« La Journée de Doebeln » : différence entre les versions

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{{journal|Poésies finlandaises de Runeberg|[[A. Geffroy]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.7, 1854}}
 
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: ''Die Sagen du Foehnrich Stoel (Les Récits du colonel Stoel''), trad. par Mme Ida Meves ; Leipzig 1854, in-12.
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<references/>
La guerre actuelle a tourné les regards de l’Europe vers cette nation finlandaise si peu connue. On ne sait pas assez que cette race, la plus ancienne sans doute de l’Europe, a joué jadis un grand rôle en servant à nous transmettre la civilisation orientale. Vaincue par les peuples qui ont ensuite envahi notre continent, elle n’a pas gardé d’institutions vraiment nationales, elle a adopté celles des peuples Scandinaves ; mais elle possède du moins un trésor inappréciable dans ses chants populaires, que la mémoire des différentes générations a conservés jusqu’à nos temps, et qui, fixés par l’écriture il y a seulement vingt années, forment à présent un admirable poème épique, dont les couleurs sont tout orientales. En attendant que le moment soit venu de faire connaître tout ce qui se rapporte à la curieuse histoire du ''Katevala'', voici une traduction allemande singulièrement exacte et en même temps élégante des poésies nationales du Finlandais Runeberg. Runeberg est le Béranger de la Finlande ; il a célébré dans ses vers spirituels, énergiques, échauffés par l’amour de la patrie, la dernière résistance de la Finlande contre les Russes en 1808 et 1809. Rien que ses poésies, comme celles de Béranger, offrent beaucoup de traits particuliers, qu’il est difficile de comprendre sans la connaissance du pays et de ses héros, nous en avons choisi une cependant, qui, rendue aussi exactement que possible d’après le texte
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suédois, donnera sans doute aux lecteurs français une juste idée de cette œuvre nationale, dont la guerre a réveillé dans le Nord tous les souvenirs. La langue allemande est si propre à la traduction, et le travail de Mme Ida Meves est si consciencieux et si intelligent, que son livre deviendra un autre texte pour ceux qui n’entendent pas le suédois.
 
 
<center>La Journée de Doebeln</center>
 
« — Dœbeln est un païen, dit le pasteur ; s’il meurt aujourd’hui, je le tiens pour damné. Quoi ! je vais le trouver, je l’avertis, je lui offre des consolations, une direction spirituelle, et, après m’avoir écouté un instant, tout à coup il se dresse et s’écrie : Emmenez-moi le pasteur, et gare à vous s’il rentre ici ! Est-ce là, je vous le demande, le langage d’un moribond ? Qu’il réponde lui-même de son salut ; j’ai fait tout ce qui m’était possible comme homme et comme prêtre.
 
« Ainsi parlait monsieur le pasteur assis à table devant un bon dîner. Il parlait, poussait un soupir et mangeait un morceau. — Cependant Dœbeln est étendu sur son lit ; il est brisé par la souffrance, sa poitrine lutte, son œil est enflammé, sa peau est desséchée, par la fièvre. Son régiment vient de faire une marche forcée vers le nord ; lui-même ne s’est arrêté qu’à Ny-Carleby.
 
« Le mal le consume, mais il porte dans son esprit un feu plus brûlant encore, et son œil trahit une agitation plus profonde que celle de la fièvre. C’est qu’il compte chaque heure qui passe ; il écoule, il attend, et son regard reste fixé sur la porte. Elle s’ouvre. Un jeune homme à l’air modeste et sérieux traverse la chambre et s’approche du général.
 
« — Docteur, lui dit Dœbeln, parmi ce que nous adorons sur la terre il y a beaucoup de vanités, et s’il y a des libres penseurs, certes j’en suis un. Pourtant deux choses m’ont appris à respecter la médecine : mon front brisé et l’habileté de mon ami Bjerkén <ref> Le général Doebeln, héros de ce poème, avait été blessé grièvement au front à une bataille précédente, et le célèbre docteur Bjerkén avait heureusement pratiqué sur le général l’opération du trépan ; Dœbeln portait depuis lors un bandeau sur le front.</ref> ; aussi ai-je pris exactement ce que vous m’avez ordonné ; je suis resté là comme un enfant, et j’ai enduré toute cette batterie que vous avez rangée là sur ma table. Je sais bien que vous suivez les lois de votre art ; mais, je vous le dis, s’il faut que je reste ici des heures et des jours, déchirez-moi plutôt tous ces chiffons, comme un homme que vous êtes.
 
« Je veux et je dois me bien porter, il n’y a point à balancer ; il faut que je me lève, quand je serais étendu au fond du tombeau ! Ecoutez ! n’entendez-vous pas le canon du côté de Jutas ? C’est la retraite de notre armée ; il faut que j’y sois avant que mes soldats ne soient attaqués. Le chemin serait fermé, Adlercreutz serait fait prisonnier, et que deviendraient alors mes braves soldats ? Non, docteur, non ; imaginez un remède qui me rende dix fois plus malade demain, mais qui me mette aujourd’hui sur mes jambes !
 
« Le jeune docteur écoute tristement Dœbeln ; tout à coup sa noble figure s’illumine ; il étend avec calme son bras vers la table, et d’un coup il jette à terre tout ce qui la couvrait : — Eh bien ! général, dit-il, mon art ne vous
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retient plus ici. — Une vive rougeur colore le front de Dœbeln, il saule à bas du lit, bien que chancelant et faible. — Merci, s’écrie-t-il, mon jeune ami, vous m’avez compris ; un baiser sur votre front ; vous êtes un homme et moi aussi !
 
« A Jutas, la canonnade avait cessé après que la mort avait fait sa première moisson ; l’armée finnoise, prête à mourir, non plus à vaincre, était rompue, dispersée, en désordre. Une première attaque avait été à grand’peine repoussée, et Kosatschoffski rangeait son armée en bataille pour une nouvelle attaque. Un morne silence régnait dans la plaine…
 
« — Qui rassemblera mes bataillons épars, restes précieux de tant de victoires chèrement achetées ? Courage, force d’âme, trésors de fidélité et d’honneur, tout cela est ici, mais il manque un chef. L’homme qui alluma nos espérances au moment du danger, qui conduisit à cent belles et sanglantes batailles son brave régiment de Biœrneborg, il ne faut pas qu’il soit témoin de nos dernières heures ; ce ne sera pas lui qui conduira la marche tranquille de nos vétérans à la mort : ce sera le hasard !
 
« Cependant lu es là, brave Eek, nous ne l’oublions pas, toi qu’on a vu si souvent dans les champs de bataille, toi dont le nom réjouit encore la patrie, toi dont elle a pleuré le triste sort ! mais, les braves amis et toi, vous savez mieux combattre que commander ; celui qui est à présent malade, celui-là seul sait ce grand art…
 
« Attention ! silence ! écoutez ! Là-bas, sur la hauteur, des hurras ont retenti ; un cavalier s’est approché. Qui est-il ? Entendez-vous cette tempête d’acclamations ? D’où vient cette joie qui enivre tour à tour chaque soldat ? Les hurras volent sur la plaine par-dessus les armes étincelantes ; ils enveloppent les bataillons, s’étendent, s’accroissent et roulent, comme une avalanche de voix humaines jusqu’au fond de la vallée. Le voici ! lui et non pas un autre ; lui, le petit homme avec le bandeau au front ; lui le brave, le noble, le savant général !
 
« Il commande le silence. Écoutez sa voix ! Le voilà qui harangue ces soldats tout à l’heure dispersés par la lutte ; il parcourt la plaine à cheval, et les compagnies se réunissent, et les bataillons se forment de nouveau. Voici que les fusils étincellent en lignes serrées. Cette armée noire de poudre et habillée de haillons, la voilà de nouveau en bon ordre, imposante et redoutable ; elle ne songe plus à bien attendre la mort, elle demande le combat, elle veut la victoire ; un autre esprit s’est élevé sur elle et l’anime.
 
« Dœbeln parcourt à cheval le front de cette armée qu’il retrouve pleine de force et de confiance ; son regard perçant Interroge chaque compagnie, chaque file, chaque soldat. Pour tous, Suédois et Finnois, il est évident que de grands projets roulent dans son esprit. Il est plus mystérieux que de coutume, il est aussi moins sévère, et plus d’une fois son rude visage s’adoucit, quand il s’adresse à quelque vétéran bien connu de lui.
 
« Il y en avait un, dans la compagnie de von Kothen : c’était Standar, le caporal n° 7. Il portait d’un côté un soulier percé ; l’autre pied était nu et ensanglanté. Quand Dœbeln aperçut le vieux soldat, il s’arrêta et fixa sur lui son triste regard : — Tu étais avec moi, dit-il, au combat de Kauhajoki. Est-ce là toute la récompense que tu as reçue pour notre victoire commune ?
 
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« — Général, répondit le vétéran, voici le fusil que vous m’avez donné vous-même, le canon en est encore excellent, et le chien fait feu comme autrefois ; cela me suffit. Je suis mal vêtu, mais qu’importe ? je ne le suis pas plus mal que les autres, et l’habit ne fait pas l’homme, je pense : avoir des souliers ou non ne fait rien à la chose. Vous voilà, nous tiendrons ferme, et mon pied nu ne reculera pas devant l’ennemi.
 
« Dœheln ne répliqua pas un mot ; mais il ôta son chapeau par respect pour ces paroles d’un brave. Il lança son cheval vers la compagnie voisine ; il s’arrêta devant le tambour Norde ; c’était un vieillard de quatre-vingt-huit ans : son bras raidi par l’âge n’exécutait plus les roulemens avec agilité ; mais, bien qu’on s’en aperçût quelquefois à la parade, quand le canon grondait, il se tenait bien en ligne. — Camarade, lui dit le général, n’en as-tu pas assez de battre la caisse, et n’y a-t-il pas ici quelque jeune homme pour te remplacer ? — Le vieux brave entendit avec quelque dépit ces paroles : — Général, dit-il, je suis devenu vieux, c’est vrai, et de roucouler comme un enfant, cela m’est difficile ; mais le tout est d’avoir de la force dans le bras. Commandez, comme autrefois Armfelt : En avant, marche, tambour battant ! Et le vieux Norde fera son roulement, pas très vite peut-être, mais dur et ferme !
 
« Dœheln sourit, et il tendit la main au compagnon du brave Armfelt. Arrivé sur les bords du fleuve, il rencontra les volontaires. Il remarqua dans leurs rangs un jeune homme récemment tiré de la charrue ; son visage était pâle. Dœheln, arrêtant son cheval, lui dit d’un ton brusque : — Qui es-tu, paysan ? N’as-tu point encore appris à mépriser la mort ? Ta joue est pâle comme la neige ; as-tu peur ?
 
« Le jeune homme se redressa, déchira sa chemise tout usée, et fit voir à nu la blessure qui traversait sa poitrine ; le sang rouge comme la pourpre en jaillit de nouveau. — J’ai reçu cette blessure, général, dans le dernier combat ; j’ai perdu trop de sang, je le crois, et c’est pour cela que mes joues n’ont pas repris leurs couleurs ; cependant je puis encore peut-être compter parmi les braves. J’étais un peu abattu, c’est vrai, mais je vais essayer mes forces : j’en ai retrouvé de nouvelles, général, depuis que je vous ai vu.
 
« Le fier Doebeln versa une larme. — Eh bien donc ! s’écria-t-il, marchons en avant ! J’en ai vu assez, et le retard peut nuire. La journée sera bonne : ce sera ''la journée de Dœbeln'', et notre moisson est mûre. Allez, monsieur l’aide de camp, courez là-bas, sur la hauteur, traversez la plaine, côtoyez la lisière du bois, parcourez tout le front de l’armée, et commandez partout qu’on se porte en avant. Ce n’est pas ici, c’est un peu plus loin que nous essaierons nos épées : avec une armée comme celle-ci, on peut défier le monde ; on n’attend point l’attaque, on attaque soi-même.
 
« Sur toute la ligne retentit bientôt ce cri : En avant ! en avant, pour vaincre ou mourir ! La voix du caporal Standar couvre les autres, comme un tonnerre ; le vieux Norde bat du tambour dur et ferme, et le jeune paysan, avec sa poitrine déchirée, marche bravement dans la plaine qu’il arrose de son sang ; à leur tête est Dœbeln, à cheval, l’épée hors du fourreau… - Avant la nuit, les Russes étaient écrasés, Adlercreutz était sauvé, — le chemin lui était ouvert.
 
« Les bataillons avaient déjà quitté la plaine, mais sur le champ de bataille,
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dans le silence et la paix du soir, restait un homme ; à ses côtés, il avait attaché son cheval ; il se tenait là seul, sur la sinistre plaine, parmi les morts et les débris qui jonchaient la terre sanglante. Les cris de la victoire retentissaient au loin, mais l’homme pâle contemplait paisiblement le ciel, et bientôt ces paroles tombèrent de ses lèvres : — Un devoir est rempli, voilà mes compagnons vainqueurs. Il est un autre devoir, et qui me regarde aussi. On m’appelle le libre penseur, et je m’en fais gloire : né libre, je pense librement ; mais je sais bien que de quelque côté que ma pensée ait marché, elle t’a cherché sans cesse, elle n’a rencontré que toi seul, ô toi, dont la seule volonté trace toutes les voies humaines ! C’est toi que je regarde en levant les yeux au ciel. Ici où la mort seule peut voir, de son regard qui s’éteint, je puis sans témoin t’adresser ma reconnaissance.
 
« A l’heure où nos espérances étaient ensevelies dans de profondes ténèbres, tu m’as rendu ma patrie et mes amis. O toi, à qui rien n’échappe, vois ce que je ressens ; ne sais-je pas apprécier tes bienfaits ? — Que l’esclave devant son Dieu s’abaisse dans la poussière, je ne sais pas me courber, je ne sais pas mendier ; je veux me dresser joyeux devant loi, le front découvert et le cœur en feu ; c’est là ma virile et libre prière.
 
« Tu m’as donné la force de précipiter invinciblement les bataillons ennemis ; mon corps était brisé et mes bras tremblans ; que pouvais-je donc par mes propres forces ? et pourtant j’ai vaincu ! L’armée de Finlande était cernée, entourée de toutes parts ; à présent, le chemin est ouvert devant elle, je lui ai frayé le passage, c’est toi, toi seulement qui nous as tous sauvés. Mon Dieu ! mon frère ! de quelque nom que je l’appelle, toi qui nous donnes la victoire, je te remercie !
 
« Ainsi parlait cet homme ; puis ses yeux s’abaissèrent ; il sauta sur son cheval et bientôt disparut. Les ténèbres couvrirent la terre, et les larmes de la nuit humectèrent la moisson ténébreuse de la mort. O patrie ! qui devinera les destinées ? Est-ce le bonheur, est-ce la dure nécessité que recèle ton avenir ? Il n’importe : pendant tes jours de triomphe ou tes jours de misère, tu conserveras éternellement, comme l’un des plus beaux parmi tes souvenirs, celui de ''la journée de Dœbeln''. »
 
Si nous avons réussi à donner quelque idée du poème de Runeberg, on peut concevoir que le général Drebeln soit devenu, grâce sans doute à son courage, mais aussi grâce au poète, un des héros populaires du Nord. Il en est de même du rusé Sandels, du courageux Otto Ficandt, chantés aussi par Runeberg. La version allemande de Mme Meves a été composée à Stockholm, au milieu des émotions que le nom de la Finlande réveille en ce moment dans les cœurs suédois. Une version anglaise vient de faire connaître ces chants à Londres. Des traductions françaises se préparent en même temps à Goettingue et à Paris. Que de sympathies en effet ne mérite pas cette terre de Finlande, l’un des berceaux les plus vénérables de notre vieille Europe, et qui semble appelée à devenir, mais pour peu de temps sans doute, un des principaux théâtres de la lutte engagée entre l’Occident et la Russie !
 
 
Stockholm, 10 août 1854
 
 
A. GEFFROY.