« Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1855 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Zoé (discussion | contributions)
m Nouvelle page : L'année qui commence va-t-elle, pour premier gage, sourire à la fortune de l’Europe en lui rendant la paix. - une paix digne de ses efforts et de ses sacrifices? l’acceptation ...
 
Phe-bot (discussion | contributions)
m match et typographie
Ligne 1 :
L'année qui commence va-t-elle, pour premier gage, sourire à la fortune de l’Europe en lui rendant la paix. - une paix digne de ses efforts et de ses sacrifices? l’acceptation par la Russie des dernières conditions délibérées à Vienne entre la France, l’Angleterre et l’Autriche sera-t-elle ce gage attendu du rétablissement prochain d'un ordre désormais plus fermement assis et plus durable? Telle est la puissance de ce mot simple et magique, la paix, qu'il ne peut être prononcé sans faire vibrer toutes les espérances, sans rouvrir des perspectives d'activité et de sécurité aux intérêts en suspens. Le premier mouvement est d'accepter les symptômes favorables presque comme une réalité, de croire à la paix justement parce que la paix est un des besoins de la civilisation. On se rattache aux moindres indices, à une tentative de rapprochement, à une négociation renouée, comme à un présage certain. Le second mouvement est de se demander sur quoi se fonde cette croyance, quelle est la valeur de ces présages et de ces indices, et alors renaît une sorte de défiance instinctive que justifient trop par malheur les tactiques et les faux-fuyans par lesquels la Russie a cherché jusqu'ici beaucoup moins à entrer dans une négociation sérieuse qu'à faire tourner à son avantage chaque phase nouvelle de ce long et laborieux conflit. Qui ne se souvient de la déception universelle causée par l’étrange acceptation de la première note de Vienne? On n'a point oublié aussi comment la Russie souscrivait, il y a plus de six mois, au protocole du 9 avril, et transformait en concession l’évacuation forcée des principautés. Plus récemment le cabinet de Petersbourg acceptait les garanties du 8 août en les annulant par ses interprétations. Au bout de chacune de ces démarches, qui s'expliquaient toutes par des motifs étrangers au désir sérieux de rétablir la paix, que trouvait-on en fin de compte? On trouvait la Russie toujours sur le même terrain où elle s'était placée à l’origine de la question, élevant des prétentions identiques, qui n'avaient d'autre mérite que de se mieux dissimuler, et maintenant inflexiblement la pensée agressive de cette politique d'où est née la guerre actuelle. Sans doute la précision même des dernières délibérations des puissances de l’Europe resserre singulièrement autour de la Russie le cercle des diversions et des atermoiemens possibles, et donne un sens plus déterminé, une valeur plus réelle à l’incident qui se produit aujourd'hui. L'adhésion de la Russie aux conditions premières de la paix reste cependant encore moins un fait irrévocable et complètement rassurant qu'un symptôme sujet à toutes les interprétations. Il en résulte que ces jours derniers se sont passés pour l’Europe à espérer un peu et à douter beaucoup, à croire à la paix et à n'y point croire, à scruter encore une fois la position et la politique de chaque puissance, à rechercher le mot de cette énigme nouvelle un peu partout, à Saint-Pétersbourg, à Paris ou à Londres, à Vienne et à Sébastopol, au siège des négociations et sur le théâtre de la guerre.
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/409]]==
Cette situation plus décisive, qui ne peut être suivie en effet que d'une paix prochaine ou d'une lutte agrandie et plus terrible, c'est le traité du 2 décembre qui l’a indubitablement créée, en montrant l’Autriche, l’Angleterre et la France prêtes à lier leurs forces, et en plaçant la Russie dans une alternative suprême. Il y a donc deux faits en présence : il y a l’entente explicite qui s'est établie entre les trois puissances alliées sur la portée réelle des garanties du 8 août, et il y a l’acceptation par la Russie de ces garanties, telles qu'elles ont été récemment interprétées et précisées à Vienne. A vrai dire, la signature même du traité du 2 décembre impliquait un accord essentiel sur la valeur des conditions qui faisaient l’objet de l’alliance. Il restait une formule à trouver : on n'a point tardé à l’adopter en commun, et, par une coïncidence singulière, c'est la Russie elle-même qui avait pris soin de déterminer avec une très grande netteté le sens pratique des garanties du 8 août; c'est le cabinet de Pétersbourg qui, dans une de ses dépêches, il y a quelques mois, disait fort justement que ces conditions ne signifiaient point autre chose que « l’anéantissement de tous les traités antérieurs, la destruction de ses établissemens maritimes, lesquels, par suite de l’absence de tout contrepoids, sont une menace perpétuelle contre l’empire ottoman, et la restriction de la puissance russe dans la Mer-Noire. » Les alliés du 2 décembre n'ont eu à modifier que très peu sans doute les termes dans lesquels le gouvernement du tsar posait la question. Ainsi, pour l’Autriche comme pour la France et l’Angleterre, les traités antérieurs de la Russie avec la Sublime-Porte n'existent plus, et cette abrogation met fin, en droit et en fait, à tout protectorat moscovite. Pour le cabinet de Vienne comme pour les cabinets de Londres et de Paris, la liberté des bouches du Danube doit être garantie par la création d'un syndicat européen, peut-être par la destruction de quelques forts élevés par la Russie. Pour les trois cours alliées, la prépotence russe dans la Mer-Noire doit cesser.
 
L'annéeL’année qui commence va-t-elle, pour premier gage, sourire à la fortune de l’Europe en lui rendant la paix. - une paix digne de ses efforts et de ses sacrifices ? l’acceptation par la Russie des dernières conditions délibérées à Vienne entre la France, l’Angleterre et l’Autriche sera-t-elle ce gage attendu du rétablissement prochain d'und’un ordre désormais plus fermement assis et plus durable ? Telle est la puissance de ce mot simple et magique, la paix, qu'ilqu’il ne peut être prononcé sans faire vibrer toutes les espérances, sans rouvrir des perspectives d'activitéd’activité et de sécurité aux intérêts en suspens. Le premier mouvement est d'accepterd’accepter les symptômes favorables presque comme une réalité, de croire à la paix justement parce que la paix est un des besoins de la civilisation. On se rattache aux moindres indices, à une tentative de rapprochement, à une négociation renouée, comme à un présage certain. Le second mouvement est de se demander sur quoi se fonde cette croyance, quelle est la valeur de ces présages et de ces indices, et alors renaît une sorte de défiance instinctive que justifient trop par malheur les tactiques et les faux-fuyans par lesquels la Russie a cherché jusqu'icijusqu’ici beaucoup moins à entrer dans une négociation sérieuse qu'àqu’à faire tourner à son avantage chaque phase nouvelle de ce long et laborieux conflit. Qui ne se souvient de la déception universelle causée par l’étrange acceptation de la première note de Vienne ? On n'an’a point oublié aussi comment la Russie souscrivait, il y a plus de six mois, au protocole du 9 avril, et transformait en concession l’évacuation forcée des principautés. Plus récemment le cabinet de Petersbourg acceptait les garanties du 8 août en les annulant par ses interprétations. Au bout de chacune de ces démarches, qui s'expliquaients’expliquaient toutes par des motifs étrangers au désir sérieux de rétablir la paix, que trouvait-on en fin de compte ? On trouvait la Russie toujours sur le même terrain où elle s'étaits’était placée à l’origine de la question, élevant des prétentions identiques, qui n'avaient d'autre mérite que de se mieux dissimuler, et maintenant inflexiblement la pensée agressive de cette politique d'où est née la guerre actuelle. Sans doute la précision même des dernières délibérations des puissances de l’Europe resserre singulièrement autour de la Russie le cercle des diversions et des atermoiemens possibles, et donne un sens plus déterminé, une valeur plus réelle à l’incident qui se produit aujourd'hui. L'adhésion de la Russie aux conditions premières de la paix reste cependant encore moins un fait irrévocable et complètement rassurant qu'un symptôme sujet à toutes les interprétations. Il en résulte que ces jours derniers se sont passés pour l’Europe à espérer un peu et à douter beaucoup, à croire à la paix et à n'y point croire, à scruter encore une fois la position et la politique de chaque puissance, à rechercher le mot de cette énigme nouvelle un peu partout, à Saint-Pétersbourg, à Paris ou à Londres, à Vienne et à Sébastopol, au siège des négociations et sur le théâtre de la guerre.
C'est dans ces termes que l’interprétation des garanties du 8 août adoptée par l’Autriche, l’Angleterre et la France était communiquée le 28 décembre au représentant du tsar à Vienne; il lui était laissé en même temps un délai de quinze jours pour se munir des pouvoirs qu'il n'avait pas, et pour répondre simplement d'une manière affirmative ou négative. La première impression de l’envoyé russe n'était point, à ce qu'il parait, très favorable à ces ouvertures. Huit jours s'écoulaient à peine cependant, qu'un ordre venu de Pétersbourg autorisait le prince Gortchakof à accepter les conditions des trois puissances. Une réunion nouvelle de la diplomatie avait lieu le 7 de ce mois à Vienne. Le représentant du tsar, après avoir annoncé l’acceptation des quatre garanties par son gouvernement, se disposait à donner lecture d'une pièce écrite; mais cet acte écrit pouvait entraîner une discussion où les membres de la conférence pouvaient ne point encore se croire officiellement autorisés à entrer, et alors l’un des membres se bornait à reprendre une seconde fois les conditions stipulées, en insistant sur l’interprétation des garanties. A toutes les questions qui lui étaient ainsi posées, le prince Gortchakof a répondu par une adhésion verbale sans réserve. C'est là le fait grave aujourd'hui. Quoi qu'il advienne, il restera comme un hommage volontaire ou involontaire rendu par la Russie à l’ascendant de l’Europe, qui est celui du droit et de la civilisation occidentale, comme un premier témoignage de l’efficacité du traité du 2 décembre. Faut-il néanmoins en conclure que tout est fini, que la paix est sur le point d'être signée? Ceci est peut-être une autre question : La paix est possible sans doute, elle peut sortir des négociations qui vont probablement être ouvertes, et il n'est personne en Europe qui ne l’appelle de ses voeux; mais elle n'est que possible. Entre l’acte récent de la politique du tsar et une pacification définitive, il reste, on ne saurait le méconnaître, bien des pas périlleux à franchir, bien des obscurités à éclaircir. Il y a l’intention réelle et secrète qui se cache sous cette acceptation de la Russie dans les circonstances actuelles; il y a l’appréciation de tous les élémens d'une telle question au point où elle est arrivée; il y a l’interprétation dernière et effective de ce simple et énigmatique article qui stipule la cessation de la prépondérance russe dans l’Euxin ; il y a bien plus encore, il y a la guerre, qui n'est nullement suspendue, qui se poursuit au contraire sur le sol de la Crimée, et qui peut incessamment déplacer les bases premières des négociations.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/410]]==
n’avaient d’autre mérite que de se mieux dissimuler, et maintenant inflexiblement la pensée agressive de cette politique d’où est née la guerre actuelle. Sans doute la précision même des dernières délibérations des puissances de l’Europe resserre singulièrement autour de la Russie le cercle des diversions et des atermoiemens possibles, et donne un sens plus déterminé, une valeur plus réelle à l’incident qui se produit aujourd’hui. L’adhésion de la Russie aux conditions premières de la paix reste cependant encore moins un fait irrévocable et complètement rassurant qu’un symptôme sujet à toutes les interprétations. Il en résulte que ces jours derniers se sont passés pour l’Europe à espérer un peu et à douter beaucoup, à croire à la paix et à n’y point croire, à scruter encore une fois la position et la politique de chaque puissance, à rechercher le mot de cette énigme nouvelle un peu partout, à Saint-Pétersbourg, à Paris ou à Londres, à Vienne et à Sébastopol, au siège des négociations et sur le théâtre de la guerre.
 
Cette situation plus décisive, qui ne peut être suivie en effet que d'uned’une paix prochaine ou d'uned’une lutte agrandie et plus terrible, c'estc’est le traité du 2 décembre qui l’a indubitablement créée, en montrant l’Autriche, l’Angleterre et la France prêtes à lier leurs forces, et en plaçant la Russie dans une alternative suprême. Il y a donc deux faits en présence : il y a l’entente explicite qui s'ests’est établie entre les trois puissances alliées sur la portée réelle des garanties du 8 août, et il y a l’acceptation par la Russie de ces garanties, telles qu'ellesqu’elles ont été récemment interprétées et précisées à Vienne. AÀ vrai dire, la signature même du traité du 2 décembre impliquait un accord essentiel sur la valeur des conditions qui faisaient l’objet de l’alliance. Il restait une formule à trouver : on n'an’a point tardé à l’adopter en commun, et, par une coïncidence singulière, c'estc’est la Russie elle-même qui avait pris soin de déterminer avec une très grande netteté le sens pratique des garanties du 8 août ; c'estc’est le cabinet de Pétersbourg qui, dans une de ses dépêches, il y a quelques mois, disait fort justement que ces conditions ne signifiaient point autre chose que « l’anéantissement de tous les traités antérieurs, la destruction de ses établissemens maritimes, lesquels, par suite de l’absence de tout contrepoids, sont une menace perpétuelle contre l’empire ottoman, et la restriction de la puissance russe dans la Mer-Noire. » Les alliés du 2 décembre n'ontn’ont eu à modifier que très peu sans doute les termes dans lesquels le gouvernement du tsar posait la question. Ainsi, pour l’Autriche comme pour la France et l’Angleterre, les traités antérieurs de la Russie avec la Sublime-Porte n'existentn’existent plus, et cette abrogation met fin, en droit et en fait, à tout protectorat moscovite. Pour le cabinet de Vienne comme pour les cabinets de Londres et de Paris, la liberté des bouches du Danube doit être garantie par la création d'und’un syndicat européen, peut-être par la destruction de quelques forts élevés par la Russie. Pour les trois cours alliées, la prépotence russe dans la Mer-Noire doit cesser.
Quant à la difficulté qui résulte de l’intention réelle qu'a eue la Russie en acceptant les garanties récemment formulées à Vienne, il n'y a qu'un homme au monde pour la résoudre aujourd'hui : c'est le tsar, c'est l’empereur Nicolas. Nous n'avons écries aucun goût à mettre en doute la sincérité de la politique d'un souverain éminent; pour tout dire même, l’empereur Nicolas n'est point absolument tenu à nous dire son secret. Ce n'est point de son bon vouloir et de sa sincérité que l’Europe attend la paix, c'est de la puissance de son droit et des forces dont elle dispose. L’empereur Nicolas adhérât-il à toutes les conditions qui lui seront faites, nous resterions convaincus que c'est parce qu'il n'a pas pu faire autrement, et en aucune façon pour complaire aux puissances qui sont en guerre avec lui; ce ne serait pas même par intérêt pour l’Allemagne et pour lui épargner le désagrément d'une scission intérieure, comme l’a dit assez singulièrement la diplomatie russe. Seulement l’Europe est bien fondée à chercher dans le passé, dans un passé récent, ce qui peut accréditer ou infirmer la valeur de cette tardive et extrême adhésion de la Russie aux conditions du 8 août, plus nettement précisées aujourd'hui. Or que disait M. de Nesselrode, dans sa dépêche du 14-26 août 1854, de ces conditions mêmes, au moment où elles se produisaient pour la première fois? Il les repoussait comme attentant à la dignité de l’empire russe; il refusait d'entrer en discussion à ce sujet. « Il devient inutile, ajoutait-il, d'examiner des conditions qui, si elles restaient telles qu’on nous les soumet actuellement, supposeraient déjà une Russie affaiblie par l’épuisement d'une longue guerre, et qui, si la puissance passagère des événemens nous forçait jamais à nous y soumettre, loin d'assurer à l’Europe une paix solide et surtout durable, ne feraient qu'exposer cette paix à des complications sans fin. » Que faisait tout récemment le chancelier de Russie dans une dépêche adressée au baron de Budberg à Berlin, et où il s'essayait à l’acceptation des mêmes conditions? Il les réduisait à de tels termes, qu'elles seraient venues plutôt, ainsi transformées, à l’appui de la politique du cabinet de Pétersbourg. Et enfin quelle était la première parole du prince Gorlchakof l’autre jour, après la communication du 28 décembre? C’est qu'on lui offrait la paix de la honte. Nous sommes persuadés qu'il n'en était rien, qu'il n'y a nulle honte à se rendre à la majesté du droit, quand on l’a méconnue; mais lorsque de telles impressions se manifestent avec cette persistance, lorsque, entre le moment où elles se produisent et celui où on revient si brusquement sur ses pas, il s'est écoulé à peine quelques jours, pendant lesquels un gouvernement n'a été frappé par aucun désastre militaire, n'est-il pas permis de se demander quelle est la signification véritable d'un semblable acquiescement? Si l’adhésion de la Russie est sincère, rien de mieux; c'est une grande garantie de paix, comme aussi il ne serait point certainement impossible que par une diversion hardie le cabinet de Saint-Pétersbourg n'eut voulu tenter d'annuler le traité du 2 décembre, et rejeter l’Allemagne dans le chaos de ses discussions intérieures et de ses tergiversations. La Russie a pu réaliser une fois sa tentative avec succès; elle l’a pu lorsque l’Autriche venait de s'engager à entrer dans les principautés, et qu'elle se retirait elle-même subitement derrière le Pruth. Elle réussissait ainsi à embarrasser l’Autriche, à fournir toute sorte de prétextes à la Prusse pour argumenter sur le sens de la convention du 20 avril, et elle gagnait tout le temps qui s'est écoulé depuis cette époque, en maintenant, pour le moment du moins et en apparence, ce faisceau des vieilles alliances du Nord. La même tactique n'aurait point le même succès aujourd'hui, et il y aurait une raison bien simple pour qu'il en fût ainsi : c'est qu'on s'est accoutumé à beaucoup moins compter sur la Prusse, parce qu'on n'est point forcé de savoir ce qu'elle ne sait pas bien elle-même, et que l’Autriche est entrée dans une voie où elle ne peut plus se laisser retenir longtemps dans les réseaux d'une diplomatie captieuse.
 
C’est dans ces termes que l’interprétation des garanties du 8 août adoptée par l’Autriche, l’Angleterre et la France était communiquée le 28 décembre au représentant du tsar à Vienne ; il lui était laissé en même temps un délai de quinze jours pour se munir des pouvoirs qu’il n’avait pas, et pour répondre simplement d’une manière affirmative ou négative. La première
Réduire l’Allemagne à une neutralité impuissante pour se faire un rempart de son inaction, tel a été jusqu'ici, dans la question actuelle, l’idéal de la politique russe. Cette politique est arrivée à son terme, en ce qui concerne l’Autriche du moins. Si la Russie a pu se faire, une dernière illusion, elle doit l’avoir perdue déjà. La preuve en est que, malgré la déclaration du cabinet de Saint-Pétersbourg, le gouvernement de l’empereur François-Joseph ne s'est pas moins montré disposé à accepter toutes les conséquences de sa situation nouvelle et à prendre les mesures militaires inhérentes à l’alliance du 2 décembre. L’Autriche s'est empressée de donner acte des dispositions plus conciliantes manifestées par le cabinet de Pétersbourg, mais sans trop s'abuser, nous le pensons, sur la valeur définitive de ces dispositions, et sans se croire moins obligée de se tenir prête à toutes les éventualités prévues par le traité quelle a signé. Si la Russie, éclairée par les evénemens, tend enfin à entrer dans une voie plus pacifique, comment expliquer qu'en ce moment nême ses soldats franchissent le Danube et envahissent de nouveau le territoire turc dans la Dobrutscha? Cela pourrait n'être point au surplus un jeu parfaitement sûr, car ce serait assurément une interprétation par trop judaïque de supposer que l’Autriche a pris l’engagement de défendre l’intégrité de l’empire ottoman en tenant les Russes derrière le Pruth, et que ceux-ci pourraient librement passer le Danube. Le cabinet de vienne a envisagé sa situation avec ses chances, ses périls et ses devoirs, et la Russie le trouvera sans nul doute aussi décidé dans l’action que dans les conseils, où il n'a point été le dernier à maintenir dans leur plus stricte intégrité les garanties réclamées par la sécurité de l’Europe. Du côté de l’Autriche, les calculs que le cabinet de Pétersbourg aurait pu faire se trouveraient donc peu justifiés.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/411]]==
C'est dans ces termes que l’interprétation des garanties du 8 août adoptée par l’Autriche, l’Angleterre et la France était communiquée le 28 décembre au représentant du tsar à Vienne; il lui était laissé en même temps un délai de quinze jours pour se munir des pouvoirs qu'il n'avait pas, et pour répondre simplement d'une manière affirmative ou négative. La première impression de l’envoyé russe n'étaitn’était point, à ce qu'ilqu’il parait, très favorable à ces ouvertures. Huit jours s'écoulaients’écoulaient à peine cependant, qu'unqu’un ordre venu de Pétersbourg autorisait le prince Gortchakof à accepter les conditions des trois puissances. Une réunion nouvelle de la diplomatie avait lieu le 7 de ce mois à Vienne. Le représentant du tsar, après avoir annoncé l’acceptation des quatre garanties par son gouvernement, se disposait à donner lecture d'uned’une pièce écrite ; mais cet acte écrit pouvait entraîner une discussion où les membres de la conférence pouvaient ne point encore se croire officiellement autorisés à entrer, et alors l’un des membres se bornait à reprendre une seconde fois les conditions stipulées, en insistant sur l’interprétation des garanties. AÀ toutes les questions qui lui étaient ainsi posées, le prince Gortchakof a répondu par une adhésion verbale sans réserve. C'estC’est là le fait grave aujourd'huiaujourd’hui. Quoi qu'ilqu’il advienne, il restera comme un hommage volontaire ou involontaire rendu par la Russie à l’ascendant de l’Europe, qui est celui du droit et de la civilisation occidentale, comme un premier témoignage de l’efficacité du traité du 2 décembre. Faut-il néanmoins en conclure que tout est fini, que la paix est sur le point d'êtred’être signée ? Ceci est peut-être une autre question : La paix est possible sans doute, elle peut sortir des négociations qui vont probablement être ouvertes, et il n'estn’est personne en Europe qui ne l’appelle de ses voeuxvœux ; mais elle n'estn’est que possible. Entre l’acte récent de la politique du tsar et une pacification définitive, il reste, on ne saurait le méconnaître, bien des pas périlleux à franchir, bien des obscurités à éclaircir. Il y a l’intention réelle et secrète qui se cache sous cette acceptation de la Russie dans les circonstances actuelles ; il y a l’appréciation de tous les élémens d'uned’une telle question au point où elle est arrivée ; il y a l’interprétation dernière et effective de ce simple et énigmatique article qui stipule la cessation de la prépondérance russe dans l’Euxin ; il y a bien plus encore, il y a la guerre, qui n'estn’est nullement suspendue, qui se poursuit au contraire sur le sol de la Crimée, et qui peut incessamment déplacer les bases premières des négociations.
 
Quant à la difficulté qui résulte de l’intention réelle qu’a eue la Russie en acceptant les garanties récemment formulées à Vienne, il n’y a qu’un homme au monde pour la résoudre aujourd’hui : c’est le tsar, c’est l’empereur Nicolas. Nous n’avons écries aucun goût à mettre en doute la sincérité de la politique d’un souverain éminent ; pour tout dire même, l’empereur Nicolas n’est point absolument tenu à nous dire son secret. Ce n’est point de son bon vouloir et de sa sincérité que l’Europe attend la paix, c’est de la puissance de son droit et des forces dont elle dispose. L’empereur Nicolas adhérât-il à toutes les conditions qui lui seront faites, nous resterions convaincus que c’est parce qu’il n’a pas pu faire autrement, et en aucune façon pour complaire aux puissances qui sont en guerre avec lui ; ce ne serait pas même par intérêt pour l’Allemagne et pour lui épargner le désagrément d’une scission intérieure, comme l’a dit assez singulièrement la diplomatie russe. Seulement l’Europe est bien fondée à chercher dans le passé, dans un passé récent, ce qui peut accréditer ou infirmer la valeur de cette tardive et extrême adhésion de la Russie aux conditions du 8 août, plus nettement précisées aujourd’hui. Or que disait M. de Nesselrode, dans sa dépêche du 14-26 août
La Russie sera-t-elle plus heureuse à Berlin? Par malheur, la Prusse s'est placée depuis quelque temps dans une position qui devient de jour en jour plus singulière, à mesure qu'elle se dessine davantage. La politique du roi Frédéric-Guillaume n'est point visiblement dans l’enthousiasme d'elle-même, quoi qu'elle en puisse dire, et elle s'en prend un peu à tout le monde de ses mécomptes. Elle s'irrite contre les Turcs, qui lui ont créé de tels embarras, et qu'elle voudrait, voir disparaître au moment où elle signe des protocoles en leur faveur; elle en veut à la Russie, qui n'adhère, pas à toutes les conditions de l’Europe, et à l’Europe, qui n'accepte pas toutes les interprétations du tsar ; elle voit avec une jalousie et un mauvais vouloir mal dissimulés l’Autriche plus décidée et prête à entraîner l’Allemagne. Elle dépense autant d'activité et de temps à ne rien faire qu'un autre en mettrait à prendre une résolution bien simple et bien nette. Et au bout de tout cela, à quoi arrive le cabinet de Berlin? Sa parole n'a plus de poids, il n'a aucune place dans les négociations, où la Turquie elle-même a son rang; il frappe inutilement à la porte des conférences, où il aurait pu entrer avec l’autorité d'une grande puissance. A quel titre la Prusse aurait-elle aujourd'hui son rôle dans les négociations? Elle ne reconnaît point elle-même ses engagemens. Ne vient-elle pas en ce moment de refuser à l’Autriche la portion de son armée qu'elle lui avait promise? Elle contrarie le cabinet de Vienne en tout ce qui touche la mobilisation des contingens fédéraux; elle n'a adhéré à aucun acte diplomatique récent. La Prusse souscrira au traité du 2 décembre quand la paix sera signée, si elle doit l’être. Ce n'est point là évidemment un rôle grandiose; mais de qui la Prusse pourrait-elle se plaindre ? Elle a élevé l’inaction à l’état de système politique, on la laisse au culte de son inaction. A Berlin surtout, l’acceptation récente de l’empereur Nicolas ne peut qu'avoir eu un grand succès. Pour tout dire cependant, le parti de la croix s'est un peu hâté; il a peut-être mal servi la Russie en triomphant trop tôt d'une résolution qui, selon lui, allait réduire l’Autriche à l’immobilité, et en dévoilant trop ouvertement ce qui pourrait être le secret de la politique russe. Nous voici donc replacés dans cette alternative suprême : si la Russie a été sincère en acceptant les conditions stipulées à vienne, rien de mieux: si elle n'a eu pour but que de tenter une de ces diversions déjà pratiquées par sa diplomatie, outre qu'elle ne réussirait que très partiellement aujourd'hui, ce ne serait point, on le comprend, un acheminement direct à une pacification prochaine, et c'est là ce qui est à craindre encore.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/412]]==
Quant à la difficulté qui résulte de l’intention réelle qu'a eue la Russie en acceptant les garanties récemment formulées à Vienne, il n'y a qu'un homme au monde pour la résoudre aujourd'hui : c'est le tsar, c'est l’empereur Nicolas. Nous n'avons écries aucun goût à mettre en doute la sincérité de la politique d'un souverain éminent; pour tout dire même, l’empereur Nicolas n'est point absolument tenu à nous dire son secret. Ce n'est point de son bon vouloir et de sa sincérité que l’Europe attend la paix, c'est de la puissance de son droit et des forces dont elle dispose. L’empereur Nicolas adhérât-il à toutes les conditions qui lui seront faites, nous resterions convaincus que c'est parce qu'il n'a pas pu faire autrement, et en aucune façon pour complaire aux puissances qui sont en guerre avec lui; ce ne serait pas même par intérêt pour l’Allemagne et pour lui épargner le désagrément d'une scission intérieure, comme l’a dit assez singulièrement la diplomatie russe. Seulement l’Europe est bien fondée à chercher dans le passé, dans un passé récent, ce qui peut accréditer ou infirmer la valeur de cette tardive et extrême adhésion de la Russie aux conditions du 8 août, plus nettement précisées aujourd'hui. Or que disait M. de Nesselrode, dans sa dépêche du 14-26 août 1854, de ces conditions mêmes, au moment où elles se produisaient pour la première fois ? Il les repoussait comme attentant à la dignité de l’empire russe ; il refusait d'entrerd’entrer en discussion à ce sujet. « Il devient inutile, ajoutait-il, d'examinerd’examiner des conditions qui, si elles restaient telles qu’on nous les soumet actuellement, supposeraient déjà une Russie affaiblie par l’épuisement d'uned’une longue guerre, et qui, si la puissance passagère des événemens nous forçait jamais à nous y soumettre, loin d'assurerd’assurer à l’Europe une paix solide et surtout durable, ne feraient qu'exposerqu’exposer cette paix à des complications sans fin. » Que faisait tout récemment le chancelier de Russie dans une dépêche adressée au baron de Budberg à Berlin, et où il s'essayaits’essayait à l’acceptation des mêmes conditions ? Il les réduisait à de tels termes, qu'ellesqu’elles seraient venues plutôt, ainsi transformées, à l’appui de la politique du cabinet de Pétersbourg. Et enfin quelle était la première parole du prince Gorlchakof l’autre jour, après la communication du 28 décembre ? C’est qu'onqu’on lui offrait la paix de la honte. Nous sommes persuadés qu'ilqu’il n'enn’en était rien, qu'ilqu’il n'yn’y a nulle honte à se rendre à la majesté du droit, quand on l’a méconnue ; mais lorsque de telles impressions se manifestent avec cette persistance, lorsque, entre le moment où elles se produisent et celui où on revient si brusquement sur ses pas, il s'ests’est écoulé à peine quelques jours, pendant lesquels un gouvernement n'an’a été frappé par aucun désastre militaire, n'estn’est-il pas permis de se demander quelle est la signification véritable d'und’un semblable acquiescement ? Si l’adhésion de la Russie est sincère, rien de mieux ; c'estc’est une grande garantie de paix, comme aussi il ne serait point certainement impossible que par une diversion hardie le cabinet de Saint-Pétersbourg n'eutn’eut voulu tenter d'annulerd’annuler le traité du 2 décembre, et rejeter l’Allemagne dans le chaos de ses discussions intérieures et de ses tergiversations. La Russie a pu réaliser une fois sa tentative avec succès ; elle l’a pu lorsque l’Autriche venait de s'engagers’engager à entrer dans les principautés, et qu'ellequ’elle se retirait elle-même subitement derrière le Pruth. Elle réussissait ainsi à embarrasser l’Autriche, à fournir toute sorte de prétextes à la Prusse pour argumenter sur le sens de la convention du 20 avril, et elle gagnait tout le temps qui s'ests’est écoulé depuis cette époque, en maintenant, pour le moment du moins et en apparence, ce faisceau des vieilles alliances du Nord. La même tactique n'auraitn’aurait point le même succès aujourd'huiaujourd’hui, et il y aurait une raison bien simple pour qu'ilqu’il en fût ainsi : c'estc’est qu'onqu’on s'ests’est accoutumé à beaucoup moins compter sur la Prusse, parce qu'onqu’on n'estn’est point forcé de savoir ce qu'ellequ’elle ne sait pas bien elle-même, et que l’Autriche est entrée dans une voie où elle ne peut plus se laisser retenir longtemps dans les réseaux d'uned’une diplomatie captieuse.
 
Réduire l’Allemagne à une neutralité impuissante pour se faire un rempart de son inaction, tel a été jusqu’ici, dans la question actuelle, l’idéal de la politique russe. Cette politique est arrivée à son terme, en ce qui concerne l’Autriche du moins. Si la Russie a pu se faire, une dernière illusion, elle doit l’avoir perdue déjà. La preuve en est que, malgré la déclaration du cabinet de Saint-Pétersbourg, le gouvernement de l’empereur François-Joseph ne s’est pas moins montré disposé à accepter toutes les conséquences de sa situation nouvelle et à prendre les mesures militaires inhérentes à l’alliance du 2 décembre. L’Autriche s’est empressée de donner acte des dispositions
Mais il y a une autre considération destinée à peser d'un plus grand poids dans la balance et à exercer une influence prépondérante dans les conjonctures actuelles : c'est que le secret de la paix n'est point seulement à Vienne, il est surtout en Crimée, et il n'est peut-être bien réellement que là. A vrai dire, c'est devant Sébastopol que se débat la question du véritable sens à attacher à l’article qui stipule la cessation de la prépotence russe dans la Mer-Noire. La diplomatie peut beaucoup, nos soldats peuvent encore plus pour trancher ce nœud redoutable. Des négociations vont donc s'ouvrir, mais la guerre continuera, et elle ne peut pas ne pas continuer dans les circonstances présentes, après les divers incidens qui ont signalé cette lutte. Voilà ce qui peut faire une étrange part à l’imprévu dans l’œuvre que la diplomatie est sur le point de reprendre. Qu'il y ait eu des déceptions, des fautes peut-être assez inévitables dans la première partie de la campagne qui se poursuit; qu'on se soit trouvé en présence de difficultés qu'on n'avait point encore entrevues, cela n'est point douteux. La vérité est que l’expédition de Crimée avait été primitivement conçue plutôt comme un coup de main hardi et irrésistible que comme un ensemble d'opérations méthodiques et régulières. On s'était peut-être rendu peu de compte d'abord des moyens de résistance, accumulés par la Russie, de la position exacte des lieux, de la valeur des travaux de fortifications qu'il y avait à emporter. Plus tard, il a fallu procéder à un investissement qui n'a pu être qu'incomplet, s'assurer dans des positions égales à celles des Russes, lutter contre les formidables ressources d'une puissance qui a tout fait pour s'asseoir dans un nid d'aigle inexpugnable. Qu'on le comprenne bien : ce n'est point une place forte ordinaire qui se défend du haut de ses remparts; c'est une artillerie de douze ou quinze cents bouches à feu qui descend sur les glacis, se développe à l’abri d'ouvrages nombreux, chemine de tous côtés selon les chances de la lutte, et livre aux armées alliées un combat incessant depuis le premier jour. Il a fallu soutenir cette lutte, livrer une bataille gigantesque à l’armée russe, grossie de tous les renforts accourus du Danube, et en même temps supporter les rigueurs d'une saison contraire. C'est là le côté faible de notre situation militaire, qui exigeait de sages et nécessaires lenteurs. Le bon et grand côté, c'est l’inébranlable courage de nos soldats, et tout indique aujourd'hui que leur nombre va être à l’égal de leur courage pour les mettre à même de tenter quelque opération décisive. Déjà des renforts considérables sont arrivés en Crimée. Décemment encore, une brigade de la garde impériale partait pour l’Orient. Les flottes alliées n'ont plus à leur tête l’amiral Hamelin et l’amiral Dundas; elles n'ont rien perdu assurément en passant sous les ordres des amiraux Bruat et Lyons. Ce n'est point sans motif que l’un et l’autre ont été laissés à la tête de nos escadres pour diriger les dernières opérations. C'est par eux principalement, réunis au maréchal Saint-Arnaud, qu'a été décidée l'expédition de Crimée. L’amiral Bruat est certes fort connu en France depuis les affaires de Taïti. C'est un homme d'un commandement simple et facile, d'un esprit plein d'activité, d'une ardeur de courage qui va jusqu'à la témérité, entièrement dominé par le sentiment de la gloire militaire, il aime la guerre pour ses émotions, en devine d'instinct tous les secrets, et il la ferait même au besoin, dit-on, sur terre aussi bien que sur mer. Le chef de la flotte anglaise, l’amiral Lyons, a passé par les affaires : il a été longtemps ministre en Grèce, en Suisse, en Suède; mais il était trop bon marin pour oublier le métier qu'il avait pratiqué depuis l’âge de onze ans, et dès qu'une grande carrière s'est ouverte, il est remonté sur son vaisseau. Dans ses récentes croisières sur les côtes de Circassie, il s'est montré à la fois entreprenant et industrieux. C'est un homme habile et hardi, très aimé des matelots anglais, ennemi juré des châtimens corporels, commandant de haut, sans vouloir descendre aux détails, - au demeurant un des premiers marins de l’Angleterre. Fort de ce sentiment britannique imperturbable, l’amiral Lyons est allé dans la Mer-Noire avec la pensée bien arrêtée de porter un coup fatal à la marine russe. Pour lui, à vrai dire, c'était là toute la moralité de la guerre. Ainsi chefs et soldats dans les armées alliées sont prêts à agir sur mer comme sur terre. En même temps un corps d'armée turc parti de Varna descend à Eupatoria pour entamer, sous la conduite d'Omer-Pacha, des opérations concertées sans doute avec les généraux alliés. D'un autre côté enfin, par un mouvement aussi juste qu'intelligent, le Piémont vient d'accéder au traité d'alliance des puissances occidentales, et quinze mille Sardes vont prochainement se diriger vers la Crimée. Que si on cherche le sens dernier de tous ces faits, il est évident que les puissances belligérances ne sont nullement disposées à laisser à la diplomatie le soin exclusif de travailler à un dénoûment heureux. Ainsi apparaît donc sous un double point de vue la situation qu'est venue créer le dernier incident. Ici c'est l’adhésion de la Russie aux conditions stipulées à Vienne, et cette adhésion est sans contredit, au premier aspect, un gage de paix qui deviendra d'autant plus sérieux que la Russie aura été plus sincère. Là, c'est la guerre qui se poursuit, et on ne peut disconvenir qu'elle peut déranger singulièrement les combinaisons pacifiques. Ce qui est certain dans tous les cas désormais, ce qui ressort de tous les faits diplomatiques et militaires, de la commotion du continent, de l’attitude générale de la Russie et des moyens qui ont été nécessaires pour venir à bout de cette crise formidable, c'est que la civilisation et la liberté de l’Occident sont en cause, et que l’Europe ne peut plus se retirer de cette lutte sans inscrire dans le traité de paix qui interviendra la consécration souveraine de son droit et la preuve palpable de l’efficacité de son intervention. L’impression laissée par cet incident, qui est toute l’histoire de l’heure présente, ne semble point avoir été très différente en Angleterre et en France. Des deux côtés du détroit, on a espéré la paix, et on s'est tenu en quelque défiance. Seulement, en Angleterre, ce sentiment très perplexe vient se mêler aux complications d'une crise qui ne cesse point de menacer le ministère, et qui peut éclater ouvertement dans les chambres dès que le parlement reprendra la session interrompue. Le cabinet britannique est fort occupé du soin de son existence d'abord, des vices d'organisation que la guerre a laissé voir dans son armée, de l’enrôlement des étrangers qu'il a été autorisé à faire. Cela suffit certainement. En France, la question principale est celle de l’emprunt. C'est aujourd'hui même que la souscription se ferme après être restée ouverte pendant quelques jours sur tous les points de la France, et, selon toutes les probabilités, le chiffre des sommes souscrites dépassera de beaucoup le chiffre total de la sommé demandée. L’empressement paraît immense partout. De puissantes maisons anglaises ont affecté des fonds considérables à cette destination, et, à vrai dire, leur intervention n'était point nécessaire. Que l’avantage se trouve ici d'accord avec le patriotisme, soit; le fait n'en reste pas moins comme un signe des dispositions publiques. L’emprunt reste jusqu'ici l’affaire principale, traitée par le corps législatif depuis sa convocation, et comme en dehors des sphères officielles et administratives l’activité est peu apparente, l’année a commencé, on le voit, sans bruit, sans effort, sans coups d'éclat, et même sans actes sérieux et utiles, ce qui vaut mieux que des coups d'éclat, qui ne sont pas toujours très sérieux ni très utiles.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/413]]==
Réduire l’Allemagne à une neutralité impuissante pour se faire un rempart de son inaction, tel a été jusqu'ici, dans la question actuelle, l’idéal de la politique russe. Cette politique est arrivée à son terme, en ce qui concerne l’Autriche du moins. Si la Russie a pu se faire, une dernière illusion, elle doit l’avoir perdue déjà. La preuve en est que, malgré la déclaration du cabinet de Saint-Pétersbourg, le gouvernement de l’empereur François-Joseph ne s'est pas moins montré disposé à accepter toutes les conséquences de sa situation nouvelle et à prendre les mesures militaires inhérentes à l’alliance du 2 décembre. L’Autriche s'est empressée de donner acte des dispositions plus conciliantes manifestées par le cabinet de Pétersbourg, mais sans trop s'abusers’abuser, nous le pensons, sur la valeur définitive de ces dispositions, et sans se croire moins obligée de se tenir prête à toutes les éventualités prévues par le traité quelle a signé. Si la Russie, éclairée par les evénemens, tend enfin à entrer dans une voie plus pacifique, comment expliquer qu'enqu’en ce moment nême ses soldats franchissent le Danube et envahissent de nouveau le territoire turc dans la Dobrutscha ? Cela pourrait n'êtren’être point au surplus un jeu parfaitement sûr, car ce serait assurément une interprétation par trop judaïque de supposer que l’Autriche a pris l’engagement de défendre l’intégrité de l’empire ottoman en tenant les Russes derrière le Pruth, et que ceux-ci pourraient librement passer le Danube. Le cabinet de vienne a envisagé sa situation avec ses chances, ses périls et ses devoirs, et la Russie le trouvera sans nul doute aussi décidé dans l’action que dans les conseils, où il n'an’a point été le dernier à maintenir dans leur plus stricte intégrité les garanties réclamées par la sécurité de l’Europe. Du côté de l’Autriche, les calculs que le cabinet de Pétersbourg aurait pu faire se trouveraient donc peu justifiés.
 
La Russie sera-t-elle plus heureuse à Berlin ? Par malheur, la Prusse s'ests’est placée depuis quelque temps dans une position qui devient de jour en jour plus singulière, à mesure qu'ellequ’elle se dessine davantage. La politique du roi Frédéric-Guillaume n'estn’est point visiblement dans l’enthousiasme d'elled’elle-même, quoi qu'ellequ’elle en puisse dire, et elle s'ens’en prend un peu à tout le monde de ses mécomptes. Elle s'irrites’irrite contre les Turcs, qui lui ont créé de tels embarras, et qu'ellequ’elle voudrait, voir disparaître au moment où elle signe des protocoles en leur faveur ; elle en veut à la Russie, qui n'adhèren’adhère, pas à toutes les conditions de l’Europe, et à l’Europe, qui n'accepten’accepte pas toutes les interprétations du tsar ; elle voit avec une jalousie et un mauvais vouloir mal dissimulés l’Autriche plus décidée et prête à entraîner l’Allemagne. Elle dépense autant d'activitéd’activité et de temps à ne rien faire qu'unqu’un autre en mettrait à prendre une résolution bien simple et bien nette. Et au bout de tout cela, à quoi arrive le cabinet de Berlin ? Sa parole n'an’a plus de poids, il n'an’a aucune place dans les négociations, où la Turquie elle-même a son rang ; il frappe inutilement à la porte des conférences, où il aurait pu entrer avec l’autorité d'uned’une grande puissance. AÀ quel titre la Prusse aurait-elle aujourd'huiaujourd’hui son rôle dans les négociations ? Elle ne reconnaît point elle-même ses engagemens. Ne vient-elle pas en ce moment de refuser à l’Autriche la portion de son armée qu'ellequ’elle lui avait promise ? Elle contrarie le cabinet de Vienne en tout ce qui touche la mobilisation des contingens fédéraux ; elle n'an’a adhéré à aucun acte diplomatique récent. La Prusse souscrira au traité du 2 décembre quand la paix sera signée, si elle doit l’être. Ce n'estn’est point là évidemment un rôle grandiose ; mais de qui la Prusse pourrait-elle se plaindre ? Elle a élevé l’inaction à l’état de système politique, on la laisse au culte de son inaction. AÀ Berlin surtout, l’acceptation récente de l’empereur Nicolas ne peut qu'avoirqu’avoir eu un grand succès. Pour tout dire cependant, le parti de la croix s'ests’est un peu hâté ; il a peut-être mal servi la Russie en triomphant trop tôt d'uned’une résolution qui, selon lui, allait réduire l’Autriche à l’immobilité, et en dévoilant trop ouvertement ce qui pourrait être le secret de la politique russe. Nous voici donc replacés dans cette alternative suprême : si la Russie a été sincère en acceptant les conditions stipulées à vienne, rien de mieux: si elle n'a eu pour but que de tenter une de ces diversions déjà pratiquées par sa diplomatie, outre qu'elle ne réussirait que très partiellement aujourd'hui, ce ne serait point, on le comprend, un acheminement direct à une pacification prochaine, et c'est là ce qui est à craindre encore.
La politique est tout entière, dans les affaires générales de l’Europe; la vie sociale est sans agitations; l’intelligence n'a pas eu le temps de faire sa part à cette année nouvelle. Voici cependant que se déroule cette vie littéraire souvent si indéfinissable, avec ses incidens, avec ses manifestations diverses, avec son travail permanent d'idées, d'intérêts, de vanités même parfois. Tout se mêle, tout se confond, et tout finit aussi par aller à son but, ceci à l’oubli, cela à la gloire. Ce n'est point nous à coup sûr qui nierons la place distincte et éminente que l’Académie française occupe, dans cette vie intellectuelle de notre pays; mais comment l’Académie, garderait-elle cette naturelle autorité due à ses traditions, à la réunion de talens qui la composent, si ce n'est par son esprit, par ses tendances, par ses choix intelligens et sûrs? l’Académie, on le sait, a cela de particulier, qu'elle est souvent raillée et qu'elle est toujours recherchée, de sorte que ses élections deviennent une mêlée de toutes les compétitions, de toutes les vanités, beaucoup plus empressées d'habitude que le talent. L’Académie en ce moment a plusieurs choix à faire, et ces élections ne laissent point d'avoir leurs péripéties, qu'il est parfois assez curieux et assez difficile de suivre. Il s'agit, en premier lieu, de remplacer M. Ancelot. C’était d'abord M. Ponsard, à ce qu'il parait, qui se présentait dans les meilleures conditions de succès. M. Ponsard était la tragédie en personne, un des frères jumeaux de l’école du bon sens; rien n'y manquait. Voici qu'un souffle de la fortune académique pourtant venait tout à coup diminuer les chances de l’auteur de ''Lucrèce'', et semblait favoriser M. Emile Augier. Ce n'est pas que les deux candidats fussent réellement rivaux; ils sont de la même école, ils doivent leurs succès aux mêmes influences, ils se présentaient sous les mêmes patronages académiques; seulement M. Emile Augier était peut-être mieux servi par les circonstances. Qu'est-il arrivé? l’auteur de ''la Ciguë'', avec une magnanimité digne d'une plus grande cause, s'est empressé de décliner ce souffle de la faveur; il a abdiqué ses droits et ses titres au profit de son maître, et alors M. Ponsard est remonté encore une fois au rang des candidats favorisés. M. Ponsard et M. Augier n'étaient point seuls en lice d'ailleurs. L’un et l’autre avaient un concurrent redoutable, le fils de l’auteur du ''Mérite des Femmes'', M. Legouvé, qui a lui-même des patronages actifs et puissans. on compte parmi les parrains de la candidature de M. Legouvé un ancien homme d'état qui a été longtemps au pouvoir, le plus fécond inventeur comique de notre siècle, et un historien de la poésie grecque, tous assez singulièrement associés.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/414]]==
russe. Nous voici donc replacés dans cette alternative suprême : si la Russie a été sincère en acceptant les conditions stipulées à vienne, rien de mieux : si elle n’a eu pour but que de tenter une de ces diversions déjà pratiquées par sa diplomatie, outre qu’elle ne réussirait que très partiellement aujourd’hui, ce ne serait point, on le comprend, un acheminement direct à une pacification prochaine, et c’est là ce qui est à craindre encore.
 
Mais il y a une autre considération destinée à peser d’un plus grand poids dans la balance et à exercer une influence prépondérante dans les conjonctures actuelles : c’est que le secret de la paix n’est point seulement à Vienne, il est surtout en Crimée, et il n’est peut-être bien réellement que là. À vrai dire, c’est devant Sébastopol que se débat la question du véritable sens à attacher à l’article qui stipule la cessation de la prépotence russe dans la Mer-Noire. La diplomatie peut beaucoup, nos soldats peuvent encore plus pour trancher ce nœud redoutable. Des négociations vont donc s’ouvrir, mais la guerre continuera, et elle ne peut pas ne pas continuer dans les circonstances présentes, après les divers incidens qui ont signalé cette lutte. Voilà ce qui peut faire une étrange part à l’imprévu dans l’œuvre que la diplomatie est sur le point de reprendre. Qu’il y ait eu des déceptions, des fautes peut-être assez inévitables dans la première partie de la campagne qui se poursuit ; qu’on se soit trouvé en présence de difficultés qu’on n’avait point encore entrevues, cela n’est point douteux. La vérité est que l’expédition de Crimée avait été primitivement conçue plutôt comme un coup de main hardi et irrésistible que comme un ensemble d’opérations méthodiques et régulières. On s’était peut-être rendu peu de compte d’abord des moyens de résistance, accumulés par la Russie, de la position exacte des lieux, de la valeur des travaux de fortifications qu’il y avait à emporter. Plus tard, il a fallu procéder à un investissement qui n’a pu être qu’incomplet, s’assurer dans des positions égales à celles des Russes, lutter contre les formidables ressources d’une puissance qui a tout fait pour s’asseoir dans un nid d’aigle inexpugnable. Qu’on le comprenne bien : ce n’est point une place forte ordinaire qui se défend du haut de ses remparts ; c’est une artillerie de douze ou quinze cents bouches à feu qui descend sur les glacis, se développe à l’abri d’ouvrages nombreux, chemine de tous côtés selon les chances de la lutte, et livre aux armées alliées un combat incessant depuis le premier jour. Il a fallu soutenir cette lutte, livrer une bataille gigantesque à l’armée russe, grossie de tous les renforts accourus du Danube, et en même temps supporter les rigueurs d’une saison contraire. C’est là le côté faible de notre situation militaire, qui exigeait de sages et nécessaires lenteurs. Le bon et grand côté, c’est l’inébranlable courage de nos soldats, et tout indique aujourd’hui que leur nombre va être à l’égal de leur courage pour les mettre à même de tenter quelque opération décisive. Déjà des renforts considérables sont arrivés en Crimée. Décemment encore, une brigade de la garde impériale partait pour l’Orient. Les flottes alliées n’ont plus à leur tête l’amiral Hamelin et l’amiral Dundas ; elles n’ont rien perdu assurément en passant sous les ordres des amiraux Bruat et Lyons. Ce n’est point sans motif que l’un et l’autre ont été laissés à la tête de nos escadres pour diriger les dernières opérations. C’est par eux principalement, réunis au maréchal Saint-Arnaud, qu’a été décidée l’expédition
Voilà donc l’Académie entre ''Lucrèce'' et ''Métier''. Qui l’emportera? Sera-ce ''Médée''? sera-ce ''Lucrèce''? Grande question! Le public cependant, ce ''profanateur vulgus'', qui, en littérature, comme en politique, se mêle, de tant de choses où il n'a que faire, le public pourrait bien se demander s'il est absolument nécessaire de choisir entre les deux, ce qu'il peut y avoir de vraiment sérieux dans une candidature comme celle de M. Legouvé, et si M. Ponsard lui-même est à la hauteur des fortunes qu'on lui promet. Ce n'est pas que nous ayons la pensée de nier les mérites de l’auteur de ''Lucrèce''; M. Ponsard est un talent estimable, solide, un peu compacte, qui écrase de temps à autre la langue sous son poids. S'il faut nommer la tragédie, rien n'est mieux assurément. Si l’Académie est embarrassée de trouver des poètes, n'y a-t-il point un autre talent, une autre inspiration, dans ce charmant et rare poème de ''Marie'' qui a justement fait la renommée de M. Brizeux, dans les vers pleins de souffle lyrique de M. de Laprade. S'il faut un inventeur délicat et émouvant, un routeur plein de grâce et d'habileté, n'y a-t-il point M. Jules Sandeau? S'il faut un critique. M. Gustave Planche n'a-t-il pas quelques titres aux considérations de l’Académie? C'est ainsi que pourrait peut-être parler le public, si le public avait la parole et exerçait quelque influence à l’Institut; mais le public ne parle pas : la grande lutte académique sera tout entière entre M. Ponsard et M. Legouvé, et les lettres seront satisfaites, autant qu'elles peuvent l’être par une élection académique. Le malheur de telles combinaisons, c'est de n'avoir rien de littéraire par tous les petits ressorts qu'elles mettent en jeu, et de laisser parfaitement intactes toutes les questions qui touchent à la direction du développement intellectuel de notre temps.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/415]]==
Mais il y a une autre considération destinée à peser d'un plus grand poids dans la balance et à exercer une influence prépondérante dans les conjonctures actuelles : c'est que le secret de la paix n'est point seulement à Vienne, il est surtout en Crimée, et il n'est peut-être bien réellement que là. A vrai dire, c'est devant Sébastopol que se débat la question du véritable sens à attacher à l’article qui stipule la cessation de la prépotence russe dans la Mer-Noire. La diplomatie peut beaucoup, nos soldats peuvent encore plus pour trancher ce nœud redoutable. Des négociations vont donc s'ouvrir, mais la guerre continuera, et elle ne peut pas ne pas continuer dans les circonstances présentes, après les divers incidens qui ont signalé cette lutte. Voilà ce qui peut faire une étrange part à l’imprévu dans l’œuvre que la diplomatie est sur le point de reprendre. Qu'il y ait eu des déceptions, des fautes peut-être assez inévitables dans la première partie de la campagne qui se poursuit; qu'on se soit trouvé en présence de difficultés qu'on n'avait point encore entrevues, cela n'est point douteux. La vérité est que l’expédition de Crimée avait été primitivement conçue plutôt comme un coup de main hardi et irrésistible que comme un ensemble d'opérations méthodiques et régulières. On s'était peut-être rendu peu de compte d'abord des moyens de résistance, accumulés par la Russie, de la position exacte des lieux, de la valeur des travaux de fortifications qu'il y avait à emporter. Plus tard, il a fallu procéder à un investissement qui n'a pu être qu'incomplet, s'assurer dans des positions égales à celles des Russes, lutter contre les formidables ressources d'une puissance qui a tout fait pour s'asseoir dans un nid d'aigle inexpugnable. Qu'on le comprenne bien : ce n'est point une place forte ordinaire qui se défend du haut de ses remparts; c'est une artillerie de douze ou quinze cents bouches à feu qui descend sur les glacis, se développe à l’abri d'ouvrages nombreux, chemine de tous côtés selon les chances de la lutte, et livre aux armées alliées un combat incessant depuis le premier jour. Il a fallu soutenir cette lutte, livrer une bataille gigantesque à l’armée russe, grossie de tous les renforts accourus du Danube, et en même temps supporter les rigueurs d'une saison contraire. C'est là le côté faible de notre situation militaire, qui exigeait de sages et nécessaires lenteurs. Le bon et grand côté, c'est l’inébranlable courage de nos soldats, et tout indique aujourd'hui que leur nombre va être à l’égal de leur courage pour les mettre à même de tenter quelque opération décisive. Déjà des renforts considérables sont arrivés en Crimée. Décemment encore, une brigade de la garde impériale partait pour l’Orient. Les flottes alliées n'ont plus à leur tête l’amiral Hamelin et l’amiral Dundas; elles n'ont rien perdu assurément en passant sous les ordres des amiraux Bruat et Lyons. Ce n'est point sans motif que l’un et l’autre ont été laissés à la tête de nos escadres pour diriger les dernières opérations. C'est par eux principalement, réunis au maréchal Saint-Arnaud, qu'a été décidée l'expédition de Crimée. L’amiral Bruat est certes fort connu en France depuis les affaires de Taïti. C'estC’est un homme d'und’un commandement simple et facile, d'und’un esprit plein d'activitéd’activité, d'uned’une ardeur de courage qui va jusqu'àjusqu’à la témérité, entièrement dominé par le sentiment de la gloire militaire, il aime la guerre pour ses émotions, en devine d'instinctd’instinct tous les secrets, et il la ferait même au besoin, dit-on, sur terre aussi bien que sur mer. Le chef de la flotte anglaise, l’amiral Lyons, a passé par les affaires : il a été longtemps ministre en Grèce, en Suisse, en Suède ; mais il était trop bon marin pour oublier le métier qu'ilqu’il avait pratiqué depuis l’âge de onze ans, et dès qu'unequ’une grande carrière s'ests’est ouverte, il est remonté sur son vaisseau. Dans ses récentes croisières sur les côtes de Circassie, il s'ests’est montré à la fois entreprenant et industrieux. C'estC’est un homme habile et hardi, très aimé des matelots anglais, ennemi juré des châtimens corporels, commandant de haut, sans vouloir descendre aux détails, - au demeurant un des premiers marins de l’Angleterre. Fort de ce sentiment britannique imperturbable, l’amiral Lyons est allé dans la Mer-Noire avec la pensée bien arrêtée de porter un coup fatal à la marine russe. Pour lui, à vrai dire, c'étaitc’était là toute la moralité de la guerre. Ainsi chefs et soldats dans les armées alliées sont prêts à agir sur mer comme sur terre. En même temps un corps d'arméed’armée turc parti de Varna descend à Eupatoria pour entamer, sous la conduite d'Omerd’Omer-Pacha, des opérations concertées sans doute avec les généraux alliés. D'unD’un autre côté enfin, par un mouvement aussi juste qu'intelligentqu’intelligent, le Piémont vient d'accéderd’accéder au traité d'allianced’alliance des puissances occidentales, et quinze mille Sardes vont prochainement se diriger vers la Crimée. Que si on cherche le sens dernier de tous ces faits, il est évident que les puissances belligérances ne sont nullement disposées à laisser à la diplomatie le soin exclusif de travailler à un dénoûment heureux. Ainsi apparaît donc sous un double point de vue la situation qu'estqu’est venue créer le dernier incident. Ici c'estc’est l’adhésion de la Russie aux conditions stipulées à Vienne, et cette adhésion est sans contredit, au premier aspect, un gage de paix qui deviendra d'autantd’autant plus sérieux que la Russie aura été plus sincère. Là, c'estc’est la guerre qui se poursuit, et on ne peut disconvenir qu'ellequ’elle peut déranger singulièrement les combinaisons pacifiques. Ce qui est certain dans tous les cas désormais, ce qui ressort de tous les faits diplomatiques et militaires, de la commotion du continent, de l’attitude générale de la Russie et des moyens qui ont été nécessaires pour venir à bout de cette crise formidable, c'estc’est que la civilisation et la liberté de l’Occident sont en cause, et que l’Europe ne peut plus se retirer de cette lutte sans inscrire dans le traité de paix qui interviendra la consécration souveraine de son droit et la preuve palpable de l’efficacité de son intervention. L’impression laissée par cet incident, qui est toute l’histoire de l’heure présente, ne semble point avoir été très différente en Angleterre et en France. Des deux côtés du détroit, on a espéré la paix, et on s'ests’est tenu en quelque défiance. Seulement, en Angleterre, ce sentiment très perplexe vient se mêler aux complications d'uned’une crise qui ne cesse point de menacer le ministère, et qui peut éclater ouvertement dans les chambres dès que le parlement reprendra la session interrompue. Le cabinet britannique est fort occupé du soin de son existence d'abordd’abord, des vices d'organisationd’organisation que la guerre a laissé voir dans son armée, de l’enrôlement des étrangers qu'il a été autorisé à faire. Cela suffit certainement. En France, la question principale est celle de l’emprunt. C'est aujourd'hui même que la souscription se ferme après être restée ouverte pendant quelques jours sur tous les points de la France, et, selon toutes les probabilités, le chiffre des sommes souscrites dépassera de beaucoup le chiffre total de la sommé demandée. L’empressement paraît immense partout. De puissantes maisons anglaises ont affecté des fonds considérables à cette destination, et, à vrai dire, leur intervention n'était point nécessaire. Que l’avantage se trouve ici d'accord avec le patriotisme, soit; le fait n'en reste pas moins comme un signe des dispositions publiques. L’emprunt reste jusqu'ici l’affaire principale, traitée par le corps législatif depuis sa convocation, et comme en dehors des sphères officielles et administratives l’activité est peu apparente, l’année a commencé, on le voit, sans bruit, sans effort, sans coups d'éclat, et même sans actes sérieux et utiles, ce qui vaut mieux que des coups d'éclat, qui ne sont pas toujours très sérieux ni très utiles.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/416]]==
voir dans son armée, de l’enrôlement des étrangers qu’il a été autorisé à faire. Cela suffit certainement. En France, la question principale est celle de l’emprunt. C’est aujourd’hui même que la souscription se ferme après être restée ouverte pendant quelques jours sur tous les points de la France, et, selon toutes les probabilités, le chiffre des sommes souscrites dépassera de beaucoup le chiffre total de la sommé demandée. L’empressement paraît immense partout. De puissantes maisons anglaises ont affecté des fonds considérables à cette destination, et, à vrai dire, leur intervention n’était point nécessaire. Que l’avantage se trouve ici d’accord avec le patriotisme, soit ; le fait n’en reste pas moins comme un signe des dispositions publiques. L’emprunt reste jusqu’ici l’affaire principale, traitée par le corps législatif depuis sa convocation, et comme en dehors des sphères officielles et administratives l’activité est peu apparente, l’année a commencé, on le voit, sans bruit, sans effort, sans coups d’éclat, et même sans actes sérieux et utiles, ce qui vaut mieux que des coups d’éclat, qui ne sont pas toujours très sérieux ni très utiles.
 
La politique est tout entière, dans les affaires générales de l’Europe ; la vie sociale est sans agitations ; l’intelligence n'an’a pas eu le temps de faire sa part à cette année nouvelle. Voici cependant que se déroule cette vie littéraire souvent si indéfinissable, avec ses incidens, avec ses manifestations diverses, avec son travail permanent d'idéesd’idées, d'intérêtsd’intérêts, de vanités même parfois. Tout se mêle, tout se confond, et tout finit aussi par aller à son but, ceci à l’oubli, cela à la gloire. Ce n'estn’est point nous à coup sûr qui nierons la place distincte et éminente que l’Académie française occupe, dans cette vie intellectuelle de notre pays ; mais comment l’Académie, garderait-elle cette naturelle autorité due à ses traditions, à la réunion de talens qui la composent, si ce n'estn’est par son esprit, par ses tendances, par ses choix intelligens et sûrs ? l’Académie, on le sait, a cela de particulier, qu'ellequ’elle est souvent raillée et qu'ellequ’elle est toujours recherchée, de sorte que ses élections deviennent une mêlée de toutes les compétitions, de toutes les vanités, beaucoup plus empressées d'habituded’habitude que le talent. L’Académie en ce moment a plusieurs choix à faire, et ces élections ne laissent point d'avoird’avoir leurs péripéties, qu'ilqu’il est parfois assez curieux et assez difficile de suivre. Il s'agits’agit, en premier lieu, de remplacer M. Ancelot. C’était d'abordd’abord M. Ponsard, à ce qu'ilqu’il parait, qui se présentait dans les meilleures conditions de succès. M. Ponsard était la tragédie en personne, un des frères jumeaux de l’école du bon sens ; rien n'yn’y manquait. Voici qu'unqu’un souffle de la fortune académique pourtant venait tout à coup diminuer les chances de l’auteur de ''Lucrèce'', et semblait favoriser M. Emile Augier. Ce n'estn’est pas que les deux candidats fussent réellement rivaux ; ils sont de la même école, ils doivent leurs succès aux mêmes influences, ils se présentaient sous les mêmes patronages académiques ; seulement M. Emile Augier était peut-être mieux servi par les circonstances. Qu'estQu’est-il arrivé ? l’auteur de ''la Ciguë'', avec une magnanimité digne d'uned’une plus grande cause, s'ests’est empressé de décliner ce souffle de la faveur ; il a abdiqué ses droits et ses titres au profit de son maître, et alors M. Ponsard est remonté encore une fois au rang des candidats favorisés. M. Ponsard et M. Augier n'étaientn’étaient point seuls en lice d'ailleursd’ailleurs. L’un et l’autre avaient un concurrent redoutable, le fils de l’auteur du ''Mérite des Femmes'', M. Legouvé, qui a lui-même des patronages actifs et puissans. on compte parmi les parrains de la candidature de M. Legouvé un ancien homme d'état qui a été longtemps au pouvoir, le plus fécond inventeur comique de notre siècle, et un historien de la poésie grecque, tous assez singulièrement associés.
La littérature autrefois avait ses routes tracées, ses formes fixes pour ainsi dire et invariables, ses cadres choisis, ses genres déterminés. Classée et réglée dans son développement, elle ne sortait point d'un certain ordre régulier et harmonieux, qui avait à coup sûr sa grandeur, comme la société même qui y trouvait son expression et son ornement. Elle est devenue aujourd'hui plus variée et plus ondoyante. Elle est, elle aussi, comme ces sociétés nouvelles, si profondément remuées, pleines de diffusion et d'élans vigoureux, de puissance et de faiblesse, d'incertitude et d'exubérance. L’art n'y a point toujours gagné au point de vue de la concentration et de la juste observation de certaines parties de l’âme humaine. Le champ s'est étendu, les aspects se sont multipliés ; les frontières elles-mêmes ont disparu entre les divers pays, ne laissant qu'un domaine immense à explorer pour toutes les intelligences curieuses. Il s'est formé une littérature d'un caractère au fond plus universel que local, qui n'a rien d'abstrait, qui consiste au contraire dans une sorte d'anatomie comparée des peuples, dans l’étude des rapports des mœurs, des races, des nationalités: bourdonnement vague et permanent de cette ruche de la civilisation, dont les nations sont les abeilles! Peintures des coutumes populaires, descriptions de voyages, analyses de la vie morale ou intellectuelle des races, tous ces livres, qui sont souvent le fruit d'un art imparfait, tirent surtout leur intérêt du mouvement qu'ils dévoilent, du travail qu'ils expriment et qu'ils révèlent dans sa diversité. Que serait le récit d'un voyage d’''Anvers à Gênes'', - récit qui nous vient d'un Belge, M. Lucien Jottrand, - s'il n'était comme la plainte de ces petites nationalités qui veulent avoir leur plaie entre des agglomérations plus puissantes, et qui ont même parfois des prétentions au-dessus de leurs moyens? Que seraient ''les Pèlerins russes à Jérusalem'' de Mme de Bagréef-Speranski, si ces pages n'indiquaient à quelques égards la source mystérieuse de l’ambition de ce peuple qu'une politique habile et étrangement audacieuse a voulu mener à la conquête de la prépondérance en Europe? «La nature révéla alors qu'elle avait placé dans la Russie le germe d'une force à laquelle l’appel seul avait manqué, et que désormais le caractère de cet empire serait d'embrasser le monde. » Ainsi parle Jean de Müller, et beaucoup d'écrivains russes sont portés à le prendre fort au sérieux, comme le fait l’auteur des ''Pèlerins''.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/417]]==
concurrent redoutable, le fils de l’auteur du ''Mérite des Femmes'', M. Legouvé, qui a lui-même des patronages actifs et puissans. on compte parmi les parrains de la candidature de M. Legouvé un ancien homme d’état qui a été longtemps au pouvoir, le plus fécond inventeur comique de notre siècle, et un historien de la poésie grecque, tous assez singulièrement associés.
 
Voilà donc l’Académie entre ''Lucrèce'' et ''Métier''. Qui l’emportera ? Sera-ce ''Médée'' ? sera-ce ''Lucrèce'' ? Grande question ! Le public cependant, ce ''profanateur vulgus'', qui, en littérature, comme en politique, se mêle, de tant de choses où il n'an’a que faire, le public pourrait bien se demander s'ils’il est absolument nécessaire de choisir entre les deux, ce qu'ilqu’il peut y avoir de vraiment sérieux dans une candidature comme celle de M. Legouvé, et si M. Ponsard lui-même est à la hauteur des fortunes qu'onqu’on lui promet. Ce n'estn’est pas que nous ayons la pensée de nier les mérites de l’auteur de ''Lucrèce'' ; M. Ponsard est un talent estimable, solide, un peu compacte, qui écrase de temps à autre la langue sous son poids. S'ilS’il faut nommer la tragédie, rien n'estn’est mieux assurément. Si l’Académie est embarrassée de trouver des poètes, n'yn’y a-t-il point un autre talent, une autre inspiration, dans ce charmant et rare poème de ''Marie'' qui a justement fait la renommée de M. Brizeux, dans les vers pleins de souffle lyrique de M. de Laprade. S'ilS’il faut un inventeur délicat et émouvant, un routeur plein de grâce et d'habiletéd’habileté, n'yn’y a-t-il point M. Jules Sandeau ? S'ilS’il faut un critique. M. Gustave Planche n'an’a-t-il pas quelques titres aux considérations de l’Académie ? C'estC’est ainsi que pourrait peut-être parler le public, si le public avait la parole et exerçait quelque influence à l’Institut ; mais le public ne parle pas : la grande lutte académique sera tout entière entre M. Ponsard et M. Legouvé, et les lettres seront satisfaites, autant qu'ellesqu’elles peuvent l’être par une élection académique. Le malheur de telles combinaisons, c'estc’est de n'avoirn’avoir rien de littéraire par tous les petits ressorts qu'ellesqu’elles mettent en jeu, et de laisser parfaitement intactes toutes les questions qui touchent à la direction du développement intellectuel de notre temps.
Mme de Bagréef-Speranski est un écrivain qui n'a rien de vulgaire, même en se servant de la langue française, qu'elle colore et anime d'un reflet poétique étrange. Elle a le culte de la Russie : qui pourrait lui en vouloir? Elle est indulgente pour ses faiblesses et ses vices : qui pourrait s'en étonner? L’essentiel est que, sans le vouloir peut-être, l’auteur des ''Pèlerins russes'' laisse suffisamment entrevoir bien des trails de ce peuple singulier et mystérieux qui croit à la Divinité et au « père le tsar, » dont l’imagination rêveuse et vaguement triste s'harmonise avec les douteux crépuscules d'hiver, et qui ne conçoit point d'autre vie morale que de s'endormir Indifféremment sous le joug de ses maîtres. » Le malheureux! dit un paysan russe, d'un étranger, il n'appartient à personne! Ces pauvres gens sont comme des chiens sans maîtres, ils ne savent à qui s'attacher! » Nulle part, sans contredit, l’élément opaque de la civilisation n'est aussi pressé qu'en Russie. Ignorant, souvent abruti par l’eau-de-vie, insensible à la vraie dignité morale, le paysan russe est tout cela sans doute ; mais il a la loi religieuse, cette foi qui le conduit spontanément en pèlerinage aux lieux consacrés, surtout à ces lieux qui ont vu naître et mourir le Christ. Dieu est russe, et le tsar est son prophète, - telle est la foi orthodoxe, et cette force est le levier que fait mouvoir la politique dans ses desseins ambitieux. Le malheur est que le caractère russe est extrêmement mobile et invinciblement porté à s'assimiler tout ce qui s'offre à lui. Une fois qu'il a goûté à ce fruit ''étranger'' de la civilisation, il s'inocule aisément tous les goûts, tous les raffinemens, toutes les corruptions de cette civilisation même, sans s'approprier toujours ses vertus. Tel est le double aspect de la société russe. Les masses sont naïves, soumises, résignées dans les hautes classes, il y a l’intelligence rompue à toutes les subtilités, l’élégance factice, la corruption savante. Veut-on voir ces deux cotés de la société russe représentés dans les récits de Mme Bagréef-Speranski? C'est d'abord la Xenia Damianovna de cette ''Nuit ou Golgotha'', qu'on a pu lire ici; puis, dans ''le Moine au mont Athos'', c'est Wera, ce type étrange du monde moscovite. Voyez cette jeune fille : elle n'a aucune fortune; mais elle a reçu une éducation brillante à l’''institut''. Elle entre dans le monde comme demoiselle de compagnie, comme gouvernante, et dès qu'elle a pénétré dans cette atmosphère enivrante, elle n'en veut plus sortir. La soif du luxe, des élégances la dévore. Elle repousse l’homme qu'elle aime et qui est pauvre, pour conquérir un homme riche, qui a la bonhomie de l’adorer éperdument, et si son secret est dévoilé, elle se rejette avec une froide fureur dans le monde, pour aller épouser quelque prince valaque qu'elle abandonnera plus tard pour aller vivre à Venise. Ainsi se dévoilent à travers ces récits animés quelques-uns des aspects profonds et mystérieux de cette société qui peut avoir sa place sans doute dans la civilisation universelle, mais non à titre de conquérante et de dominatrice.
 
La littérature autrefois avait ses routes tracées, ses formes fixes pour ainsi dire et invariables, ses cadres choisis, ses genres déterminés. Classée et réglée dans son développement, elle ne sortait point d'und’un certain ordre régulier et harmonieux, qui avait à coup sûr sa grandeur, comme la société même qui y trouvait son expression et son ornement. Elle est devenue aujourd'huiaujourd’hui plus variée et plus ondoyante. Elle est, elle aussi, comme ces sociétés nouvelles, si profondément remuées, pleines de diffusion et d'élansd’élans vigoureux, de puissance et de faiblesse, d'incertituded’incertitude et d'exubéranced’exubérance. L’art n'yn’y a point toujours gagné au point de vue de la concentration et de la juste observation de certaines parties de l’âme humaine. Le champ s'ests’est étendu, les aspects se sont multipliés ; les frontières elles-mêmes ont disparu entre les divers pays, ne laissant qu'unqu’un domaine immense à explorer pour toutes les intelligences curieuses. Il s'ests’est formé une littérature d'und’un caractère au fond plus universel que local, qui n'an’a rien d'abstraitd’abstrait, qui consiste au contraire dans une sorte d'anatomied’anatomie comparée des peuples, dans l’étude des rapports des mœurs, des races, des nationalités : bourdonnement vague et permanent de cette ruche de la civilisation, dont les nations sont les abeilles ! Peintures des coutumes populaires, descriptions de voyages, analyses de la vie morale ou intellectuelle des races, tous ces livres, qui sont souvent le fruit d'un art imparfait, tirent surtout leur intérêt du mouvement qu'ils dévoilent, du travail qu'ils expriment et qu'ils révèlent dans sa diversité. Que serait le récit d'un voyage d’''Anvers à Gênes'', - récit qui nous vient d'un Belge, M. Lucien Jottrand, - s'il n'était comme la plainte de ces petites nationalités qui veulent avoir leur plaie entre des agglomérations plus puissantes, et qui ont même parfois des prétentions au-dessus de leurs moyens? Que seraient ''les Pèlerins russes à Jérusalem'' de Mme de Bagréef-Speranski, si ces pages n'indiquaient à quelques égards la source mystérieuse de l’ambition de ce peuple qu'une politique habile et étrangement audacieuse a voulu mener à la conquête de la prépondérance en Europe? «La nature révéla alors qu'elle avait placé dans la Russie le germe d'une force à laquelle l’appel seul avait manqué, et que désormais le caractère de cet empire serait d'embrasser le monde. » Ainsi parle Jean de Müller, et beaucoup d'écrivains russes sont portés à le prendre fort au sérieux, comme le fait l’auteur des ''Pèlerins''.
Voilà le malheur de ces questions comme celle qui agite aujourd'hui le monde : elles se montrent sous toutes les formes; elles renaissent de l’étude d'une fiction romanesque aussi bien que de la politique; on les trouve partout, dans tous les pays qui vivent sous l’empire de la loi européenne. Ces pays cependant ont leur vie propre, leurs intérêts, leurs luttes, leur travail intérieur. La Suisse, avait, il y a peu de temps, une courte session de son assemblée fédérale. Le président de la confédération a été renouvelé, et c'est M. Furrer qui a été nommé. Du reste, la situation générale de la Suisse se ressent encore des événemens qui ont transformé, il y a quelques années, ses institutions politiques. Le radicalisme qui est arrivé au pouvoir par ces événemens s'est efforcé de s'y maintenir en se modérant quelque peu et en prenant un caractère gouvernemental; mais alors il a eu contre lui le radicalisme plus avancé, qui l’avait aidé dans sa victoire, et le parti conservateur, qu'il avait vaincu. Les luttes ont pris une extrême vivacité, notamment dans les cantons du Tessin et de Fribourg; elles se renouvellent incessamment. Le parti conservateur a évidemment l’immense majorité dans le pays, les votes les plus significatifs le prouvent; les radicaux ne s'obstinent pas moins à rester au pouvoir, où ils ont pris soin de s'établir pour longtemps, en garantissant la durée de leur autorité par des constitutions cantonales dont la révision est sujette à mille difficultés, C’est ainsi que dans le canton du Tessin une manifestation récente pour la révision de la constitution a échoué. Une commission de conciliation avait été nommer; d'abord pour arriver à une transaction. On ne s'est plus entendu sur la question de savoir si la révision de la constitution serait faite par le grand conseil actuel ou par une assemblée nouvelle. Ces débats s'agiteront encore sans nul doute, comme ils s'agitent sur plus d'un autre point de la Suisse. Ils forment le caractère principal de la situation intérieure de la vieille république helvétique. Telle qu'elle est cependant, cette vie politique de la Suisse a sa régularité, qui préside au développement pacifique de tous les intérêts du pays.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/418]]==
ou intellectuelle des races, tous ces livres, qui sont souvent le fruit d’un art imparfait, tirent surtout leur intérêt du mouvement qu’ils dévoilent, du travail qu’ils expriment et qu’ils révèlent dans sa diversité. Que serait le récit d’un voyage d’''Anvers à Gênes'', — récit qui nous vient d’un Belge, M. Lucien Jottrand, — s’il n’était comme la plainte de ces petites nationalités qui veulent avoir leur plaie entre des agglomérations plus puissantes, et qui ont même parfois des prétentions au-dessus de leurs moyens ? Que seraient ''les Pèlerins russes à Jérusalem'' de Mme de Bagréef-Speranski, si ces pages n’indiquaient à quelques égards la source mystérieuse de l’ambition de ce peuple qu’une politique habile et étrangement audacieuse a voulu mener à la conquête de la prépondérance en Europe ? « La nature révéla alors qu’elle avait placé dans la Russie le germe d’une force à laquelle l’appel seul avait manqué, et que désormais le caractère de cet empire serait d’embrasser le monde. » Ainsi parle Jean de Müller, et beaucoup d’écrivains russes sont portés à le prendre fort au sérieux, comme le fait l’auteur des ''Pèlerins''.
 
Mme de Bagréef-Speranski est un écrivain qui n'an’a rien de vulgaire, même en se servant de la langue française, qu'ellequ’elle colore et anime d'und’un reflet poétique étrange. Elle a le culte de la Russie : qui pourrait lui en vouloir ? Elle est indulgente pour ses faiblesses et ses vices : qui pourrait s'ens’en étonner ? L’essentiel est que, sans le vouloir peut-être, l’auteur des ''Pèlerins russes'' laisse suffisamment entrevoir bien des trails de ce peuple singulier et mystérieux qui croit à la Divinité et au « père le tsar, » dont l’imagination rêveuse et vaguement triste s'harmonises’harmonise avec les douteux crépuscules d'hiverd’hiver, et qui ne conçoit point d'autred’autre vie morale que de s'endormirs’endormir Indifféremment sous le joug de ses maîtres. » Le malheureux ! dit un paysan russe, d'und’un étranger, il n'appartientn’appartient à personne ! Ces pauvres gens sont comme des chiens sans maîtres, ils ne savent à qui s'attachers’attacher ! » Nulle part, sans contredit, l’élément opaque de la civilisation n'estn’est aussi pressé qu'enqu’en Russie. Ignorant, souvent abruti par l’eau-de-vie, insensible à la vraie dignité morale, le paysan russe est tout cela sans doute ; mais il a la loi religieuse, cette foi qui le conduit spontanément en pèlerinage aux lieux consacrés, surtout à ces lieux qui ont vu naître et mourir le Christ. Dieu est russe, et le tsar est son prophète, - telle est la foi orthodoxe, et cette force est le levier que fait mouvoir la politique dans ses desseins ambitieux. Le malheur est que le caractère russe est extrêmement mobile et invinciblement porté à s'assimilers’assimiler tout ce qui s'offres’offre à lui. Une fois qu'ilqu’il a goûté à ce fruit ''étranger'' de la civilisation, il s'inocules’inocule aisément tous les goûts, tous les raffinemens, toutes les corruptions de cette civilisation même, sans s'appropriers’approprier toujours ses vertus. Tel est le double aspect de la société russe. Les masses sont naïves, soumises, résignées dans les hautes classes, il y a l’intelligence rompue à toutes les subtilités, l’élégance factice, la corruption savante. Veut-on voir ces deux cotés de la société russe représentés dans les récits de Mme Bagréef-Speranski ? C'estC’est d'abordd’abord la Xenia Damianovna de cette ''Nuit ou Golgotha'', qu'onqu’on a pu lire ici ; puis, dans ''le Moine au mont Athos'', c'estc’est Wera, ce type étrange du monde moscovite. Voyez cette jeune fille : elle n'an’a aucune fortune ; mais elle a reçu une éducation brillante à l’''institut''. Elle entre dans le monde comme demoiselle de compagnie, comme gouvernante, et dès qu'ellequ’elle a pénétré dans cette atmosphère enivrante, elle n'en veut plus sortir. La soif du luxe, des élégances la dévore. Elle repousse l’homme qu'elle aime et qui est pauvre, pour conquérir un homme riche, qui a la bonhomie de l’adorer éperdument, et si son secret est dévoilé, elle se rejette avec une froide fureur dans le monde, pour aller épouser quelque prince valaque qu'elle abandonnera plus tard pour aller vivre à Venise. Ainsi se dévoilent à travers ces récits animés quelques-uns des aspects profonds et mystérieux de cette société qui peut avoir sa place sans doute dans la civilisation universelle, mais non à titre de conquérante et de dominatrice.
Mais en est-il ainsi en Espagne? S'il est un trait caractéristique de l’état de la Péninsule, c'est que rien ne s'y affermit, rien ne s'y organise; l’incertitude est partout, le pouvoir et la direction nulle part. Il y a six mois déjà que le duc de la Victoire est à la tête du conseil à Madrid, maître absolu du gouvernement, on peut le dire; il y a deux mois qu'une assemblée s'est réunie avec des pouvoirs souverains et constituans. Qu'est-il sorti de ce mouvement extraordinaire d'une révolution, de ces situations exceptionnelles et anormales? On en est encore à savoir sous quel régime vit l’Espagne, à quelle force s'appuyer. Un jour le gouvernement, par l’organe du général Espartero, vient fort sérieusement supplier les cortès de former enfin une majorité qui laisse voir une tendance un peu suivie, qui manifeste une pensée politique sur laquelle on puisse se régler; les cortès, à leur tour, somment le gouvernement de produire son programme, d'agir, d'exercer son initiative. Le gouvernement a publié son programme, les cortès ont voté des bills de confiance, et en fin décompte le gouvernement n'a pas été moins impuissant et moins incertain; l’assemblée de Madrid n'a pas été moins livrée à toute la diffusion de délibérations stériles et sans règle. Le plus clair des travaux de l’assemblée espagnole jusqu'ici consiste en toute sorte de propositions qui se succèdent, et qui viennent battre en brèche l’organisation financière du pays ou le peu d'ordre politique qui survit. C'est ainsi que les cortès ont supprimé, il y a quelque temps, les droits de consommation et d'octroi, qui donnaient au trésor environ 150 millions de réaux. Et sait-on le moyen ingénieux qui a été adopté pour suppléer au déficit? On a voté un emprunt. Le ministre des finances, M. Collado, n'a point goûté ce procédé d'économie politique, et il s'est retiré. M. Collado a été remplacé par un banquier très riche de Madrid. M. Sevillano, qui est un ministre très humoristique, et qui a proposé de couvrir l’emprunt de sa propre fortune au besoin. On voit qu'en Espagne on en revient à des procédés de gouvernement fort simples; mais ce n'est pas tout. Les cortès ont supprimé la partie des impôts de consommation qui revenait à l’état; elles n'ont point supprimé celle qui était affectée aux provinces et aux municipalités. Or qu'arrive-t-il maintenant? C'est qu'on ne veut plus même de ce reste d'impôt dans les provinces. Sur plusieurs points ont éclaté des soulèvemens, et une de ces séditions a pris le caractère le plus grave à Malaga, où le gouverneur civil, H. Henri O’Donnell, frère du ministre de la guerre, s'est vu obligé de se retirer devant l’émeute et de donner sa démission. Pendant ce temps, sait-on à quoi est occupée l’assemblée de Madrid? Elle discute sur la sanction des lois, sur la question de savoir si la reine a le droit de sanctionner les mesures législatives rendues par les cortès actuelles. C'est tout simplement la suspension de la royauté. Désordre financier et désordre politique, voilà le résumé de ces discussions étranges, Le parti progressiste, quand il est au pouvoir en Espagne, cherche partout la trace de conspirations organisées contre sa domination. Il n'y a d'autre conspirateur contre le régime progressiste que le parti progressiste lui-même, et il suffit à coup sûr, pour peu que l’état actuel de l’Espagne se prolonge.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/419]]==
atmosphère enivrante, elle n’en veut plus sortir. La soif du luxe, des élégances la dévore. Elle repousse l’homme qu’elle aime et qui est pauvre, pour conquérir un homme riche, qui a la bonhomie de l’adorer éperdument, et si son secret est dévoilé, elle se rejette avec une froide fureur dans le monde, pour aller épouser quelque prince valaque qu’elle abandonnera plus tard pour aller vivre à Venise. Ainsi se dévoilent à travers ces récits animés quelques-uns des aspects profonds et mystérieux de cette société qui peut avoir sa place sans doute dans la civilisation universelle, mais non à titre de conquérante et de dominatrice.
 
Voilà le malheur de ces questions comme celle qui agite aujourd'huiaujourd’hui le monde : elles se montrent sous toutes les formes ; elles renaissent de l’étude d'uned’une fiction romanesque aussi bien que de la politique ; on les trouve partout, dans tous les pays qui vivent sous l’empire de la loi européenne. Ces pays cependant ont leur vie propre, leurs intérêts, leurs luttes, leur travail intérieur. La Suisse, avait, il y a peu de temps, une courte session de son assemblée fédérale. Le président de la confédération a été renouvelé, et c'estc’est M. Furrer qui a été nommé. Du reste, la situation générale de la Suisse se ressent encore des événemens qui ont transformé, il y a quelques années, ses institutions politiques. Le radicalisme qui est arrivé au pouvoir par ces événemens s'ests’est efforcé de s'ys’y maintenir en se modérant quelque peu et en prenant un caractère gouvernemental ; mais alors il a eu contre lui le radicalisme plus avancé, qui l’avait aidé dans sa victoire, et le parti conservateur, qu'ilqu’il avait vaincu. Les luttes ont pris une extrême vivacité, notamment dans les cantons du Tessin et de Fribourg ; elles se renouvellent incessamment. Le parti conservateur a évidemment l’immense majorité dans le pays, les votes les plus significatifs le prouvent ; les radicaux ne s'obstinents’obstinent pas moins à rester au pouvoir, où ils ont pris soin de s'établirs’établir pour longtemps, en garantissant la durée de leur autorité par des constitutions cantonales dont la révision est sujette à mille difficultés, C’est ainsi que dans le canton du Tessin une manifestation récente pour la révision de la constitution a échoué. Une commission de conciliation avait été nommer ; d'abordd’abord pour arriver à une transaction. On ne s'ests’est plus entendu sur la question de savoir si la révision de la constitution serait faite par le grand conseil actuel ou par une assemblée nouvelle. Ces débats s'agiteronts’agiteront encore sans nul doute, comme ils s'agitents’agitent sur plus d'und’un autre point de la Suisse. Ils forment le caractère principal de la situation intérieure de la vieille république helvétique. Telle qu'ellequ’elle est cependant, cette vie politique de la Suisse a sa régularité, qui préside au développement pacifique de tous les intérêts du pays.
La politique de l’Europe dans ses complications, dans tous ses incidens, se ressent nécessairement de cette complexité puissante d'intérêts, de ces traditions d'antagonisme, de ces luttes morales et intellectuelles inhérentes aux vieilles civilisations. Les questions qui s'agitent au-delà de l’Atlantique rappellent bien sans doute par mille traits l’origine européenne de ces populations répandues dans le Nouveau-Monde; ces questions mêmes cependant gardent aussi, à travers tout, ce caractère propre aux civilisations qui ont de la peine à se former, à des races qui entrent avec l’inexpérience la plus complète dans la vie publique la plus large. L’Amérique du Sud a cela de particulier, que le droit international n'y est pas plus fondé et respecté que le droit politique intérieur. De L’anarchie, des insurrections mal étouffées et toujours renaissantes, des guerres civiles, des conflits extérieurs perpétuels, c'est là ce qu'on nomme la vie publique de ces contrées. Aujourd'hui le dictateur qui s'est institué lui-même à Bogota il y a près d'un an, le général Melo, vient d'être défait dans un combat; mais sa délaite n'a point été assez complète pour mettre fin à la guerre civile dans la Nouvelle-Grenade. Au Pérou, il s'agit encore de savoir qui l’emportera, du gouvernement ou de l’insurrection commandée par le général Castilla. A Montevideo, la présence de l’armée brésilienne apparaît comme un fait qu'on ne peut empocher, et qui opprime le sentiment national en menaçant l’indépendance de la République Orientale. A Buenos-Ayres, une scission, recouverte d'abord d'une apparence pacifique, acceptée de guerre lasse par le général Urquiza et par la province principale de la Confédération Argentine, vient de dégénérer une fois de plus en collisions violentes,qui ne seront point à coup sûr les dernières. L’année qui finit peut donc compter parmi les années les plus tristement et les plus stérilement agitées dans l’histoire de l’Amérique du Sud. Ce n'est pas tout encore cependant : à ces confusions il vient de se joindre dans ces derniers mois un épisode qui n'est pas le moins curieux de la politique sud-américaine, et cette fois c'est le Paraguay qui entre en scène, non par une révolution, mais par une difficulté extérieure qui n'est point certes sans gravité, en même temps qu'elle révèle l’état réel de cette partie centrale de l’Amérique du Sud.
 
Mais en est-il ainsi en Espagne ? S’il est un trait caractéristique de l’état de la Péninsule, c’est que rien ne s’y affermit, rien ne s’y organise ; l’incertitude est partout, le pouvoir et la direction nulle part. Il y a six mois déjà que le duc de la Victoire est à la tête du conseil à Madrid, maître absolu du gouvernement, on peut le dire ; il y a deux mois qu’une assemblée s’est réunie avec des pouvoirs souverains et constituans. Qu’est-il sorti de ce mouvement extraordinaire d’une révolution, de ces situations exceptionnelles et anormales ? On en est encore à savoir sous quel régime vit l’Espagne, à quelle force s’appuyer. Un jour le gouvernement, par l’organe du général Espartero,
Une question extérieure à l’Assomption! C'est la première fois qu'un tel événement prend place dans l’histoire. Le Paraguay, on le sait, a pratiqué pendant quarante ans ce qu'on pourrait appeler la politique hermétique. Il a vécu en lui-même, strictement et opiniâtrement fermé à toute immixtion étrangère. Ce n'est pas que le docteur Francia obéit en cela à une pensée très différente de celle qui eût aisément dominé dans le reste de l’Amérique du Sud; il ne faisait que résumer d'une façon plus caractéristique et plus extrême les répulsions de ces races naturellement hostiles aux influences étrangères, et par la position de son pays il pouvait à la rigueur résoudre Le problème étrange de se séquestrer totalement du monde, ce que ne pouvaient faire les autres républiques hispano-américaines. Depuis quelques années cependant le Paraguay lui-même a suivi le mouvement commun : il a noué des relations avec les pays voisins, avec les plus grands gouvernemens de l’ancien et du Nouveau-Monde; il a signé des traités avec la France, l’Angleterre, les États-Unis, la Sardaigne; il a concédé certains droits aux étrangers; il a ouvert ses fleuves à la navigation, et des navires sont arrivés à l’Assomption, portant des ministres de l’Europe. Le Paraguay a joui pendant quelque temps du succès que lui valait cette politique libérale. Il a eu son ambassadeur dans les vieilles cours européennes. C'était merveille en théorie. Puis est venue l’application, et alors les difficultés ont éclaté; alors on a vu aussi que le docteur Francia n'avait pas emporté son esprit tout entier avec lui.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/420]]==
Mais en est-il ainsi en Espagne? S'il est un trait caractéristique de l’état de la Péninsule, c'est que rien ne s'y affermit, rien ne s'y organise; l’incertitude est partout, le pouvoir et la direction nulle part. Il y a six mois déjà que le duc de la Victoire est à la tête du conseil à Madrid, maître absolu du gouvernement, on peut le dire; il y a deux mois qu'une assemblée s'est réunie avec des pouvoirs souverains et constituans. Qu'est-il sorti de ce mouvement extraordinaire d'une révolution, de ces situations exceptionnelles et anormales? On en est encore à savoir sous quel régime vit l’Espagne, à quelle force s'appuyer. Un jour le gouvernement, par l’organe du général Espartero, vient fort sérieusement supplier les cortès de former enfin une majorité qui laisse voir une tendance un peu suivie, qui manifeste une pensée politique sur laquelle on puisse se régler ; les cortès, à leur tour, somment le gouvernement de produire son programme, d'agird’agir, d'exercerd’exercer son initiative. Le gouvernement a publié son programme, les cortès ont voté des bills de confiance, et en fin décompte le gouvernement n'an’a pas été moins impuissant et moins incertain ; l’assemblée de Madrid n'an’a pas été moins livrée à toute la diffusion de délibérations stériles et sans règle. Le plus clair des travaux de l’assemblée espagnole jusqu'icijusqu’ici consiste en toute sorte de propositions qui se succèdent, et qui viennent battre en brèche l’organisation financière du pays ou le peu d'ordred’ordre politique qui survit. C'estC’est ainsi que les cortès ont supprimé, il y a quelque temps, les droits de consommation et d'octroid’octroi, qui donnaient au trésor environ 150 millions de réaux. Et sait-on le moyen ingénieux qui a été adopté pour suppléer au déficit ? On a voté un emprunt. Le ministre des finances, M. Collado, n'an’a point goûté ce procédé d'économied’économie politique, et il s'ests’est retiré. M. Collado a été remplacé par un banquier très riche de Madrid. M. Sevillano, qui est un ministre très humoristique, et qui a proposé de couvrir l’emprunt de sa propre fortune au besoin. On voit qu'enqu’en Espagne on en revient à des procédés de gouvernement fort simples ; mais ce n'estn’est pas tout. Les cortès ont supprimé la partie des impôts de consommation qui revenait à l’état ; elles n'ontn’ont point supprimé celle qui était affectée aux provinces et aux municipalités. Or qu'arrivequ’arrive-t-il maintenant ? C'estC’est qu'onqu’on ne veut plus même de ce reste d'impôtd’impôt dans les provinces. Sur plusieurs points ont éclaté des soulèvemens, et une de ces séditions a pris le caractère le plus grave à Malaga, où le gouverneur civil, H. Henri O’Donnell, frère du ministre de la guerre, s'ests’est vu obligé de se retirer devant l’émeute et de donner sa démission. Pendant ce temps, sait-on à quoi est occupée l’assemblée de Madrid ? Elle discute sur la sanction des lois, sur la question de savoir si la reine a le droit de sanctionner les mesures législatives rendues par les cortès actuelles. C'estC’est tout simplement la suspension de la royauté. Désordre financier et désordre politique, voilà le résumé de ces discussions étranges, Le parti progressiste, quand il est au pouvoir en Espagne, cherche partout la trace de conspirations organisées contre sa domination. Il n'yn’y a d'autred’autre conspirateur contre le régime progressiste que le parti progressiste lui-même, et il suffit à coup sûr, pour peu que l’état actuel de l’Espagne se prolonge.
 
La politique de l’Europe dans ses complications, dans tous ses incidens, se ressent nécessairement de cette complexité puissante d’intérêts, de ces traditions d’antagonisme, de ces luttes morales et intellectuelles inhérentes aux vieilles civilisations. Les questions qui s’agitent au-delà de l’Atlantique rappellent bien sans doute par mille traits l’origine européenne de ces populations répandues dans le Nouveau-Monde ; ces questions mêmes cependant gardent aussi, à travers tout, ce caractère propre aux civilisations qui ont de la peine à se former, à des races qui entrent avec l’inexpérience la plus complète dans la vie publique la plus large. L’Amérique du Sud a cela de particulier, que le droit international n’y est pas plus fondé et respecté que le droit politique intérieur. De L’anarchie, des insurrections mal étouffées et toujours
Les États-Unis ont été les premiers, selon l’habitude, à vouloir tirer parti des tendances nouvelles du Paraguay. Un homme entreprenant, revêtu d'un titre consulaire au nom de l’Union, M. Hopkins, s'est établi à l’Assomption. Il a d'abord joui de quoique faveur auprès du gouvernement paraguayen; mais bientôt une circonstance est venue provoquer l’audace ''yankee'' et faire renaître tout à coup à l’Assomption les instincts répulsifs du docteur Francia, qu'avait cherché à étouffer le président Lopez. C’est là ce qu'on a nommé au-delà des mers la ''question Hopkins''. Comment est née cette question? A l’occasion d'un incident où le sérieux se mêle au puéril. Le frère du consul américain chevauchait, à ce qu'il parait, aux environs de l’Assomption avec une de ses parentes, femme de l’agent français, M. Guillemot, il est allé donner contre un troupeau de bœufs appartenant au gouvernement et conduit par une escouade de soldats. M. Clément Hopkins a-t-il méconnu l’avis qui lui était donné de s'arrêter? a-t-il enfreint des règlemens de police? Le chef de l’escouade a-t-il été gratuitement violent? Le fait est que M. Hopkins a été traité avec peu de ménagemens, et qu'il en a même été pour quelques coups de sabre, qui ne l’ont point heureusement blessé. Là-dessus s'est engagée une correspondance singulière, très vive de la part du consul américain, M. Edouard Hopkins, très subtile de la part du gouvernement paraguayen. M. Hopkins a demandé une satisfaction pour l’insulte commise à l’égard de son frère, en réclamant la punition du coupable et l’insertion au journal officiel, - le seul qui se publie, - de cette satisfaction. Par la même occasion, il a exhumé une foule d'autres griefs, dont quelques-uns lui étaient personnels en sa qualité de chef de la ''compagnie de navigation''. Le gouvernement paraguayen a accordé une certaine satisfaction, non sans maugréer, sur le fait des violences commises envers le frère du consul, ajoutant pour le reste qu'il ne connaissait pas la compagnie de navigation des États-Unis et du Paraguay, que le Paraguay n'avait autorisé personne à prendre son nom. Le plus clair de cette première partie de l’affaire, c'est que le soldat qui a fait la rencontre de M. Clément Hopkins a été condamné à recevoir un bon nombre de coups de bâton. Les choses en étaient là lorsque, peu après le gouvernement paraguayen rendait un décret par lequel il interdisait aux étrangers l’achat de terres et l’usage de tout titre commercial. Or le consul américain se trouvait justement en ce moment sur le point d'acheter des terrains pour l’établissement de la compagnie de navigation. Le conflit, on le voit, ne faisait que s'envenimer, et il devait s'aggraver encore, puisque dans les premiers jours de septembre, le président Lopez retirait l’''exequatur'' à M. Hopkins sous prétexte d'injures de ce dernier. Tout cela ne se passait point sans de nouvelles correspondances diplomatiques; mais Le gouvernement paraguayen finissait par ne plus recevoir les notes de M. Hopkins, en se fondant sur ce qu'elles étaient écrites en anglais et qu'il n'entendait pas l’anglais. Une dépêche du commandant du vapeur de guerre américain le ''Waterwich'', qui était en vue de l’Assomption, avait le même sort, après quoi il ne restait plus à M. Hopkins et au commandant du ''Watertwich'' qu'à quitter le Paraguay, ce qu'ils ont fait. Malheureusement cet incident n'a fait que réveiller, comme nous le disions, les instincts répulsifs de la vieille politique de Francia, Le président Lopez a rendu un nouveau décret pour interdire aux navires de guerre étrangers l’entrée des rivières de la république et pour prohiber même la navigation dans le Bas-Paraguay, jusqu'à ce que toutes les questions de limites soient vidées entre les états riverains; mais le gouvernement paraguayen se trouve nécessairement en présence des états européens avec lesquels il a signé des traités de commerce et de navigation virtuellement annulés par ces diverses dispositions. Que sortira-t-il de ce conflit? il serait difficile de le dire. La question Hopkins, puisque ainsi on l’a nommée, a été tranchée à l’Assomption; elle ne l’est point à Washington, et ce n'est point sans doute un décret du président Lopez qui arrêtera les Américains, dont l’énergique audace semble se tourner depuis quelque temps vers l’Amérique du Sud.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/421]]==
La politique de l’Europe dans ses complications, dans tous ses incidens, se ressent nécessairement de cette complexité puissante d'intérêts, de ces traditions d'antagonisme, de ces luttes morales et intellectuelles inhérentes aux vieilles civilisations. Les questions qui s'agitent au-delà de l’Atlantique rappellent bien sans doute par mille traits l’origine européenne de ces populations répandues dans le Nouveau-Monde; ces questions mêmes cependant gardent aussi, à travers tout, ce caractère propre aux civilisations qui ont de la peine à se former, à des races qui entrent avec l’inexpérience la plus complète dans la vie publique la plus large. L’Amérique du Sud a cela de particulier, que le droit international n'y est pas plus fondé et respecté que le droit politique intérieur. De L’anarchie, des insurrections mal étouffées et toujours renaissantes, des guerres civiles, des conflits extérieurs perpétuels, c'estc’est là ce qu'onqu’on nomme la vie publique de ces contrées. Aujourd'huiAujourd’hui le dictateur qui s'ests’est institué lui-même à Bogota il y a près d'und’un an, le général Melo, vient d'êtred’être défait dans un combat ; mais sa délaite n'an’a point été assez complète pour mettre fin à la guerre civile dans la Nouvelle-Grenade. Au Pérou, il s'agits’agit encore de savoir qui l’emportera, du gouvernement ou de l’insurrection commandée par le général Castilla. AÀ Montevideo, la présence de l’armée brésilienne apparaît comme un fait qu'onqu’on ne peut empocher, et qui opprime le sentiment national en menaçant l’indépendance de la République Orientale. AÀ Buenos-Ayres, une scission, recouverte d'abordd’abord d'uned’une apparence pacifique, acceptée de guerre lasse par le général Urquiza et par la province principale de la Confédération Argentine, vient de dégénérer une fois de plus en collisions violentes,qui ne seront point à coup sûr les dernières. L’année qui finit peut donc compter parmi les années les plus tristement et les plus stérilement agitées dans l’histoire de l’Amérique du Sud. Ce n'estn’est pas tout encore cependant : à ces confusions il vient de se joindre dans ces derniers mois un épisode qui n'estn’est pas le moins curieux de la politique sud-américaine, et cette fois c'estc’est le Paraguay qui entre en scène, non par une révolution, mais par une difficulté extérieure qui n'estn’est point certes sans gravité, en même temps qu'ellequ’elle révèle l’état réel de cette partie centrale de l’Amérique du Sud.
 
Une question extérieure à l’Assomption ! C'estC’est la première fois qu'unqu’un tel événement prend place dans l’histoire. Le Paraguay, on le sait, a pratiqué pendant quarante ans ce qu'onqu’on pourrait appeler la politique hermétique. Il a vécu en lui-même, strictement et opiniâtrement fermé à toute immixtion étrangère. Ce n'estn’est pas que le docteur Francia obéit en cela à une pensée très différente de celle qui eût aisément dominé dans le reste de l’Amérique du Sud ; il ne faisait que résumer d'uned’une façon plus caractéristique et plus extrême les répulsions de ces races naturellement hostiles aux influences étrangères, et par la position de son pays il pouvait à la rigueur résoudre Le problème étrange de se séquestrer totalement du monde, ce que ne pouvaient faire les autres républiques hispano-américaines. Depuis quelques années cependant le Paraguay lui-même a suivi le mouvement commun : il a noué des relations avec les pays voisins, avec les plus grands gouvernemens de l’ancien et du Nouveau-Monde ; il a signé des traités avec la France, l’Angleterre, les États-Unis, la Sardaigne ; il a concédé certains droits aux étrangers ; il a ouvert ses fleuves à la navigation, et des navires sont arrivés à l’Assomption, portant des ministres de l’Europe. Le Paraguay a joui pendant quelque temps du succès que lui valait cette politique libérale. Il a eu son ambassadeur dans les vieilles cours européennes. C'étaitC’était merveille en théorie. Puis est venue l’application, et alors les difficultés ont éclaté ; alors on a vu aussi que le docteur Francia n'avaitn’avait pas emporté son esprit tout entier avec lui.
 
Les États-Unis ont été les premiers, selon l’habitude, à vouloir tirer parti des tendances nouvelles du Paraguay. Un homme entreprenant, revêtu d’un titre consulaire au nom de l’Union, M. Hopkins, s’est établi à l’Assomption. Il a d’abord joui de quoique faveur auprès du gouvernement paraguayen ; mais bientôt une circonstance est venue provoquer l’audace ''yankee'' et faire
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/422]]==
Les États-Unis ont été les premiers, selon l’habitude, à vouloir tirer parti des tendances nouvelles du Paraguay. Un homme entreprenant, revêtu d'un titre consulaire au nom de l’Union, M. Hopkins, s'est établi à l’Assomption. Il a d'abord joui de quoique faveur auprès du gouvernement paraguayen; mais bientôt une circonstance est venue provoquer l’audace ''yankee'' et faire renaître tout à coup à l’Assomption les instincts répulsifs du docteur Francia, qu'avaitqu’avait cherché à étouffer le président Lopez. C’est là ce qu'onqu’on a nommé au-delà des mers la ''question Hopkins''. Comment est née cette question ? A l’occasion d'und’un incident où le sérieux se mêle au puéril. Le frère du consul américain chevauchait, à ce qu'ilqu’il parait, aux environs de l’Assomption avec une de ses parentes, femme de l’agent français, M. Guillemot, il est allé donner contre un troupeau de bœufs appartenant au gouvernement et conduit par une escouade de soldats. M. Clément Hopkins a-t-il méconnu l’avis qui lui était donné de s'arrêters’arrêter ? a-t-il enfreint des règlemens de police ? Le chef de l’escouade a-t-il été gratuitement violent ? Le fait est que M. Hopkins a été traité avec peu de ménagemens, et qu'ilqu’il en a même été pour quelques coups de sabre, qui ne l’ont point heureusement blessé. Là-dessus s'ests’est engagée une correspondance singulière, très vive de la part du consul américain, M. Edouard Hopkins, très subtile de la part du gouvernement paraguayen. M. Hopkins a demandé une satisfaction pour l’insulte commise à l’égard de son frère, en réclamant la punition du coupable et l’insertion au journal officiel, - le seul qui se publie, - de cette satisfaction. Par la même occasion, il a exhumé une foule d'autresd’autres griefs, dont quelques-uns lui étaient personnels en sa qualité de chef de la ''compagnie de navigation''. Le gouvernement paraguayen a accordé une certaine satisfaction, non sans maugréer, sur le fait des violences commises envers le frère du consul, ajoutant pour le reste qu'ilqu’il ne connaissait pas la compagnie de navigation des États-Unis et du Paraguay, que le Paraguay n'avaitn’avait autorisé personne à prendre son nom. Le plus clair de cette première partie de l’affaire, c'estc’est que le soldat qui a fait la rencontre de M. Clément Hopkins a été condamné à recevoir un bon nombre de coups de bâton. Les choses en étaient là lorsque, peu après le gouvernement paraguayen rendait un décret par lequel il interdisait aux étrangers l’achat de terres et l’usage de tout titre commercial. Or le consul américain se trouvait justement en ce moment sur le point d'acheterd’acheter des terrains pour l’établissement de la compagnie de navigation. Le conflit, on le voit, ne faisait que s'envenimers’envenimer, et il devait s'aggravers’aggraver encore, puisque dans les premiers jours de septembre, le président Lopez retirait l’''exequatur'' à M. Hopkins sous prétexte d'injuresd’injures de ce dernier. Tout cela ne se passait point sans de nouvelles correspondances diplomatiques ; mais Le gouvernement paraguayen finissait par ne plus recevoir les notes de M. Hopkins, en se fondant sur ce qu'ellesqu’elles étaient écrites en anglais et qu'ilqu’il n'entendaitn’entendait pas l’anglais. Une dépêche du commandant du vapeur de guerre américain le ''Waterwich'', qui était en vue de l’Assomption, avait le même sort, après quoi il ne restait plus à M. Hopkins et au commandant du ''Watertwich'' qu'àqu’à quitter le Paraguay, ce qu'ilsqu’ils ont fait. Malheureusement cet incident n'an’a fait que réveiller, comme nous le disions, les instincts répulsifs de la vieille politique de Francia, Le président Lopez a rendu un nouveau décret pour interdire aux navires de guerre étrangers l’entrée des rivières de la république et pour prohiber même la navigation dans le Bas-Paraguay, jusqu'àjusqu’à ce que toutes les questions de limites soient vidées entre les états riverains ; mais le gouvernement paraguayen se trouve nécessairement en présence des états européens avec lesquels il a signé des traités de commerce et de navigation virtuellement annulés par ces diverses dispositions. Que sortira-t-il de ce conflit? il serait difficile de le dire. La question Hopkins, puisque ainsi on l’a nommée, a été tranchée à l’Assomption; elle ne l’est point à Washington, et ce n'est point sans doute un décret du président Lopez qui arrêtera les Américains, dont l’énergique audace semble se tourner depuis quelque temps vers l’Amérique du Sud.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/423]]==
et de navigation virtuellement annulés par ces diverses dispositions. Que sortira-t-il de ce conflit ? il serait difficile de le dire. La question Hopkins, puisque ainsi on l’a nommée, a été tranchée à l’Assomption ; elle ne l’est point à Washington, et ce n’est point sans doute un décret du président Lopez qui arrêtera les Américains, dont l’énergique audace semble se tourner depuis quelque temps vers l’Amérique du Sud.