à nos supplications, sois un juge équitable,
rends un juste jugement, punis le crime !... Oui, écrase sous ton
pied fort cette race de serpens, afin que les générations à venir ne
poussent pas un jour des plaintes de douleur en pensant à la lâcheté
de leurs pères. Si nous ne tirons pas vengeance de ce crime, il y a un
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/511]]==
juge éternel, il y a un juste juge qui nous lancera dans sa colère
cette malédiction terrible : La source de vos chants est pour jamais
tarie ! Le peuple russe n’a pas su défendre son poète, je n’enverrai
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du Kasbek et de l’Elborus, les vallées du Térek, les steppes de la
Kabardah, c’était pour lui comme un correctif des misères de la société russe. Il s’en fallait bien cependant qu’il eût goûté tous les
fruits de la vie active. Quand il reparaissait dans le monde, il y rapportait
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/512]]==
une âme altière, dédaigneuse, pleine de mépris pour les
hommes, et l’ironie byronienne, si chère à la plupart des poètes
russes, prenait sur ses lèvres une amertume nouvelle. Ainsi ballotté
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loin sur tes cimes, tantôt c’est comme une vapeur bleue qui t’enveloppe, tantôt on dirait des ailes flexibles qui se balancent au-dessus
de ta tête, tantôt on croit voir passer des ombres ou se dresser des
fantômes, de ces fantômes qui apparaissent dans les songes....songes… cependant que la lune brille solitaire dans les bleus espaces du ciel.
Combien j’aimais, ô Caucase, et tes belles filles sauvages, et les
mœurs guerrières de tes fils, et au-dessus de tes sommets les profondeurs transparentes de l’azur, et la voix terrible, la voix toujours
nouvelle de la tempête, soit qu’elle mugisse sur tes hauteurs, soit
qu’elle gronde au fond de tes abîmes, — une clameur éveillant au loin
une clameur, comme le cri des sentinelles au sein de la nuit ! » C’est
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/513]]==
ainsi que le jeune officier saluait ces montagnes où on l’envoyait en
exil ; il avait immédiatement senti que ce serait là la patrie de son
imagination. Enrégimenté dans les bataillons du Caucase, il est libre
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aux choses littéraires et qui souhaitent à leur patrie une poésie originale. De toutes parts on exprimait le désir que les œuvres éparses
de Lermontof fussent rassemblées avec soin, et que la nation, en apprenant ce qu’elle avait perdu, pût goûter aussi ce qu’elle possédait.
Un éditeur de Saint-Pétersbourg, nommé Glasunof, s’empressa de répondre
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/514]]==
à ce vœu. Il forma en 1842 un recueil en trois volumes qui
comprenait, outre les chants de 1840, des poèmes insérés çà et là
dans des publications périodiques et maintes pièces manuscrites.
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L’inspiration qui apparaît d’abord chez le poète du Caucase, c’est
une sympathie ardente pour les ennemis des Russes, — non pas une
sympathie déclamatoire et niaise, — une sympathie virile qui ne dissimule aucun aspect sinistre du tableau. Les Tcherkesses de Lermontof
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/515]]==
ne sont pas des chevaliers, ce sont des héros sauvages ; mais
ce sont des sauvages qui défendent le droit et la patrie. « Sauvages
sont les races de ces sauvages abîmes. C’est dans la lutte qu’ils naissent et pour la lutte qu’ils grandissent. L’enfant entre dans la vie
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merci. Fidèle est l’amitié, plus fidèle encore est la vengeance. Là il
ne coule pas une goutte de sang qui ne soit vengée à l’heure dite.
Mais l’amour aussi, comme la haine, est un amour sans mesure...mesure… »
Dès le premier mot, vous le voyez, l’auteur a justifié les acteurs du
drame qu’il va retracer. Que viennent faire ici les conquérans ? Cette
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Son armure est d’un grand prix, et sur le bord de sa veste flottante
sont brodés les versets du Coran. Regarde ! le feu de la haine brille
encore dans ses yeux...yeux… » Cependant la mer immobile attend toujours
le présent qu’elle réclame. « Le voici, dit le Térek ; tu seras satisfaite cette fois. Ce cadavre que je roule dans mes eaux, c’est le corps
d’une jeune femme cosaque. Comme elle est belle ! comme sa longue
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coule encore, et parmi les Cosaques de Greben <ref> Les Cosaques les plus redoutés, les plus hardis cavaliers de l’année russe et ceux
qui ont le plus de ressemblance avec les Tcherkesses. Leur principale station, appelée
Tscherwlonnaja, est située au pied du Caucase, sur la rive gauche du Térek.</ref>, celui qui l’aimait,
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celui-là même ne pleure plus. Il est monté à cheval, il est
parti au galop à travers la nuit et la tempête, il s’est précipité au
milieu des Tcherkesses, et il est tombé un poignard dans le cœur. »
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entr’ouvre son vaste sein pour recevoir les ondes du Térek.
 
AÀ côté de ces tableaux effrayans, le poète nous montrera chez les
Cosaques la jeune femme berçant son nouveau-né. Pauvre mère !
elle est triste, mais elle est forte. Son imagination ne lui offre que
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« Dors, petit, repose en paix, dors, mon enfant, endors-toi ! du haut des
cieux, la lune regarde paisiblement dans ton berceau. Je te chanterai une
chanson, si tu fermes les yeux ; je te conterai une belle histoire...histoire… Allons,
endors-toi, mon enfant !
 
« Là où le Térek, à travers les rocs, roule en mugissant vers la vallée, le
Tchetchen est à l’affût, accroupi à terre, aiguisant son poignard. Ton père
cependant a vieilli dans cette vie de combats, et le ciel est avec lui...lui… Endors-toi, mon enfant !
 
« Toi aussi, — ce jour-là viendra, — toi aussi tu partiras pour la guerre.
Un fusil à la main, tu monteras à cheval, tu t’en iras loin de la hutte de ta
mère. Je te broderai moi-même une belle housse avec de la soie bigarrée...bigarrée…
Endors-toi, trésor de mes yeux, endors-toi, mon cher enfant !
 
« Tu seras un hardi cavalier, un vrai Cosaque du fond du cœur...cœur… Ah !
quand je te verrai partir, quand tu me feras un dernier signe d’adieu, que de
larmes amères je verserai ! quelle tristesse m’accablera !... Allons, il faut fermer les yeux, endors-toi, cher enfant !
 
« Alors, dans le sommeil ou la veille, le matin ou le soir, sans cesse je penserai à toi...toi… je n’aurai d’autre consolation que de prier. Je dirai : Où est-il
maintenant ? que fait-il ?... Dors, tu es encore sans souci dans ton berceau ;... dors, ô mon enfant !
 
« Je te donnerai une sainte image pour t’accompagner sur ta route. Quand
tu prieras Dieu, tu la mettras devant toi. Dans les pays lointains, au milieu
de la bataille, tu penseras toujours à ta mère...mère… Dors, petit, repose en paix ;
endors-toi, endors-toi, mon enfant ! »
 
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figures. Quelle grandeur sans effort dans la reproduction de ces types
à demi barbares ! quel sentiment de la majesté primitive ! Le poème
intitulé ''le'' ''Novice'' (M. Bodenstedt traduit ce titre par ces mots : ''le''
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''Jeune'' ''Tcherkesse'', ''der'' ''Tcherkessenknabe'') peint admirablement cet
invincible amour qui enchaîne le Tcherkesse au sol de ces montagnes. L’enfant d’un Tcherkesse a été pris par les Russes et confié
aux moines d’un couvent. C’est en vain qu’on lui prodigue tous les
soins, en vain qu’un vieux moine se dévoue à son éducation avec la
sollicitude d’un père : l’enfant conserve l’ineffaçable souvenir des
premières images qui ont frappé ses yeux. AÀ mesure qu’il grandit,
ses souvenirs grandissent avec lui. Ce qui n’était qu’un instinct devient une idée précise ; on dirait qu’en interrogeant sa pensée, il y
retrouve des sentimens qu’il n’a pas éprouvés lui-même, mais qui
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de peuple à peuple. Indépendamment de la cause qui arme les combattans, il semble apprécier pour elle-même cette situation violente
où l’homme déploie toutes ses ressources et révèle tout ce qu’il vaut.
On dirait parfois que cette surexcitation des forces humaines a pour
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/518]]==
lui un attrait purement brutal, et qu’il fait une médiocre différence
entre les émotions de la bataille et la fièvre du lansquenet ; mais
non, il triomphe de ce mauvais instinct, il est frappé avant tout
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nuit tombe, et, réunis encore sur la place, tous les montagnards de
l’''aoul'' écoutent religieusement un des leurs. Est-ce un conseil de
guerre ? est-ce un plan d’attaque ? va-t-on surprendre les Cosaques à
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/519]]==
la faveur de la nuit ? Non, c’est un vieillard qui se lamente, un pauvre
vieillard à qui un chef tchetchen a enlevé sa fille Leïla. « Ayez pitié
de moi, cavaliers de Dschemmat ! Vous êtes les plus vaillans fils du
Caucase ; faites justice, faites-moi rendre ma fille. L’un de vous connaît-il Bulat-Bey ? C’est Bulat-Bey qui l’a enlevée de mes bras. » A
ce nom, un des jeunes cavaliers a tressailli. « Je le connais, s’écrie-t-il, compte sur moi. Jamais Hadschi-Abrek n’est monté en vain sur
son cheval. Attends-moi ici pendant deux jours et deux nuits ; si tu
ne me vois pas revenir à l’heure convenue, n’attends plus davantage
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noble étranger. Bientôt cependant les cris de guerre qui ont retenti
jusqu’à lui ramènent Ismaïl auprès de ses frères d’armes. « Ne pars
pas ! lui dit Sara, les mains jointes ; reste ici, reste auprès de mon
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père ! » Mais Ismaïl pense comme la chanson circassienne : « Si tu
songes aux fiançailles, que ta fiancée soit ton épée, et si tu as une
dot toute prête, achète un cheval avec ta dot ! » Le voilà de retour
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primitives. Il doit y avoir dans ce pays des légendes presque bibliques que l’esprit contemplatif de l’Orient aura marquées de son empreinte. Le poète ne s’en est pas tenu aux scènes de meurtre et aux
aventures de guerre ; il s’est enquis de ces légendes, et son imagination, qui se soucie assez peu des choses métaphysiques, y a trouvé
pourtant des beautés inattendues. La légende qui se retrouve à l’origine de toutes les religions, c’est la légende du bien et du mal, du
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/521]]==
bon et du mauvais principe, de Dieu et du diable. Le diable est-il
assez fort pour tenir la puissance de Dieu en échec ? Telle est la
question que se posent toutes les religions naissantes, et chacune
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passionnée, au milieu des ennuis de sa prison, résisterait-elle aux
maléfices de l’enfer ? Un soir, en faisant sa ronde, le gardien du couvent entendit dans une cellule des soupirs, des cris inarticulés, des
murmures voluptueux et plaintifs ; il s’éloigna avec épouvante, et le
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/522]]==
lendemain Tamara gisait morte sur le pavé de sa cellule. Tamara
est couchée dans le cercueil ; les parens viennent encore admirer
en pleurant ce visage que n’a pu flétrir la mort ; ils couvrent de baisers ses belles mains, puis le cercueil est porté sur la cime du mont,
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produisait sur sa pensée le tableau de la société européenne, quand
il la contemplait du fond de sa retraite sauvage ? Lermontof s’occupe
peu de l’Europe, où il n’aperçoit que des passions mesquines ; pareil
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en cela à ces peuples dont il est le peintre, la seule figure qui l’attire, c’est celle de Napoléon. Il y a des affinités secrètes entre ces
tribus du Caucase et le prisonnier de Sainte-Hélène. Ce n’est pas
en effet le Napoléon conquérant que chantera Lermontof, c’est plutôt le Napoléon vaincu ; il aimera à représenter en lui l’isolement de
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<poem>
Le firmament reluit de toutes ses étoiles. —
Quel est là-bas, là-bas, voguant à pleines voiles
Sur les flots bleus de l’Océan,
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On n’entend point le capitaine ;
Le vaisseau n’a souci, dans sa marche certaine,
Ni de la foudre au ciel ni des rocs sous les flots...flots…
Une île est sur la mer, rocher sombre, infertile,
Battu des vagues en fureur,
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C’est la tombe d’un empereur !
 
Ses ennemis enfin l’ont couché dans sa bière...bière…
Sans les honneurs guerriers, sans les pompes du deuil ;
Ils ont scellé son corps sous une lourde pierre,
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L’empereur apparaît ! — Sons la nocturne brise
Il s’assied près du gouvernail,
Le front penché, les bras croisés sur sa poitrine. —
Le vaisseau, comme un trait, fend la vague marine.
 
</poem>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/524]]==
<poem>
Où porte-t-il ainsi l’étonnant passager ?
Il le porte vers cette France
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Dorment aux bords de l’Èbre, ou du Nil, ou du Pô ;
Sous les sables ardens, sous les neiges sans tache,
Ils sont couchés, rêvant toujours à leur drapeau...drapeau…
Ou bien l’empereur mort a creusé leur tombeau !
 
Les maréchaux, du dieu déchu guerriers-apôtres,
Ils ne répondent pas non plus à son appel ;
Les uns ont disparu dans les combats ; les autres,...
Les autres ont changé d’autel.
 
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Sous l’abondance de ses fruits.
 
Il s’arrête, il écoute, il attend. — Rien ! — Personne ! —
Il attend ; la lune décroît...décroît…
Dans tous ses membres il frissonne,
Mais il attend toujours — L’heure du matin sonne...sonne…
Alors ses pleurs brûlans mouillent le sable froid.
 
Il est là, seul...seul… il cherche encor...encor… son front retombe.
Il pousse un soupir douloureux,
Et lentement remonte au vaisseau vaporeux,
Qui part et le ramène à son île, à sa tombe.
</poem>
 
 
 
La pensée de ce tableau, le sens de ce mystérieux ''Cinq'' ''Mai'', si
différent des odes de Manzoni, de Béranger et de Lamartine, c’est
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/525]]==
bien certainement la glorification du génie, mais c’est aussi un
regard de profond mépris sur les vulgaires humains. Si l’on avait
quelque doute à ce sujet, l’inspiration de l’auteur s’exprime plus
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fait après qu’il a été vaincu par les glaces de la Russie ? Tu l’as
abandonné, tu l’as trahi, tu l’as livré, tu as renversé toi-même la
puissance qu’il avait fondée pour toi...toi… » Étrange conflit de pensées
justes et d’accusations insensées ! et surtout préoccupations singulières de l’auteur ! Quand il méconnaît ainsi l’histoire, quand il
reproche à la France de n’avoir pas défendu l’empereur jusqu’au
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la gloire achetée par la violence, je n’aime pas l’arrogance appuyée
sur les baïonnettes ; mais j’aime, sans savoir pourquoi, le silence et
la solitude des steppes, j’aime le bruissement des forêts pendant la
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/526]]==
nuit et le murmure sans fin des torrens, quand un souffle printanier
fait fondre les glaces. J’aime à chasser dans les plaines désertes, à
pousser mon cheval au hasard et à chercher mon chemin dans la
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parlons. Le contenu du tableau a vraiment une signification historique, et le caractère du garde, comme celui du marchand, est d’une
vérité parfaite. » Il faut ajouter que ce poème n’a rien d’archaïque,
rien d’obscur, rien qui conserve la trace des recherches de l’érudit.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/527]]==
L’auteur n’a pas reculé devant les détails les plus expressifs du
temps et du peuple qu’il veut peindre, et jamais son récit n’a besoin
de commentaire. J’essaierai de le traduire ici tout entier :
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toi jusqu’à la terre humide.
 
« Ivan Vassiljevitch lui dit : — Qui te rend donc si triste, hardi compagnon ?
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/528]]==
Est-ce ton caftan de velours qui n’est pas assez fin ? est-ce ta casquette
de zibeline qui n’est pas assez belle ? Manques-tu d’argent ? Ta bourse est-elle
vide ? Ton épée d’acier est-elle ébréchée ? Est-il arrivé malheur à ton cheval,
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Dieu. Sa longue chevelure se déploie en tresses d’or gracieusement attachées
avec des rubans clairs, elle se déroule sur son cou, sur ses épaules, et caresse
sa blanche poitrine arrondie...arrondie… C’est la fille d’un marchand ; elle s’appelle
Alona Dimitrevna.
 
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la lance d’un musulman ; là, mon vaillant cheval, et mon épée tranchante,
et aussi ma selle circassienne, seront la proie du Tartare. Le vautour dévorera mes yeux, la pluie lavera mes os, et mon corps privé de sépulture
livrera sa poussière à tous les vents...vents…
 
« Ivan Vassiljevitch lui répond en souriant : — Ton mal, mon loyal serviteur, ton mal et ta tristesse peuvent aisément se guérir. Prends mon anneau où brille un rubis, prends aussi ce collier d’ambre ; cherche ensuite
une courtière de mariage qui soit fine et adroite, et envoie ce précieux cadeau de noces à ta chère Alona Dimitrevna. Si l’offre lui agrée, les noces
auront lieu bientôt ; si elle refuse, sache en prendre ton parti.
 
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/529]]==
 
« — O tsar orthodoxe, Ivan Vassiljevitch ! ton esclave a eu recours à la
ruse, il t’a fait un faux rapport, il ne t’a pas dit toute la vérité ! Il ne t’a pas
dit que cette femme si belle a été unie à un homme dans l’église de Dieu,
qu’elle a été unie à un jeune marchand selon notre loi chrétienne...chrétienne…
 
« Enfans, chantez avec nous ! La ''guzli'' fait retentir des sons purs ; accompagnez en chantant les cordes de la ''guzli'' ! Chantez pour le divertissement du bon boyard, chantez pour remercier la boyarine au blanc visage.
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« Écoutez ! Quel est ce bruit au seuil de la maison ? On dirait qu’on ouvre
une porte. Le jeune homme entend le frôlement d’un pas léger, d’un pas
qui semble fuir ; il prête l’oreille ; il guette dans l’ombre...l’ombre… Oh ! par le Dieu
saint ! voilà que sa jeune femme est devant lui toute tremblante, oui, toute
tremblante, toute pâle, la tête nue, les cheveux épars ; ses tresses d’or sont
dénouées ; au lieu des ornemens, des flocons de neige y pendent ; ses yeux
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/530]]==
hagards expriment la folie, des paroles inintelligibles tombent de ses lèvres.
 
« — Que faisais-tu si tard, femme ? De quel bazar, de quel marché viens-tu pour que ta chevelure soit ainsi défaite, et tes vêtemens froissés et déchirés ? Es-tu allée souper en ville ? es-tu allée chercher une intrigue avec quel"
Ligne 843 ⟶ 892 :
 
« Je revenais de la prière du soir par la rue tortueuse et solitaire ; tout à
coup j’entends un bruit de pas, je me retourne...retourne… Un homme s’élance sur
moi ! Paralysée par la terreur, je sens mes pieds fléchir et je ne puis que
m’envelopper dans mon voile de soie ; mais lui, saisissant avec force ma
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enfant, aime-moi, embrasse-moi, ne fût-ce qu’une fois seulement, la première fois et la dernière !
 
« Et il m’embrasse, et il me caresse de nouveau...nouveau… je sens encore mes joues
qui brûlent...brûlent… il m’étreint avec rage, il m’étreint toujours plus fort entre
ses bras et me couvre de ses baisers infâmes. Tout à l’entour, derrière leurs
fenêtres, les voisines commençaient leurs propos menteurs et nous montraient du doigt en ricanant.
Ligne 872 ⟶ 921 :
forces vers la maison, mais en m’échappant je laissai aux mains du voleur
le mouchoir de soie que tu m’as donné, ainsi que mon voile moscovite.
Voilà comme j’ai été outragée par l’insolent, moi, ta femme fidèle et dévouée.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/531]]==
Et les méchantes voisines qui m’ont vue ! ô Dieu ! je suis pour jamais déshonorée !... Oh ! ne m’abandonne pas, n’abandonne pas ta loyale épouse aux propos et aux mépris des médians ! qui donc, si ce n’est toi, qui donc me viendra en aide ? Orpheline, je suis seule dans le monde immense. Mon vieux père est couché depuis longtemps dans la tombe humide ; ma mère dort à ses côtés ; l’aîné de mes frères, tu le sais, a disparu dans les contrées lointaines, et le plus jeune est encore un enfant qui ne saurait se passer de mes soins.
 
« Ainsi se lamentait Alona Dimitrevna, et elle versait des larmes amères.
Ligne 882 ⟶ 933 :
 
« — Oui, frères, un ; malheur m’est arrivé, à moi et à toute ma famille.
L’honneur de notre maison a été souillé par un serviteur du tsar, par Kiribéjevitch...Kiribéjevitch… Oui, il m’est arrivé un malheur que ne peut supporter mon âme,
un malheur qui pèse trop lourdement sur mon cœur accablé. Demain, lorsque commenceront les luttes solennelles de la Mosqua en présence du tsar, je
lutterai avec le garde du corps Kiribéjevitch...Kiribéjevitch… Ce sera une lutte terrible,
une lutte à mort. S’il me tue, ne renoncez pas à la vengeance ; invoquez la
Vierge très sainte. Vous êtes plus jeunes, plus vigoureux que moi, et moins
Ligne 899 ⟶ 950 :
 
« Au-dessus de Moscou à la tête d’or, au-dessus des blanches pierres du
Kremlin, derrière les forêts lointaines et les cimes bleues des montagnes, —
dorant déjà les toits blancs des maisons et divisant les nuages humides et
sombres, — flamboie la lumière de l’Aurore. Elle peigne en souriant sa chevelure d’or, elle lave son visage dans la blanche neige, et pareille à une belle
Ligne 911 ⟶ 962 :
libre de vingt-cinq sashèn <ref> ''Sashèn'', l’aune de Russie.</ref> destiné aux lutteurs. Puis Ivan Vassiljevitch
ordonne de lire la proclamation à haute voix : « — Allons ! au combat, hardis
compagnons ! Pour divertir notre père, le tsar terrible, allons, entrez dans
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/532]]==
l’arène ! Celui de vous qui sera vainqueur recevra une récompense du tsar ;
celui qui sera vaincu, notre Seigneur Dieu lui pardonnera ! »
 
Ligne 919 ⟶ 972 :
 
« Le garde du corps va et vient dans l’arène et fait honte aux lutteurs
assemblés : — Eh bien ! que faites-vous là ? Avez-vous peur ? N’y a-t-il personne qui ose affronter mon poing pour le divertissement du tsar orthodoxe ?...
 
« Tout à coup la foule s’entr’ouvre, et Stephan Paramonovitch s’élance, Stephan, le jeune marchand, le hardi compagnon dont le nom de famille est
Ligne 937 ⟶ 990 :
selon la loi de Dieu. Je n’ai jamais outragé la femme de mon voisin, je ne
me suis jamais glissé comme un voleur dans l’ombre de la nuit, je n’ai
jamais eu peur de la lumière du jour...jour… Tu as dit vrai : pour l’un de nous
deux on célébrera le service des morts, et pas plus tard que demain, et l’un
de nous deux se félicitera de sa victoire avec ses hardis compagnons attablés
au festin joyeux...joyeux… Mais ce n’est pas le moment de railler, ce n’est pas l’heure
des sarcasmes et des injures ; je suis venu à toi, fils de païen, pour un combat à mort.
 
Ligne 955 ⟶ 1 008 :
dans la chair et le sang coula à flots épais. — Tant pis pour le vaincu ! se
disait à lui-même Stephan Paramonovitch, je combattrai aussi longtemps
que j’aurai quelque vigueur dans le bras. — Alors il se redresse, il se
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/533]]==
recueille, et, ramassant toute sa force, il fait tomber un coup, comme un
poids formidable, sur l’épaule gauche de son ennemi. Le jeune garde du
corps exhala un léger gémissement, puis il trébucha et tomba mort ; il tomba
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te le dirai pas : je ne puis le dire qu’à Dieu seul. Fais-moi mourir ; fais détacher
de mon corps ma tête innocente sur la place du supplice, seulement n’abandonne pas mes pauvres petits enfans, n’abandonne pas ma jeune femme,
qui n’a pas commis de faute, et ne retire pas ta grâce à mes frères...frères…
 
« — Tu as bien fait, hardi compagnon, lutteur de la Mosqua, jeune fils
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« La place est comme une mer où s’agitent les flots de la foule tumultueuse ; la grande cloche fait retentir des accens lugubres et annonce au loin
la tragique nouvelle. AÀ l’endroit du supplice, sur le haut échafaud, avec sa
chemise rouge et son tablier clair, armé de sa grande hache au tranchant
bien aiguisé, va et vient joyeusement le valet du bourreau ; il attend sa proie,
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« On l’ensevelit au-delà de la Mosqua, en plein champ, à l’endroit d’où
partent trois routes, l’une vers Tula, l’autre vers Rjasan, la troisième vers
Wladimir, et avec la terre humide ils lui élevèrent un tombeau où ils plantèrent une croix d’érable. Aujourd’hui les vents hurlent et gémissent sur la
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tombe que ne décore aucun nom. Beaucoup de braves gens passent auprès
du monument lugubre ; quand c’est un vieillard, il fait un signe de croix ;
quand c’est un jeune garçon, il y jette un regard de fierté ; quand c’est une
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et l’on aurait vu l’auteur d’''Hadschi''-''Abrek'' retrouver dans les annales
de son pays cette barbarie héroïque qu’il avait vue à l’œuvre et observée d’après nature chez les montagnards du Caucase.
 
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==III.==
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il nous l’a dit assez clairement lui-même, c’est là ce qu’il maudissait dans son pays, et c’était pour s’arracher à ce spectacle odieux
qu’il conduisait son imagination au milieu des peuples du Caucase
ou des Moscovites du XVIe siècle. AÀ la barbarie raffinée il opposait fièrement la barbarie héroïque. C’était pour lui le retour à la nature.
et il pensait sans doute qu’une fois ramenés à ce point de départ, les
esprits, en se développant, suivraient une route meilleure. Telle
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Lermontof, et qu’il a intitulé ''le'' ''Héros'' ''de'' ''notre'' ''Temps''. Au simple
point de vue littéraire, le livre contient de belles parties. L’histoire
de Bela, si habilement traduite il y a quelques années par M. Varnhagen
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d’Ense, est à coup sûr un tableau très dramatique du Caucase, un tableau qui complète les poétiques études de l’auteur, et
qu’il faut placer auprès d’''Hadschi''-''Abrek'' et d’''Ismaïl''-''Bey''. L’épisode
intitulé ''Taman'', esquisse rapide d’un petit port russe sur la Mer-Noire habité par une population de bandits, est tracé d’une main vigoureuse ; cependant, si l’on cherche la pensée morale du romancier,
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en faire ainsi verser des torrens ? »
 
<center><small>Dost thou drink tears, that thou provok’st such weeping ? </small></center>
 
Non, il ne se nourrit pas de larmes, il aime seulement à constater
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respect du pouvoir absolu. Mais figurez-vous ces ardeurs chez des
âmes d’élite capables d’agir par elles-mêmes ! Elles ont l’excitation
commune à tous ; elles n’ont pas la foi politique qui enseigne la patience ; elles veulent agir, elles veulent prendre part à l’œuvre de la
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civilisation européenne, et se heurtant à chaque pas contre les barrières du despotisme, elles finissent par tomber dans cette tristesse
hautaine qui est pour Lermontof le signalement des ''héros'' de son
siècle et de son pays. AÀ quoi bon les facultés brillantes ? Il n’y a pas
de champ fécond où elles puissent se produire. L’insouciance, la
paresse, le mépris des choses et des hommes sera le refuge de ces
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chargent si souvent le hasard de décider entre l’honnête homme et
le coquin ; il voyait ces provocations devenues, comme le pharaon et
le lansquenet, un des passe-temps de l’orgueil et de la frivolité aristocratiques
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dans son pays, et tout ce qu’il y a de mensonges dans ces prétendus jugemens de l’honneur révoltait son âme loyale. Or
un jour, dans une des villes du Caucase, il est provoqué en duel par
un officier de l’armée ; si fermes que soient ses convictions, il n’ose
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au Caucase dans sa première jeunesse, comme plus tard Lermontof,
Pouchkine s’était réconcilié sans trop de peine avec les choses et les
hommes que sa juvénile indignation avait flétris, et il était revenu
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prendre sa place dans la société de Saint-Pétersbourg. Fidèle à ses
sympathies comme à ses haines, Lermontof est resté au Caucase, et
il y est mort. Pouchkine avait un enthousiasme d’artiste pour la
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dans sa vie une dramatique image. Il obéit d’abord aux exemples de
Pouchkine, il imite l’Angleterre et l’Allemagne, l’ironie byronienne
semble obséder sa pensée ; mais chaque jour il se sent attiré davantage
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par le génie de sa race, et pourvu qu’il dépouille les traditions
russes de ce vernis de mensonge qui lui répugne, il soupçonnera, il
signalera dans le passé de son pays des trésors d’inspiration. Sa
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<small>SAINT-RENE TAILLANDIER.</small>
 
 
 
 
==Notes==
<references />