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{{journal|Les Soldats|[[J. Autran]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.5, 1854}}
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/761]]==
 
<pages index="Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu" from=761 to=779 />
<center>Première partie</center>
 
<center>I</center>
 
<poem>
Endurcis à la marche et légers de bagages,
Au retour d’un congé passé dans leurs villages,
Un jour, trois fantassins du même régiment
Par un triste pays cheminaient bravement
Rappelés au drapeau de la France héroïque,
Ils devaient, avant peu, s’embarquer pour l’Afrique.
Une étroite amitié, qui datait du berceau,
Les unit de tout temps. L’un, nommé Jean Rousseau,
Était un compagnon à mine haute et fière,
Un beau jeune homme, ardent à toute œuvre guerrière,
Cœur de flamme en un corps de granit ou d’airain.
L’autre était ce qu’on nomme un joyeux pèlerin,
Un de ces héritiers de la gaîté gauloise
Qu’on reconnaît partout à leur face narquoise,
Qui, du plus dur métier sachant se faire un jeu,
Sous les pesans fardeaux, sous les soleils de feu,
Marchent allègrement, qui sèment à la ronde
L’épigramme et l’oubli des misères du monde,
Qui passent dans la mort comme l’oiseau dans l’air,
En chantant leur chanson ; il avait nom Muller.
Enfin Pierre Cléry, — c’est le nom du troisième, —
Jouvenceau frêle et blond, semblait la candeur même.
Aux propos de Muller, à ses plus joyeux traits,
Il répondait souvent par des regards distraits.
 
</poem>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/762]]==
<poem>
Silencieux parfois durant une heure entière,
On eût dit qu’il laissait le bonheur en arrière.
Ses vaillans compagnons ne l’en aimaient pas moins :
Enfant digne, à leurs yeux, de tendresse et de soins,
Car, mis sur le terrain que le canon laboure,
S’il n’avait leur vigueur, il avait leur bravoure.
 
 
Tous trois, accoutumés à de plus lourds fardeaux,
Marchaient depuis dix jours le havre-sac au dos.
De sommets en vallons, de plaines en ravines,
Ils étaient parvenus dans de sombres collines
Où ne s’offrait à l’œil aucun indice humain.
Là, croyant retrancher aux longueurs du chemin,
Le trio s’engagea dans une fausse voie.
Pour vouloir abréger sa route, on se fourvoie.
Comment s’orienter ? On entrait en hiver ;
C’était le soir ; le ciel était bas et couvert ;
D’un côté du sentier, comme de grands décombres,
Des rocs s’amoncelaient ; de l’autre, des bois sombres,
Chênes et pins, montraient un fouillis ténébreux ;
Les estomacs à jeun dès longtemps sonnaient creux ;
Pour achever la fête, un aigre vent de glace,
Une bise d’acier leur soufflait droit en face,
Et la neige sur eux commençait à pleuvoir.
 
— Où diable, dit Rousseau, coucherons-nous ce soir ?
Je crains bien qu’à dîner nous manquions d’abondance.
 
— Bah ! répondit Muller, grande est la Providence,
Comme dit Salomon, le philosophe grec.
Pour moi, j’espère mieux, ce soir, que le pain sec
Dont il reste un morceau, je crois, dans ma sacoche.
M’accordez-vous bon flair ? Eh bien ! je sens l’approche
De quelque enchantement, d’un palais radieux
Où nous serons reçus comme des demi-dieux.
Cléry, n’as-tu jamais dîné chez une fée ?
 
Comme il trompait ainsi la faim mal étouffée,
Les sons inattendus d’une charmante voix
S’élevèrent soudain des lisières du bois :
Fraîche et vive chanson, qui ravissait l’oreille !
Dans ce morne désert véritable merveille !
Attentifs, suspendus aux accords enchantés,
Dans un songe tous trois se crurent transportés.
 
— Avouez, dit Muller, que j’étais bon prophète.
Avançons ; c’est ici que commence la fête !
 
</poem>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/763]]==
<poem>
 
<center>II</center>
 
Et, pénétrant alors dans les sombres taillis.
Ils virent, près d’un tas de rameaux recueillis,
Svelte et blonde, une fille au vêtement agreste,
Une rare beauté, d’origine modeste,
Qui nouait son fagot, et, par ce rude temps,
Fredonnait sa chanson de fauvette au printemps.
 
— Serait-ce quelque reine habillée en bergère ?
Fit Rousseau. N’allons point agir à la légère !
 
Et les trois compagnons d’avancer pas à pas.
Elle les aperçut, et ne s’en émut pas.
 
Muller, prenant alors une pose ingénue :
— Puis-je vous demander, jeune et belle inconnue,
Dit-il, si nous touchons à Saint-Denis-des-Bois,
Où nous comptions, ce soir, nous remiser tous trois ?
 
— Plaisantez-vous ? répond la jeune voix sonore.
Pour l’atteindre, il vous faut toute la nuit encore.
 
— En ce cas, dit Muller, soutirez qu’en ce beau lieu
Nous campions cette nuit, à la grâce de Dieu !
 
— Oh ! vous accepterez un abri moins sauvage,
Reprend la jeune fille au souriant visage
On ne vous offre, hélas ! ni fortuné séjour,
Ni repas copieux ; mais si le pain du jour,
Si la place au foyer dans une maison close,
Si le lit un peu dur où pourtant on repose,
Vous semblent, cette nuit, un lot plus gracieux
Qu’un bivac dans les bois, à tous les vents des cieux,
Vous n’avez qu’à me suivre !…
 
Et, posant sur sa tête
Son fagot de bois mort glané dans la tempête,
Elle prend les devans, et les trois compagnons,
Sans se faire prier, suivent ses pieds mignons.
 
À travers les replis du touffu labyrinthe.
Légère, elle passait, elle y plongeait sans crainte ;
Comme un daim familier aux plus secrets détours,
Rasant le sol à peine, elle avançait toujours.
Et le trio d’aller. Séduit par tant de grâce,
Jusques au bout du monde il eût suivi sa trace.
 
 
<center>III</center>
 
Vers les confins du bois, une étroite maison
S’élevait, regardant un moins triste horizon.
 
</poem>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/764]]==
<poem>
Un jardin précédait la modeste demeure,
Pauvre jardin frileux, blanc de neige à cette heure.
La course vint finir au seuil de ce logis.
Ouvrant la vieille porte avec ses doigts rougis :
— Mon père ! s’écria la blonde créature.
Venez ; que je vous conte une heureuse aventure !
Je vous amène ici des gens inattendus,
Trois soldais voyageurs, qui, dans le bois perdus,
Auraient passé la nuit sans retrouver la route,
Et dont le moins robuste eût bien souffert sans doute.
Si je n’avais pour eux compté sur votre accueil.
 
À ces mots, les soldats, ayant franchi le seuil,
Aperçurent un homme aux traits de patriarche,
Qu’une jambe de bois soutenait dans sa marche.
Il sortait d’un tiroir sa vieille croix d’argent
Qu’il suspendait en hâte à son frac indigent.
Redressant tout à coup sa tête blanche et nue,
Il prenait un aspect de sévère tenue.
Puis, leur tendant les mains, il s’avança vers eux :
— Trois soldats ! s’écria le vieillard généreux,
Ce sont autant d’amis que la chance m’envoie.
Chez un ''vieux de la vieille'' ils apportent la joie.
Allons, ma Jacqueline, alerte, chère enfant !
Il s’agit de leur faire un accueil triomphant.
Mets au foyer ton bois, fais-le flamber, ma biche !
Aaujourd’hui, justement, la huche est assez riche :
Du pain tout frais, des œufs, un quartier de jambon,
Du bœuf, des noix, un vin qui peut passer pour bon !
De quoi faire un festin d’empereur, de satrape !
Vrais, en attendant que l’on mette la nappe,
Vous me direz vos noms…
 
— Moi, reprit le vieillard,
Je fus le brigadier Hilarion Maillard :
Vous voyez un débris de l’immortelle armée.
Parmi les cuirassiers, j’eus quelque renommée !
Nous en recauserons. Au foyer placez-vous.
À votre aise, messieurs. N’est-ce pas qu’il est doux,
Quand il pleut au dehors, et qu’il vente et qu’il neige,
D’être sous un bon toit qui, la nuit, vous protège,
D’avoir pour se chauffer un joli feu qui luit,
Et de sentir l’odeur du dîner qui se cuit ?
Qu’en dites-vous, Muller ? Vous m’avez, camarade,
L’air de vous trouver mieux ici qu’on embuscade !
 
Jamais sultan d’Asie, en son bain tiède et clair,
Ne parut, en effet, plus heureux que Muller.
 
</poem>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/765]]==
<poem>
Émerveillé, béant, telle était son extase
Qu’il ne proférait pas seulement une phrase.
Ses Frères en fortune, assis à ses côtés,
Promenaient autour d’eux des yeux non moins flattés.
 
La salle où les reçut leur hôte militaire
Sans doute apparaissait moins riante qu’austère :
Des murs blanchis de chaux, deux fauteuils de cuir noir,
Une table, un bahut de chêne, un court miroir,
Un rouet dans le coin, — accrochés aux murailles,
Quatre pauvres dessins des plus grandes batailles.
Sur tout cela pourtant un luxe aux yeux sourit :
Luxe de propreté que le soldat chérit
N’allons pas oublier, sur le manteau de l’âtre,
Les lares souverains, l’humble morceau de plâtre,
Éternel souvenir de gloire et de terreur :
Vous, dieu des vétérans ! vous, puissant Empereur !
 
 
<center>IV</center>
 
Jacqueline, qui rôde au travail empressée,
À fini sa besogne, et la table, est dressée ;
Tous les flacons sont pleins, tous les plats sont sortis ;
On s’assied ; quel festin ! quels vaillans appétits !
— A mes lèvres je sens revenir la parole,
Disait Millier, le front toujours dans l’auréole.
— Ma Jacqueline a fait un chef-d’œuvre de l’art,
S’écriait, radieux, le brigadier Maillard ;
Et l’enfant souriait, fière d’un tel hommage.
Simple et noble tableau ! douce et touchante image !
Un vieillard, saint débris des fameux régimens,
Sa fille auprès de lui, jeune ange aux traits charmans
Qu’illumine l’éclat d’une fête imprévue,
Et, promenant du père à la fille leur vue,
Trois soldats éblouis de gloire et de beauté,
Trois vrais amis buvant à l’hospitalité !
 
Le bien-être et le vin mettaient en jeu les langues.
Combien de beaux récits, d’histoires, de harangues,
Que d’illustres exploits racontés par l’ancien !
Chacun des jeunes gens veut dire aussi le sien.
Matière à composer plus de trente épopées !
Graves réflexions, de rire entrecoupées !
— Je ferai remarquer, dit Muller un peu gris,
Un fait qui de tout temps a frappé mes esprits…
Puis sa langue s’embrouille, et, coup sur coup, les autres :
— Parle donc ! il faut voir s’il frappe aussi les nôtres. –
Et le pauvre Muller, qui cherche vainement,
Tout interdit, en reste à son commencement.
 
</poem>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/766]]==
<poem>
Est-il à cette table un ennui qui persiste !
Seul convive dont l’œil fût encor moitié triste,
À l’entrain général Cléry prit enfin part.
Sur sa fraîche voisine attachant un regard :
— De grâce, lui dit-il, chantez, mademoiselle,
Une de ces chansons que, d’une voix si belle,
Au bord de la forêt, vous fredonniez ce soir. —
Rougissante à ce motn et plus charmante à voir,
Elle semblait de l’œil interroger son père :
 
— Oui, dit le brigadier, chante, ma fille chère ! —
Et de ce doux gosier, digne d’un rossignol,
La chanson que voici prit aussitôt son vol :
 
D’où viens-tu, passant qui chemines
Le long de nos maigres sillons ?
 
— Je viens du plus beau des vallons,
De la plus verte des collines.
Je viens du pays adoré
Qui nourrit mon enfance heureuse,
Du village où mon amoureuse
M’a dit : Si tu meurs, je mourrai !
 
Où vas-tu, passant qui voyages
À travers la pluie et le vent ?
 
— Je vais au spectacle émouvant
Qu’ont aimé tous les fiers courages.
Au soleil je vais voir briller
Casques et lances glorieuses,
Et, dans les luttes furieuses,
Les bataillons s’amonceler.
 
Qu’es-tu donc, hardi camarade
Qui loin de nous t’en vas gaîment ?
 
— Je suis tambour de régiment,
Ce qui, morbleu ! vaut bien un grade.
Il faut demain qu’avant le jour
Mon rataplan fasse merveille,
Que la victoire se réveille
Au roulement de mon tambour !
 
Ainsi chantait la belle, et l’assistance entière
Couronnait de bravos sa ballade guerrière.
 
 
<center>V</center>
 
Le repas terminé,, devant l’âtre flambant,
On traîne les fauteuils renforcés d’un vieux banc ;
On allume au tison les pipes, on s’installe ;
Millier semble un chanoine assoupi dans sa stalle. -
</poem>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/767]]==
<poem>
 
Dans ce premier silence, on entendit alors
La rafale d’hiver qui soufflait au dehors.
À travers la croisée, un moment entr’ouverte,
On vit de blancs frimas la campagne couverte ;
La bise faisait rage, et, dans l’air ténébreux,
Les chênes agités se lamentaient entre eux.
 
— Ah ! dit le vétéran, c’est la saison cruelle !
Dieu sait, à nous anciens, ce qu’elle nous rappelle.
— Sous un poids de tristesse, il inclina le cou.
— Nous étions, reprit-il, au retour de Moscou…
Dois-je vous la conter, cette lugubre histoire
Que ne réjouit plus aucun nom de victoire ?
Tant de beaux régimens, tant d’hommes, de chevaux,
Qui dans le monde entier n’avaient pas de rivaux,
Tous laissés dans la neige aux deux bords de la route !…
À partir de Smolensk surtout, quelle déroute !
Par le sort, par le ciel, nous nous sentions trahis.
Rapproché de l’hiver de cet affreux pays,
Le nôtre est un printemps ! Dans ces plaines sauvages,
Pour surcroît de malheur, ni vivres, ni fourrages.
De débris seulement les champs étaient semés.
Soldats et généraux s’avançaient affamés,
Les pieds nus, en haillons, squelettes noirs de l’ange,
Et traînant après eux, — n’était-ce pas étrange ? -
Des monceaux de butin, un immense trésor.
Pour manger du cheval nous avions des plats d’or !
Le soir, on s’arrêtait sur la terre glacée ;
Nous n’avions d’autre lit que la neige entassée,
Et ceux qui s’y couchaient ne s’en relevaient pas.
On allumait des feux ; croyant fuir le trépas,
Les hommes tout autour s’y rangeaient par centaines,
Pêle-mêle, soldats devant les capitaines,
Le plus faible toujours foulé par le plus fort…
Le lendemain matin, tout le cercle était mort !
Au bas des vêtemens la flamme s’était mise ;
Raidis étaient les corps par la cruelle bise ;
Aucun d’eux n’avait pu faire un seul mouvement ;
Il ne restait plus rien qu’un grand bûcher fumant,
Qu’un tas d’os calcinés et d’armes inutiles,
Ou des mourans debout qui brûlaient immobiles !
 
— Mon Dieu ! dit Jacqueline, un frisson dans la voix,
On a beau l’écouter pour la centième fois,
Cette histoire est toujours nouvelle et plus affreuse !
 
Le vétéran reprit la trace désastreuse :
— Je vis mon colonel près de Minsk tomber seul.
 
</poem>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/768]]==
<poem>
Il fut abandonné, la neige pour linceul.
J6 vis derrière nous une mère éperdue,
Avec son enfant mort, voulant rester perdue.
 
— Des femmes, des enfansl balbutia Cléry.
Comment à ce tableau n’être pas attendri !
 
— Enfin c’est à Wilna qu’entière est la détresse,
Continuait Maillard. Là, Kutusoff nous presse,
Coupe nos rangs, chargés d’un pesant attirail.
La lance d’un cosaque atteint en plein poitrail
Mon cheval ; aussitôt nos traînards avec joie
Se jettent sur son corps pour en faire leur proie.
Je veux le protéger, je suis seul contre vingt ;
Au nom de la pitié, je les supplie en vain.
Pour ce cher animal quelle triste aventure !
Les barbares ! oser s’en faire une pâture.
Déchirer sous mes yeux, dévorer par lambeaux
Un cheval qui naguère était un des plus beaux !
Estimé de quiconque avait pu le connaître,
Si bon, si caressant, si soumis à son maître,
De rares qualités enfin si bien pourvu.
Que jamais son pareil, mes amis, ne s’est vu !
Non, je n’aurais pas plus souffert, si ces canailles
Avaient plongé leurs mains dans mes propres entrailles !
 
— Comment, interrompit Rousseau, I’appelait-on ?
 
— Il était si gentil qu’on l’appelait Mouton.
 
— Que diable ! dit Muller en secouant la tête,
Pourquoi qualifier ainsi la pauvre bête !
Avec un pareil nom, qui fait naître la faim.
Elle ne pouvait guère avoir une autre fin.
 
Ce mot judicieux acheva la soirée.
 
Une chambre du haut, avec soin préparée,
Reçut les compagnons plus heureux que des rois,
Et fort émerveillés d’avoir deux lits pour trois.
Avant de s’endormir, vous pensez si l’on jase
Des délices du lieu, du patron de la case.
Jacqueline est surtout l’objet de leurs propos.
 
— Je crains bien, cette nuit, d’en perdre le repos,
Disait Muller ; quels yeux ! brillans comme une lame !
 
— Quel sourire ! ajoutait Rousseau, — du miel pour l’âme !
</poem>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/769]]==
<poem>
 
— Quel teint !
 
— Quelle fraîcheur !
 
— Que d’esprit !
 
— Sans orgueil !
 
— Dormons pour en rêver ! dit Muller pliant l’œil.
 
 
<center>VI</center>
 
Le lendemain venu, bourrasque redoublée.
La neige était partout, épaisse, amoncelée ;
Impossible au dehors de faire quatre pas.
— Jeunes gens, dit l’ancien, vous ne partirez pas !
Je ne veux pas vous voir sur la neige durcie
Trébucher en sortant, comme nous en Russie.
Il n’est cheval si bon qui parfois n’ait bronché.
Si vous vous trouvez mal ici, j’en suis fâché !
Je vous tiens prisonniers jusqu’à ce que la voie
Devienne praticable ; alors je vous renvoie.
 
Séduits, au doux foyer du paternel vieillard
Ils passèrent le jour, sans songer au départ.
Les jeunes voyageurs, le brigadier, sa fille,
Semblaient ne plus former qu’une seule famille.
Inconnus de la veille, amis le lendemain.
Amitié des soldats, tu vas vite en chemin !
 
Le soir, devant la flamme assis encore en groupe,
Ils veillaient, racontant leurs histoires de troupe.
De son cher ''brûle-gueule'' aspirant la saveur,
Le brigadier pourtant avait le front rêveur.
Un soupir s’échappa de sa vieille poitrine :
— Ah ! jeunesse, dit-il, moi, soldat en ruine,
Au fossé que chacun ne franchit qu’une fois
Je cours, je cours malgré cette jambe de bois.
Tranquille et sans regrets, je quitterais la terre,
Si je n’y laissais pas une enfant solitaire !…
Joint aux fruits de mon champ, qui donne un peu de blé,
Mon traitement chétif de soldat mutilé
Jusques au bout de l’an nous permettait d’atteindre ;
Mais, hélas ! l’humble solde avec moi va s’éteindre.
Quand je ne serai plus, que pourra devenir
La fille de mon cœur ? Dieu veuille la bénir !…
 
— Brigadier, dit Rousseau, touché, mais la voix ferme,
Dans trois ans révolus mon service prend terme ;
 
</poem>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/770]]==
<poem>
Si Dieu garde mes jours, libre enfin, je viendrai
Vous demander ici la femme de mon gré.
— Doucement ! fit Muller, aiguisant sa moustache,
Dans trois ans, comme toi, j’aurai fini ma tâche,
Et je prétends venir solliciter aussi
La main de la beauté que Dieu fit naître ici.
Il sied, à tous égards, qu’une fille si belle
Ait plus d’un soupirant qui s’empresse autour d’elle.
Pour qu’elle ait l’agrément de faire un libre choix,
Ce n’est pas trop de deux. Et nous serions bien trois,
À coup sûr, si Cléry, qui garde le silence,
Pouvait encor jeter son cœur dans la balance.
Mais ce cher compagnon, — qui ne l’a deviné ?
S’est dans un autre amour dès longtemps enchaîné.
 
Quiconque eût, à ce mot, observé Jacqueline
Aurait vu sur son front, beau de pâleur divine,
Passer je ne sais quoi d’aussi prompt que l’éclair…
N’importe ! elle sourit du propos de Muller.
 
— Brigadier, reprit-il en rechargeant sa pipe,
Voyons ! que tout ennui maintenant se dissipe !
L’avenir sera doux pour votre chère enfant.
À votre heureux foyer, vous-même triomphant,
Vous la verrez épouse, et ferez, vert encore,
Danser douze marmots, tous plus beaux que l’aurore !
 
À des rêves pareils, quel souci, quel chagrin
N’eût cédé ? — Le bon vieux reprit un front serein.
Autour de deux flacons, la troupe émerveillée
À trinquer, à jaser consomma la veillée.
 
Le jour d’après, le temps semblait presque remis :
— Chers hôtes, nous partons, dirent les trois amis.
 
— Eh bien ! répond Maillard, jeunesse au cœur de flamme,
Allez où le devoir, où l’honneur vous réclame.
Que n’ai-je mes deux pieds et cinquante ans de moins !
Volontiers avec vous j’irais voir les Bédouins.
Je l’aurais vue, enfans, d’une âme bien charmée
Cette Afrique où l’on dit que votre jeune armée
Songent si dignement la gloire des aïeux !
On reste dans son coin, hélas ! quand on est vieux…
 
Là-dessus, échangeant une étreinte dernière,
Les soldats pèlerins reprirent leur carrière, —
Et longtemps Jacqueline au seuil de la maison
Demeura, les suivant de l’œil à l’horizon !
 
 
</poem>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/771]]==
<poem>
 
<center>Deuxième partie</center>
 
<center>I</center>
 
Un jour d’avril, devant cette même demeure,
Maillard et Jacqueline étaient assis vers l’heure
Dont les pales vieillards, pour un sang refroidi,
Attendent un rayon bien faisant, — vers midi.
L’air était tiède et pur, suave la lumière.
Un riant paysage entourait la chaumière.
L’hirondelle quêteuse empruntait aux buissons
De quoi se faire un nid ; fauvettes et pinsons
Gazouillaient à qui mieux ; de la foret voisine
Il venait des parfums de sève et de résine.
Rose et blanc, renaissait le splendide amandier.
Les fleurs même, les fleurs du pauvre brigadier,
Luxe d’un humble enclos, quoique fort négligées,
Se dressaient, de couleurs et d’arômes chargées.
Tout n’était à ses yeux que rajeunissement
Lui seul se sentait pris d’un grand accablement.
 
— Tu le vois, tu le vois, ma fille bien-aimée !
Murmurait ce débris de l’immortelle armée.
En vain je reste assis, je suis toujours plus las.
Avoir été si fort, être si faible ! — Hélas !
Hélas ! contre le temps, ce traître aux armes sures,
Que peut un triste corps tout criblé de blessures ?
J’avais beau m’oublier, ainsi qu’un paresseux :
Mon tour vient à la fin ; je vais rejoindre ceux
Qui, sur tous les chemins parcourus par nos aigles,
La face à l’ennemi, tombèrent dans les règles.
La gloire, nous dit-on, à leur dernier instant
Leur sourit. Souris-moi, cela vaut bien autant !
 
— Non, vous vivrez encor, soupirait Jacqueline.
Seule au monde, sans vous, que pourrait l’orpheline ?
 
— Ah ! disait-il, c’est là mon suprême souci.
Au plus cher de mes vœux prête-toi donc ici.
Veuille accueillir, avant que ma fin se consomme,
La tendresse et l’appui de quelque, bon jeune homme.
André, le laboureur de Saint-Denis-des-Bois,
S’est déjà, tu le sais, offert plus d’une fois.
À sa demande, enfin, tu te rendras, j’espère.
Réponds-moi !
 
— J’ai conçu d’autres desseins, mon père.
 
</poem>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/772]]==
<poem>
— Je ne te comprends pas, répondit le vieillard,
Attachant sur sa fille un inquiet regard.
Ces desseins, quels sont-ils ? Ma chère créature,
À quoi peux-tu songer ? Serait-ce d’aventure
À ces jeunes soldats qui vinrent cet hiver
Prendre ici, par hasard, le vivre et le couvert ?
Deux d’entre eux, il est vrai, si j’ai bonne mémoire,
S’offrirent pour époux dans trois ans. Peux-tu croire
Que leur propos fût grave, et que, rivaux d’amour,
Ces hommes devant toi reparaîtront un jour ?
Je le veux : mais trois ans, c’est bien long, si tu penses !
Et puis, dans le destin des soldats, que de chances !
Pour eux, que de périls, de hasards inconnus !…
À l’heure où nous parlons, que sont-ils devenus ?
Sont-ils vivans ou morts ? Vivans, de leur pensée
Aucun objet nouveau ne t’a-t-il effacée ?
Pour nommer seulement un des deux, le Muller,
D’une tête légère il m’avait un peu l’air.
 
— Ni Muller, ni Rousseau, malgré leur double hommage,
Dit-elle, n’ont laissé dans mon cœur une image.
Tous deux viendraient, tenus par leur engagement,
Que je n’en choisirais aucun, certainement.
 
— Que veux-tu dire, enfant ? Est-ce un vœu qui te lie ?
 
— Oui, presque un vœu, mon père ! Ou sagesse, ou folie,
Votre fille jamais n’acceptera d’époux.
Tenez, rien ne doit être en moi caché pour vous :
Un homme seul me plut, un seul toucha mon âme.
J’aurais béni mon sort, pouvant être sa femme.
Celui-là, par malheur, ne songeait point à moi.
Une autre, plus heureuse, avait reçu sa foi !
 
— Quel est-il ? demanda Maillard.
 
— Ce doux jeune homme,
Le troisième soldat… C’est Cléry qu’on le nomme.
Ne craignez rien, mon père ! il ne saura jamais
De quel tendre et subit sentiment je l’aimais.
 
— Hélas ! je mourrai donc avec cette pensée
Que tu vas rester seule et de tous délaissée !
 
— Cher père ! Dieu sera mon appui, mon époux.
En est-il un meilleur, plus puissant et plus doux ?…
 
Ainsi balbutiait la belle Jacqueline,
Et lui, regards éteints, front chauve qui s’incline,
 
</poem>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/773]]==
<poem>
Morne, s’abandonnait à ses pressentiment
Son âme, aux jours d’après, partait à tous momens,
Cet homme qui jadis, plein d’une ardeur si fière,
Avait, sans se lasser, couru l’Europe entière.
Pour se tenir debout n’était plus assez fort.
Un soir, il se dressa par un suprême effort ;
Aux rayons du couchant, appuyé sur sa fille,
Il voulut voir encor ses plantes, sa charmille,
Deux poiriers qu’autrefois il greffa de sa main ;
En rentrant, il était vaincu. Le lendemain,
La poussière des morts, dans un coin solitaire,
Tombait obscurément sur le vieux militaire, —
Et, sur le sillon clos, Jacqueline, à genoux,
Disait : Seigneur ! Seigneur ! je me confie à vous !
 
 
<center>II</center>
 
Deux ans sont écoulés. — Nos troupes africaines,
Poursuivant l’ennemi par montagnes et plaines.
L’atteignaient, le serraient aux alentours d’Oran.
Après vingt jours de marche au soleil dévorant,
— C’était dans la saison dont la flamme calcine, -
La France bivaquait au flanc d’une colline,
En face de plateaux sauvages, escarpés,
Par l’indomptable Émir fièrement occupés.
C’est la nuit. Il faudra, dès l’aurore prochaine,
Par un sanglant combat conquérir l’âpre chaîne.
La France, en attendant, sous les étoiles d’or,
Sommeille, plus tranquille et plus sereine encor !
Recueillement partout et muettes attentes.
Le promeneur venu vers l’une de nos tentes,
S’il eût prêté l’oreille, aurait pu toutefois
Dans ce calme profond reconnaître deux voix.
 
— Enfin, sergent très-cher, nous aurons une fête,
Disait l’une ; demain, je l’espère parfaite.
Si j’allais empoigner ce gueux d’Abd-el-Kader,
C’est cela qui serait fameux !
 
— Tais-toi, Muller,
Murmurait l’autre voix. Bavard impitoyable,
Laisse-nous en repos, ou je te donne au diable.
Après un tel chemin, n’es-tu point fatigué ?
 
— Moi ? jamais je ne fus plus dispos et plus gai.
C’est que, vois-tu, Rousseau, rien ne me ravitaille
Comme de respirer un parfum de bataille.
Supporter en silence une grêle de maux,
 
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==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/774]]==
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Porter à soi tout seul un faix de six chameaux,
Sous un soleil d’enfer doubler à jeun l’étape,
Pour traquer le gradin qui toujours nous échappe,
Ce métier-là, ma foin n’est pas du tout charmant.
Mais en venir aux coups, se battre vaillamment,
F’aire une razzia sur quelque territoire,
Prendre mille moutons que rôtit la victoire,
Tu conviendras, serpent, que rien ne vaut cela !
 
— Oui, sans doute, pour ceux qui reviennent de là.
 
— Eh quoi ! mon brave, toi qui, soldat intrépide,
Jadis courais au feu d’un élan si rapide,
Maintenant, d’un autre œil verrais-tu le danger ?
 
— Ami, j’avais alors le cœur vide et léger ;
Alors peu m’importait qu’au début de ma traite
Une balle en passant vint me casser la tête.
Aujourd’hui je veux vivre, afin d’aller revoir
Celle qui voulut bien un jour nous recevoir,
Ce modèle de grâce et de bonté divine
Que j’aime depuis lors,… la belle Jacqueline !
Le temps de mon service est bientôt expiré.
De quel pas, de quel cœur, une fois libéré,
Je pars, et quel destin d’être accueilli par elle !
 
— Ta mémoire, mon vieux, me parait peu fidèle.
Ne te souviens-tu pas que nous devons tous deux
Aller concurremment lui présenter nos vœux ?
 
— Y songes-tu toujours ?
 
— Eh ! eh ! mais…
 
— Réponds vite.
 
— J’ai conçu d’autres plans, et je t’en félicite,
Car, bien que tu ne sois, mon bon Rousseau, pas mal,
Je faisais, ce me semble, un terrible rival.
 
— Crois-tu ?
 
— Si je le crois !… Ami, Dieu me pardonne,
Près des femmes, souvent moi-même je m’étonne.
Pour dompter la plus fière indubitablement,
Une phrase, un regard, certain roucoulement, —
C’est tout ce qu’il me faut. D’ailleurs, à ne rien taire,
Je figure si bien sous l’habit militaire !
Aussi, cher compagnon ; quoique près, comme toi,
D’avoir fait le service imposé par la loi,
Ne voulant, à leurs yeux, perdre aucun avantage,
 
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==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/775]]==
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Le jour de ton départ, de nouveau je m’engage.
Ma foi ! vive la guerre et vivent les amours !
 
— Bien ! grommela Rousseau, mais trêve de discours.
 
— Bonne nuit, dit Muller, et vogue la galère !
À propos, qu’as-tu fait de Cléry ?… Le cher frère
Faiblissait aujourd’hui par cet air étouffant.
 
— Il est par là qui dort, calme comme un enfant.
 
— Eh bien ! donnons aussi sur l’une et l’autre oreille.
Jusqu’à ce que l’appel des clairons nous réveille !
 
 
<center>III</center>
 
Au premier point du jour, la diane au son clair
Éclate, et le canon tout à coup frappe l’air.
Nos soldats, à ce bruit, debout, prêts à combattre,
Du triomphe prochain purent voir le théâtre ;
L’aube, qui toute rose apparaissait aux cieux,
Révélait au regard un pays spacieux,
Les vastes horizons d’une terre inconnue,
Ici riante à voir, plus loin rocheuse et nue,
Du monde primitif authentique tableau.
un lac, dont le matin faisait frissonner l’eau,
Miroitait vers la droite ; à gauche, des collines
Se dressaient, et des bois baignés d’eaux cristallines ;
En face, et de vapeurs encore enveloppés,
Les sauvages plateaux par l’Émir occupés.
 
Alerte ! il n’est point temps de contempler un site.
La bataille déjà gronde et se précipite.
Au fracas des tambours, au refrain des clairons,
Ces sommets si hardis, nous les envahirons.
Ainsi l’ont annoncé les voix de l’espérance !
Il faut qu’avant ce soir les couleurs de la France
Flottent sur la montagne où le croissant hautain,
En signe de défi, brille encor ce matin.
Il le faut ! nos soldats, qu’aucun péril n’arrête,
Se sont tous élancés, l’œil sur l’horrible crête.
De ravins en ravins, sans faiblir un moment,
Ils montent au milieu d’un tourbillon fumant.
Partout la fusillade éclate et les décime ;
N’importe, leur élan poursuit toujours la cime.
 
Quand l’émir, s’épuisant en efforts superflus,
Jusques aux pieds des siens vit arriver le flux :
— Oh ! dit-il. si ce jour vous laisse une défaite ;
Vous êtes à jamais reniés du prophète ! -
 
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==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/776]]==
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À ces mots, cavaliers et piétons, noirs essaims,
Redoublent de fureur contre nos fantassins.
Ils sont trente contre un ; peu soucieux du nombre,
Nos hommes vont toujours à travers le flot sombre.
Ils frappent en courant, sans pitié, sans remords ;
Ils jettent coup sur coup les blessés sur les morts.
Qui pourra t’expliquer, étrange frénésie,
Dont l’âme du soldat est par instans saisie ?
Soif du sang, qui s’allume au cœur des plus démens !
Fanatisme sacré des grands égorgemens !
 
Que d’exploits accomplis sur la pente, escarpée !
Les trois jeunes héros de cette humble épopée
Sont trois des plus vaillans qu’ait signalés ce jour.
Comme s’il n’avait pas au cœur un tendre amour,
Et qu’un nom glorieux fut son unique envie,
Rousseau partout s’expose, il prodigue sa vie.
 
Du danger, comme lui, Muller se fait un jeu.
Héroïque fourrier, — il l’était depuis peu, —
Il combat hors des rangs. Debout sur une roche :
— Je suis Muller, dit-il ; malheur à qui m’approche ! –
Son fusil rechargé résonne à chaque instant.
Un chef maure, vêtu d’un splendide caftan,
Distingue le fourrier, voit sa pose, intrépide,
Bondit, l’atteint au vol de son coursier numide :
— Rends-toi ! rugit le cheik, sur lui levant le fer.
— Arrière, galopin ! riposte le Muller. -
C’en est fait, il est mort, quand, plein d’un beau courage,
Le svelte et blond Cléry s’élance et le dégage.
En vain pleuvent sur eux les balles par milliers,
Ils regagnent le rang, calmes et familiers.
Muller serra la main du jeune ami fidèle :
— Je te dois, lui dit-il, ''une fière chandelle'' !
 
Jusqu’au déclin du jour, belle d’acharnement,
On vit se prolonger la lutte. À ce moment,
Les soldats de l’émir, que le désespoir gagne,
Commencent à faiblir au front de la montagne.
Pêle-mêle bientôt, effarés, à grands cris,
Ils quittent le terrain jonché de leurs débris.
Comme un aigle venu des voûtes immortelles,
La victoire sur nous battait enfin des ailes.
Nos tambours, nos clairons, aux échos du désert,
Envoyaient à la fois leur triomphal concert.
Le plus haut pic du mont portait notre bannière !
C’est alors qu’une balle, une balle dernière,
Vint frapper de Cléry le bras et le flanc droit.
 
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==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/777]]==
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Une minute encore, il put se tenir droit ;
Puis, contre un mal trop fort abandonnant la lutte,
Il se laissa tomber. À l’aspect de sa chute,
À l’aspect de son sang qui jaillit en ruisseau,
Ses fidèles amis, Muller, le bon Rousseau,
Accourent ; chacun d’eux, frappé dans sa tendresse,
Rivalise de soins, de doux propos, d’adresse.
 
Le pâle moribond fut mis sur un mulet,
Dans ce triste fauteuil qu’on nomme cacolet,
Véhicule où se font tant d’étapes suprêmes !
Muller et Jean Rousseau furent chargés eux-mêmes
De conduire leur frère à l’hôpital d’Oran.
Le convoi des blessés formait tout un long rang.
Comment te raconter, lamentable voyage ?
Dans le pierreux sentier d’une terre sauvage,
Sous un ciel qui dardait mille flammes sur eux,
Combien d’instans cruels ! que de chocs douloureux !
Aux ardeurs de juillet vint se joindre, l’haleine
Du brillant sirocco. Par une aride plaine,
Pour fuir une embuscade, on prit un long détour.
À la soif des fiévreux l’eau manqua tout un jour.
Sur eux tout s’acharnait, et l’homme et la nature.
— Tuez-moi ! dit Cléry, ployé sur sa monture ;
Mes amis, par pitié !… Ce fut la seule fois
Que ses acres douleurs élevèrent la voix !
 
 
<center>IV</center>
 
Les compagnons enfin, parvenus à la ville,
Atteignaient l’hôpital. Au dortoir de l’asile,
Sous le saint vêtement des sœurs de charité,
Un ange les reçut, un ange de beauté.
 
— Dieu ! s’écria Rousseau, vous ici, Jacqueline !…
 
— Moi-même, dit la pâle et touchante orpheline,
Oui, moi-même, vouée à de pieux travaux.
Fille d’un vieux soldat, je prends soin des nouveaux.
Ce bien-aimé vieillard, ce père vénérable
N’étant plus, tout manquait à mon sort déplorable.
J’entendis une voix qui m’appelait à Dieu.
Voilà bientôt un an que j’habite ce lieu.
 
Soudain, le front voilé d’une pâleur mortelle :
— Ciel !… que vois-je ? Cléry !… Cléry ! s’écria-t-elle.
Pas un accent de plus. Dans ce cœur oppressé,
Dieu seul a pu savoir ce qui s’était passé,
 
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==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/778]]==
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Brisé par les douleurs de la cruelle route,
Appauvri de son sang qui coulait goutte à goutte,
Cléry, les yeux éteints, muet, sans mouvement,
Gisait dans les torpeurs d’un morne affaissement
Sur un lit du dortoir on coucha le malade :
— Vous aurez soin, ma sœur, du pauvre camarade.
N’est-ce pas, dit Muller, vous en aurez grand soin ?
Que nous allons souffrir, forcés d’en être loin !
Ah ! c’est que nous l’aimons, ma bonne demoiselle,
Lui, vrai cœur de lion dans un corps de gazelle !
Naguère encor, j’y pense, au péril de ses jours,
Ce généreux enfant volait à mon secours.
Que n’ai-je pu sauver aussi mon frère d’armes !
 
Puis, regardant Rousseau, dont il comprit les larmes :
— Maintenant, viens, sortons, continua Muller.
Ils sortirent. — Pour toi, c’est doublement amer,
Je conçois, compagnon ; adieu le mariage !
Console-toi pourtant, c’est toujours le plus sage,
Comme dit Salomon, cet immortel Romain.
Crains-tu de ne savoir où colloquer ta main ?
Avec des qualités, mon cher, comme les nôtres,
Quand on perd une femme, on en trouve cent autres.
Il s’agit seulement de chercher.
 
— Non, tais-toi,
Interrompit Rousseau ; plus de femmes pour moi !
Plus de bonheur ! la mort ! c’est elle que j’implore !
Vienne, vienne bien vite une bataille encore !
Jacqueline et Cléry perdus !… perdre en un jour
L’amitié la plus tendre et le meilleur amour !
 
 
<center>V</center>
 
Quand le jeune blessé, sortant de léthargie,
Rouvrit avec effort sa prunelle rougie,
Sous le bandeau de lin il ne reconnut pas
L’ange que Dieu prêtait à son sanglant trépas.
Comment, sous les plis noirs de la bure pieuse,
Aurait-il soupçonné la belle enfant rieuse
Qui, d’un pas si léger, courait jadis au bois,
Et chantait au dessert d’une si folle voix ?
Plus pâle maintenant et plus froide qu’une ombre,
Elle est là, suspendue au chevet d’un lit sombre.
Jour et nuit, elle donne au cher endolori
Tous les soins d’une mère à son enfant meurtri.
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==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/779]]==
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Ange des hôpitaux ! figure douce et chaste
Que nous offre partout leur enceinte néfaste,
Qui des plus tristes morts adoucis le linceul,
De tout agonisant qui sans toi mourrait seul,
O sœur de Charité, sois à jamais bénie !
De l’héroïque amour n’es-tu pas le génie ?
 
Il restait un espoir ; du jeune infortuné
Il fallut retrancher un membre condamné.
L’instrument fut sorti : la blême créature !
Dut se tenir debout près du lit de torture.
Debout, elle entendit le grincement du fer ;
Elle vit palpiter les fibres et la chair.
 
Onze jours, la douleur ardente, inassouvie,
Retourna le fiévreux de la mort à la vie.
Le délire au cerveau lui remontait souvent.
Avec la voix du râle, il parlait en rêvant.
— Laurette ! criait-il dans son angoisse amère ;
Et puis il ajoutait : O ma mère ! ma mère !
 
Un matin, sa raison sembla renaître un peu :
— Laissez-moi, chère sœur, vous adresser un vœu,
Dit-il à Jacqueline. En France, à mon village,
J’avais une promise aussi belle que sage.
Mon Dieu, que je l’aimais !… En dernier souvenir,
Voudrez-vous bien, ma sœur, lui faire parvenir
La petite médaille à mon cou suspendue ?
Elle me venait d’elle et lui sera rendue.
Le nom de mon amie est Laurette Leroy.
C’est Château-La-Ferté que se nomme l’endroit.
 
Le soir du même jour, sur le lit mortuaire,
La sœur de charité déroula le suaire.
 
À quelque temps de là. Laurette recevait
Le souvenir venu de ce triste chevet.
Une humble croix d’argent suivait l’envoi suprême ;
Jacqueline l’offrait, Jacqueline elle-même !
</poem>
 
 
J. AUTRAN.