« La Monarchie de 1830/02 » : différence entre les versions

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<center>Dernière partie.</center>
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On a vu la monarchie de 1830 sortir par une inspiration soudaine de circonstances irrésistibles, et nous l’avons montrée puisant son autorité moins encore dans un acte réfléchi de la volonté nationale que dans les appréhensions universelles auxquelles elle reçut mission de mettre un terme. Rasseoir par la force la société ébranlée, maintenir, par le respect des engagemens internationaux, l’ordre pacifique et régulier contre des ardeurs belliqueuses qu’il semblait alors presque téméraire d’affronter, tels furent et le but qui lui était assigné et l’œuvre qu’elle accomplit. Ni les inspirations élevées, ni les instrumens énergiques ne lui manquèrent dans cette lutte, où le pouvoir rencontrait devant lui une opposition presque toujours complice de projets qu’elle affectait de désavouer : la paix fut conquise sans qu’il en coûtât rien à l’honneur de la France, et, pour rétablir l’empire des lois, la liberté n’eut pas à subir de sacrifices. Par malheur le gouvernement de juillet perdit dans son œuvre d’organisation la puissante initiative qu’il avait déployée dans le combat. N’était-il donc destiné ni à fonder des institutions durables, ni à en donner au pays le goût, l’habitude et l’intelligence ? Dans la sphère des combinaisons politiques, la monarchie de 1830 ne réussit guère à dépasser l’étroit horizon où l’avait circonscrite par avance l’opposition sous laquelle avait succombé le gouvernement précédent. Façonnée par une éducation
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toute négative, saturée de scepticisme et déshabituée du respect, l’opinion libérale, lors de son avènement aux affaires, ne tenta sur elle-même aucun effort pour dompter les passions dont elle s’était nourrie. Elle ne vit pas que le gouvernement des classes moyennes avait des exigences spéciales et des conditions propres auxquelles il importait d’accommoder les institutions constitutionnelles, et qu’il fallait sortir du cercle des idées antérieures sous peine de n’y rencontrer que déception et impuissance. On avait devant soi une carrière toute nouvelle, et on ne sut aborder le pouvoir qu’avec les inspirations puisées dans les journaux durant quinze années : stérilité déplorable qui contrastait avec tant de hautes questions que la législature avait reçu mission de résoudre.
 
 
<center>I</center>
 
Le gouvernement de 1830 devait, en effet, poursuivre simultanément une double tâche : pendant qu’il luttait contre des ennemis aspirant à l’étouffer dans son berceau, il fallait qu’il préparât les lois fondamentales promises par la charte nouvelle. Organisation de la justice par le jury, de la force armée par la garde nationale, des communes, des départemens, de la chambre élective et de la chambre des pairs, liberté de L’enseignement, réforme du système de l’instruction publique, rapports nouveaux de l’église et de l’état, telles étaient les matières que la monarchie de la branche cadette était appelée à régler dans le sens de son principe et sous l’influence prépondérante de l’intérêt qui l’avait élevée.
 
La restauration avait déjà, par sa législation électorale de 1817 et surtout par la loi de 1827 sur le jury, appliqué la doctrine qui allait dominer, durant dix-huit ans, tout l’ordre politique. D’après cette doctrine, dans laquelle viennent se résumer les idées de 89 en ce qu’elles ont de gouvernemental et de pratique, les droits constitutionnels sont délégués par la société dans son propre intérêt. Celle-ci peut et doit dès lors attacher à l’exercice de ces droits les conditions d’aptitude ou de fortune propres à prévenir l’abus qui en serait fait contre elle. Le premier devoir du législateur est donc de mesurer les droits électoraux attribués aux citoyens sur le degré de lumière et d’indépendance que leur situation personnelle présuppose. Asseoir le pouvoir sur l’intelligence, distinguer les droits politiques des droits civils, et, en admettant tous les Français à la pleine jouissance de ceux-ci, n’étendre ceux-là qui, selon le discernement avec lequel on est présumé capable de les exercer, telle fut la doctrine professée, même par le ministère de M. de Villèle, et dont la monarchie de 1830 devait naturellement faire de plus larges applications.
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Donnant l’exercice d’un devoir pour corrélation à la jouissance d’un droit, la loi du 2 mai 1827 avait attribué la qualité de juré à tous les censitaires inscrits sur les listes électorales. Puis, assimilant la garantie, offerte par l’éducation à celle que présentait la propriété territoriale, elle avait ajouté aux censitaires à 300 francs les citoyens exerçant certaines professions libérales obtenues au prix d’épreuves précédées d’études dans lesquelles s’était absorbé un capital à peu près égal à celui auquel la loi rattachait la jouissance des droits politiques. En échappant au parti républicain et au dogme du suffrage universel, la révolution de juillet n’avait pas à proclamer en matière électorale un autre principe que celui-là. Elle était forcément conduite à fonder le droit politique sur la double combinaison du cens territorial et de l’aptitude légalement constatée. Cette garantie pouvait souvent sans doute demeurer illusoire, et l’on a aiguisé, non sans justice, bon nombre d’épigrammes contre les ''capacités ; mais après tout, si à leur éternel détriment certains ''capables'' se sont faits ''réformistes'', on m’accordera du moins qu’il n’y avait pas à craindre qu’ils se fissent ''partageux'', et que, tout dominés qu’ils pussent être par d’incurables préjugés, ils n’auraient jamais ballotté la France entre la perspective du pillage et celle du despotisme. D’ailleurs, lorsqu’un gouvernement répudie le principe qui transforme l’électorat en droit naturel, quand il repousse le dogme de la souveraineté numérique, il faut bien qu’il cherche quelque part des garanties d’aptitude. Or, où celles-ci peuvent-elles se rencontrer dans une société telle que la nôtre, si ce n’est dans la possession de la terre ou dans l’exercice d’une profession libérale préparé par des épreuves difficiles et dispendieuses ? L’éducation représente un capital comme la propriété foncière, et il y avait une moindre dépense à faire pour conquérir le titre de censitaire à 200 francs que pour devenir avocat, notaire ou médecin. La monarchie de 1830 dut donc reconnaître ce double droit : elle en fit l’application en 1831 au régime municipal, en 1833 à la constitution des conseils-généraux des départemens. La loi municipale <ref> Loi du 21 mars 1831.</ref> attribua la formation des conseils communaux à une assemblée d’électeurs réunissant les citoyens les plus imposés au rôle des contributions directes de la commune, selon une proportion déterminée par le chiffre de la population. Elle adjoignit à cette assemblée les médecins, avocats, notaires, juges, avoués, officiers de la garde nationale et fonctionnaires jouissant d’une pension de retraite, qui néanmoins ne pouvaient exercer leurs droits électoraux qu’avec un domicile réel établi dans la commune depuis un temps déterminé.
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Le même principe prévalut deux ans plus tard, lorsque la chambre fui appelée à organiser les assemblées cantonales chargées d’élire les conseillers-généraux <ref> Loi du 22 juin 1833. </ref>, et si, par la plus bizarre des anomalies, il se trouva écarté lorsqu’il fut question de déterminer les conditions de l’électoral politique, il faut se rappeler que le rejet successif des diverses catégories de capacités, résultat d’une discussion confuse et des plus tristes passions, renversait dans ses bases la loi électorale telle qu’elle avait été conçue et présentée par la couronne. « Nous avons cherché, disait le ministre qui apportait le projet de loi, à étendre la capacité électorale en la demandant à tout ce qui fait la vie et la force des sociétés, — au travail industriel et agricole, à la propriété et à l’intelligence. La contribution publique d’une part, la seconde liste du jury de l’autre, nous procuraient une application immédiate et sûre de la théorie adoptée. Un gouvernement né du progrès de la civilisation devait à l’intelligence de l’appeler aux droits politiques, sans lui demander d’autre garantie qu’elle-même. Toutefois la loi, pour n’être pas arbitraire et vague, a joint des garanties à celles qui confèrent aux gradués des différentes facultés le droit de figurer sur la liste du jury. Elle a exigé un certain nombre d’années de domicile réel, suivant le grade qu’on occupe dans chaque faculté. Cet avantage politique que nous attachons à l’instruction contribuera, n’en doutons pas, à la répandre. Propager l’enseignement, instruire le peuple est aussi une des dettes contractées par un gouvernement libéral : nous l’acquitterons, et ce devoir sera d’autant plus impérieux, que l’instruction, comme on le voit, est désormais le moyen de généraliser les droits politiques. Il y avait, il faut en convenir, quelque chose de trop peu rationnel dans cette faculté donnée par la loi du jury à tous les citoyens éclairés de pouvoir juger de la vie des hommes, et qui n’allait pas jusqu’à concourir à la nomination de ceux qui font la loi. De même que la seconde liste du jury sert à accroître, d’après notre système, le nombre des électeurs, l’augmentation du nombre des électeurs viendra par contre-coup accroître le nombre des jurés, et par là étendre l’intervention du pays dans le jugement de ce qui l’intéresse le plus : heureuse réaction, d’où il résulte que le fait même de la promulgation de notre loi électorale sera un double bienfait pour le pays <ref> M. le comte de Monlalivet ; chambre des députés, 2 février 1831.</ref>. »
 
Si ces généreuses dispositions furent repoussées, l’opposition n’eut guère à s’en prendre qu’à elle-même, car il était naturel que d’injustes antipathies provoquassent des représailles imprudentes. Le gouvernement représentatif descendit dans ce débat jusqu’à l’esprit
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de coterie le plus mesquin, et les avocats firent aux fonctionnaires une guerre dont le triste spectacle ne fut dépassé que par celui de la lutte qu’ils s’entendirent les uns et les autres pour organiser contre les membres du clergé. La loi électorale sortit mutilée de ces tiraillemens honteux <ref> Loi du 19 avril 1831.</ref>, et la question de la seconde liste du jury resta suspendue sur la tête du pouvoir, qui eut le malheur d’en méconnaître la gravité jusqu’au jour où elle servit de rempart pour couvrir les hommes qui marchaient à l’assaut de la société. Un gouvernement blesse toujours l’instinct public en refusant les concessions qui sortent logiquement de son principe. Placée entre deux partis qui s’entendaient alors pour invoquer le suffrage universel, la monarchie de 1830 avait, d’ailleurs bien plus d’intérêt à élargir sa base qu’à la restreindre, à réunir les classes moyennes qu’à les diviser. Si l’adjonction de la seconde liste du jury à la liste électorale ne valait certes pas une révolution, elle n’aurait probablement pas été sans quelque influence pour la prévenir.
 
Cependant la loi électorale de 1831 fut, à bien d’autres points de vue, l’écueil du gouvernement nouveau, et dans son texte même elle laisse trop bien apercevoir ce qu’il y avait d’imprévoyance politique chez les hommes portés aux affaires par la crise de juillet. Dans les longs débats qui précédèrent l’adoption de cette loi organique, personne n’agita la convenance de modifier le système de l’élection directe, qui, par l’effet de la victoire désormais incontestée des classes moyennes, allait devenir un privilège tout personnel plutôt qu’un droit politique ; on n’élargit ni ses plans ni ses perspectives, et l’on resta invariablement confiné dans le cercle tracé par l’ancienne opposition. Au lieu d’atténuer les inconvéniens de l’élection directe, on parut prendre plaisir à les aggraver encore, en créant des circonscriptions d’arrondissement et des collèges de cent cinquante électeurs, on plaçait en effet les députés dans une dépendance étroite et toute personnelle de leurs commettans ; on liait la destinée des hommes publics, quelle que pût être leur importance, aux intérêts et aux caprices d’un petit nombre de familles, et pour protéger la chambre contre les inspirations de l’esprit de parti, on la livrait à la tyrannie de l’esprit de localité. Par la situation qu’il faisait aux mandataires du pays, le pouvoir provoquait l’ingérence de la chambre dans la disposition des plus petits emplois publics, et en perdant pour lui-même le bénéfice de sa principale prérogative, il préparait partout cette sourde opposition de la puissance administrative contre la puissance parlementaire, l’une des causes les moins soupçonnées, mais les plus réelles du discrédit sous lequel devait s’abattre un jour le
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gouvernement représentatif. Au lieu de faire exprimer aux députés des départemens l’opinion d’une importante fraction du territoire, on les constitua les serviteurs obliges d’étroites cupidités, et ils eurent l’air d’être des tyrans, lorsqu’ils n’étaient le plus souvent que des esclaves.
 
La situation personnelle des députés n’était d’ailleurs pas moins fausse et moins étrange que celle qui leur était imposée vis-à-vis de leurs commettans. On avait cru céder à une haute inspiration libérale en réduisant de moitié le cens d’éligibilité en même temps qu’on abaissait celui de l’électoral de 300 à 200 fr., comme s’il suffisait de changer un chiffre pour modifier les conditions nécessaires de l’existence et pour réduire de 50 pour 100 les dépenses obligées d’une longue résidence à Paris. Si, sous la restauration, la vie parlementaire était à peine possible aux hommes payant 1,000 francs d’impôt direct, et si l’invasion des fonctionnaires dans les deux chambres avait déjà pris des proportions énormes, comment admettre que cette proportion ne fût pas encore dépassée lorsque le cens d’éligibilité était réduit à 500 francs, et qu’on pouvait aborder la chambre à trente ans, dans la plénitude de l’ambition et de la jeunesse ? — Se pouvait-il que dans une société où les existences indépendantes sont exceptionnelles, et sous un régime auquel la grande propriété était généralement hostile, la chambre des députés ne devint pas une vaste pépinière de fonctionnaires publics, soit que ceux-ci aspirassent au séjour de Paris, qui était pour eux sans aucune charge, soit que des hommes encore sans carrière aspirassent de leur coté à des emplois salariés, comme à un dédommagement légitime de longs sacrifices ? Le mandat gratuit plaçait la chambre sous le coup de tous les besoins ; l’admissibilité de ses membres à la plupart des fonctions de l’ordre administratif et judiciaire y faisait pénétrer toutes les ambitions, même les plus infimes. Prétendre corriger, en prononçant quelques incompatibilités, un état de choses dont les difficultés provenaient des conditions mêmes de l’ordre social que la révolution française a constitué, c’était chercher dans des digues de sable un obstacle à la mer, c’était s’exposer à rendre le recrutement des chambres plus difficile sans leur restituer le calme et l’indépendance. L’opposition parlementaire, qui osait tant de choses contre le pouvoir, n’osait rien contre l’opinion, et n’avait pas le viril courage de recommander au pays le seul système que ses mœurs lui permettent de supporter, quelque répugnance qu’il lui inspire, celui d’une indemnité modérée, rendant possible et rationnelle l’incompatibilité du mandat électoral avec la plupart des fonctions publiques. Ce système a donné depuis au pays des assemblées auxquelles n’ont manqué ni les hommes considérables ni les grands talens politiques, et l’on a pu
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s’assurer qu’il créait pour le pouvoir, dans ses rapports avec les membres du parlement, une situation plus naturelle et plus facile.
 
Les électeurs pesant sur les députés et ceux-ci pesant sur les ministres, — une opposition aspirant aux fonctions publiques avec une ardeur fébrile, recrutée par des ressentimens personnels plus que par des griefs de parti, et tenant en réserve, pour le jour de son triomphe, des noms nouveaux à défaut d’idées nouvelles, — tous les embarras inévitables dans un pays de petites fortunes et d’existences précaires fomentés et aggravés par les dispositions de la loi : tel fut le déplorable spectacle qui ne contribua pas peu à amortir en France le sentiment déjà trop faible de la liberté politique. Il semblait que le législateur se fût complu à mettre en relief toutes les difficultés, sans tenter le plus léger effort pour les résoudre, en faussant au contraire de propos délibéré la situation respective des ministres, des députés et de leurs commettans. Rétrécir les circonscriptions électorales au lieu de les étendre, établir la gratuité du mandat en donnant à ce principe tout aristocratique l’étrange correctif d’un accès possible aux fonctions même les plus modestes, — c’était préparer dans le pays le triomphe des intérêts privés sur les croyances politiques, c’était implanter dans la chambre le germe des plus actives intrigues et des plus scandaleuses coalitions. Au lieu de résister aux mœurs, les lois leur venaient en aide pour énerver le gouvernement représentatif, dont elles altéraient le caractère.
 
Ce fut surtout dans la manière de constituer la chambre des pairs qu’éclatèrent ce défaut de perspicacité et ce terre-à-terre des combinaisons politiques au-dessus desquelles ne s’élevaient alors ni les esprits les plus fermes ni les âmes les plus fortes. On sait que la charte de 1830, en proclamant la division du pouvoir législatif en deux branches, n’avait rien statué sur le mode de formation de la chambre haute, et que ce fut au ministère de Casimir Périer qu’il appartint de résoudre ce problème dans la seconde session de 1831. D’un débat long et passionné, auquel prirent part toutes les illustrations de la tribune française, sortit cet art. 23 qui, en fondant une pairie viagère et inamovible, confiait au roi la nomination de celle-ci, en restreignant toutefois le choix de la couronne dans certaines catégories presque exclusivement composées de fonctionnaires.
 
Or bien peu de pénétration était, ce semble, nécessaire pour pressentir la nullité du rôle auquel allait être condamnée la première chambre, malgré l’importance personnelle de la plupart de ses membres. N’était-il pas manifeste que cette assemblée, émanation directe d’un autre pouvoir, sans la stabilité qu’elle empruntait au principe héréditaire, sans la puissance qu’aurait pu lui conférer le principe électif, ne serait plus aux yeux du pays qu’une sorte de conseil d’état
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placé, par l’effet de son institution, en dehors de la sphère politique proprement dite ? Qui n’a pas été frappé, durant dix-huit années, du vice organique qui enlevait à ce grand corps jusqu’à l’autorité individuelle dont la plupart de ses membres étaient pourvus avant leur admission à la plus éminente dignité de l’état ? A-t-on vu, pendant la durée de la monarchie de 1830, la chambre des pairs donner autre chose qu’un vote fictif à la loi la plus importante de chaque session, la loi de finances ? A-t-elle jamais été un obstacle même pour les cabinets qu’elle tenait le plus en suspicion, ou bien une force pour ceux auxquels la rattachaient ses sympathies ? Quel homme un peu considérable de l’opposition aurait consenti à se laisser déporter dans la chambre inamovible, et dans les hautes régions de l’ambition parlementaire ne déclinait-on pas constamment les honneurs de cette pacifique retraite, que la couronne ne pouvait même songer à proposer à un chef de parti ? Malgré le texte et l’esprit de la constitution, la chambre des pairs n’était donc pas un pouvoir politique ; on avait placé en permanence la fièvre au Palais-Bourbon, l’atonie au Luxembourg, et la prévoyance du législateur avait rejeté la plupart des illustrations du royaume hors de la sphère où s’agitaient les questions les plus brûlantes, où se dispensaient les portefeuilles.
 
Ainsi l’on ajoutait gratuitement aux périls de la situation générale tous ceux que pouvaient créer à la société des lois imprévoyantes. On s’effrayait de la lutte ardente des ambitions, et on les renfermait dans une seule enceinte, sans rien faire, sans rien essayer même pour les diviser. On s’inquiétait de vivre dans une société où tout était hâtif et déréglé ; lorsqu’il aurait été possible d’hiérarchiser la vie publique en donnant à la chambre haute une part prépondérante dans le pouvoir et en allant y chercher les principaux agens de la couronne, lorsqu’un mode d’élection d’un ordre supérieur aurait pu conduire la pairie à contrebalancer l’ascendant de l’autre assemblée, on l’annulait par une combinaison dont le résultat infaillible était de constituer l’antagonisme de la royauté et d’une chambre omnipotente ! La direction absolue des affaires passait à des hommes jeunes, ardens, pressés, et l’on donnait pour contrepoids à la couronne le droit étrange de frapper de mort politique ses serviteurs éprouvés, en les déclarant pairs de France !
 
Ce n’était point de l’hérédité qu’il aurait été possible d’attendre, après 1830,1a reconstitution de la pairie, et je n’ai jamais compris que des esprits éminens aient tenté à cette époque de sérieux efforts pour faire prévaloir une telle pensée. Une pairie héréditaire n’a guère de vie possible en ce siècle qu’en Angleterre, parce que l’air britannique est tellement imprégné d’aristocratie, qu’il suffit à transformer et à vieillir pour ainsi dire toutes les existences nouvelles.
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Lorsque la restauration tenta rétablissement d’une chambre héréditaire, elle agissait dans le sens de son principe et disposait de toutes les ressources que lui apportait alors le concours empressé des plus hautes illustrations historiques. Cependant telles étaient les difficultés inhérentes à la constitution d’une aristocratie politique en France, même dans les conditions les plus favorables, que la pairie de la monarchie légitime présenta cette étrange anomalie, d’être salariée en face d’une assemblée élective exerçant un mandat gratuit ! Si cette pairie conquit une sorte d’importance sous le roi Charles X, cela tient à ce que les rôles se trouvèrent alors intervertis entre les deux chambres, le principe aristocratique dominant l’assemblée élective, et la chambre haute étant devenue le refuge accidentel de l’opposition.
 
En se prononçant vivement contre l’hérédité de la pairie sous la monarchie élective, le pays fit une chose parfaitement naturelle. Une société bourgeoise dominée par des intérêts viagers ne saurait enfanter des familles patriciennes. Les talons rouges de la Bourse, de la salle des Pas-Perdus ou de l’Université transmettant à leurs enfans un titre et un blason, c’était là une espérance qu’il fut bizarre de voir se loger dans certains cerveaux démocratiques au lendemain des barricades, lorsqu’on trouvait bon que, sous la menace de l’émeute, la royauté voilât l’écu de ses ancêtres et de la France. L’élection seule aurait permis de reconstituer fortement la pairie ; c’était par ce principe qu’il lui aurait été donné de contrebalancer utilement pour le pays et pour le trône l’ascendant de l’autre chambre. Soit qu’on fit choisir la pairie française, comme le sénat belge, par le corps électoral avec des conditions d’éligibilité différentes, soit qu’on investit les électeurs, comme en Espagne, de la mission de présenter des candidatures à la couronne, ou qu’à l’imitation du mode pratiqué aux États-Unis, on attribuât aux conseils-généraux le droit de composer la chambre haute, soit enfin que, selon la forme indiquée dans la constitution de l’an VIII, on reconnut à cette chambre le droit de se recruter elle-même sur des listes présentées par les autres pouvoirs de l’état, — diverses combinaisons se présentaient assurément pour faire une vérité de cette division du pouvoir parlementaire que chacun acceptait comme un axiome, mais dont la constitution fit un mensonge. Les répugnances du parti conservateur pour toute application du principe électif à la formation de la pairie étaient de l’ordre de celles que ressentait et qu’exprimait si naïvement Ferdinand VII d’Espagne, lorsque, sollicité en 1822 de se prononcer pour le système des deux chambres contre celui de la constitution de Cadix, il répondait qu’il en avait bien assez d’une et n’entendait point doubler ses embarras.
 
La sinistre lumière de février n’a point été nécessaire pour faire
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éclater l’imprévoyance de nos lois fondamentales et la frivolité de combinaisons accueillies en leur temps par la faveur publique. Pour donner quelque poids à ses opinions actuelles, on voudra bien permettre à l’auteur de cette étude de rappeler qu’au lendemain de la coalition de 1838, il signalait, dans ce recueil même, les conséquences lointaines d’un système électoral qui atteignait à ses sources l’esprit public de la nation par la dépendance toute personnelle établie entre les mandataires et les mandans, et qu’il proposait l’élection à divers degrés comme le seul mode qui permit à une société démocratique de se constituer d’une manière quelque peu sérieuse. Des corps électifs s’engendrant les uns les autres, depuis les conseils communaux jusqu’aux deux chambres, lui paraissaient la solution pratique du problème. Certain alors de n’être ni compris ni écouté, il osait la proposer au parti conservateur, qui allait signaler son impuissance après avoir si tristement constaté ses divisions, et il le suppliait surtout de ne pas hésiter à ranimer la pairie par la généreuse infusion du principe électif. Alarmé de l’essor de tant d’ambitions et de la rapidité de tant de carrières hâtives, il annonçait à la bourgeoisie que son pouvoir sans racines pourrait être emporté par une bourrasque, s’il ne se rencontrait dans ses rangs des hommes d’état assez clairvoyans et assez résolus pour entreprendre d’hiérarchiser cette société sans traditions, en créant plusieurs degrés d’initiation dans la vie parlementaire, et en imposant aux hommes politiques de plus sérieuses épreuves que de vains succès de tribune <ref> ''Lettres d’un Député à un membre de la Chambre des Communes''. Voyez surtout les lettres IIIe et Ive sur le système électoral en franco et sur la reconstitution de La pairie, n° du 15 octobre et 1er novembre 1839. </ref>.
 
 
<center>II</center>
 
Si la faiblesse et l’incohérence des institutions furent un obstacle à toute fondation durable, les instincts antireligieux de l’opinion dominante suscitèrent des difficultés d’une nature plus grave encore. La révolution de juillet avait confondu dans ses agressions et dans ses outrages l’ordre religieux et l’ordre politique, parce que la restauration, de son côté, avait tenté de les confondre dans une systématique unité. Le pouvoir avait laissé, par une coupable faiblesse, l’irréligion imposer, pour ainsi dire, son caractère au gouvernement nouveau. En plein XIXe siècle, Paris avait vu se renouveler les horreurs des temps barbares, les hommes du Nord n’avaient pas laissé de plus tristes ruines dans l’antique église de Saint-Germain d’Auxerre que celles qui s’y consommèrent au nom de la liberté. Le signe du salut et de la civilisation du monde était tombé du haut de Notre-Dame
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sans que le pouvoir déplaçât une escouade de sergens de ville, et pendant que l’incendie de l’archevêché éclairait les joies d’un sinistre carnaval, une pièce officielle annonçait au public qu’un mandat de comparution était décerné contre le prélat dont on avait laissé saccager la demeure ! Provocateur et complice de pompes glacées, le pouvoir avait laissé chasser Dieu du temple qu’il prétendait consacrer à toutes les grandeurs humaines ; puis, empruntant au paganisme ses chants et ses souvenirs, il avait refusé de mettre les morts dont il prétendait consacrer la mémoire sous la garde de celui qui a dit : ''Je suis la résurrection et la vie''. Ainsi les mêmes hommes qui défendaient avec un admirable courage l’ordre social contre le génie révolutionnaire lui livraient sans défense tout ce monde intérieur de la conscience et de la pensée dans les profondeurs duquel couvent les tempêtes et se préparent les révolutions !
 
Au sein de la chambre élective, les partis, si profondément divisés sur les questions politiques, semblaient s’entendre pour humilier le clergé, lui refuser sa part de liberté, et le placer en dehors du droit commun sous une suspicion permanente d’incapacité et d’incivisme. S’agissait-il d’élections, les ministres du culte étaient repoussés tout d’une voix des catégories de capacité ; le dernier sous-lieutenant en retraite se voyait attribuer des droits qui leur étaient refusés, et dans cette chasse au prêtre, le parti conservateur était loin de se laisser distancer par le parti révolutionnaire. L’opinion gouvernementale faisait avec les adversaires du pouvoir assaut d’empressement pour introduire le divorce dans la législation civile et supprimer de l’institution de la famille la dernière empreinte de l’esprit chrétien. Emanée chaque année des chefs de l’opposition, cette motion était accueillit par les chaleureuses sympathies de la majorité, et ne rencontrait jamais devant elle que les courageuses résistances de la chambre des pairs.
 
Mais c’était surtout en matière d’éducation que les préjugés étaient tenaces et les erreurs lamentables. En souvenir des poursuites exercées par la restauration contre l’École normale, la charte de 1830 avait proclamé la liberté de l’enseignement sans bien comprendre la portée de ce grand principe, sans soupçonner l’usage qui pouvait en être fait. Éclairés sur la vanité d’une protection qui leur avait été si funeste, sachant fort bien d’ailleurs qu’ils n’avaient plus à l’attendre du pouvoir, les catholiques s’étaient abrités sous l’article 69 de la charte, et l’invoquaient avec une loyauté qui était entière pour tout le monde, y compris ceux-là même qui calomnient aujourd’hui leur sincérité d’alors. Les familles croyantes voulaient qu’à côté de renseignement patroné et salarié par l’état, il leur fût loisible de trouver un autre enseignement accessible à toutes les fortunes et accepté
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par toutes les consciences ; elles demandaient, et beaucoup d’entre elles auraient mis à ce prix une adhésion sincère à la monarchie nouvelle, qu’il n’y eût dans un pays libre ni servage ni tyrannie de l’intelligence, et que pour les épreuves par lesquelles l’état s’assurait de l’aptitude des jeunes générations aux diverses carrières publiques, il n’existât, quant aux connaissances acquises, ni certificats d’origine ni système de proscription. Or personne n’a certainement oublié avec quelle adresse étaient éludées ces réclamations incessantes, avec quel dédain elles étaient parfois repoussées, lorsqu’il se rencontrait des voix isolées pour les porter devant les grands pouvoirs de l’état. On a payé trop cher, sans nul doute, ces enivremens passagers de la force et de l’orgueil, et les applaudissemens arrachés à tant de passions aveugles ou coupables ont abouti à des déceptions qu’on peut déplorer aujourd’hui sans oublier l’odieux usage qui fut fait plus d’une fois de la puissance publique contre la vérité et contre la justice. Si le pouvoir avait compris que la foi seule peut rendre une démocratie gouvernable, et qu’on donnait à l’anarchie ce qu’on enlevait à l’église, il aurait fait par politique tout ce qu’on lui demandait par religion. Si à défaut d’une haute inspiration chrétienne et sociale il avait eu seulement en matière religieuse le respect profond de la liberté et du droit, il n’aurait pas souffert que de tels griefs fussent si longtemps créés à des citoyens et de telles armes laissées aux mains de ses ennemis ; mais en matière de religion il semblait sans initiative aussi bien que sans libre arbitre. Remorqué par des passions assez souples pour dissimuler l’égoïsme de leurs prétentions sous le couvert de son propre intérêt, le gouvernement allait à la dérive des plus tristes préventions, lors même qu’il ne les partageait point, et les antipathies de la majorité sur les questions religieuses étaient aux meilleurs esprits, sinon la perception du mal, du moins le courage du bien.
 
Cette fascination à peu près générale au sein de l’opinion conservatrice rendit illusoire durant dix-huit années la promesse de la charte relativement à la liberté de l’enseignement secondaire ; elle eut des résultats plus désastreux encore en ce qui concerne l’enseignement et la moralité des classes populaires. Il faut rendre cette éclatante justice à la bourgeoisie, qu’elle était arrivée aux affaires en 1830 avec la ferme résolution de s’occuper beaucoup du peuple, d’accroître son bien-être en lui créant du travail au prix des plus dispendieux sacrifices, et d’élever le niveau de sa condition intellectuelle en organisant l’instruction primaire sur la plus vaste échelle. Rien n’est, à coup sûr, plus injuste et plus inique que les reproches adressés sur ce point à la monarchie de juillet. Lorsque ce gouvernement tomba, le sol était couvert de fondations qu’il ne reste plus
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qu’à compléter sur un plan tracé par lui-même. La France pouvait montrer avec fierté, échelonnées sur le chemin de la vie du pauvre, ces institutions charitables qui le protègent dans sa faiblesse, le soulagent dans sa misère, assurent du travail à son âge mûr et un placement facile aux capitaux créés par ses sueurs. Que sont la plupart des institutions, d’un succès encore équivoque, créées depuis 1848 auprès de l’organisation des caisses d’épargne, ce grand-livre des classes ouvrières ? Quelle tentative pourra jamais, du moins par les sacrifices financiers qu’elle impose et l’immense personnel qu’elle constitue, être mise en parallèle avec cette fondation de l’instruction primaire, regardée comme une dépense obligatoire de premier ordre, pour l’acquit de laquelle se trouvaient assignés trois centimes spéciaux par commune, un centime et demi par département, indépendamment des larges subventions annuellement portées au budget de l’état ? Construire trente mille maisons d’école, établir soixante-seize écoles normales, former et entretenir trente-cinq mille instituteurs, c’est là certainement une œuvre gigantesque, dont on ne saurait méconnaître le caractère populaire, quelque amère déception qu’elle ait préparée à ses honorables auteurs. La classe gouvernante se trompa donc, non sur le but, dont l’honneur lui demeure tout entier, mais sur les moyens employés pour l’atteindre, et ses préjugés vinrent, sur ce point, faire échec à ses bonnes intentions. La loi du 28 juin 1833 est un grand monument de l’inexpérience politique qui dominait alors dans les régions du pouvoir, mais bien plus encore dans les régions parlementaires. Si, dans le haut enseignement, l’élément chrétien peut seul protéger l’intelligence humaine contre elle-même, combien la prépondérance de l’idée religieuse n’est-elle pas plus nécessaire encore dans la dispensation de l’instruction primaire, pour protéger les masses contre tant de cupidités brutales, et les maîtres contre les ennuis et les périls d’une mission pleine de dégoûts !
 
Les esprits éminens qui combinèrent les dispositions de cette loi étaient, à cet égard, aussi convaincus que nous pouvons l’être nous-même, et toutes leurs paroles constatent qu’ils entendaient faire à la religion une large part dans le ministère sacré de l’éducation populaire. Comment donc n’entrevirent-ils pas qu’ils sortirait de ces dispositions combinées des résultats tout différens de ceux qu’ils attendaient, et qu’ils s’exposaient à donner au socialisme, ce rationalisme des masses, tout ce qu’ils n’attribuaient pas à l’autorité ecclésiastique ? Comment ne comprenaient-ils pas qu’en matière d’enseignement populaire, la prédominance de l’élément laïque deviendrait l’un des grands et des plus prochains périls de l’avenir ? Était-il possible qu’une telle loi n’organisât pas sur tous les points du royaume l’antagonisme du presbytère et de l’école, de l’instituteur
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et du curé ? Or quelle devait être la conséquence directe d’une telle lutte, si ce n’est une sorte de consécration théorique de toutes les passions ? Demander l’immolation de l’orgueil et de l’envie, l’acceptation spontanée de tous les sacrifices, parfois de toutes les humiliations, à un autre principe que le dévouement chrétien, c’était attendre de la nature humaine qu’elle se transformât elle-même et par sa seule puissance. Pour vivre volontairement de la vie des pauvres, lorsque, par le niveau de son intelligence, on est élevé au-dessus d’elle, il faut que la conversation de l’homme soit dans le ciel, et que ses espérances s’alimentent ailleurs que sur la terre. Transformer en une fonction le sacerdoce de l’enseignement primaire, imposer une vie de privations à des pères de famille qui adoptent cette carrière non par élection, mais par nécessité et faute de pouvoir s’en procurer une autre <ref> On sait que la loi du 28 juin 1833 n’exigeait des communes qu’un minimum de traitement de 200 bancs. Ce minimum, augmenté par les contributions mensuelles et par les subventions départementales, n’élevait guère au-dessus de 400 francs le traitement moyen des instituteurs. Sur un nombre total de 40,524 instituteurs, 24,256 étaient mariés, et les membres des diverses congrégations religieuses étaient représentés par le chiffre de 2,136. Ils formaient donc environ le vingtième du personnel enseignant. (Rapport au roi du 1er novembre 1841, par le ministre secrétaire d’état de l’instruction publique, sur la situation de l’instruction primaire.) </ref>, c’est mettre toutes les irritations de la nature et de la vanité en contact avec cette âme du peuple qu’un souffle impur suffit à ternir et à ravager.
 
L’expérience est la seule institutrice des nations, et l’esprit ne supplée pas à ses leçons cruelles. Tout entier au but généreux qu’on se proposait d’atteindre, on était alors sans méfiance sur les moyens ; on s’engageait avec des instrumens dangereux dans l’œuvre immense de la moralisation populaire, à peu près comme on organisait le gouvernement représentatif sans s’inquiéter de savoir si les institutions fondamentales n’étaient point boiteuses, et si elles ne tendaient pas à amortir l’esprit public bien plus qu’à le susciter. Il fallait du temps pour que ces erreurs d’inexpérience apparussent dans tout leur jour. C’était quinze ans plus tard, dans l’enivrement d’une confiance, à peu près universelle, qu’allaient se révéler tout à coup les désastreuses conséquences de la prédominance conquise par l’élément rationaliste dans l’instruction populaire, et bientôt après la faiblesse de ce noble régime de garanties politique, que trop peu d’hommes aimaient d’un attachement sérieux et fort, mais qu’on réputait inébranlable parce que chacun le croyait cher à son voisin.
 
De ces périls latens, aucun ne parut à la surface tant que dura le combat contre l’anarchie ; c’était dix ans plus tard, dans la plénitude de la confiance et de la paix, qu’ils étaient appelés à se révéler. Celte période de lutte et de laborieuse fondation se prolongea jusqu’en
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septembre 1835, époque où le plus atroce des attentats provoqua une législation assez fortement répressive pour désarmer les partis et faire succéder aux dangers sortis de leurs tentatives ceux qu’allait susciter le caractère même des institutions. Le cabinet formé le 11 octobre 1832 et dissous le 22 février 1835 correspond à cet intervalle de quatre années, l’un des plus dignement remplis de notre histoire constitutionnelle. Modifié plusieurs fois dans sa composition, il demeura, jusqu’à sa dissolution définitive, fidèle à la pensée politique dont il était sorti, et conserva d’ailleurs dans son sein les élémens principaux qui en constituaient l’importance. Notre travail a été commencé avec la ferme résolution de prononcer le moins de noms propres possible. Nous ne saurions toutefois nous refuser au légitime orgueil de rappeler ici les trois grandes personnalités qui dans ce ministère se complétaient si heureusement l’une par l’autre et se prêtaient mutuellement un si précieux concours. Le cabinet du 11 octobre montra à la France et à l’Europe, dans le conseil et à la tribune, des hommes, expressions profondément dissemblables d’une même idée et d’un même intérêt social, qui, par la diversité de leurs caractères et de leurs aptitudes, concoururent à l’unité d’action et aux éclatans succès du pouvoir dans cette période si troublée, mais si pleine. MM. de Broglie, Guizot et Thiers, c’étaient la conscience politique dans ses inspirations les plus pures, le talent dans son éclat le plus magnifique, l’esprit dans ses ressources les plus inépuisables. Est-il beaucoup de spectacles plus grands que celui que présentaient alors de pareils hommes, réunis d’intention pour sauvegarder l’ordre social et la paix du monde ? S’il est vrai que la force soit le premier attribut du pouvoir, n’était-ce pas aussi le plus imposant symbole de la puissance publique que cette tribune qui rendait vaines toutes les machinations de l’anarchie, où la parole triomphait du poignard, et le bon sens de la violence ?
 
 
<center>III</center>
 
Le ministère du 11 octobre était placé entre deux grands partis, dont l’un l’affaiblissait par son attitude passive, et l’autre par ses audacieuses agressions. Il était appelé à soutenir une lutte terrible contre la démagogie, désarmé d’une notable portion des forces dont la France a pu disposer dans les épreuves qui ont suivi 1848 pour se relever du fond de l’abîme. Après 1830, le parti légitimiste avait emporté dans la retraite cette puissance qui s’attache aux croyances religieuses universellement pratiquées, aux vieilles traditions domestiques et aux situations patrimoniales indépendantes. L’isolement était et son droit et son devoir. Ce parti ne pouvait avec honneur
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s’associer à une expérience qui s’accomplissait contrairement aux principes dont il gardait le dépôt, et quoique la France eût à en souffrir, elle ne pouvait pas s’en plaindre. Attendre avec calme sans rien ajouter aux périls du pays, se réserver pour le jour où la Providence dirait son dernier mot, telle était sa mission. En l’accomplissant, il s’assurait, sans aucune compromission, dignité dans le présent et profit possible pour l’avenir. En quittant au contraire cette attitude réservée, il assumait dans les embarras de la situation une solidarité que son intérêt manifeste lui commandait de décliner, et se compromettait au préjudice de son autorité morale et sans la plus légère chance de succès. La majeure partie de l’opinion légitimiste comprit ainsi ses devoirs envers la France et envers elle-même ; mais une autre portion crut pouvoir passer de cette attitude négative, si imposante par sa réserve, à une agression bruyante et implacable. Méconnaissant le caractère d’une opinion sans nulle puissance sur les masses, dont l’autorité réside dans la sphère des souvenirs et des intérêts moraux les plus élevés, elle transforma son langage, ses allures naturelles et jusqu’à ses doctrines, pour les accommoder à d’autres passions que les siennes. Aux jours les plus terribles de la lutte engagée contre l’anarchie, une fraction de ce parti entama contre le pouvoir, au nom de la souveraineté numérique, une guerre dont le résultat définitif ne pouvait manquer de profiter à une tout autre cause que la sienne.
 
Les mêmes illusions avaient fait rêver dans l’ouest, les armes à la main, des succès populaires du genre de ceux qu’on poursuivait dans les journaux au nom du suffrage universel. On se refusait à comprendre qu’il ne restait plus de l’héroïque Vendée qu’un sol passé, aux mains de possesseurs nouveaux, et qu’une révolution toute politique ne saurait réveiller ces désespoirs sublimes allumés à la vue des autels renversés et des chaumières en flammes. Il avait fallu que la tyrannie conventionnelle fermât les temples et plaçât les prêtres entre l’apostasie et l’échafaud pour que cette terre de foi enfantât ses Macchabées : une courageuse mère venant y affronter la mort pour les droits méconnus de son fils ne pouvait y susciter que des dévouemens isolés et stériles. Les populations rurales de l’ouest sont demeurées profondément monarchiques en ce sens que la forme républicaine s’associe pour elles, par une sorte d’indissoluble lien, aux souvenirs des persécutions religieuses et des grandes exterminations ; mais la question de dynastie les touche peu et ne suffirait à coup sûr, dans aucune circonstance, pour leur mettre les armes à la main, L’opinion légitimiste put s’en assurer en 1832 par une première expérience ; mais le pouvoir n’eut pas à regretter moins qu’elle-même l’effet de cette tentative avortée, car le gouvernement
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se trouva, par suite des agitations ainsi provoquées, constitué en état de guerre ouverte contre un parti dont le concours est si précieux pour maintenir aux intérêts moraux une prépondérance durable. Le pouvoir avait vaincu, il était assuré de vaincre toujours : chacune de ses victoires seulement le séparait des forces dont il avait un indispensable besoin.
 
C’était donc moralement affaibli par sa lutte contre le parti légitimiste, par les coups même dont il l’avait frappé, que le gouvernement du roi Louis-Philippe poursuivait contre le parti républicain une guerre dont l’issue put être réputée un moment plus incertaine encore sous le ministère du 11 octobre qu’elle ne l’avait été trois années auparavant, sous celui du 13 mars. Si la situation des gouvernemens s’était en effet raffermie en Europe, grâce à l’attitude modérée de la France, cette attitude si obstinément pacifique avait donné à l’opinion républicaine des auxiliaires nombreux, de nouveaux et de plus dangereux griefs à exploiter. La chute de la Pologne, le relus des propositions belges, l’abandon de l’Italie, le désarmement de ses réfugiés, les obstacles opposés par la police française à toutes les tentatives insurrectionnelles tramées par ceux-ci, ces faits, tout conformes qu’ils fussent d’ailleurs et aux plus stricts devoirs de la France et à ses véritables intérêts, avaient exercé sur les imaginations une fascination redoutable. Une presse déchaînée traduisait chaque matin la prudence en trahison et le respect du droit des gens en désaveu de nos doctrines. Une pareille marche, suivie par un gouvernement issu d’une révolution, semblait le constituer en plein désaccord avec son principe, et rencontrait dans le vieil esprit militaire du pays et dans ses traditions héroïques des résistances qui plus d’une fois furent réputées invincibles. La terre des croisades et de la chevalerie, des soldats de la république et de l’empire, n’entendait pas déclarer sans une sorte de frémissement que ''le sang français n’appartient qu’à la France'', maxime incontestable cependant, lorsque le scepticisme a substitué partout les intérêts aux croyances, le calcul au dévouement, et qu’aucune cause extérieure n’est d’ailleurs assez légitime, assez pure pour s’imposer aux consciences et justifier la rupture volontaire et réfléchie de la paix du monde.
 
Cet égoïsme d’un gouvernement forcé de concentrer son action dans la sphère de ses devoirs positifs suscitait en France, au sortir de la crise de 1830, des émotions et des colères dont la révolution de 1848 n’a laissé arriver jusqu’à nous que des échos fort amortis. Les rêveurs aspirant à renouveler la face de la terre et à supprimer la loi mystérieuse et fatale de ce monde, la souffrance, étaient bien alors aussi nombreux qu’ils ont pu l’être depuis, peut-être même
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étaient-ils plus enthousiastes, plus dévoués à leurs chimères, plus disposés surtout à verser leur sang pour elles ; mais celles-ci se résumaient alors dans la résurrection des nationalités opprimées, la substitution des formes républicaines au gouvernement monarchique, et la rupture à coups de canon des traités qui régissent l’état territorial et politique de l’Europe. On n’avait pas encore inventé ces grasses utopies et ces théories du ''doux vivre'' dans la poursuite desquelles les apôtres de la seconde période révolutionnaire, assez oublieux de la diplomatie et de la guerre, ont épuisé leur ardeur et dévoré leur règne d’un moment. Le ministère du 11 octobre avait en face de lui non des économistes comme ceux de février, mais des soldats tout prêts à faire de leurs écrits de la bourre pour leurs carabines, — non des clubistes, mais des gens d’action jouant avec une héroïque audace une vie qu’ils méprisaient comme hommes et dont ils ignoraient malheureusement le prix devant Dieu. L’état-major du parti républicain était alors brillant de jeunesse et de courage, et dans ces âmes ardentes poursuivies par ce vague besoin du sacrifice qui est l’honneur de la nature humaine, la foi politique tenait lieu de la foi religieuse absente.
 
Cependant ce petit nombre d’hommes d’élite rencontrait plus d’obstacles encore dans le personnel de leur propre parti que dans l’incohérence de leurs idées. À la république allaient de droit, avec les partisans de la guerre, tous ceux dont les traditions terroristes avaient dépravé le cœur et faussé l’esprit. Cette grande conjuration contre l’ordre social existant avait d’ailleurs et nécessairement pour complice cette « populace excitée par la curiosité des choses nouvelles » dont parle l’historien de Catilina, « tous ceux qui, n’ayant rien, portent envie à ceux qui possèdent, qui, mécontens de leur sort, aspirent à tout renverser et trouvent à vivre sans souci dans la guerre civile. » Elle était appuyée par ces hommes dont l’âme est toujours accessible aux troubles et aux séditions, « parce que, dans les grands bouleversemens, où ils ont tout à gagner, leur pauvreté les garantit d’avance contre toute chance de perlt. » Paris enfin n’était-il pas aussi cette sentine romaine où tous les audacieux et tous les coupables fuyant leurs foyers paternels viennent se réfugier comme dans le réceptacle des impuretés de toute la terre ?
 
Le parti républicain, qui n’avait dominé Paris que par surprise, lors des journées de juillet, n’avait pas cessé de grossir ses rangs depuis cette époque. Casimir Périer l’avait plutôt étourdi que brisé par la violence de ses coups ; ce ministre avait travaillé à arracher la monarchie de 1830 à l’influence de l’opinion républicaine plus encore qu’à anéantir celle-ci. Grossi par toutes les rancunes et par toutes les déceptions, le parti de la république se retrouvait donc
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plus menaçant que jamais au commencement de 1834. Les diverses sociétés démagogiques constituaient à la fois un gouvernement et une armée : publiques quant à leur personnel, elles restaient secrètes quant à leur direction ; elles participaient de la maçonnerie et du journalisme, agissant à la fois par la parole et par le silence. La ''Société des droits de l’homme'' seule enlaçait Paris dans un réseau de cent soixante-trois sections. Le ''Comité invisible'', la ''Société du progrès'', le ''Mutuellisme'', préparaient à Lyon un mouvement qui, dégagé cette fois de toutes les questions agitées en 1831 entre les ouvriers et les fabricans, allait avoir une couleur exclusivement politique. Une portion de l’armée, lassée de l’oisiveté des garnisons et déçue des espérances belliqueuses qu’avait enfantées la crise de 1830, passait pour sympathiser avec un parti qui du plus léger succès aurait été en mesure de faire sortir une victoire. Affaibli dans l’opinion, il fallait que le pouvoir, pour retrouver sa force, prit l’initiative de l’attaque, et qu’en restant dans ce cercle de la légalité constitutionnelle, dont son intérêt comme son honneur lui prescrivait de ne jamais sortir, il y resserrât plus étroitement les factions, revenues à l’espérance et à l’audace. Ce fut l’œuvre de la loi sur les associations, qui appliqua les dispositions de l’article 291 du code pénal aux sections de moins de vingt personnes et qui du jury transporta la répression aux tribunaux correctionnels. « Les ministres n’avaient certainement pas tort de montrer dans la ''Société des droits de l’homme'' une armée qui, secouant la guerre sur la nation, pouvait d’un instant à l’autre changer pour la France le cours apparent de la destinée. Sans la loi contre les associations, non telle que l’entendait l’opposition dynastique, mais telle que le gouvernement la demandait, c’en était fait de la monarchie constitutionnelle, ''rien de plus certain'', et ceux qui en doutaient ne savaient pas combien il y aurait eu dans la démocratie organisée de puissance et de vigueur. Oui, M. Thiers avait raison de dire : « Tout cet arbitraire, il nous le faut, ou nous sommes perdus. » - Mais quel régime que celui qui pour se maintenir avait besoin de telles ressources <ref> ''Histoire de dix ans'', par M. Louis Blanc, tome IV, ch. IV. </ref> ! »
 
Le publiciste auquel nous empruntons ces décisives paroles n’ayant pas jusqu’à ce jour formulé de système social où la répression légale soit inutile, et mettant d’ailleurs à chaque page l’énergie de la convention en regard des timidités constitutionnelles, on peut négliger la réserve pour ne tenir compte que de l’aveu. La présentation de la loi sur les associations fut donc une œuvre de salut pour l’ordre monarchique en France, ''rien de plus certain''. Cette loi eut le résultat, prévu et devenu nécessaire, de provoquer les sociétés populaires
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au combat, celles-ci préférant en effet la chance de triompher par les armes à la certitude de mourir décimées sons les arrêts de la quatrième chambre.
 
Le 9 avril 1834, des masses insurgées, obéissant à une consigne, ouvraient dans les rues de Lyon une lutte dont l’habile précision des mesures militaires parvint à peine à diminuer l’horreur et la durée ; le 13 du même mois, Paris s’éveillait au bruit de la fusillade des sectionnaires, et le cœur de la France battait de douleur et d’orgueil au spectacle de l’héroïsme si tristement déployé dans une telle cause. Le parti républicain avait trop présumé de ses forces : il était vaincu par la puissance des armes, et allait être plus mortellement atteint par celle des lois. Cette lutte acharnée avait mis aux mains du gouvernement, non des conspirateurs, mais des prisonniers de guerre, et c’était par milliers qu’il comptait les hommes sur le sort desquels il avait à prononcer. Voici ce que fit la monarchie constitutionnelle.
 
Après avoir rendu à la liberté la presque totalité des ennemis pris les armes à la main, elle en réserva cent vingt et un pour les déférer à la plus haute juridiction du royaume, investie par la loi fondamentale du droit de connaître des attentats contre la sûreté de l’état. On leur permit de se réunir et de se concerter pour leur défense ; on ne s’opposa point à ce que chaque matin des feuilles publiques adressassent aux accusés des témoignages bruyans d’admiration.
 
Seulement, lorsque les accusés eurent annoncé dans leurs journaux et dans leurs interrogatoires qu’ils n’entendaient aucunement se défendre sur les faits qu’ils tenaient à honneur d’avoir accomplis, et que leurs défenseurs ne recevraient d’eux d’autre mission que de prêcher ouvertement leurs doctrines ; lorsqu’ils eurent solennellement déclaré que, déclinant la lutte judiciaire, ils prétendaient tenir au Luxembourg de grandes assises républicaines, le pouvoir et la justice résolurent de ne pas se laisser insulter face à face en acceptant dans ce drame sans exemple le rôle de victimes et la position d’accusés. Les prévenus furent avertis qu’on n’admettrait point à la barre, en complicité quotidienne avec eux, une douzaine de journalistes et de tribuns qui, n’étant ni avocats ni avoués, n’avaient pas qualité pour les assister dans une défense judiciaire. Cette interdiction, commandée par le bon sens comme par le droit, laissait d’ailleurs aux accusés la faculté de se choisir des défenseurs dans la totalité des barreaux du royaume, où les opinions républicaines florissaient alors dans un éclat sitôt terni par la victoire. Une mesure tellement simple en elle-même, qu’une résolution contraire aurait impliqué l’abdication instantanée de tous les pouvoirs de l’état, suscita pourtant un orage dans la presse et une émeute véritable au sein même de la cour. Une insurrection tumultueuse menaça les juges dans le
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sanctuaire de la justice, et les accusés résolurent de rendre désormais tout débat impossible par la continuité de leurs clameurs. Ils espéraient amener les juges à violer en leur personne les garanties que la loi accorde aux accusés ; mais, écartant par sa modération le piège que lui tendaient ses ennemis, la cour se borna à décider qu’en cas de tumulte les accusés pourraient être amenés séparément devant elle, et que, l’acte d’accusation ayant été signifié antérieurement à tous les prévenus, il pourrait être lu en l’absence de ceux qui par leur conduite se seraient fait exclure de l’audience. Autant qu’il était en son pouvoir, elle maintenait ainsi, au profit d’accusés en état flagrant d’insurrection contre la justice, la garantie du débat contradictoire, et, acceptant noblement les lenteurs et les fatigues d’un procès inouï par ses proportions, elle se bornait à défendre son honneur et sa sûreté contre cent vingt furieux, dont la bruyante audace n’était pas même ennoblie par la perspective de l’échafaud. Ce procès d’une année, plus menaçant pour la santé des juges que pour la vie des accusés, prit fin après des épisodes sans exemple, au milieu des applaudissemens qu’une opposition imbécile prodiguait dans l’autre chambre à des hommes pleins pour elle d’un profond dédain. La cour prononça des condamnations qu’adoucit pour la plupart des détenus la bienveillance du pouvoir, et deux années ne s’étaient pas encore écoulées, que celui-ci ouvrait sans conditions la porte de toutes les prisons politiques aux hommes qui, après l’avoir attaqué les armes à la main, avaient si longtemps insulté à sa modération et indignement calomnié sa justice <ref> Ordonnance d’amnistie de mai 1837, à l’occasion du mariage du duc d’Orléans.</ref>.
 
Je ne rappelle pas ces faits pour le stérile plaisir de susciter des rapprochemens, et démontrer, par exemple, les noms les plus éclatans du ''monstrueux procès d’avril'' inscrits aux tables de proscription de juin 1848. Les crises que nous traversons depuis février ont pu contraindre à voiler la statue de la loi, et il a été honorable pour tout le monde de reconnaître cette nécessité et de ne pas reculer devant elle ; mais qu’on me permette de me reporter avec quelque orgueil pour mon pays vers un temps où les mêmes périls n’imposaient point les mêmes sacrifices, où la société put être sauvée par les lois, l’ordre rétabli et maintenu sans qu’il en coûtât rien à la liberté. Ce respect du droit, au sein des difficultés mêmes qu’il suscite, est le plus éclatant caractère du gouvernement que je m’efforce d’apprécier dans sa grandeur comme dans ses faiblesses. Si la monarchie de 1830 embrassa des horizons bornés, si, dans l’ordre des intérêts moraux, elle subit trop souvent l’empire des hommes qui, comme condition de leur appui, lui imposaient le ménagement de leurs mauvaises passions, elle eut l’honneur de rester jusqu’à son
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dernier jour, munie au profit de ses adversaires implacables, la plus éclatante expression du droit ; elle vécut et mourut revêtue de la loi comme de sa seule armure.
 
 
<center>IV</center>
 
Le ministère du 11 octobre continua dans les transactions diplomatiques, aussi bien que dans la politique intérieure, l’œuvre dont le cabinet du 13 mars n’avait pu que poser les bases ; il sut conquérir par sa ferme modération, sinon des succès éclatans, du moins des résultats presque constamment favorables. La conférence de Londres était devenue, par la force des choses, et à l’éternel honneur de la civilisation moderne, — d’une médiatrice incertaine qu’elle avait été d’abord entre deux adversaires dont la lutte aurait entraîné la guerre générale, — un suprême arbitrage intervenant entre toutes les prétentions, et ayant, pour faire prévaloir sa solution, des forces irrésistibles. Dans ce grand conseil européen, tous les intérêts, et jusqu’aux idées politiques les plus contraires, se trouvaient tempérés les uns par les autres, représentés qu’ils étaient par les trois monarchies absolues d’une part, et de l’autre par les deux grands gouvernemens constitutionnels. L’acte définitif émané de la conférence de Londres pour le règlement du différend hollando-belge peut être considéré comme l’une des œuvres les plus difficiles et les plus équitables qui aient été accomplies en ce siècle. Aucune n’a plus promptement justifié ses auteurs du double reproche d’impuissance et de tyrannie que leur adressaient chaque jour les partis dans leurs récriminations contradictoires. Faire accepter à la Hollande les vingt-quatre articles, et, comme première condition du traité du 15 novembre 1831, obtenir, de gré ou de force, l’évacuation complète du territoire belge, telle devint au dehors la principale préoccupation du gouvernement français. Le siège d’Anvers détermina ce résultat, et la gloire des armes françaises n’est pas obscurcie sans doute pour être devenue l’auréole d’une œuvre de civilisation pacifique. Constituer une nationalité et un gouvernement sympathiques au notre vaut mieux que d’opprimer des peuples jusqu’au jour où ils se relèvent pour vous renverser. Il n’y a de gloire durable que celle qui n’a pas de retours, et la victoire au service du droit, a de meilleures chances que la victoire au service de la force. L’heureuse issue de cette grande opération militaire, le désir qu’éprouvait la Hollande d’obtenir la levée de l’embargo et la rentrée de ses prisonniers de guerre, amenèrent bientôt après la France à conclure enfin avec le cabinet de La Haye un arrangement direct <ref> Convention du 21 mai 1833. </ref>. Sans rétablir encore les rapports politiques entre la Belgique
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et la Hollande, cet arrangement garantissait solennellement la cessation des hostilités, c’est-à-dire la paix du monde. Il assurait au nouveau royaume l’entière liberté de la navigation de l’Escaut, et maintenait enfin à la Belgique, jusqu’à l’adhésion du roi Guillaume au traité du 15 novembre, adhésion qui se fit attendre jusqu’en 1839, une situation toute provisoire sans nul doute, mais beaucoup plus favorable que l’état définitif.
 
C’étaient là des résultats que tout gouvernement jaloux de l’honneur et de l’intérêt de son pays pouvait hautement avouer, et l’opposition abusait par trop du droit au paradoxe, lorsqu’elle les représentait comme comblant les vœux des signataires des traités de Vienne. Le cabinet poursuivait en même temps, dans le midi de l’Europe, un système qui, par des voies pacifiques et régulières, ne tendait pas moins directement aux progrès de l’influence française, alors identifiés partout avec ceux de la liberté modérée et de la monarchie constitutionnelle. À la mort de Ferdinand VII, il avait reconnu la royauté d’Isabelle II, n’hésitant pas à subordonner la question dynastique à une question d’un ordre supérieur encore. Entre le mode immémorial de succession féminine usité en Espagne et le système nouveau introduit par Philippe V, entre l’acte imposé par ce prince aux cortès de 1713 et un acte contraire souscrit, sous Charles IV, par les cortès de 1799, la question était au moins douteuse pour tous les publicistes. Elle ne semblait devoir être résolue ''a priori'' que pour les hommes qui, résumant toutes leurs croyances publiques dans l’omnipotence royale, se trouvaient désarmés, par leurs doctrines mêmes, contre l’usage que faisait de sa prérogative un roi moribond au détriment du prince objet de leurs plus chères espérances. Mais ce qui était bien moins incertain que le droit successoral, c’est que la force des choses contraindrait le gouvernement d’Isabelle II à prendre son point d’appui sur les partisans des réformes et sur les hommes favorables, dans une certaine mesure, aux idées que le monde entier désignait alors sous le nom des ''idées françaises''. Si le maintien de la maison de Bourbon sur le trône de Charles-Quint était un avantage véritable pour la France, il lui importait bien plus encore de voir arriver aux affaires des hommes en accord politique avec elle. La similitude des institutions agit, de nos jours, plus sensiblement que les pactes de famille sur l’attitude des gouvernemens, et sans méconnaître, tant s’en faut, l’importance de l’intérêt dynastique, il est manifeste que le travail de l’opinion domine aujourd’hui celui des cours. Une tribune à Madrid y était un obstacle invincible à la prépondérance des cours continentales. Le gouvernement représentatif établi au-delà des Pyrénées n’y laissait place qu’à deux influences, celle de la France et celle de l’Angleterre. Or si, par mille motifs, l’influence britannique devait dominer en Portugal, il suffisait toujours de le
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vouloir pour conserver en Espagne la situation que nous assuraient les relations obligées de chaque jour, et surtout la conformité des habitudes et des croyances. Ecarter de Madrid l’influence austro-russe, qui domina si manifestement l’Espagne après notre intervention de 1823, lutter énergiquement contre celle de l’Angleterre sur le terrain de la liberté modérée, en identifiant par tous les points les intérêts de la Péninsule avec les nôtres, telle fut, telle est encore la politique tracée par la nature à la France dans ce grand pays, dont la possession de l’Algérie lui rend l’étroite alliance bien plus indispensable encore. Au moment même où le gouvernement français faisait échouer la tentative armée des réfugiés sur l’Italie, lorsqu’il était maudit chaque matin comme traître à la cause de la révolution, il préparait donc résolument au-delà des Pyrénées une révolution immense, en y associant, pour la régler, la royauté elle-même, ne répudiant pas plus son rôle d’initiateur pacifique qu’il n’acceptait celui de révolutionnaire qu’on prétendait lui imposer.
 
Reconnaître Isabelle II impliquait pour un grand pays limitrophe la stricte nécessité de la défendre dans la mesure où les circonstances pourraient le rendre nécessaire, car après l’éclat d’un pareil acte l’infant don Carlos était devenu pour la France non plus un prétendant, mais un ennemi. Le triomphe de ce prince aurait été l’abdication morale de la monarchie de 1830 devant les cours absolutistes, et la reconnaissance d’Isabelle comportait au besoin l’intervention armée en Espagne, comme le refus de permettre la restauration de la maison d’Orange l’avait impliquée en Belgique. Le cabinet du 11 octobre et le roi Louis-Philippe en particulier ne parurent pas embrasser assez nettement et tout d’abord les conséquences du principe si hardiment posé. La politique française fut incertaine dans ses vues, mesquine dans l’exécution, et ne se maintint pas toujours à la hauteur de l’idée grande et simple qui l’avait inspirée. Au lieu d’affirmer son droit en Espagne, comme l’Autriche affirmait le sien en Italie, elle parut parfois reculer devant le péril des moyens, comme si le péril même n’eût pas disparu devant sa volonté hautement confessée. On cacha sous les dehors incertains d’une coopération armée des mesures auxquelles il aurait été moins dangereux d’imprimer le caractère d’une intervention véritable. Les actes constitutifs de la quadruple alliance <ref> Traité du 22 avril 1834, articles additionnels du 18 août.</ref> parurent sortir moins d’un système arrêté que des incidens successivement amenés par la longue lutte engagée en Portugal et en Espagne. On eut parfois l’air de se mettre à la suite des événemens, lorsqu’on s’était engagé à les dominer, et l’on risqua le succès pour ménager des susceptibilités impuissantes : mais on était encore à ce temps des chances heureuses durant lequel les fautes mêmes réussissent. Quoique
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conduites avec hésitation, les affaires d’Espagne furent en définitive terminées dans un sens tellement favorable à l’influence française, que les deux intérêts politique et dynastique se trouvèrent triompher à la fois, et l’un par l’autre. Le gouvernement représentatif fut fondé à Madrid sans que l’œuvre de Louis XIV courût risque d’y périr. La politique qui, au-delà des Alpes, avait abouti aux réformes de Pie IX, aboutissait, au-delà des Pyrénées, aux mariages espagnols : partout l’imprévu venait en aide à la fortune de cette monarchie à laquelle l’avenir gardait un si soudain et si terrible retour !
 
La pensée politique de la monarchie de 1830 avait ainsi raison de la diplomatie continentale en même temps que du génie révolutionnaire, en Espagne et en Portugal comme en Belgique. En Italie, elle était sur le point d’être acceptée spontanément par les gouvernemens nationaux, qui allaient légitimer l’œuvre des factions en la prenant à leur propre compte. En Suisse, le même esprit tentait une conciliation malheureusement impossible entre les souverainetés cantonales et le principe fédéral, et favorisait la réforme du pacte pour prévenir sa rupture. Il prévalait enfin, à l’autre extrémité de l’Europe, dans l’organisation libérale donnée à la Grèce. La France se trouvait, sans efforts, sans violence, et par le seul effet de ses tendances naturelles, représenter partout ce double principe de la liberté conciliée avec la monarchie, et du respect des nationalités tempéré par le respect des traités. Avant que le ministère du 11 octobre quittât les affaires, on pouvait considérer comme résolu ce problème posé au lendemain des journées de juillet, et qui consistait à mettre la paix du monde en équilibre sur une révolution.
 
C’est surtout dans ses relations avec l’Europe que l’action de la monarchie de 1830 a été généralement heureuse et qu’elle a produit ses principaux résultats. Tout opposée que soit cette assertion à l’opinion universellement admise, nous la tenons pour incontestable. Le point où sa politique a été le plus constamment attaquée était celui par lequel elle se trouvait au fond le moins vulnérable, tandis que son système intérieur, considéré dans l’ensemble de ses lois imprévoyantes et de ses institutions artificielles, aurait pu donner lieu aux objections les plus fondées et aux plus légitimes appréhensions pour l’avenir.
 
Du jour où la paix du monde était garantie, les partis subversifs se trouvaient désarmés ; il ne leur restait plus que deux ressources : la dissimulation systématique et les attentats isolés ; encore ceux-ci étaient-ils plutôt un moyen de satisfaire leurs haines que de servir leurs idées. L’opinion républicaine n’arma pas sans doute contre la personne du roi Louis-Philippe le bras de dix assassins, mais elle réchauffa au foyer de ses fureurs leur monomanie sanglante, et se
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trouva solidaire de leurs crimes, quelque sincérité qu’elle pût mettre à les désavouer. Les lois de septembre 1835, sorties comme une irrésistible protestation du sang versé par Fieschi, vinrent mettre le sceau à cette situation nouvelle ; elles consommèrent le désarmement des partis en les contraignant de remettre en quelque sorte leurs armes aux mains de la puissance publique. Toutefois des périls d’un ordre bien différent allaient sortir de cette sécurité garantie par une législation plus fortement répressive. À peine les adversaires de rétablissement de 1830 furent-ils dans l’impuissance de l’attaquer, qu’on put voir trop clairement que les plus beaux jours de cette monarchie avaient été pour elle ceux de la lutte, et que Dieu lui avait donné mission de sauver la société par le combat plutôt que de l’organiser par le génie.
 
Les lois contre les crieurs publics, les lois contre les associations, avaient eu des résultats immédiatement favorables, et n’avaient amené aucun inconvénient pour l’avenir, parce que ces lois, tout en pourvoyant aux besoins de l’ordre matériel et en protégeant le gouvernement contre les agressions des partis, maintenaient pourtant à ceux-ci une certaine vie toujours active et menaçante, et n’allaient pas jusqu’à les décomposer dans leurs élémens mêmes. Or cette lutte incessante contre des adversaires vaincus, mais non désarmés, était le meilleur stimulant pour resserrer les intérêts autour du pouvoir et pour inspirer à celui-ci ce respect de ses devoirs, cette vigilance constante, qui suffirent durant les six premières années pour amortir les rivalités individuelles et pour contrebalancer les préoccupations égoïstes dans ces régions supérieures où la sécurité politique allait bientôt provoquer de si honteux déchiremens. Se diviser en face de l’ennemi, c’est forfaire à l’honneur ; se diviser en pleine paix, lorsque la pensée des périls publics ne vient plus faire équilibre aux antipathies personnelles, c’est ce qui se nomme trop souvent souci de sa propre dignité, respect de sa situation et de son importance parlementaire. Durant six années, les questions d’hommes avaient été subordonnées aux questions de choses ; de ce jour-là, elles devinrent la partie principale, pour ne pas dire exclusive, de la politique, et quelque bon vouloir qu’on y mette, il semble impossible de ne pas rattacher cette transformation presque subite à la tranquillité même produite par la législation de septembre, et de n’y point trouver une conséquence des allures nouvelles imprimées à l’opposition.
 
Ce n’est pas nous qui contesterons jamais à un gouvernement, quelle que puisse être ou son origine ou sa forme, le devoir de protéger contre d’insolentes attaques ce qui est digne de tous les respects ; nous ne dénions pas davantage aux divers pouvoirs le droit de mettre leur propre principe en dehors de toute discussion ; nous reconnaissons
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enfin que les lois promulguées en septembre 1835 n’ont excédé dans aucune de leurs dispositions les limites constitutionnelles et légitimes d’une législation répressive, et qu’après comme avant cette promulgation la France était au nombre des nations les plus libres du monde. Néanmoins, tout en comprenant qu’on ait profité de l’émotion publique pour renforcer le pouvoir placé entre le poignard et l’outrage, comment ne pas reconnaître que les obstacles se sont accumulés sur ses pas à proportion des attributions nouvelles qui lui étaient conférées, et qu’il a bien peu gagné à voir ses adversaires substituer l’hypocrisie à la violence, les allures constitutionnelles aux audacieuses discussions qui maintenaient constamment l’esprit public en éveil ? Les conspirations et les émeutes étaient moins redoutables que les coalitions et les crises ministérielles passant en quelque sorte à l’état chronique ; le gouvernement représentatif avait bien moins à craindre le succès d’un coup de main que les égoïstes intrigues qui suspendaient les destinées de la France à quelques noms propres, et la monarchie de 1830 était moins menacée par les attaques de ses adversaires que par les implacables rivalités de ses défenseurs. Le ministère du 11 octobre tomba parce que, après avoir heureusement résolu la plupart des questions, détourné les dernières chances de guerre et arraché ses dernières armes à l’anarchie, il ne laissait en présence l’une de l’autre que des personnalités dont la concurrence effrénée allait devenir tout à coup la grande et presque la seule affaire de la politique française. Si l’histoire enregistre les mille misères de ce temps, si elle s’arrête aux nombreuses péripéties de ce drame de couloirs, qui ne se fit supporter de la France que par l’admirable talent avec lequel il fut joué, elle ne se trompera certainement point sur le caractère de tant de crises successives. Elle dira que le ministère du 11 octobre ne s’est point divisé sur la question de la conversion de la rente, pas plus que celui du 6 septembre n’est tombé sur le projet relatif à la disjonction de juridiction réclamée pour les accusés civils et militaires, ni celui du 12 mai sur les dotations princières ; elle constatera cette vérité déplorable, mais éclatante, que les occasions des crises ministérielles n’en étaient jamais les causes véritables. Elle montrera qu’aucun système n’était sérieusement engagé dans ces conflits, dont le seul but était d’étendre telle influence, de contrecarrer telle autre, de faire arriver aux affaires certaines nuances de l’opposition, plus préoccupées de stratégie que de politique, d’intérêts privés que d’intérêts généraux, et dont les membres auraient été fort en peine d’indiquer les idées dont ils pouvaient être l’expression.
 
Passons rapidement, pour ne pas nous heurter à de douloureux souvenirs, sur ces faiblesses de grands esprits bien moins dominés
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d’ailleurs par leurs liassions propres que par celles dont ils subissaient l’empire, et presque toujours mieux inspirés que les amis qui venaient, pour prix de leurs services, imposer à ceux-ci leurs colères, à ceux-là leurs exigences : funeste cortège qui faisait des chefs de parti les serviteurs de projets subalternes, et leur prêtait moins de force politique qu’il ne leur enlevait d’autorité morale en les plaçant à la discrétion d’ambitions impatientes ou de caractères intraitables. Pour résumer dans un seul épisode cette trop longue histoire des rivalités parlementaires, quel souvenir est demeuré plus vivant dans la conscience publique que celui de l’ardente lutte sous lequel succomba le ministère du 15 avril ? quelles traces longtemps obscures, mais depuis trop manifestes, cette triste lutte n’a-t-elle pas laissées dans la mémoire de la nation, et qui pourrait dire pour combien le souvenir de la coalition de 1838 est entré dans la réaction étrange aux phases successives de laquelle nous assistons depuis cinq ans ? Tous les événemens politiques n’engendrent pas immédiatement leurs conséquences ; mais, pour être éloignées, celles-ci n’en sont pas moins certaines. Comme toutes les puissances humaines, la puissance parlementaire avait abusé d’elle-même dans la plénitude de sa confiance et de sa force ; elle a donc aussi forgé de ses propres mains les armes que lui ont plus tard opposées ses ennemis.
 
Le gouvernement représentatif est sans doute et par essence celui des grandes influences personnelles. Ce qui fait à la fois sa difficulté et son honneur, c’est qu’il doit mettre chacun à sa place, compter avec chacun dans la mesure de sa valeur véritable, c’est qu’il impose à ceux qui ont conquis le pouvoir l’obligation permanente de justifier de leur droit et de le défendre victorieusement pour le conserver ; mais, pour qu’un tel mode de gouvernement ne devienne pas une œuvre d’art, une sorte d’élégante escrime, il faut d’abord que les hommes qui y participent s’honorent entre eux, et que chacun se respecte dans l’opposition comme au pouvoir. Il faut surtout que le talent ne se serve pas de but à lui-même, et que les partis se constituent au sein du parlement pour correspondre aux grands intérêts matériels qui divisent le pays, aux idées diverses qui dominent l’opinion, aux croyances qui partagent la conscience publique. Si une constitution aristocratique de la société imprime aux institutions constitutionnelles un jeu plus facile, un tel mode d’organisation n’est aucunement nécessaire pour qu’il y ait dans un grand pays tel que le nôtre des intérêts très divers à défendre, des doctrines opposées à faire prévaloir, soit dans l’ordre intellectuel et religieux, soit en administration, en économie politique, en finances ou en industrie. Il n’est donc aucunement impossible d’y organiser de grands partis et de grandes écoles vivant par une idée, inspirés par un intérêt,
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excités par une passion. On peut même dire sans paradoxe que ces conditions se rencontrent plutôt en France qu’en Angleterre, car il y a chez nous plus de diversité dans les opinions et dans les croyances et bien plus de choses en question. Seulement il aurait fallu savoir amener ces questions-là dans le parlement, au lieu de réduire le gouvernement représentatif à n’être plus qu’une chasse aux portefeuilles ; il aurait fallu doter la France d’un système électoral qui y fit pénétrer tout ce qui s’agitait, d’idées et d’aspirations légitimes dans le pays, au lieu de la river à des lois qui concentraient toutes les visées des électeurs sur les perceptions, toutes celles des élus sur le conseil d’état, et qui, selon l’expression alors consacrée, tendaient à faire du pouvoir un instrument jouant le même air par des mains différentes. Il s’est usé à la tribune française, à propos des lois de disjonction et de dotation, de la définition de l’attentat, de l’indemnité Pritchard et des incompatibilités, plus de talent qu’il ne s’en est peut-être dépensé pour les plus grandes causes. La monarchie constitutionnelle a rendu la France aussi grande par les luttes de l’esprit que l’empire l’avait faite glorieuse par celles des champs de bataille ; mais cette double gloire n’est-elle pas demeurée également stérile, et l’importance des intérêts répondait-elle bien à celle des efforts ? Les plus illustres hommes d’état ont consacré dix années de leur vie publique à travestir des taupinières en montagnes, à prendre une loupe pour découvrir des griefs, et une massue pour les pourfendre. Cependant il ne manquait pas d’idées à soulever pour lesquelles il eût été fort légitime de se diviser et de se disputer le pouvoir. Dans l’ordre moral, la liberté de l’église et toutes les conséquences de la situation indépendante qu’elle revendiquait si vivement alors, une large et franche conciliation en matière d’enseignement entre les prétentions de l’Université, les intérêts de l’état et les droits de la famille ; dans l’ordre constitutionnel, la réforme du système électoral, la transformation de la chambre haute et sa prépondérance garantie par des attributions nouvelles, enfin la modification profonde d’un état de choses qui, sur le succès d’un discours ou d’une intrigue, permettait au premier venu d’aspirer à tout, sans délai et sans épreuve ; dans les questions d’affaires, la lutte de l’élément local contre les traditions centralistes, l’organisation du crédit sous toutes ses formes, l’établissement d’un vaste système d’émigration coloniale, problème fondamental de l’avenir du monde, — c’étaient là des matières mille fois plus dignes et plus fécondes que celles sur lesquelles se jouèrent presque toujours les parties ministérielles. Peut-être, en exploitant ces idées-là, aurait-on pu, avec de l’habileté et du temps, donner aux coteries parlementaires quelque chose de la consistance des grands partis politiques, et serait-on parvenu
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à imprimer aux ambitions des allures plus élevées que celles qui les ont si tristement compromises.
 
Je vais plus loin, et je n’hésite pas à penser qu’une représentation énergique des opinions avancées au sein de la chambre élective aurait été certainement bien moins funeste à la royauté que ce fond terne et uniforme sur lequel venaient trancher toutes les fougues de la colère et les plus froids calculs de l’égoïsme. Si l’opinion républicaine et les doctrines socialistes avaient pu faire pénétrer dans le parlement, leurs principaux organes, si l’opposition dynastique les avait eus à côté d’elle, à la tribune comme dans la salle des banquets, la présence de ces hommes-là aurait sauvé la monarchie, comme elle a sauvé l’ordre social sous la république, en excitant toutes les craintes et en groupant tous les intérêts. D’un autre côté, si l’opinion légitimiste, au lieu d’introduire à grand’peine une dizaine de membres au sein du parlement, avait pu, grâce à une législation électorale moins restrictive, y pénétrer dans la proportion de son importance numérique, la présence d’une telle minorité aurait eu des avantages considérables. Pas assez forte pour renverser la monarchie de 1830, non plus qu’elle ne l’a été pour jeter bas la république de I848, son intervention se serait naturellement exercée dans le sens des intérêts moraux et religieux, si heureusement patronés par elle après la révolution de février. Ne pouvant servir son principe politique, elle aurait servi ses croyances, et le travail qui s’opérait alors au sein de l’école catholique, sans que le gouvernement parût même en soupçonner l’importance, aurait eu probablement les plus heureux effets politiques. Deux élémens manquaient donc au pouvoir au sein des assemblées électives : l’opinion républicaine comme épouvantail, et l’opinion légitimiste comme point d’appui en certains cas. En les écartant au lieu de les contenir, on compromettait sa victoire, et l’on dépassait le but au lieu de l’atteindre.
 
 
<center>V</center>
 
Ou nous nous trompons, ou cet état général des esprits présente l’explication la plus légitime et la plus plausible de la pensée du prince dont l’active personnalité remplit le cours de ces dix-huit années. Le gouvernement direct et personnel n’était-il pas le contrepoids nécessaire de la situation parlementaire que nous avons rappelée et définie ? Comment contrebalancer autrement l’effet de ces égoïstes ambitions et de ces rivalités furieuses qui auraient joué la paix du monde pour la conquête d’un portefeuille ? N’était-il pas naturel que la couronne tentât de suppléer, par l’immutabilité de sa pensée politique, aux entraînemens de la tribune et aux intrigues des
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couloirs ? Comment la France aurait-elle terminé les affaires belges en 1838, comment serions-nous sortis des complications de l’affaire d’Orient en 1840, comment aurait fini la question d’Espagne en 1846, si la couronne ne s’était plus d’une lois résolument découverte ? Quel souvenir laisserait aujourd’hui dans l’histoire cette monarchie, si elle n’avait été qu’un champ-clos ouvert devant quelques orateurs admirables par la parole et stériles par les œuvres ? Cette action personnelle s’est exercée d’ailleurs dans le sens manifeste des intérêts français el en dehors, quoi qu’on en ait pu dire, de toute préoccupation d’alliance exclusive. La maison d’Orange dépossédée de la Belgique et le royaume des Pays-Bas dissous en 1831, l’Algérie colonisée et conquise pied à pied de 1830 à 1848, le drapeau français planté dans l’Océanie en 1842, le droit de visite retiré et les mariages espagnols conclus, ce ne sont pas là des gages de complaisance donnés à la Grande-Bretagne ; et si la chute de la monarchie de 1830 a suscité de nobles regrets en Angleterre, ils ont été payés à un gouvernement libéral beaucoup plus assurément qu’à un gouvernement allié.
 
Mais le roi Louis-Philippe, si supérieur qu’il fût par son expérience au parti conservateur, dont il était l’âme et le guide, participait à toutes ses répugnances pour les tentatives nouvelles et pour l’extension des anciens horizons politiques. Jaloux des apparences en même temps que des réalités du pouvoir, il lui répugnait de consentir à des changemens, soit dans les choses, soit dans les hommes, qui auraient semblé infirmer son autorité personnelle. Il ne trouvait rien à modifier dans un mécanisme qui n’élevait devant lui aucun obstacle dont il n’eût triomphé, et il ne vit pas malheureusement que, puisqu’il persistait à ne pas modifier les institutions, il aurait fallu changer souvent les parlemens, afin d’empêcher du moins les ambitions déçues de livrer à ces institutions elles-mêmes un assaut que dans leur faiblesse elles étaient incapables de supporter. Rêver, comme ce prince le fit aux dernières années de son règne, l’immobilité dans les hommes et dans les lois était une espérance non moins imprudente que contradictoire : le mécanisme constitutionnel de 1830 ne comportait point une telle chose.
 
La maison d’Orléans a succombé sous le succès et en partie par l’effet des précautions prises pour se placer en dehors de toute atteinte. Plus ouvertement attaquée aux derniers temps de son règne, elle aurait rencontré des amis plus vigilans, et le cri de l’ennemi aurait du moins éveillé les sentinelles. Lorsqu’on argue contre le gouvernement représentatif de cet échec si imprévu et si terrible, on est en dehors de la vérité comme de la justice. Durant la première période de son établissement, ce gouvernement a résisté par la puissance
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de son principe a des périls immenses ; il a accompli avec la liberté politique et par cette liberté même l’œuvre de la pacification européenne et du rétablissement de l’ordre matériel à L’intérieur. S’il a succombé tout à coup dans une syncope, ce n’est qu’après avoir triomphé des plus formidables assauts. Ce qui lui a manqué, c’est cette sagacité pratique qui modifie les institutions selon les temps, se sert des lois pour corriger les mœurs, et ne demande à celles-là que ce qu’elles sont capables de supporter. La monarchie constitutionnelle est tombée, parce qu’après avoir fait de grands efforts pour s’établir, elle n’en a pas tenté d’assez sérieux pour durer ; elle est tombée, parce qu’une habile administration et un système de travaux publics, quelque vaste et quelque fécond qu’il ait été, ne suffisaient pas pour paralyser les germes mortels introduits au cœur de la société et ménagés par la classe gouvernante avec une complaisance aveugle. Dans la seconde période de la monarchie de juillet, lorsque la tranquillité publique n’était plus troublée que par les agitations du Palais-Bourbon, pendant que les nuances qui séparaient le cabinet du 22 février de celui du 6 septembre, le cabinet du 15 avril de celui du 12 mai, le cabinet du 29 octobre de ceux qui l’avaient précédé, étaient l’unique affaire du monde politique, la perversion des intelligences se développait sans effort et sans bruit, sous l’ardent éclat de la prospérité publique, comme par l’effet d’une germination naturelle. Tandis que les hommes politiques poursuivaient leur fortune avec l’âpreté de joueurs implacables, les conspirations contre l’ordre social succédaient aux conspirations contre la monarchie, et le parti que les intérêts avaient armé jusqu’aux dents contre les unes demeurait en face des autres dans un état d’indifférence et presque de complicité.
 
Devant la conquête de ce bien-être, devenu le seul souci des esprits, que les uns le poursuivissent dans la politique et les autres dans l’industrie, par les intrigues de portefeuilles ou par les intrigues de chemins de fer, les masses commençaient à poser le redoutable problème de leur misère et de leurs souffrances. Pas assez dégradées par le malheur pour ne pas tenter de s’en affranchir du moins par la pensée, pas assez éclairées par la foi pour l’accepter à titre d’épreuve passagère et bénie, elles agitaient la grande énigme dont l’Homme-Dieu a porté le secret à la terre : — Pourquoi souffrons-nous sans relâche, tandis que la vie est pour d’autres une source intarissable de jouissances ? Pourquoi une part si cruellement inégale nous est-elle faite sur cette terre, où nous naissons avec des besoins égaux ? pourquoi ne pouvons-nous y trouver au moins le nécessaire pendant que d’autres y possèdent le superflu ?
 
Tel était l’enseignement qu’apportait le spectacle de la prospérité
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publique à des populations que les incidens de la politique commençaient à moins toucher, et qui remplaçaient par les grossières utopies du communisme les vieux souvenirs de gloire pour lesquels elles s’étaient si longtemps passionnées. Or, aux problèmes qui assiégeaient leur imagination et leur cœur, la réponse n’était-elle pas écrite, soit en toutes lettres, soit sous des formes transparentes dans les livres et jusque dans les feuilletons dont se repaissaient avidement les hommes appelés à leur distribuer chaque jour soit le pain du corps soit celui de l’esprit ? Là où l’industriel et le propriétaire cherchaient une pâture pour leurs haines, une excitation pour leurs sens, n’était-il pas naturel que l’agriculteur et l’ouvrier entrevissent d’abord une vérité lumineuse et bientôt après une arme pour le combat ? Jamais on n’avait joué avec une confiance si complète et si stupide les destinées de la société et les siennes propres, jamais des hommes riches et de loisir ne s’étaient exposés à pervertir à ce point le cœur des masses pour leurs menus plaisirs littéraires. L’histoire ne comprendra point que tant de personnages éminens par l’intelligence et par la pratique des affaires aient, durant dix années, assisté avec une sorte d’indifférence à l’œuvre quotidienne de démoralisation poursuivie dans les rangs du peuple par les organes les plus accrédités de leur propre parti. Comment comprendre autrement que par l’effet d’une fascination suprême que des hommes affamés d’ordre, qui s’étaient honorés en le conquérant à si grand’-peine, n’aient pas poussé un cri unanime d’effroi, sinon de généreuse indignation, à la lecture des récits que les interprètes les plus éminens des opinions conservatrices faisaient arriver chaque jour dans leurs familles, en passant par leurs antichambres pour aboutir bientôt après aux chaumières ? Le parti gouvernemental, qui, en arguant de son respect pour les droits de l’état, méconnaissait tous ceux de la conscience et de la famille en matière d’éducation, n’avait, personne ne l’ignore, que tolérance, complaisance et sympathique avidité pour ces honteux scandales dont il se croyait alors assez fort pour se faire un amusement sans péril. Faut-il le dire, et la postérité le croira-t-elle ? il est même avéré, par les déclarations des écrivains qui concouraient alors avec le plus d’éclat à cette œuvre funeste, que les excentricités les plus dangereuses étaient accueillies beaucoup plus facilement dans les feuilles du pouvoir que dans celles de l’opposition, parce que les attaques les plus hardies contre tout ce qu’il y a de sacré parmi les hommes étaient couvertes et comme innocentées d’avance par le titre et le patronage conservateurs <ref> « 1845 fut l’époque où la critique de la société réelle et le rêve d’une société idéale atteignirent dans la presse le plus haut degré de liberté. C’était le temps de dire tout ce qu’on pensait. On le devait, parce qu’on le pouvait. Le pouvoir, du moment qu’elles ne révélaient aucune application d’''actualité'' politique, s’inquiétait peu des théories où laissait chacun construite la cité future ay coin de son feu, dans le jardin de son imagination. Pour être libre à cette époque de soutenir directement ou indirectement les thèses les plus hardies contre le vice de l’organisation sociale et de s’abandonner aux plus vives espérances du sentiment philosophique, il n’était guère possible de s’adresser aux journaux de l’opposition. Les plus avancés n’avait malheureusement pas assez de lecteurs pour donner une publicité satisfaisante à l’idée qu’on tenait à émettre. Les plus modérés nourrissaient une aversion profonde pour le socialisme. Les journaux conservateurs devenaient donc l’asile de tous les romans socialistes… ''L’Époque'', journal qui vécut peu, mais qui débuta par renchérir sur tous les journaux conservateurs et absolutistes, fut donc le cadre où j’eus la liberté absolue de publier un roman socialiste. Sur tous les murs de Paris, on afficha en grosses lettres : « lisez ''l’Époque'' ! lisez « ''le Péché de Monsieur Antoine'' ! » (George Sand, ''Notice préliminaire. Œuvres complètes'' ; édit. J. Hetzel.)</ref>.
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Le mal donc s’étendait chaque jour par les mains mêmes de ceux qui avaient reçu mission de le combattre, et les hommes qui avaient conquis le droit de gouverner la société française en triomphant de l’anarchie dans les rues s’exposaient à le perdre en devenant les plus actifs propagateurs de l’anarchie des intelligences. La grandeur d’une telle prévarication fait seule comprendre celle de l’expiation soudaine qui l’a suivie. Pendant qu’il s’opérait dans les profondeurs de la nation, par les résultats pratiques de renseignement primaire et l’esprit dans lequel il était dispensé, un travail d’une portée incalculable, les écrivains du pouvoir, de concert avec ceux de l’opposition, travaillaient à réveiller l’impiété assoupie par l’indifférence et par la mollesse, s’inquiétant beaucoup plus du jésuite sous sa robe que du communiste sous sa blouse. Dans le temps même où le clergé s’honorait par une franche revendication des droits constitutionnels et des bienfaits de la liberté moderne, où il portait un coup irréparable à l’opinion légitimiste en constituant en dehors d’elle un parti religieux sans nulle arrière-pensée politique, la stratégie parlementaire n’imaginait rien de mieux que de le traduire au ban de l’opinion, et de jouer aux échecs ministériels, sur les vieux arrêts du parlement, les libertés gallicanes et les quatre articles de 1682 : déplorable tactique qu’explique sans la justifier l’espérance trop fondée de trouver un concours dans les passions ameutées près du pouvoir par l’ignorance et par la haine !
 
La majorité conservatrice, à la veille de disparaître dans le gouffre qu’elle semblait parfois prendre plaisir à creuser, mesurait la solidité de son œuvre au mouvement ascensionnel de la richesse publique, et ne soupçonnait pas même qu’il y eût quelque péril à redouter en un pays où le 5 pour 100 touchait à 125 fr. Comment ne se serait-on pas abusé sur la situation véritable des esprits et des choses ? comment aurait-on pressenti l’imminence d’une révolution au sein d’une prospérité sans cesse croissante, et lorsque les partis les plus violens,
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tout en conservant leurs haines, semblaient avoir perdu l’élément qui les fait vivre, — l’espérance ? Par l’accord d’une pensée persistante chez le monarque et de la valeur personnelle de ses conseillers, le pouvoir paraissait avoir résolu, depuis le mois d’octobre 1840, un problème longtemps réputé insoluble ; il avait, à force de tempéramens et de prudence, triomphé en partie de l’esprit des institutions, car il était parvenu à concilier la stabilité ministérielle avec le jeu le plus libre, pour ne pas dire le plus désordonné, de la machine constitutionnelle. C’était sous le feu qu’alimentaient les plus implacables rivalités et les ambitions les plus impatientes que le dernier cabinet de la monarchie semblait s’être trempé depuis sept ans pour une durée indéfinie. Jamais la parole humaine n’avait jeté un voile plus brillant, mais malheureusement aussi plus épais, sur l’abîme entrouvert ; jamais pays n’avait moins soupçonné la faiblesse de ses institutions et de ses croyances politiques ; jamais la tribune n’avait été si retentissante et ne paraissait si ferme. Ce cabinet, destiné à disparaître dans la tempête après avoir vécu dans l’enivrement du succès, se complaisait volontiers dans les grandes joutes oratoires, où il pouvait répondre à ses détracteurs quelquefois par ses œuvres, souvent par le bonheur de sa fortune, toujours avec un éclat de talent qui ne se manifestait jamais mieux que dans les questions douteuses.
 
Appelé aux affaires pour maintenir la paix du monde en tirant la France d’une situation aussi grave que délicate, le cabinet du 29 octobre avait porté dans les affaires d’Orient la peine des vues incohérentes poursuivies par les ministères précédens, aussi bien que des illusions universelles que s’était faites l’opinion publique sur la puissance de l’établissement égyptien. Ces difficultés accumulées ne l’empêchèrent ni de demander ni d’obtenir des regrets et des angoisses de l’Europe l’annulation du traité du 15 juillet 1840, pour dicter lui-même les conditions auxquelles il pouvait rentrer dans le concert des grandes puissances. Si ce cabinet consentit d’abord une extension des plus regrettables à un principe dangereux de suprématie maritime, il trouva dans l’énergie du sentiment national la force nécessaire pour se dégager, et on le vit bientôt après imposée à l’Angleterre le retrait même de la convention de 1833 sur le principe du droit de visite, qui semblait pourtant consacrée par la pratique et par le temps. Donnant une opportune satisfaction au sentiment public, qu’aurait blessé la reprise des rapports d’intimité avec le cabinet signataire du traité de Londres, le ministère français se séparait avec éclat de l’Angleterre dans la plus grosse affaire alors pendante : il disposait pour un Bourbon de la main de la reine d’Espagne, et pour un prince français de celle de l’héritière de sa couronne, sauvegardant
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ainsi du même coup les traditions du pacte de famille et l’intérêt de la cause constitutionnelle en Europe. Pendant que l’Espagne unissait avec joie ses destinées aux nôtres, et qu’elle engageait avec le gouvernement anglais un conflit qui devait aller bientôt jusqu’au renvoi de son ambassadeur, Pie IX faisait descendre sur l’Italie et sur le monde, des bailleurs du Vatican, des paroles de liberté. De Naples à Turin, les peuples saluaient la régénération prochaine de l’Italie, et, confinée dans ses places fortes, l’Autriche recourait à la France pour contenir la révolution, dont on la tenait alors pour la seule modératrice. En 1847, une tribune s’élevait déjà même à Berlin, et l’Allemagne méridionale pratiquait presque tout entière, avec une sincérité de plus en plus complète, le mode de gouvernement dont la France avait le patronage incontesté. Avant le cataclysme de février, le triomphe des idées constitutionnelles, par la seule puissance de l’esprit public européen, était moralement consommé des bords du Tage à ceux de l’Oder ; l’influence française avait supplanté l’influence britannique à Athènes comme à Madrid, et la monarchie de 1830 n’aurait eu qu’à durer pour assister probablement sans guerre et sans secousse à la transformation du monde.
 
Cette durée, tout semblait alors la lui promettre ; aussi l’escomptait-elle avec une confiance que les événemens du lendemain autorisent peut-être à qualifier d’aveugle, mais que ceux de la veille permettent assurément de considérer comme naturelle. La pensée royale avait pour organes des hommes éminens ; la nation, consultée deux fois, avait constamment grossi les rangs de la majorité parlementaire et restreint chaque fois davantage le nombre déjà si réduit des adversaires de rétablissement de 1830 : bien loin en effet que le gouvernement représentatif ait péri par le conflit des pouvoirs, comme on se plaît parfois à le dire, jamais l’accord ne fut entre eux plus complet qu’au jour de sa chute. Si la chambre fut rarement agitée par de plus ardentes colères, le motif en était plus dans des satisfactions personnelles à conquérir que dans des conquêtes politiques à faire, et la couronne semblait n’avoir jamais été en mesure de satisfaire l’opposition parlementaire à meilleur marché qu’en 1847. Le pays jouissait, dans la plénitude de la liberté et de la paix, d’une prospérité que les agitations de quelques coteries et les cris avinés de quelques banquets ne semblaient pouvoir sérieusement troubler ; 100 millions avaient été consacrés à bastionner Paris contre la république plus que contre l’étranger. Le parti qui, quinze années auparavant, avait pu y livrer des batailles, était réduit, au matin même de son triomphe, à quinze cents héros dont bon nombre entraient secrètement à la préfecture de police par la petite porte. Ces ''bravi'' se croyaient moins que personne destinés à y entrer bientôt
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par la grande. La monarchie possédait enfin une admirable armée, commandée par de jeunes généraux créés par elle et réputés les meilleurs de l’Europe. Cette armée avait vu grandir dans ses rangs des princes qu’une noble confraternité de périls unissait étroitement à ses chefs. On tenait pour stratégiquement résolu le problème de protéger à jamais Paris contre un coup de main révolutionnaire, et les cabinets les plus anciennement hostiles à la dynastie d’Orléans la réputaient inexpugnable derrière le double rempart de la force armée et d’une politique pacifique appuyée par tous les pouvoirs de l’état. C’est dans la plénitude de cette puissance matérielle et légale, garantie par des institutions demeurées jusqu’au bout inviolables, servie par la présence et par le bras de ses plus illustres soldats, que cette monarchie devait disparaître devant des ennemis anonymes, plus étonnés de leur facile triomphe que la France, qui consentait à le subir : ruine sans exemple, consommée sans susciter une résistance de la part des défenseurs naturels et immédiats de la royauté !
 
Cette catastrophe constate sans doute, moins encore par sa soudaineté que par ce qu’elle a de fatal, ce qu’il y avait d’artificiel et d’incomplet dans le mécanisme de la constitution de 1830. Le reproche le mieux fondé qu’on puisse adresser en effet au gouvernement représentatif, auquel il est devenu de mode d’en adresser de si différens, c’est d’avoir formé une génération incapable de le défendre et presque de le regretter, à en juger par la facilité avec laquelle une minorité a triomphé de la nation, et par la longue prostration qui a suivi cette déplorable victoire. Il y avait dans l’ensemble des lois politiques de la France quelque chose de peu favorable au développement de l’esprit public, et l’état moral dans lequel le gouvernement représentatif, après trente années d’exercice, a laissé le pays au jour de sa chute, prouve assurément quelque chose, non contre ce gouvernement lui-même, mais contre le mode selon lequel il a été pratiqué parmi nous. Le tableau dont je viens de retracer quelques traits constate également les difficultés permanentes que rencontrait la bourgeoisie française pour résister aux élémens destructeurs de l’ordre social sans le concours actif de l’ancienne aristocratie territoriale. Il suffit enfin de l’étudier avec quelque attention, pour demeurer convaincu que, si la prépondérance politique reste définitivement acquise aux classes élevées par l’intelligence et par le travail, ces classes ne conquerront la direction régulière et incontestée de la société que lorsqu’elles auront elles-mêmes reconquis l’élément vital de la sociabilité, la foi religieuse, ardent foyer de la charité populaire. Vivifier l’esprit public par l’esprit chrétien, poursuivre désormais une œuvre assez généreuse pour être tentée en commun par les hommes qui ont reçu leur situation de leurs pères
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et par ceux qui la doivent à leurs propres efforts, rouvrir les sources taries du dévouement en enseignant aux partis la stérilité de la rancune et la puissance du sacrifice, — tel est le travail régénérateur auquel les longues déceptions du passé nous convient pour l’avenir.
 
En hasardant quelques observations critiques sur certaines institutions de la dernière monarchie, Dieu me garde toutefois de prétendre expliquer une catastrophe qui se comprend d’autant moins qu’on a pu la contempler de plus près : chute mystérieuse, dans laquelle fut à l’instant entraîné, comme pour constater authentiquement la vanité de ses efforts, le parti républicain, au nom duquel était tombée cette royauté si pleine de vie et de confiance ! Imaginez les plus invraisemblables entre toutes les choses humaines : un roi sage et courageux saisi d’une défaillance soudaine, ses ministres regardant immobiles le flot qui va les engloutir ; des généraux trempés au feu de cent batailles hésitant devant les clameurs de quelques groupes ; une armée nombreuse, dont les fusils ne partent pas d’eux-mêmes devant le sang des siens criant vengeance ; une ville immense prise par quelques bandes, qui acclame ce qu’on lui dit d’acclamer, renverse ce qu’on lui dit de renverser, qui fait enfin devant une faction qu’elle anéantirait dans une seule étreinte ce qu’elle refuserait de faire devant l’ennemi entrant mèche allumée dans ses murs ; imaginez à plaisir tout cela, et vous n’en comprendrez pas davantage cette ruine profonde, du sein de laquelle sortent, comme des fantômes, à l’ébahissement du grand peuple qui les subit, les idées les plus oubliées et les hommes les plus inconnus. La révolution de février et ses conséquences contradictoires ne sont issues ni de la logique des faits ni de celle des idées ; elles se sont imposées par une force surhumaine, obscure encore quant à son résultat définitif, mais saisissante et manifeste dans son action irrésistible. Depuis cette heure-là, le cours naturel des événemens a été comme suspendu. La France a marché de surprise en surprise, de fatalité en fatalité, et ses destinées ont été livrées à une puissance supérieure qui se complaît à déjouer tous les calculs de notre prudence, tout l’orgueil de notre raison. Jamais l’intelligence politique, si longtemps confiante dans ses plans et ses combinaisons, ne subit de déception plus amère et plus complète. Rejetée violemment de l’ordre rationnel dans l’ordre providentiel, la fiance est entrée en 1848 dans une de ces grandes périodes où l’on a bien moins à agir qu’à contempler, et durant lesquelles Dieu, prenant lui-même en main ce gouvernement des choses humaines qu’il semble parfois nous déléguer, se complaît à faire éclater son initiative suprême, en nous contraignant à confesser qu’en lui seul résident toute sagesse, toute grandeur et toute puissance.