« L’économie rurale en Angleterre/05 » : différence entre les versions

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V - Le Meeting agricole de Glocester
 
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<center>A M. le directeur de la Revue des Deux Mondes.</center>
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::Londres, 25 juillet.
 
Permettez-moi, monsieur, d’interrompre un moment mes études commencées sur l’économie rurale en Angleterre, en Ecosse et en Irlande, pour vous adresser le récit d’un épisode récent qui se rattache à ce sujet : je veux parler du ''meeting'' annuel de la ''Société royale d’agriculture'' d’Angleterre, qui vient de se tenir à Glocester pour 1853, et auquel j’ai eu le plaisir d’assister.
 
La Société royale d’agriculture est une de ces sociétés, si nombreuses en Angleterre, qui existent uniquement par elles-mêmes, ne reçoivent aucun secours du gouvernement, et qui cependant disposent de sommes considérables qu’elles doivent aux contributions volontaires de leurs membres. Fondée en I838, elle compte à peine quinze ans d’existence, et elle couvre de ses ramifications tout le sol du royaume. Elle se compose de membres à vie et de souscripteurs
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annuels. Parmi ses membres à vie figure presque toute l’aristocratie de l’Angleterre et la fleur des ''country gentlemen'' ; ses souscripteurs annuels se recrutent parmi les petits propriétaires, et les simples fermiers ; elle ne compte pas moins de 5,000 membres pour la seule Angleterre (car l’Ecosse et l’Irlande sont en dehors), dont 1,000 environ à vie et 4,000 annuels. Le taux le plus commun de la souscription annuelle est d’une livre sterling, ou 25 francs ; celui de la souscription à vie est de 10 livres, et pour ce qu’on appelle les ''gouverneurs'', de 50.
 
Avec ces ressources, la vente d’un journal et quelques autres accessoires, la Société royale jouit d’un revenu annuel de 10,000 livres ou 250,000 francs. Elle s’en sert uniquement pour activer les progrès de l’agriculture nationale. Elle tient des séances hebdomadaires où se discutent toutes les questions agricoles à l’ordre du jour ; elle ouvre des concours spéciaux sur ces questions ; elle publie un recueil excellent où sont réunis les mémoires qui lui paraissent dignes de l’impression ; elle paie des professeurs pour faire des cours de sciences appliquées à l’agriculture, et entre autres, un chimiste spécialement chargé des analyses de terres ou d’engrais qui lui sont demandées. Nous avons aussi à Paris une Société nationale et centrale d’agriculture qui fait quelque chose de pareil, mais avec moins de largeur, parce qu’elle a moins d’argent. Cette société, composée d’hommes éminens, a trop le caractère d’une académie, sa base n’est pas assez large. Elle se complétait par une autre institution, le ''Congrès central d’agriculture'', beaucoup plus accessible à tous, mais qui aujourd’hui n’existe plus, de sorte qu’en réalité nous n’avons rien en France qui corresponde exactement à la Société royale d’Angleterre, ce, qui est regrettable assurément, car il n’y a pas d’institution plus utile et plus nationale.
 
La Société royale, et c’est là le but principal de sa fondation, ouvre chaque année un grand concours de bestiaux et de machines aratoires, où elle convoque tous les producteurs de l’Angleterre. Le lieu où se tiennent ces concours change tous les ans, afin que toutes les parties du pays aient successivement des facilités spéciales pour en profiter. Le premier a eu lieu en 1839, à Oxford, qui est la ville la plus centrale du sud de l’Angleterre ; en 1840, on a choisi Cambridge, qui est le centre des comtés de l’est ; en 1841, la grande cité commerciale de Liverpool ; en 1842, un autre grand port de l’ouest, Bristol ; en 1843, Derby, capitale du comté montueux du même nom ; en 1844, Southampton, le port bien connu de la Manche ; en 1845, Shrewsbury, sur la frontière du pays de Galles ; en 1846, Newcastle, le grand port du nord ; en 1847, Northampton ; en 1848, York ; en 1849, Norwich, capitale du comté agricole de Norfolk ; en 1850, Exeter, capitale du Devonshire ; en 1851, à cause de l’exposition universelle, Windsor, à la porte de Londres ; en 1852, Lewes, près de Brighton, dans le comté de Sussex ; cette année enfin, Glocester. Il n’est pas un seul point de l’Angleterre où l’on ne puisse aujourd’hui, grâce au réseau des chemins de fer, arriver en quelques heures des lieux les plus éloignés. Pour favoriser les concours de la Société royale, tous les ''railways'' transportent les bestiaux de concours ''gratuitement'', et les machines à moitié prix. Des convois spéciaux transportent également les personnes à des prix réduits et avec des vitesses exceptionnelles.
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Depuis plus de quinze jours, tous les murs de Londres et des autres villes d’Angleterre étaient couverts de grandes affiches annonçant pour le 13 de ce mois l’''agricultural show'' de Glocester. Tous les.journaux en avaient d’avance parlé avec détail. On s’en entretenait presque autant que du camp de Chobham et de la grande revue passée par la reine. Ici. dès qu’il s’agit de l’agriculture, toutes les attentions sont éveillées ; ceux même, qui ne s’y intéressent pas veulent avoir l’air de s’y intéresser, pour obéir à la mode, il y a bien peu de familles riches qui ne comptent au moins un membre dans la Société royale, et dans le monde le plus élégant, l’agriculture est un des sujets de conversation les mieux goûtés. La période de transition et de crise que l’agriculture anglaise vient de traverser ajoute à l’intérêt habituel qu’elle inspire. Tout le monde veut savoir si de nouveaux perfectionnemens sont introduits dans la production du bétail, et surtout si l’emploi des machines, que l’on considère comme devant avoir un jour pour la culture les mêmes conséquences que pour l’industrie, fait des progrès. Rien ne manquait donc à l’''attraction'' de la fête, comme disent nos voisins.
 
Glocester est une ville d’environ 40,000 âmes, à 114 milles anglais ou 45 lieues de Londres. On y va par le ''great Western Railway''. Parti de Londres à huit heures et demie du matin, j’étais à Glocester vers une heure de l’après-midi. Le Chemin de fer remonte la vallée de la Tamise jusque près de sa source ; on traverse les comtés de Bucks et de Berks, on passe sur les limites de ceux de Wilts et d’Oxford. Jusqu’à Reading, c’est l’argile tenace des environs de Londres ; après Reading, la chaîne crayeuse qui court du comté de Cambridge à celui de Wilts ; après Didcot, le terrain oolilique du sud-ouest ; on arrive à Glocester par les plateaux ou ''costwolds''. Sur tout ce parcours, notamment dans la partie crayeuse, le sol est généralement plus que médiocre. Le paysage n’est cependant pas sans charme ; partout ce sont les mêmes champs carrés, entourés de haies, où se succèdent les cultures de l’assolement quadriennal ; ici le sol prépar » pour les turneps ; plus loin, de l’orge ou de l’avoine, puis du trèfle, et enfin du froment ; de distance en distance, quelques prairies qui venaient d’être fauchées et dont le foin blanchissait sous la pluie, et de nombreux pâturages livrés au bétail.
 
La ville de Glocester avait bien fait les choses. Toutes les rues ornées d’arcs de triomphe de feuillage, toutes les maisons pavoisées de drapeaux aux couleurs nationales, les guirlandes de fleurs formant des devises appropriées à la circonstance : ''Honneur à l’agriculturel Dieu protège la charrue'' ! Le mot ''welcome'', bienvenue, inscrit de toutes parts, la population entière sur pied, les saltimbanques, les théâtres ambulans, les chanteurs des rues, les marchands de bruits et de ''ginger beer'', tout avait un air de fête. Après avoir jeté un coup d’œil sur la cathédrale, qui a une grande réputation, et qui la mérite, je m’acheminai avec le nombreux concours de curieux arrivés en même temps que moi vers le théâtre de l’exposition, situé à un mille anglais de la ville. La route était couverte d’omnibus, de voitures, de cavaliers, de piétons, qui allaient et venaient sans cesse.
 
Suivant l’usage éternellement suivi en Angleterre, on payait à la porte pour entrer dans l’enceinte, une demi-couronne ou un peu plus de 3 francs pour voir les machines, le lendemain une autre demi-couronne pour voir les
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animaux, un shilling pour acheter chacun des deux catalogues, en tout 9 francs que tout visiteur devait payer à la Société. J’ai calculé combien chacun des étrangers venus à Glocester avait dû dépenser pour son voyage, et j’ai trouvé au moins 100 francs par tête ; le lit seul coûtait pour une nuit une demi-guinée ou 13 francs. Je doute qu’en France l’amour de l’agriculture attirât beaucoup de monde dans de pareilles conditions. J’ai ouï dire qu’au dernier concours d’Orléans, dont le gouvernement avait pourtant fait tous les frais, et qui n’était qu’à trente lieues de Paris, il n’y avait pas une bien nombreuse assistance ; à Glocester, plus de 40 mille personnes ont payé à la porte pour entrer. Cet empressement des Anglais est d’autant plus remarquable, que le concours de la Société royale n’est pas le seul ; il n’y a presque pas de comté qui n’ait sa société particulière et ses concours spéciaux, dont le public volontaire paie également la dépense. La chose commence même à être poussée à l’excès, et cette succession si rapide de ''meetings'' et d’''exhibitions'' impose aux cultivateurs qui veulent se tenir au courant un véritable sacrifice de temps et d’argent.
 
L’exhibition de la Société royale était divisée en deux parties, les machines et les animaux ; les produits agricoles n’y sont pas appelés, je ne sais pourquoi. Il me paraîtrait utile de comparer aussi les blés, les orges, les avoines, les racines, les fromages, les beurres, etc.
 
Le département des machines, de beaucoup le plus important, couvrait dix acres anglais ou quatre hectares de terrain. En 1839, à la première exposition de la Société royale, il y avait en tout 23 instrumens, et dans ce temps-là les ''gentlemen farmers'' protestaient en toute occasion qu’ils ne s’étaient jamais servis et ne se serviraient jamais que des instrumens connus de leurs pères. Cette année, plus de 2 mille machines, envoyées par 121 exposans, prenaient part au concours. Sans doute plusieurs sont encore à l’essai, et ce sont les plus dispendieuses ; mais le plus grand nombre est devenu d’un usage courant, et d’un bout à l’autre de la Grande-Bretagne les fabricans en vendent des quantités considérables. Les prix des plus recherchées baissent d’année en année, ce qui indique un débit croissant ; ainsi, le célèbre rouleau de Crosskill, qui se vendait dans l’origine 20 livres, se donne aujourd’hui pour 14, avec six mois de crédit ou 5 pour 100 d’escompte, et quand on en prend trois à la fois, l’escompte est de 15 pour 100. 14 livres sterling ou 350 fr., c’est encore beaucoup pour un rouleau, sans compter les frais de port qui peuvent être énormes, car c’est une lourde machine qui ne peut être traînée, que par trois chevaux ; il n’en est pas moins remarquable, pour quiconque la connaît, qu’on puisse la donner pour ce prix-là, surtout avec la hausse du fer.
 
On retrouvait à Glocester tous les instrumens dont l’expérience de ces dernières années a éprouvé l’utilité, et qui font partie aujourd’hui de toute ferme bien tenue : tels sont, avec le rouleau brise-mottes de Crosskill, la herse de Norvège du même fabricant, qui coûte le même prix que son rouleau ; les semoirs de Garrett, qui se vendent jusqu’à 1,000 et 1,200 fr. ; la houe à cheval du même, du prix de 400 fr. ; la charrue de Ransome, du prix de 100 fr., le scarificateur de Biddell, de 500 fr. ; celui de Bentall, qui n’en coule que 170 ; les machines à fabriquer les tuyaux de drainage, les hache-pailles, les coupe-racines, etc., etc. L’attention se détournait de ces excellens instrumens, maintenant
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généralement connus, pour se porter sur les instrumens nouveaux, comme un distributeur d’engrais exposé par Garrett, une machine fort compliquée fabriquée par le même pour éclaircir les turneps, et par-dessus tout les machines à moissonner et les machines à vapeur. 12 machines à moissonner. 23 machines à vapeur, attestaient, par leur nombre et leur importance, l’intérêt qui s’attache aujourd’hui en Angleterre à ces nouveaux progrès de l’art agricole ; tous les grands fabricans d’instrumens aratoires avaient tenu à honneur d’envoyer leur contingent.
 
On sait le bruit que fit en 1851, lors de son apparition à l’exposition universelle, la machine américaine à moissonner de Mac-Cormick, venue du fond de l’Illinois. Je l’avais vue, alors fonctionner dans une ferme près de Londres, et j’avais pu apprécier ce qu’elle avait à la fois d’ingénieux et d’incomplet. Parfaitement à sa place dans un pays comme l’Illinois, où la terre est pour rien et la main-d’œuvre hors de prix, elle ne répondait pas encore suffisamment aux besoins d’un pays comme l’Angleterre, où la perfection du travail n’est pas moins à considérer que la promptitude ; mais l’imagination des agronomes anglais avait été frappée du résultat obtenu : il était désormais évident qu’une machine à moissonner était possible, il ne s’agissait plus que de la perfectionner. Or, l’utilité d’une pareille machine devient de plus en plus sensible depuis que les troupes d’Irlandais faméliques qui venaient tous les ans couper les blés en Angleterre sont éclaircies et probablement bientôt seront supprimées par l’émigration, et que la demande croissante de travail pour le commerce, les manufactures et l’agriculture elle-même fait monter les salaires en quelque, sorte à vue d’œil.
 
On attache donc un grand prix au succès de la machine à moissonner, ''reaping machine''. J’ai fait le voyage de Londres à Glocester avec de simples fermiers, non des millionnaires qui se ruinent à cultiver pour leur agrément, mais des cultivateurs praticiens ayant de lourdes rentes à payer, qui faisaient leurs cinquante lieues uniquement pour voir par eux-mêmes si le problème était résolu : tous disaient que la difficulté de trouver des moissonneurs devenait un sérieux embarras. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’ils étaient déjà munis de machines à battre, ''thrashing machines''. Ces sortes d’instrumens, qui coûtent en moyenne un millier de francs, sont maintenant très répandus ; il y eu avait vingt-quatre à l’exposition de Glocester. Mes compagnons de voyage disaient qu’avec leur secours, ce qui coûtait autrefois des ''shillings'' s’obtenait aujourd’hui avec des ''pence'', et ils espéraient bien que la machine à moissonner finirait un jour ou l’autre par leur donner les mêmes avantages. Je le souhaite, car ils m’avaient l’air de bien braves gens et tout entiers à leur affaire. Ils n’ont pas dit un mot pendant tout le voyage qui ne s’appliquât à des questions agricoles ; ils paraissaient fort au courant de tout ce qui se fait en culture d’un bout à l’autre de l’Angleterre, et doivent être des lecteurs assidus du ''Mark lane Express'' et du ''Farmer’s Magazine''.
 
Le prix de 20 souverains (500 francs) promis par la Société royale pour la meilleure ''reaping machine'' n’a pas été encore décerné ; on veut attendre l’époque de la moisson pour essayer sur place celles qui ont été envoyées au concours. On s’est borné à en choisir six sur douze pour les admettre à l’épreuve définitive. Celle qui parait avoir le plus de chances de l’emporter
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pour toutes sortes de raisons est celle dite de Bell. Au moment où la machine américaine de Mac-Cormick excitait la plus grande rumeur, il y a deux ans, on apprit tout à coup qu’un Écossais nommé Bell avait déjà inventé un instrument du même genre et s’en servait obscurément dans sa ferme depuis environ douze ans. De là une vive émotion dans toute la Grande-Bretagne. L’orgueil national, qui venait de subir plusieurs échecs de la part des ''Yankees'', notamment dans la fameuse régate de l’île de Whigt où un ''yacht'' américain avait si complètement battu l’élite des ''yachts'' anglais, s’est attaché à la machine de Bell pour l’opposer à celle de Mac-Cormick et à toutes les autres qui sont venues d’Amérique depuis. Elle a déjà obtenu le prix de la Société d’agriculture d’Ecosse au dernier ''meeting'' de Perth, et le grand fabricant d’instrumens aratoires du Yorkshire, William Crosskill, s’en étant emparé pour l’importer en Angleterre, elle y paraît destinée au même succès.
 
Outre son origine nationale, la machine de Bell parait avoir une véritable supériorité sur ses rivales d’Amérique ; elle est beaucoup plus chère, puisqu’elle coûte 12 livres sterl., tandis que celle de Hussey n’en coûte que 15, et de plus elle parait plus lourde ; mais elle n’emploie qu’un homme, tandis que les autres en exigent généralement deux. Outre le charretier qui conduit les chevaux, la machine de Mac-Cormick a besoin d’un ouvrier qui ramasse avec un râteau les épis sciés par l’appareil tranchant, tandis que dans celle de Bell cette besogne est faite par la machine elle-même. Quant à la précision du travail, on la dit plus grande, et c’était bien nécessaire ; car la machine de Mac-Cormick, la seule, que j’aie vue marcher, laissait encore beaucoup de paille et souvent beaucoup d’épis sur le sol. L’inventeur affirme que, dans sa pratique, elle moissonne parfaitement 12 acres anglais ou près de cinq hectares de froment, orge ou avoine par jour : l’expérience décidera. Je n’essaie pas ici de la décrire ; une description sans figures serait tout à fait inintelligible.
 
La Société royale avait promis en même temps un prix de 10 souverains pour la meilleure machine à faucher, ''mowing machine'' ; le prix n’a pas été donné, bien que onze instrumens aient concouru : les juges n’ont pas trouvé que le résultat désirable fût suffisamment obtenu.
 
Arrivons aux machines à vapeur, ''steam engines''. Voilà, plus encore que la machine à moissonner, la grande question actuelle de l’agriculture anglaise. Ici seulement la question change, un peu de nature ; pour le ''reaper'', c’est la valeur même de l’instrument qui est en cause. Pour le ''steam engine'', l’utilité n’est pas douteuse : toute la difficulté est dans le prix. Sous ce rapport même, le progrès est sensible. À l’exposition de Norwich, en 1849, la meilleure machine à vapeur pour les usages agricoles était celle de Garrett, qui consommait 11,50 livres anglaises de charbon par cheval de vapeur et par heure. À Exeter, en 1850, Hornsby avait déjà réduit celle consommation à 7,56 liv. En 1851, à la grande exposition, le même la réduisit à 6,79, et en 1852, à Lewes, à 4,66 ; cette année, c’est Clayton qui a obtenu le prix avec 4,32. Voilà en quatre ans une économie de près de deux tiers sur la consommation du charbon, et il est probable qu’on ne s’arrêtera pas là. Tels sont les effets de la libre concurrence.
 
Le 6 juin dernier, à la dernière séance d’une autre association agricole, le
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club des fermiers de Londres, car les sociétés de ce genre foisonnent en Angleterre, une conversation fort intéressante a eu lieu sur les mérites comparatifs des machines à vapeur fixes et des portatives pour l’agriculture. Un des principaux fabricans d’instrumens aratoires du comté de Suffolk, M. Ransome, a pris la parole. Dans un discours parfaitement technique, qui a été rapporté par tous les journaux agricoles, et qui suppose dans ceux qui l’écoutaient des connaissances assez étendues en mécanique, il est entré dans les détails les plus précis sur la construction des machines à vapeur, et, après avoir longuement parlé de haute et basse pression, de bouilleurs, etc., il a conclu que les machines fixes, étant les plus économiques, devaient être préférées toutes les fois que l’exploitation était assez considérable et assez concentrée pour les occuper, mais que dans les moindres fermes la machine portative valait mieux, parce qu’elle permettait à plusieurs cultivateurs de s’associer pour en avoir une, et de participer ainsi aux avantages de son emploi. Cette opinion a été partagée par le club, et la Société royale s’y est ralliée, car elle a primé en même temps une machine fixe et une portative ; c’est Clayton qui a eu les deux prix.
 
Voilà donc la machine à vapeur tout à fait naturalisée dans l’agriculture. C’était un beau et curieux spectacle que de voir à l’exposition de Glocester ces 23 machines mises pour la plupart en mouvement par le souffle de feu qui les anime, et accomplissant sous les yeux du public leurs principaux travaux, ballant le blé, hachant la paille, broyant les fèves et les tourteaux, etc. La machine portative de Clayton, de la force de 6 chevaux, consommant 30 livres anglaises de charbon par heure, ou 13 kilos 600 grammes, coûte 220 livres sterling ou 5,500 francs ; une autre, de la force de 4 chevaux seulement, consommant 24 livres anglaises de charbon par heure, coûte 180 liv. ou 4,500 francs. La machine fixe, de la force de 6 chevaux, coûte 165 livres ou 4,125 francs. Ces prix sont sans doute élevés ; mais, tels qu’ils sont, ils ne sont pas inabordables pour un grand nombre de fermiers anglais, et ils se réduiront sans doute. Même en Angleterre, les plus utiles machines n’entreront largement dans les habitudes qu’autant qu’elles seront à bon compte. En Amérique, elles sont généralement à meilleur marché qu’en Angleterre, et les consommateurs anglais se plaignent avec raison de cette différence, qui ne peut pas durer.
 
Ce que j’en dis n’est pas pour engager les cultivateurs français à adopter aveuglément toutes ces machines. Pour les neuf dixièmes de la France au moins, c’est un progrès qui ne peut s’accomplir qu’après avoir été précédé par beaucoup d’autres. Tout se lient dans l’organisation agricole d’un pays, et l’organisation agricole elle-même n’est qu’une part de l’ensemble économique et social. Même dans cette portion du territoire français qui se trouve dans des conditions économiques analogues à celles de l’Angleterre, l’importation des machines anglaises ne peut se faire utilement qu’avec de grands ménagemens. Le haut prix du fer, l’inexpérience de nos fabricans, la mauvaise volonté de nos ouvriers ruraux, moins accoutumés que les Anglais à l’usage des machines, la diversité de nos cultures, la division plus grande de nos exploitations, le défaut de capital chez beaucoup de nos cultivateurs, la densité de notre population agricole, tout met des obstacles à cette importation.
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À mesure qu’on s’éloigne de Paris et des autres centres de consommation, les conditions défavorables vont en s’aggravant. Dans quelques années, la population agricole proprement dite sera en Angleterre le sixième seulement de la population totale ; en France, elle descend rarement au-dessous de la moitié, et, sur beaucoup de points, elle dépasse encore les trois quarts ; il y a peu de place pour les machines là où les bras abondent à ce point.
 
Mais les révolutions vont vite de nos jours, et si l’emploi des machines aratoires n’est pas encore une nécessité chez nous comme en Angleterre, le temps n’est peut-être pas loin où elles commenceront à le devenir. À l’heure qu’il est, une épargne subite et notable de main-d’œuvre amènerait dans nos compagnes, surchargées de familles pauvres, un véritable bouleversement ; il est donc heureux à beaucoup d’égards que d’autres causes rendent un large emploi des machines à peu près impossible. Cependant, à mesure que les débouchés s’ouvriront, que le trop plein des campagnes s’écoulera, que la demande croissante de produits exigera un surcroît de production, que les procédés perfectionnés s’introduiront dans la pratique pour y faire face, que les rentes, les profits et les salaires tendront à s’élèvera la fois par l’effet d’une plus grande richesse rurale et d’une meilleure distribution du travail, les machines arriveront peu à peu, non exactement semblables à celles de l’Angleterre, parce que la diversité de nos sols, de nos climats et de nos cultures exigera toujours des changemens, mais conformes au même principe économique. Nous voyons déjà depuis quelques années, dans les régions les plus avancées, s’introduire avec succès la machine à battre, le coupe-racines, le hache-paille, les rouleaux perfectionnés, les semoirs, etc.
 
Tout annonce d’ailleurs en Angleterre de prochains et immenses perfectionnemens. Un petit livre récemment publié sous ce titre bizarre, ''Talpa'', contient à cet égard, sous des formes piquantes et humoristiques, des aperçus qui, pour être hardis jusqu’à l’étrangeté, n’en sont pas moins dignes d’attention. L’auteur fait le procès à la bêche, à la charrue, à la herse, à tous les instrumens usités jusqu’à ce jour pour travailler la terre, et qu’il considère comme l’enfance de l’art. Selon lui, le type du bon cultivateur, c’est, le croirait-on ? la taupe, ce petit travailleur souterrain que la plupart d’entre nous proscrivent sans miséricorde. Déjà les plus éclairés commençaient à s’apercevoir que cet animal si détesté, si poursuivi, n’était pas aussi dangereux qu’il en avait l’air, et qu’à la seule condition d’étendre avec soin les taupinières, il nous apportait, en fouillant la terre sans relâche, un véritable secours. On avait même, sur cette donnée, inventé en Angleterre une espèce de charrue à sous-sol fort ingénieuse, qu’on avait appelée ''charrue-taupe'', parce qu’elle imitait jusqu’à un certain point l’œuvre ténébreuse de l’infatigable mineur ; mais personne n’avait songé jusqu’ici à faire de cette humble bête le modèle complet de l’agriculture perfectionnée. Cette initiative était réservée à l’auteur anonyme de ''Talpa'', et en vérité, en le lisant, on se sent porté à croire qu’il pourrait bien y avoir beaucoup de vrai dans ses idées. Nous en avons tant vu en fait d’inventions originales, que rien ne nous parait plus impossible.
 
Voici comment l’auteur justifie son assertion : « Ce que recherchent les cultivateurs, dit-il, c’est le moyen de réduire la terre en poussière, afin d’en extirper les plantes adventices, et de la rendre complètement perméable aux
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engrais et aux influences atmosphériques ; or c’est précisément ce que fait la taupe, et l’idéal de la bonne culture serait de réduire le sol entier d’un champ à l’état où se trouve la terre des taupinières. Pour cela, que faut-il ? Imiter la taupe, s’armer comme elle de griffes et gratter la terre, de manière à la pulvériser. La bâche et la charrue sont des instrumens arriérés ; ce qu’il faut, ce sont des multitudes de pattes de taupes mises en mouvement par une lame assez puissante pour vaincre la résistance des terres les plus compactes. Cette force, on ne l’avait pas jusqu’ici ; mais aujourd’hui on la possède, c’est la vapeur, éminemment propre à produire un mouvement de rotation en avant, et à fouiller le sol avec des griffes de fer comme elle bat déjà l’eau avec des roues. »
 
Cette idée renferme peut-être le terme d’une révolution radicale. Plusieurs indices montrent déjà que le génie mécanique est sur la voie. À l’exposition de Glocester, le jury a décerné une médaille à une machine nouvelle nommée machine à piocher [''digging machine''), qui repose exactement sur ce principe. Encore un pas, et les mille pattes de taupe seront trouvées. On commence même à dire vaguement qu’elles le sont, et qu’un inventeur américain a résolu le problème en combinant la force de la vapeur avec celle des chevaux. La grande difficulté qui empêchait jusqu’ici le labourage à la vapeur serait ainsi tournée. Ce ne serait pas précisément du labourage, mais ce serait mieux ; toutes les façons successives qui se donnent aujourd’hui à la terre se donneraient à la fois et par un même instrument, immense économie de temps et de force. Avant peu, l’expérience sera faite ; un des plus grands constructeurs d’instrumens aratoires de l’Angleterre s’en occupe, dit-on, car on va vite dans ce pays-là, et les idées n’y restent pas longtemps à l’état théorique. Nous verrais bien. Si la tentative réussit, nous dirons que, nous aussi, nous en avions trouvé le germe dans la ''défonceuse'' de M. Guibal, couronnée deux fois au concours de Versailles, et nous aurons quelque, raison ; mais hélas ! le germe n’a pas été fécondé.
 
Le département des animaux contenait à Glocester plus de ''mille têtes''. Voilà encore des chiffres qui montrent une véritable émulation chez les éleveurs. Les belles espèces de bétail sont maintenant généralement répandues en Angleterre. Je visitais, il y a quelques jours, un des coins du comté de Bucks ; dans les plus petites fermes, j’ai trouvé des taureaux courtes-cornes, des vaches d’Ayrshire et d’Alderney. L’exposition de cette année, malgré le nombre et la beauté des animaux exposés, n’a pourtant pas complètement satisfait les amateurs. On a remarqué une diminution dans le nombre sur les années précédentes ; il y avait eu à Windsor, en 1851, plus de 1,200 têtes de bétail. On a trouvé aussi que, pour la qualité, certaines espèces, surtout les bœufs courtes-cornes, laissaient à désirer. Cet affaiblissement tient à plusieurs causes, d’abord le trop grand nombre d’expositions et de concours qui se tiennent presque à la fois sur tous les points du territoire, ensuite le degré de perfection où l’on est arrivé pour l’élève du bétail et qui ne parait pas susceptible d’être dépassé ; on pourrait plutôt remarquer un mouvement en arrière, un commencement de réaction contre les races qui prennent la graisse trop vite et trop abondamment, et qui pourrait bien aboutir à une dégénérescence.
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Lord Ducie, qui vient de mourir après avoir rendu tant de services à l’agriculture anglaise, avait fait décider par la Société royale que les animaux trop gras pour faire de bons reproducteurs ne seraient pas admis au concours de Glocester. Cette réforme était devenue nécessaire ; pour obtenir les prix, les éleveurs poussaient leurs animaux de concours à un tel état d’obésité, que quelques-uns pouvaient à peine se soutenir. Outre que ces prétendus reproducteurs n’étaient plus bons qu’à abattre, les consommateurs commencent à s’insurger contre l’excès de graisse que présente quelquefois la viande de boucherie. Les Anglais aiment plus que nous la viande grasse, mais il y a une borne à tout, et le but allait évidemment être dépassé. L’exclusion prononcée sur la proposition de lord Ducie a donc satisfait à un besoin de l’opinion, mais elle n’a pas été aussi bien reçue parmi les éleveurs. Plusieurs d’entre eux, et des plus éminens, n’ont pas paru au concours sous prétexte qu’il était fort difficile de saisir le point précis où un animal était assez gras pour avoir toute sa beauté, sans l’être trop aux yeux de la Société royale. De là la froideur qui s’est fait sentir à l’exposition de Glocester, comme il arrive toujours dans les momens de transition. Il est possible aussi que la pluie diluvienne, une de ces pluies comme on n’en voit qu’en Angleterre, et dans l’ouest de l’Angleterre, qui n’a cessé de tomber pendant trente-six heures, et qui avait rendu impraticables les abords de l’exposition, ait eu son influence sur les dispositions des curieux.
 
Rien n’est plus difficile que la rédaction d’un bon programme pour un concours d’animaux. Toute sorte de questions s’y rattachent. Les races de bétail sont multiples, elles varient suivant les natures du sol et les besoins économiques, la plupart de leurs qualités s’excluent mutuellement, et il est à peu près impossible de les ramener à un type unique de perfection. Voyez, par exemple, le bétail à cornes : on peut lui demander principalement, suivant les lieux, ou du travail, ou du lait, ou de la viande ; or, les meilleures races de travail étant peu laitières et peu propres à la production rapide de la viande, si vous primez le travail, vous excluez les grandes qualités du laitage et de la boucherie, et si vous primez celles-ci, vous excluez le travail. Il y a plus, même en primant à part chaque qualité spéciale, comme le travail, la viande ou le lait, il y a des races qui sont plus travailleuses, plus laitières et plus propres à la boucherie que les autres, et comme il n’est pas possible d’avoir ces races partout, parce qu’elles ne s’accommodent pas également de tous les climats et de toutes les autres conditions de culture, si vous les admettez au concours là où elles ne sont pas naturalisées, vous excluez par ce seul fait les races du pays qui leur sont inférieures, mais mieux appropriées qu’elles aux circonstances locales, et si vous ne les admettez pas, vous ne présentez pas au cultivateur des types supérieurs à ceux qu’il possède, vous ne le poussez pus dans la voie du progrès.
 
La Société royale a pris son parti, elle prime par races. Ainsi, pour les bêtes à cornes, elle admet quatre catégories qui concourent pour des prix spéciaux, les ''courtes-cornes'', les Hereford, les Devon et toutes les autres races réunies ensemble ; à Glocester, elle a fait en outre une catégorie spéciale pour les races du pays de Galles, à cause du voisinage de cette région exceptionnelle ; pour les moutons, elle admet trois catégories, les Leicester d’abord, les ''Southdown''
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et les autres races à laine courte ensuite, et enfin les races à longue laine autres que les Leicester. Je ne puis pas dire que ce programme me satisfasse complètement ; je trouve d’abord que la qualité laitière, la première de toutes à mon avis dans le gros bétail, est trop sacrifiée dans cette qualification aux qualités de boucherie : je sais bien que dans chaque catégorie on prime avec, le plus beau taureau, la plus belle vache et la plus belle génisse, mais ce n’est pas assez, et je voudrais voir les meilleures laitières primées à part, surtout quand la scène se passe à Glocester, c’est-à-dire au centre d’un pays qui tire toute sa richesse agricole de ses fromageries ; je trouve ensuite que, même au point de vue de la boucherie, la division par race, excellente en soi et parfaitement conforme à un ordre considérable de laits, ne devrait pas être exclusive, et qu’après avoir donné lieu à des concours particuliers toutes ces races devraient concourir entre elles pour un prix principal.
 
Cette distinction par races, ainsi posée d’une manière absolue, a cet inconvénient entre autres, qu’elle semble écarter les croisemens. La Société royale semble poser en principe qu’il faut chercher uniquement à améliorer les races par elles-mêmes, sans y introduire de sang étranger. Si le principe contraire était posé avec la même rigueur, je le repousserais également ; je crois qu’il y a des cas où les croisemens sont utiles, d’autres où ils doivent être évités avec soin, pour s’en tenir aux races locales dans toute leur pureté, d’autres enfin où le mieux est d’abandonner la race locale et de la remplacer immédiatement par une autre ; tout dépend des circonstances, je ne repousse qu’un principe absolu, quel qu’il soit. Nous avons vu en France de grands efforts faits dans un sens contraire ; on a tenté systématiquement d’introduire partout le sang anglais parmi les chevaux et le sang Durham parmi les bêles à cornes ; ces tentatives ont échoué, c’est ce qui devait être : on ne défait pas en un jour l’œuvre des siècles, et les races locales ont leur raison d’être, qui sait bien se faire respecter ; mais cela n’empêche pas que le cheval anglais ne soit le meilleur cheval de course et le bœuf Durham le meilleur bœuf de boucherie qui existe, et partout où se rencontrent à la fois et une demande suffisante de chevaux de course ou de bœufs de boucherie, et un moyeu suffisant de les produire dans des conditions marchandes, il vaut mieux adopter ces types perfectionnés que rester dans l’ornière, il vaut mieux même, si l’on ne peut pas les avoir purs, s’en servir pour des croisemens là où ces croisemens peuvent se faire dans de bonnes conditions.
 
Cette question des programmes est un peu moins compliquée en Angleterre qu’en France, parce qu’un des principaux élémens de la difficulté chez nous, le travail, disparaît chez eux à peu près complètement. Je ne doute pas cependant que la Société royale ne soit amenée un jour à modifier son programme. En revanche, une partie de ce programme, qui me parait excellente et qu’il serait bien à désirer de voir introduire dans nos propres concours, c’est celle qui consiste à primer des femelles. Ce n’est pas assez que d’avoir de bons reproducteurs mâles, il faut aussi de bonnes femelles : tous les éleveurs savent parfaitement que, tant que la mère est défectueuse, le produit n’est pas bon, quelle que soit la valeur du père. Il y avait à Glocester autant de prix pour les jumens, les vaches, les brebis et les truies que pour les taureaux, les étalons, les béliers et les verrats ; on avait même primé à
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part, ce qui me paraît moins nécessaire, les meilleurs élèves dans les deux sexes. Les porcs étaient partagés en grandes et petites races, division qui n’est peut-être pas parfaitement logique, car ici, le but étant le même pour tous les individus, rien n’oblige à avoir une race plutôt qu’une autre ; ce qui importe, c’est la quantité et la qualité de la viande qu’on obtient avec une quantité donnée de nourriture, que la race soit grande ou non.
 
Le prix pour les bœufs ''courtes-cornes'' ou de Durham a été obtenu par lord Berners ; c’est la partie du concours qui a paru la plus faible. Les Hereford, dont le pays est très voisin de Glocester, étaient magnifiques ; c’est encore, un lord, lord Berwick, qui a eu le prix. M. George Turner a obtenu, comme d’ordinaire, tous les prix pour la race du Devonshire. Les races galloises ont excité peu d’intérêt. Pour les moutons, ce sont encore les vainqueurs habituels qui l’ont emporté. La Société royale, ne prime pas les chevaux de course ; elle n’accorde de prix qu’aux chevaux de trait employés par l’agriculture et à ce qu’on appelle les ''roadsters'', chevaux de route, trotteurs. Bien qu’ici les prix ne fussent pas accordés par races, c’est la race de Suffolk qui a eu, comme toujours, le prix pour les chevaux agricoles ; l’ancienne supériorité de cette race ne se dément pas. Les porcs étaient presque tous admirables.
 
Une dernière exhibition fermait la marche, celle des volailles. Les Anglais attachent tous les jours un plus grand prix à avoir de belles volailles, bien que leur climat s’y prête peu ; nul doute qu’ils ne finissent par en venir à bout. La race cochinchinoise, la favorite du moment, a cédé cette fois à la race nationale dite de Dorking, nom d’un district du comté de Surrey, dont elle est originaire C’est le capitaine Hornby, de la marine royale, qui a eu le prix pour un coq et deux poules vraiment magnifiques. Je voudrais bien savoir ce qu’on dirait en France si un officier de marine occupait ses loisirs à élever des poules ; je ne vois pourtant pas que la marine royale d’Angleterre en soit plus mauvaise pour cela.
 
Plus de mille personnes ont assisté au dîner qui termine d’ordinaire ces sortes de solennités, bien que le prix du billet fut de 10 shillings ou 12 francs 50 centimes. Un immense pavillon, dressé par les soins de la Société royale, contenait un nombre suffisant de tables, dominées, suivant l’usage anglais, par la ''high table'', où ont pris place les personnes de marque. Le président était lord Ashburton, ayant à sa droite le lord-maire de la ville de Glocester, et à sa gauche le ministre des États-Unis ; parmi les assistans, on remarquait lord Powis, lord Harrowby, lord Leicester, le marquis de Bath, le comte de Jersey et d’autres membres de la pairie, un grand nombre de membres de la chambre des communes, les professeurs du collège loyal agricole de Cirencester, les fermiers et éleveurs les plus connus de l’Angleterre, et parmi les étrangers le général Arista, ancien président du Mexique, et le célèbre juge de la Nouvelle-Ecosse, Halliburton, l’auteur de ''Sam stick'', dont la ''Revue'' a déjà plusieurs fois entretenu ses lecteurs <ref> Voyez sur Halliburton la ''Revue'' du 15 avril 1841 et du 15 février 1850. </ref>. Le dîner se composait de viandes froides avec une pinte de ''sherry'' ; tout s’est passé dans cet ordre parfait naturel aux Anglais. Nul n’a touché aux plats placés devant lui avant que le présidant ait prononcé les quelques mois du ''benedicite'' anglais qui
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donnent le signal du repas ; nul n’a continué après que le président a prononcé les quelques mots qui remplacent les ''grâces''. J’admirais dans mon coin ces usages religieux universellement respectés, cette patience d’une telle foule en présence d’un service nécessairement insuffisant, et surtout cette bienveillance générale qui se lisait sur ces bonnes figures de cultivateurs.
 
Le moment des toasts était venu ; le président a commencé par porter suivant l’usage, au milieu d’un profond silence, le toast national à la reine et à la famille royale ; l’assemblée entière, debout, y a répondu par l’enthousiasme traditionnel et avec les dix salves de hourras requises en pareil cas. Voilà déjà bien des fois que j’assiste à l’accomplissement de cette formalité indispensable de toute réunion anglaise, et ce n’est jamais sans émotion que je vois ce grand peuple renouveler avec orgueil cet acte de respect et d’amour pour la personnification de la majesté nationale. Le nom de la reine représente pour tout Anglais l’ensemble de cette organisation politique qui fait à la fois la puissance du pays et la liberté de chacun de ses membres, et certes cette démonstration n’est jamais mieux à sa place que quand il s’agit de l’agriculture, qui doit toute sa prospérité au régime constitutionnel dont l’histoire se confond avec celle de la maison de Hanovre.
 
Après les toasts ''loyaux'', comme on les appelle, les toasts particuliers et les discours. M. Ingersoll, ministre des États-Unis, a répondu au toast dont il a été l’objet avec l’aplomb et la facilité dont il a déjà fait preuve dans plusieurs réunions semblables. C’est encore un des excellens usages de l’Angleterre que cette habitude d’appeler les étrangers de distinction, aussi bien que les personnages importans du pays, à ces grandes assemblées. La nation peut ainsi connaître personnellement, outre ses propres chefs, ceux qui représentent auprès d’elle les nations étrangères. M. Ingersoll n’est pas seulement le ministre des États-Unis auprès du gouvernement anglais, il a eu déjà plusieurs fois l’occasion de parler publiquement à des ''meetings'', et ses discours, reproduits par tous les journaux, sont lus dans l’Angleterre entière. Tout le monde aujourd’hui connaît M. Ingersoll et ses argumens en faveur de l’émigration anglaise en Amérique. Il en est de même d’Halliburton. Sans cette occasion, la plupart de ceux qui étaient présens n’auraient jamais vu l’honnête visage de Sam Slick et entendu sa parole pleine d’une bonhomie facétieuse. Aujourd’hui l’auditoire, qu’il a amusé par ses saillies et qui a ri de si bon cœur en l’écoutant, ne l’oubliera plus, et je suis pour mon compte heureux de l’avoir vu.
 
Le discours du président, lord Ashburton, me parait particulièrement digne de remarque au milieu de tous ceux qui ont été prononcés. Le noble lord a développé cette idée, que, de toutes les industries britanniques, l’agriculture était la plus florissante, la plus perfectionnée, et il a eu raison. « D’autres nations, a-t-il dit, peuvent nous disputer la palme pour les manufactures et le commerce : la France produit de plus belles soieries, la Suisse de meilleures cotonnades, l’Amérique nous égale pour la navigation ; mais le produit de l’agriculture anglaise est sans égal. Le monde entier vient apprendre l’agriculture à notre école. » L’orateur s’est d’autant plus félicité de ce succès qu’eu égard aux risques de tout genre qui menacent le cultivateur, l’agriculture lui parait le plus difficile, le plus chanceux de tous les arts, celui qui fait le plus grand honneur à l’énergie humaine. L’existence
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du cultivateur ne lui parait comparable qu’à celle du marin qui conduit sa barque au milieu des tempêtes de l’océan. « Comme le marin, s’est-il écrié, vous luttez sans cosse contre les vicissitudes des élémens. Vous ne pouvez arrêter les déluges de pluie, mais vous écoulez par le drainage l’humidité surabondante ; vous ne pouvez prévenir la sécheresse, mais vous pulvérisez la terre par vos machines à une telle profondeur, vous donnez une telle vigueur aux plantes par vos engrais, que vous la défiez ; vous ne pouvez empêcher la multiplication des insectes nuisibles, mais vous pressez par des moyens artificiels la végétation de vos turneps de manière à leur échapper. Vous avez inventé des races d’animaux qui vous permettent de faire un bœuf dans vingt mois et un mouton dans quinze ; vous avez appelé la vapeur à vous aider dans votre œuvre, et la vapeur vous a obéi ; en un mot vous avez ôté à l’agriculture son caractère empirique pour en faire la première des sciences et le premier des arts, ralliant sous une direction unique, dans une intime coopération, les travaux du chimiste, du physiologiste et du mécanicien. Oui, nous les cultivateurs d’Angleterre, plus contrariés qu’aucune autre industrie par la nature, accablés en outre de lourdes charges, nous avons par notre courage et notre persévérance élevé notre profession au premier rang ; ''nous avons fait de grands et généreux sacrifices au bien public, et après ces sacrifices, nous avons fait de plus grands progrès que ceux mêmes qui nous les avaient demandés'' ! »
 
Ces derniers mots résument parfaitement la situation actuelle des esprits en Angleterre, et notamment dans la classe agricole. Bien différens des Français, qui se plaignent toujours, les Anglais n’aiment pas à se plaindre ; ils ne se plaignent jamais longtemps. Habitués de temps immémorial à ne compter que sur eux-mêmes, ils sont mal à l’aise dans l’opposition. Leur système de gouvernement étant à leurs yeux le meilleur qui existe, quiconque est en définitive condamné par la majorité doit avoir tort, et une libre carrière étant ouverte à tous les efforts individuels, quiconque ne sait pas faire ses affaires doit être un maladroit. Ils tiennent donc à réussir dans ce qu’ils font, autant par amour-propre que par intérêt, et plus ils rencontrent d’obstacles devant eux, plus ils sont jaloux de les surmonter. Après l’abolition des ''corn laws'', il y a eu parmi les agriculteurs un moment de découragement à peu près universel. Tant qu’on a cru possible de revenir sur la mesure, on a jeté les hauts cris ; mais dès qu’on a vu que c’était impossible, on a pris son parti, et peu à peu l’optimisme naturel est revenu. Vous rencontrez aujourd’hui nombre de gens qui vous disent que les ''corn laws'' ont fait le plus grand tort à l’agriculture nationale et que ses véritables progrès vont dater de leur abolition, ce qui est très exagéré sans doute, mais avec un fonds de vérité, au moins pour ce qui concerne l’avenir.
 
Dans ce pays, où la terre produit déjà en moyenne deux fois plus qu’en France, il est maintenant généralement reconnu qu’on peut doubler encore la production. Les cultivateurs eux-mêmes en conviennent. Le progrès n’est pas encore réalisé, mais on le sent, on le voit venir, on en possède tous les élémens ; cela suffit. L’agriculture reprend le haut ton et réclame de nouveau sa place, par la voix de lord Ashburton, à la tête des industries nationales. Noble et frappant spectacle assurément et qui fait le plus grand honneur à
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cette nation vigoureuse ! « Nous nous endormions dans la protection, vous disent aujourd’hui de simples fermiers, nous ne faisions pas tout ce que nous pouvions faire ; nous avions d’ailleurs toujours devant nous un inconnu, nous n’osions pas nous lancer dans la crainte que l’abolition des ''corn laws'', réclamée par tant de puissans intérêts, ne vint nous surprendre ; aujourd’hui le nuage est dissipé, le monstre que nous redoutions est venu, nous l’avons mesuré, et nous avons vu qu’il n’était pas si terrible ; le sol est affermi sous nos pas, nous n’avons plus rien à craindre, nous ne dépendons plus que de Dieu et de nous. »
 
Une circonstance inattendue pour beaucoup de monde, quoique depuis longtemps prévue et prédite, est venue depuis quelque temps fortifier cette confiance, on avait travaillé dans la persuasion que les prix des denrées agricoles resteraient ce qu’ils étaient depuis 1848, c’est-à-dire d’environ 25 pour 100 au-dessous des anciens, et au moment où l’on espérait regagner par une culture perfectionnée cette différence sur le prix de revient, les prix ont recommencé à monter. Depuis six mois environ, malgré l’accroissement continu de la production nationale, malgré les importations de blé et de viande, que le monde entier envoie en Angleterre, une hausse persistante s’est déclarée. L’immense essor que le ''ftee trade'' a donné au commerce et qui se manifeste par les rapports officiels sur les importations et exportations, la prodigieuse prospérité qui en résulte pour toutes les classes de la nation et qui se révèle à son tour par les états du revenu public, ont augmenté la consommation à un tel point, que les moyens d’approvisionnement redeviennent insuffisans. Les pluies continues de l’été, en donnant des inquiétudes sérieuses sur la récolte, ont précipité le mouvement. Dans le seul marché de lundi dernier, à Londres, le blé a monté de 3 shillings ; le quarter de froment, qui se vendait 40 shillings il y a un an, en vaut aujourd’hui 54, soit 23 fr. l’hectolitre au lieu de 17. La viande avait déjà subi une augmentation analogue, et le troisième des grands produits agricoles anglais, la laine, avait dû au redoublement d’activité des manufactures, à la diminution des arrivages de l’Australie depuis la fièvre de l’or, une hausse non moins forte.
 
Ainsi, l’agriculture gagne à la fois des deux mains ; elle augmente ses produits, elle diminue ses frais, et elle vend aussi cher qu’autrefois. Cette hausse, qui lui est si avantageuse, n’a d’ailleurs rien d’artificiel et de forcé ; c’est la conséquence de la nature des choses et non d’un privilège légal, l’agriculture peut en profiter eu toute sûreté de conscience. Elle sera sans doute suivie d’une nouvelle baisse, car de toutes parts le génie commercial est en quête de nouveaux moyens d’approvisionnement ; le besoin qu’on a des blés de la Mer-Noire et de la Baltique est la grande cause qui arrête la guerre contre la Russie ; on va jusqu’en Amérique chercher d’énormes quantités de farine et de maïs. La concurrence réduit partout les frais de transport ; aujourd’hui un bœuf vient du centre de l’Irlande à Londres pour 25 francs, la distance est de 511 milles anglais ou plus de 200 lieues ; de Rotterdam à Londres, le port d’un bœuf est de 18 francs, celui d’un veau de 6 francs, celui d’un mouton de 3 fr. Malgré ces facilités, il ne parait pas probable que la baisse future soit jamais aussi forte qu’après 1848. Bien que, depuis trente-huit ans, 3 millions et demi d’Anglais, Ecossais ou Irlandais, aient quitté le royaume-uni pour les
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régions les plus lointaines ; bien que l’émigration se soit élevée l’année dernière à 1,000 personnes par jour, le flot de la population monte toujours, au moins dans la Grande-Bretagne, et la demande de travail inouïe plus vite encore. Au train qu’ont pris les choses, on ne serait pas surpris de voir bientôt la viande, à Londres à 1 shilling la livre anglaise, ou 3 fr. le kilo. Quel immense surcroît de consommation une pareille hausse suppose !
 
Le colonel Challoner a porté un toast à l’union de l’agriculture, des manufactures et du commerce, ce qui était, sous une autre forme, la reproduction des opinions émises par lord Ashburton. Lord Harrowby en a porté à son tour un aux classes laborieuses, qu’il a accompagné de quelques nobles paroles, et qui n’était encore que l’expression de cette grande idée, que tous les intérêts bien entendus sont solidaires, ceux des classes Inférieures avec ceux des classes supérieures, aussi bien que ceux de l’agriculture avec ceux de l’industrie et du commerce. Quand une nation en est là, tout devient possible pour elle, el un avenir indéfini s’ouvre pour la grandeur nationale comme pour la prospérité des individus. Il y a déjà longtemps qu’on s’en doute en Angleterre, car Pope, l’a dit un des premiers dans un vers admirable, ''toute discorde n’est qu’une harmonie incomprise'' :
 
::All discord harmony not understood.
 
Tel est le résumé rapide de cette belle fête. L’année prochaine, le ''meeting'' de la Société royale se tiendra à Lincoln, au centre du Comté le plus florissant peut-être sous le rapport agricole. Ceux qui ont fait cette année le voyage de Glocester pour voir l’exposition ont pu compléter leur excursion en visitant, à peu de distance de cette ville, le collège royal agricole de Cirencester. Ce collège a été fondé en 1845 par une société de souscripteurs, sous le patronage du prince Albert ; les plus grands noms de l’aristocratie anglaise figurent parmi les souscripteurs comme parmi ceux de la Société royale. On y enseigne les sciences au point de vue de la culture. Une ferme de 700 acres ou 280 hectares, louée à lord Bathurst, y est annexée ; les bâtimens sont disposés pour recevoir 200 élèves. Le collège royal de Cirencester a été fondé quelques années avant notre institut agronomique, et il lui a survécu, bien que les pertes, s’il y en avait, dussent être supportées par des bourses privées. Voilà encore une leçon que nous donnent nos voisins.
 
Agréez, etc.