« Ziobà, archives d’une famille vénitienne » : différence entre les versions

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{{journal|Ziobà, archives d’une famille vénitienne <ref> L’auteur anonyme qui insérait naguère le récit qu’on va lire dans un des ''periodicals'' les plus en vogue, celui que dirige M. Charles Dickens, prétend l’avoir extrait d’un dossier intitulé ''Caso dei Gambareschi''. Aussi croyons-nous devoir avertir loyalement nos lecteurs que nous nous sommes permis quelques variantes et quelques additions plus ou moins essentielles à cette chronique, peut-être apocryphe.</ref>|[[E.-D. Forgues]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.79, 1869}}
 
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<center>I</center>
 
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A dit : « Hier 25 février 1525, je me trouvais avec mon camarade Domenico Longhi dans une des ruelles qui aboutissent à la ''piazza Santa Maria dei Frari''. Sur le petit pont qui de cette place conduit à l’entrée du palais Zeno, un homme se tenait arrêté. Sa physionomie indiquait une certaine inquiétude, il me sembla qu’il cachait quelque chose dans les plis de son vêtement à larges manches, et je le fis remarquer à Domenico. — Voilà, lui dis-je, un individu qui médite quelque méchant coup. — Tandis que notre attention se fixait ainsi sur lui, un autre particulier, celui-ci enveloppé d’un manteau qui nous dérobait son visage, arriva rapidement par l’autre extrémité du pont. Nous ne le vîmes qu’au moment où il abordait l’homme dont j’ai précédemment parlé. Ils avaient à peine eu le temps d’échanger quatre paroles que la détonation d’une arquebuse nous fit tressaillir. Le nouveau-venu tombait au même moment comme foudroyé. L’autre, laissant aller son arme, dont la mèche continuait à brûler sur le sol, prit aussitôt sa course du côté du palais Zeno.
 
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« Domenico, plus jeune que moi et aussi coureur plus agile, s’élança sur les traces du fuyard. Je m’arrêtai auprès du blessé, qui, lorsque je le vis de plus près, me sembla respirer encore; mais, quand je voulus écarter le manteau qui le couvrait afin de visiter sa blessure, il me repoussa vivement, et d’une voix entrecoupée prononça ces mots : — ''Ziobà... il viluppo... disegni''... <ref> ''Jeudi''... (en dialecte vénitien), ''la boîte,... les dessins''...</ref>. Bien volontiers eût-il parlé davantage, bien volontiers l’eussé-je écouté; mais un flot de sang lui monta aux lèvres, et dans le moment où j’essayais de le calmer en lui disant : Je sais que nous sommes aujourd’hui jeudi... ne vous inquiétez pas de ces dessins..., il fut pris tout à coup d’un spasme convulsif. Sa tête, violemment rejetée en arrière, frappa rudement contre le parapet. Je ne le croyais pourtant qu’étourdi; il était mort. Je n’avais plus qu’à faire transporter le cadavre en lieu sûr et loin de la vue des passans, qui, les uns masqués, les autres non, allaient revenir en foule des fêtes du carnaval. »
 
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Dans son rapport sur les mêmes faits, Domenico Longhi confirmait les dires de son collègue, et y ajoutait ceci : « Lancé à la poursuite de l’assassin, je fus bientôt certain que j’avais à faire à un ''birbante'' pourvu de bonnes jambes. Sa frayeur semblait lui donner des ailes. Dans les rues, pour la plupart désertes, que nous traversâmes tout d’abord, je ne le perdis pourtant pas de vue. La foule était du côté de Saint-Marc pour voir les fêtes. Après bien des détours, mon homme arriva sur les bords du Grand-Canal, non loin de l’église Saint-Sylvestre. Trouvant une gondole amarrée à un des poteaux, il s’y jeta, la décrocha fort lestement, et traversa le canal. J’eus lieu de remarquer qu’il ramait en homme expert. Pendant les quelques instans que lui demandèrent les rapides préparatifs de son habile manœuvre, j’avais pu l’examiner d’un peu plus près et constater qu’il portait le costume de nos étudians. A son côté pendait un objet métallique rappelant par sa forme les étuis en étain dans lesquels les licenciés de l’université de Padoue ont coutume d’enfermer leurs diplômes. Ceci me confirme dans l’idée que le meurtrier doit être un étudiant. Du reste un masque me cachait absolument son visage, et l’obscurité ne me permettait pas de préciser mes remarques. Désolé de voir s’échapper l’auteur d’un crime si
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audacieux, j’appelai à grands cris un batelier. En face de moi, sur les degrés du palais Loredano, s’en trouvait un qui, réveillé par le bruit, vint à moi, dormant encore à moitié, se frottant les yeux, et qui finit par me passer à l’autre bord; mais il était trop tard, et parmi la foule qui encombrait les avenues de Saint-Marc mon brigand s’était perdu de façon à rendre inutiles toutes les recherches que j’aurais pu tenter. »
 
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« Cette explication si naturelle me rééduisit pour le moment au silence, et pourtant, poussé par une sorte d’entraînement machinal : — Examinez bien ce jeune homme, repris-je en lui montrant l’orateur. Sa taille, sa tournure, ses gestes, ne vous rappellent-ils en rien l’homme qui vous a échappé?
 
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« — Comment l’oserais-je reconnaître, répondit Rocco, c’est à peine si j’ai pu l’entrevoir..., et il portait un masque.
 
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Ce document, joint aux précédens rapports, les vêtemens de la victime et l’arquebuse en question seront consignés en lieu sûr et
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mis à l’abri de tonte entreprise ayant pour objet de les soustraire à la justice.
 
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''Comparution du témoin''. — Est venue le premier jour de mars
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devant le tribunal, réuni à portes closes, la fille d’un tailleur de Padoue demeurant près de l’''Annunziata nell’ arena''. Déclare s’appeler Mattea Carneri. Connaît l’accusé depuis un an. Refuse de dire si elle a été ou non sa maîtresse; avoue cependant qu’elle a parfois posé dans un atelier où il travaillait seul certains jours pour faire trêve à ses études universitaires. Sur l’observation à elle adressée qu’une fille de son âge ne devrait pas se familiariser au point de dévoiler ainsi à un jeune homme ce que la modestie ordonne de tenir secret, elle baisse les yeux et verse quelques larmes. Interrogée à cette fin de savoir si elle a vu l’accusé partant pour Venise, reconnaît l’avoir aidé à se déguiser. Il a pris la robe des docteurs en droit, et devait, par forme de divertissement, jouer ce rôle pendant les fêtes du carnaval. En suite de ces diverses réponses, le tribunal décide que l’accusé sera confronté, séance tenante, d’abord avec Mattea Carneri, puis avec Lucrezia Toldo.
 
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''Note écrite sur un papier séparé''. — Le résultat des informations prises dans le quartier de San-Salvador auprès des voisins et connaissances de la famille Toldo fut éminemment favorable à Monna
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Lucrezia. Tous la déclarèrent prude et honnête femme, étrangère à toute galanterie, voire (disaient quelques-uns) par trop réservée en son maintien, singulièrement âpre au pourchas, et montrant plus de sévérité que besoin n’était en certaines circonstances, à ce point que, cinq ou six ans auparavant, elle s’était brouillée avec sa mère pour quelque léger scandale qui avait effleuré le bon renom de celle-ci. Vainement depuis lors, à plusieurs reprises, cette pauvre dame, ainsi humiliée, avait tenté de se réconcilier avec sa fille, laquelle repoussait constamment avec une rigueur démesurée toutes les avances faites en cette intention : de quoi elle était blâmée par mainte et mainte voisine, mais généralement approuvée dans la riche bourgeoisie de son quartier et surtout dans le clergé de la paroisse.
 
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En effet, l’accusé a demandé à faire entendre bon nombre d’étudians ses camarades, et ces jeunes gens attestent tous que leur condisciple Ziobà était en leur compagnie sur la place Saint-Marc à l’heure où le crime a été perpétré. Il est bien établi qu’il les a quittés pendant quelques minutes; il est également avéré que l’homme chargé de sonner l’heure à l’église ''dei Frari'' s’est trouvé ce jour-là un peu en retard sur ses collègues; mais, pour franchir la distance qui sépare le palais Zeno des Procuraties-Neuves, où se tenaient nos étourdis, il faut au moins un quart d’heure, le double pour l’aller et le retour, et, à moins de supposer que l’accusé eût emprunté, pour les mettre à ses pieds, les ailes du dieu Mercure... Un des témoins a bien dit qu’en revenant auprès de ses compagnons Pasquale semblait fort échauffé; toutefois, en ce temps de carnaval, presque tous ces jeunes gens en étaient là, et la gaîté de son visage, le joyeux entrain de ses discours, l’exubérance de ses épanchemens bavards, tout écarte de celui-ci le soupçon d’un meurtre
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commis de sang-froid, avec une préméditation, une audace, qu’un âge si tendre rendrait presque monstrueuses.
 
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Immédiatement après cette décision, l’accusé a été ramené au pied du tribunal, où il lui a été itérativement demandé compte de ses propos ambigus sur sa noble origine. Il a répondu en ces termes : « Mes plus lointains souvenirs sont ceux d’un palais magnifique où je résidais avec deux femmes chargées de ma personne dans une vaste chambre tendue de tapisseries de haute lisse. J’en ai toujours gardé cette idée que j’appartiens à quelque grande famille de terre ferme. Un jour, des cris affreux, un tumulte d’armes et de pas troublèrent le silence habituel de cette demeure seigneuriale. Au bruit du canon et de la mousqueterie, une des deux femmes m’enleva dans ses bras, et, folle de peur, m’emporta par les rues, emplies de soldats qui se ruaient de toutes parts les yeux sanglans, l’arme haute. J’assistais sans doute à un sac de ville. Au milieu de ce désordre, la femme qui me portait, saisie au corps par un des pillards, me laissa tomber, se dégagea, et disparut. Ce que je devins alors, je ne sais. Il y a une lacune dans mes souvenirs jusqu’au moment où je me retrouve parmi des bohèmes errans. Une de leurs jeunes filles m’avait en garde spéciale. Elle me battait et me laissait à peu près mourir de faim. A une halte qu’ils firent près de Bassano, je me dérobai dans un fourré de buissons, et les bohèmes, obligés de lever le camp à l’improviste, me laissèrent là. Une paysanne passa qui m’aperçut, me questionna, m’emmena chez elle. Elle vit encore, et son nom est Margharita Cogni. J’avais pu lui dire que mon nom de baptême était Pasquale, et, m’ayant trouvé un jeudi sur la route de Bassano, elle me donna le surnom de ''Ziobà'', que j’ai toujours conservé depuis, et sous lequel je suis inscrit à l’université. Margharita me traitait en véritable mère. Je l’aimai bientôt comme un fils. Un matin, deux gentilshommes en costume de chasse entrèrent chez ma protectrice pour se reposer. On leur servit du vin et des fruits. Ma figure plut à l’un d’eux, qui demanda la permission de m’emmener à Venise, où il voulait, dit-il, faire mon
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portrait. Comment la pauvre femme aurait-elle refusé de me confier à un aussi notable personnage que ser Tiziano Vecellio? Ce grand peintre me conduisit donc dans sa demeure, où Monna Lucia, sa femme, et ses deux fils, Pomponio et Orazio, me prirent également en singulière amitié. Je fus admis au nombre des élèves qui travaillaient sous sa direction, et j’ai eu, comme tel, l’honneur de contribuer au décor de la salle du grand-conseil. Même, à la requête de ser Tiziano, quand ces décors furent achevés après quatre années de travail, le très noble conseil des dix m’octroya pour six ans, à titre de salaire extraordinaire, une pension annuelle de cinquante ducats. Ceci me donnait les moyens de m’entretenir à l’université padouane, où m’appelait le désir de m’instruire et de ne pas rester, comme je l’étais, un simple artisan. Messer Tiziano, bien qu’il n’approuvât point le parti que je prenais, s’employa pour me faire admettre sans certificat de naissance et sans papiers de famille. C’est grâce à son obligeant patronage que je partis pour Padoue en 1523, n’ayant encore que seize ans (je le crois du moins) et m’en attribuant dix-sept. C’est là, relativement à mon passé, tout ce que je puis apprendre à vos seigneuries. »
 
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Messer Tiziano Vecellio, qu’on a jugé bon d’appeler par message particulier, a comparu le 19 mars. Il s’est dit âgé de quarante-trois ans et logeant sur les lagunes du côté de Murano. « Pasquale, a continué ce grand peintre, est un des meilleurs élèves que j’aie formés. Il avait des dispositions innées pour le dessin et une manière à lui d’entendre l’agencement des lignes du corps humain. Sous ses doigts, la forme prend un relief, une grâce, que beaucoup de peintres en renom ne sauraient lui donner. Dans le grand tableau que le conseil suprême a daigné me commander, et que je regarde comme un de mes ouvrages les plus réussis, le groupe du prince Othon, amené prisonnier devant l’amiral de cette sérénissime république, a été dessiné d’un bout à l’autre par Ziobà. L’ayant recommencé à trois reprises différentes et toujours mécontent du succès de mes efforts, je l’avais mis au concours dans mon atelier, et c’est
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d’après l’esquisse de mon plus jeune disciple que j’ai terminé ce tableau d’une conception difficile, tellement difficile qu’aucun de mes prédécesseurs ne l’aurait, je crois, abordé <ref> Cette toile du Titien a disparu en 1572 dans les flammes qui dévorèrent en partie le palais des doges.</ref>.
 
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Le 20 mars, l’accusé a reparu devant ses juges avec une remarquable assurance et une présence d’esprit que rien ne déconcerte. Il ne reste guère à sa charge que les dernières paroles de l’homme assassiné: — ''Ziobà.. Il viluppo... disegni'',... que les magistrats interprètent ainsi : — ''Ziobà'' est le nom de mon assassin... Vous
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le reconnaîtrez à ''a boîte'' qu’il porte en sautoir, et dans cette boîte, au lieu d’un diplôme, vous trouverez ''les dessins'' qui l’accusent...
 
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Ces paroles généreuses auraient dû, ce semble, donner courage à l’accusé. On remarqua tout au contraire qu’elles le décontenançaient et le troublaient singulièrement. Il était tout à coup devenu très pâle. Le noble Contarini a dit alors : « Le jeudi gras de l’an passé, traversant la ''Piazzetta'' peu après la tombée de la nuit, je rencontrai un groupe d’étudians masqués qui se divertissaient de leur mieux. L’un d’eux, prenant le rôle d’un improvisateur, émerveillait la foule, qui l’écoutait bouche béante. Le seigneur Grimani, masqué comme moi, et en compagnie de qui je me promenais, parut s’amuser aussi des saillies de ce jeune fou. Par pure curiosité, nous demandâmes son nom. — C’est, nous fut-il répondu par les étudians à qui nous nous adressions, notre fameux Pasquale Ziobà, le plus gai comme le plus hardi garçon de l’université padouane.
 
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« Quelque six mois plus tard, venant à passer devant le bureau de police des ''cinque della pace'', ce nom de Ziobà, placardé sur la liste officielle des individus recherchés pour quelque délit, ne manqua point de frapper mes yeux. Pressé de me rendre au palais, je ne pouvais m’arrêter pour prendre aucune information, et me bornai à déplorer qu’un si joyeux camarade, à qui je devais quelques minutes de bon temps, fût probablement en butte aux poursuites d’un créancier importun. C’est le cas en général pour les pauvres diables inscrits sur la liste des cinq. Au sortir du palais, je passai de nouveau par le chemin que j’avais pris en venant, et du premier coup d’œil je constatai que le nom de Ziobà ne figurait plus sur la liste des arrestations à opérer. Il fallait en conclure ou que la dette avait été payée, ou que la justice avait mis la main sur le débiteur. Je voulus en avoir le cœur net. J’entrai au bureau, et demandai à quel titre s’était faite la radiation de ce nom si étrangement fixé dans ma mémoire. Oh me répondit que la police de Padoue était parvenue à se saisir du délinquant et l’avait expédié ce jour même à Venise, où on venait de l’incarcérer dans la prison des cinq.
 
« Je me fis indiquer son cachot, où on me conduisit sans la moindre difficulté, comme on le devait à mon rang et à mes fonctions. Pasquale ne me connaissait pas, et me prit sans doute pour quelque inspecteur des prisons. — Seigneur, me dit-il, le ciel vous envoie en ce lieu pour empêcher la perpétration d’un véritable crime. Le motif de mon arrestation est le non-paiement d’une misérable dette de cinquante ''lire'' vénitiennes qui m’ont été prêtées tout exprès, du moins ai-je lieu de le craindre, pour m’amener ici et me mettre à la discrétion de certaines personnes. Votre excellence ne doit pas ignorer qu’une fois entre ces quatre murailles, si léger que soit le délit pour lequel on est enfermé, rien ne s’oppose à ce qu’un homme y disparaisse à jamais, soit qu’on l’étouffe dans son lit, soit qu’on l’assomme au coin de quelque préau, soit qu’on mêle à sa boisson quelques gouttes d’''acquetta'', sans que la justice s’inquiète le moins du monde de vérifier ce qui en est. Je ne veux en rien diffamer les institutions de notre bien-aimée république; mais, pour ce qui me touche spécialement, je me crois victime d’une abominable rancune. Un ennemi que je ne veux point nommer, me sachant pressé d’argent, m’a fait offrir ces cinquante ''lire'' par l’intermédiaire d’un juif que Dieu confonde! En les acceptant, je ne me doutais pas qu’elles vinssent d’un homme acharné à me perdre, et je signai l’engagement de les restituer à la volonté de mon créancier. Huit jours à peine écoulés, je recevais sommation de payer. Ceci m’était impossible, et j’en fus réduit à me cacher dans les faubourgs de Padoue. Mon nom fut aussitôt affiché au bureau de police, et
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par ce fait seul je me trouvai au rang des proscrits. Tout citoyen pouvait m’arrêter, et, en cas de résistance, me tuer sur place. La police m’a dépisté ce matin, et me voici dans un antre où mon ennemi, moyennant le sacrifice de quelques sequins, peut à volonté me faire étouffer, empoisonner ou poignarder. Or votre excellence est à même de juger si je mérite la mort pour n’avoir pu payer une dette de cinquante ''lire'', et si, dans de telles circonstances, c’est ou non un grave ahus de livrer les prisonniers à des chances comme celles qu’ils courent une fois enfermés ici.
 
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Cette déposition du noble Contarini, quoique faite à bonne
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intention, a provoqué de la part des magistrats des questions auxquelles l’accusé n’a pas pu satisfaire complètement. On lui a demandé, entre autres choses, pourquoi jusqu’alors il avait dissimulé son emprisonnement chez les cinq. — Je craignais, a-t-il dit, d’aggraver ma situation, déjà bien assez périlleuse. — On lui a demandé ensuite le nom de cet ennemi dont il redoutait la vengeance. Il a prétendu qu’un serment sacré l’empêchait de le faire connaître. Toutes ces réticences prêtent de nouvelles forces à l’accusation, que l’on croyait presque abandonnée. Ordre a été donné par la Quarantie de rechercher dans le Ghetto (quartier des Juifs) l’israélite signalé par l’accusé lui-même comme lui ayant prêté les cinquante ''lire''. On doit de plus placarder un écrit qui menace de l’exil et de la confiscation ce prêteur encore inconnu, dans le cas où, présent à Venise, il ne viendrait pas immédiatement rendre compte à la justice des raisons qui l’ont porté à se mêler de cette obscure machination.
 
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« Mes relations avec ser Antonio ne me permettaient ni refus, ni objections, ni même des questions qui eussent pu lui paraître indiscrètes. La responsabilité d’ailleurs pesait tout entière sur lui, non sur moi, qui traitais une simple affaire d’argent, dans des formes insolites, il est vrai, mais sans aucune arrière-pensée criminelle. La somme en question fut ponctuellement comptée à Pasquale Ziobà. Son reçu, portant la clause prescrite, me fut délivré. Je le transmis à messer Toldo. La semaine suivante, je reçus de lui
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une seconde visite. — Décidément, me dit-il, je suis mécontent de mon jeune protégé. Il a dissipé en folles débauches l’argent que j’entendais lui fournir pour un meilleur usage. Non-seulement je cesse de m’intéresser à son avenir, mais j’entends lui ménager, pour le présent, une leçon sévère. Prenez ce reçu, et allez réclamer mon argent. Si ce jeune vaurien refuse de payer, dénoncez-le comme banqueroutier au tribunal des cinq. — En vertu de ces instructions formelles, et sur le refus de l’étudiant, je portai ma plainte, tout ainsi que cela m’était prescrit, sans m’être enquis des raisons qui poussaient messer Toldo à relancer ainsi ce pauvre jeune homme, dont le nom fut inscrit à ma requête sur la ''liste noire''. Ce qui s’ensuivit, je l’ignore, et n’avais jamais songé à m’en mettre en peine. »
 
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D’ailleurs, à mesure que la lumière se fait dans ces ténèbres, les réponses de l’accusé deviennent plus évasives. Ziobà prétend n’avoir jamais eu aucunes relations avec ser Antonio, n’avoir aucune connaissance des mauvais desseins que ce dernier aurait nourris contre lui; si ces desseins existaient réellement, ils ne pouvaient être, assure-t-il, que l’effet de calomnies infâmes semées secrètement par des ennemis qu’il aurait sans les connaître. — La justice en général, et celle de nos quarante plus particulièrement, ne se paie pas de telles défaites. Pour compléter l’enchaînement des preuves qui s’élèvent de tous côtés contre l’accusé, il ne reste plus qu’à déterminer l’origine de la haine que lui portait ser Toldo, avec qui on ne lui connaissait aucuns rapports ostensibles. Ai-je besoin d’ajouter que le nom de Monna Lucrezia, jusqu’ici écarté du débat,
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se retrouve mêlé aux commentaires dont cette étrange affaire est devenue le sujet? Commentaires discrets, comme on peut croire, la Quarantie n’en souffrant pas d’autres.
 
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Ayant pris à part le président des quarante, monseigneur Contarini s’est mis à conférer tout bas avec lui, et de commun accord l’affaire s’est trouvée ajournée à un autre temps.
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/612]]==
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Ce qui suit le récit de Ziobà est la copie d’une lettre adressée aux ''pregadi'' par un anonyme qui doit être, selon mon humble jugement, le podestat de Brescia.
 
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« Je n’hésite pas, dans les présentes circonstances, à vous recommander comme un intermédiaire éminemment utile (pour peu
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qu’il montre d’esprit et de dextérité), l’héritier actuel des Gambara. Sans lui rendre encore les biens de sa famille, attendu que les Trivulzio restent à ménager malgré tout, il pourrait être utilement employé auprès des représentans de l’empereur don Carlos, et plus tard récompensé selon ses mérites. Les recommandations ne lui manqueront pas, je vous assure, pour le quartier-général de l’armée espagnole. »
 
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Suit la copie d’un document sur la première feuille duquel, se lit cet intitulé : ''Caso dei. Gambareschi. — Suplicazione di Pasquale''
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''Gambara ai capi del’ eccelso conseïo dei dieci, scritta con umiltà, circa i casi di Brescia nel anno 1546, e la morte d’Antonio Toldo, in Venezia.
 
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« Il y a aujourd’hui seize mois, — c’était par conséquent au mois d’octobre 1523, — que, me promenant un jour près de San-Giuliano, je rencontrai une jeune dame richement vêtue et d’une beauté surprenante. Elle était suivie de deux femmes, dont l’une
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portait son éventail, l’autre son livre de messe. L’ayant déjà remarquée, je l’accompagnais du regard, quand tout à coup, d’un magasin donnant sur la rue, sortit une autre dame d’âge plus mûr qui, barrant le passage à la première, lui demanda passionnément et d’une voix fort pitoyable qu’elle voulût bien l’écouter. La belle personne dont j’ai parlé, au lieu de se rendre à cette dolente adjuration, détourna la tête avec les dehors du mépris le plus endurci, disant à cette pauvre éplorée de ne pas l’importuner davantage, et comme, loin de lui obéir, la matrone en question continuait à se plaindre avec une véhémence toujours croissante, l’autre lui tourna le dos, les joues empourprées de colère. La dame âgée, prenant alors les passans à témoin de la honte qui lui était faite, nous informa, moi et les autres personnes présentes, que la jeune dame au cœur inflexible était sa propre fille; elle ajouta qu’une affaire d’amour remontant à plusieurs années de là était le motif ou plutôt le prétexte du dédain que lui manifestait cette dénaturée. Ni l’absolution de l’église ni les preuves d’un vrai repentir n’avaient pu amender le ressentiment de cet orgueil implacable. Enfin, après force lamentations et pleurs à l’avenant, la pauvre mère, de plus en plus irritée, proféra une malédiction formidable sur l’enfant de ses entrailles, espérant, disait-elle, que le ciel punirait cette fille sans pitié en la faisant faillir à son tour, et souhaitant qu’elle trouvât alors, elle aussi, des oreilles sourdes à ses plaintes, des âmes fermées à toute pitié, des juges étrangers à tout pardon. Je me sentis violemment remué par cet anathème, comme le furent au reste toutes les personnes présentes, et je désirai dans le secret de mon cœur que les vœux de la malheureuse mère fussent exaucés. Quelques questions posées sur le moment me firent savoir le nom de la belle sans merci. — C’était, me répondit-on, la femme d’un riche bijoutier, Antonio Toldo.
 
« Quelques jours après, messer Tiziano étant par hasard absent de son atelier, Monna Lucrezia Toldo vint y voir le portrait commencé de Violante Palma, celle-là même que notre maître a surnommée « sa Vénus. » Comme étant le plus jeune des élèves, ce fut à moi de lui montrer les diverses toiles, en lui expliquant les sujets qu’elles représentaient et qui lui étaient pour la plupart inconnus. Une ''Madeleine'' arrêta longtemps ses regards. J’en pris occasion de lui dire que l’image serait sans doute tout autrement réussie, si elle avait posé pour modèle. — A moins toutefois, ajoutai-je, que ces riches habits ne cèlent aux yeux quelques imperfections de nature. Lucrezia, me regardant alors avec surprise, me répondit que ses vêtemens ne cachaient rien de pareil, et qu’elle avait, pour s’en assurer, les louanges d’Antonio Toldo, son mari : à quoi je
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m’empressai de répondre que messer Toldo, si fin connaisseur qu’il put être en joaillerie, n’était pas compétent pour apprécier la beauté des formes humaines, et que l’œil d’un peintre était seul juge en pareille matière. Cette dernière remarque fut accueillie par silence glacial, et pourtant je crus démêler sur la physionomie de la dame qu’elle ambitionnait au fond du cœur un suffrage tout à fait décisif en faveur de ses charmes. Je me trompais si peu que, l’ayant rencontrée le lendemain à Santa-Martha, et, la retrouvant un peu plus tard sur la Riva, elle revint d’elle-même à la question délicate que j’avais tout exprès soulevée. Il me fut aisé de voir que la vanité pouvait mener fort loin une personne de ce caractère, et tant fut devisé entre nous que nous convînmes de nous revoir chez elle, tel jour, à telle heure, dans sa maison de San-Salvador. Messer Toldo était à Udine pour quelques affaires, et la belle devait s’essayer comme modèle pour la ''Madeleine'' en question. Aussi avais-je dû promettre expressément, le costume étant fort léger, de me tenir à distance respectueuse. Ce fut la seule condition de ce marché conclu.
 
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« La légèreté de mon âge et le désir que j’avais de me faire admettre à l’université de Padoue allaient bientôt interrompre ces agréables relations. Je renonçai en même temps aux leçons de messer Tiziano et aux rendez-vous de Monna Lucrezia. Celle-ci, soit qu’elle m’aimât encore, soit pique de se voir négligée, se laissa porter à des démarches d’une haute imprudence, démarches que je n’aurais pas attendues d’elle, vu ses habitudes d’extrême réserve. Elle m’envoya même à Padoue des messages qui me rappelaient près d’elle. Dans quelques-unes de ses lettres, se mettant absolument à ma merci, elle m’offrait des entrevues secrètes facilitées par l’absence de son époux. Deux ou trois fois elle m’adressa par des
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confidentes qui pouvaient la trahir des reproches violens. Bref, un certain jour, ayant affaire à Venise, je ne pus me dispenser de lui rendre visite. Il n’entrait pas dans mes vues que cette visite officielle nous exposât au moindre péril; mais, cédant aux instances de ma maîtresse, je n’en étais pas moins enfermé avec elle en son logis particulier, lorsqu’une de ses suivantes, plus avisée que nous, vint heurter à l’huis et prévenir madame que ser Antonio Toldo (nous le supposions en Frioul) venait de rentrer inopinément chez lui. Je me glissais par un corridor obscur vers la poterne dont on venait de me rendre la clé, quand à l’extrémité de ce couloir je rencontrai le fils de ma maîtresse, — un enfant de quatre ou cinq ans, — lequel, ne connaissant pas mon visage, fut saisi de peur et se mit à crier en prenant la fuite. Le sort m’en voulait sans doute ce jour-là, car au bas du degré que je descendais en grande hâte, je retrouvai encore une fois et heurtai par mégarde ce malheureux petit gnome, qui, le nez par terre, cria de plus belle, cette fois comme si on l’égorgeait. Son père accourut au bruit. J’étais déjà loin, mais l’enfant, questionné, déclara qu’il avait vu un étranger se glisser hors de l’appartement de sa mère.
 
« Vos excellences auront probablement peine à croire que quelques jours après ce périlleux incident je commis l’imprudence de revenir à Venise en partie de plaisir avec quelques-uns de mes condisciples. Près de la porte Saint-Marc, la chance me poursuivant toujours, qui rencontrai-je ? Ser Antonio, qui tenait son fils par la main. L’enfant ne m’eut pas plus tôt aperçu que, reculant de frayeur, il me montra du doigt à son père en me désignant sans aucun doute comme l’inconnu qui l’avait fait tomber. Le terrible regard dont me poursuivit alors ser Toldo m’apprit qu’il devinait en ce moment tout ce que j’aurais voulu lui cacher. Une autre circonstance vint mal à propos confirmer ses soupçons. Un de mes condisciples qui aspire à la prêtrise (il se nomme Niccoletto Quadrupani), ayant indiscrètement ouvert, à mon insu, le portefeuille où étaient les esquisses faites d’après la belle Lucrezia, reconnut d’emblée, bien que j’eusse pris soin de les modifier légèrement, les traits de mon gracieux modèle, dont il était quelque peu parent, et crut devoir à l’honneur du sang de dénoncer traîtreusement le fait à ser Toldo. Celui-ci dès lors ne songea plus qu’à me perdre et à ravoir les dessins qui attestaient le désastre de sa félicité conjugale. J’ai dit devant la très révérende Quarantie comment, avec le concoure du juif Maccabeò, fut dressé le piège où je tombai; j’ai véridiquement exposé que, pour une misérable dette de cinquante ''lire'', je m’étais vu privé de la liberté, enfoui dans le cachot des ''cinque'', et en passe d’y être secrètement expédié dans l’autre monde. Je répète, bien convaincu
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de ne pas m’abuser sur les dangers auxquels ma captivité m’exposait, que, sans l’intervention inespérée du très noble seigneur Contarini, j’eusse été assassiné par quelque émissaire de mon ennemi. Je me regarde comme devant la vie à ce généreux protecteur qui vint si à point racheter ma liberté.
 
« Hors de prison cependant, tout n’était pas dit. La haine d’un homme opulent et cruellement offensé menaçait sans cesse mes jours. Il n’avait que trop de moyens de se défaire de moi. Or, si pauvre que m’eût fait la ruine de ma famille, en telle misérable extrémité que la Providence m’eût réduit, je ne pouvais oublier que le sang des Gambara coule dans mes veines, et je frémissais à l’idée de ce précieux sang versé sans honneur ni profit au détour de quelque ruelle obscure par le stylet d’un ruffian mercenaire aux gages d’un trafiquant. Aussi, poussé à bout et me croyant en état de défense légitime, je résolus de me débarrasser, sans recourir, à d’autres mains que les miennes, de cet ennemi juré que je regardais comme inexorable. J’étais las de vivre en de continuelles angoisses. Une vieille arquebuse m’était demeurée, que j’avais cachée toujours avec le plus grand soin, attendu que la lettre G, incrustée en ivoire dans la crosse, pouvait révéler mon véritable nom et me signaler aux persécuteurs de la famille Gambara. Le tumulte du jeudi gras me parut propre à favoriser l’exécution de mon sinistre projet. J’écrivis donc au joaillier en déguisant soigneusement ma main ce billet qu’on a retrouvé sur lui après sa mort, et je l’écrivis en dialecte brescian, que j’évitai toujours de parler soit à Venise, soit à Padoue, afin de ne point trahir le secret de mon origine. Sachant que Toldo se préoccupait tout particulièrement de faire disparaître les dessins exécutés d’après sa femme, cette circonstance me fournit les moyens de l’attirer au rendez-vous mortel que je lui donnais. Vos excellences savent qu’il mordit à l’hameçon, et qu’au lieu, à l’heure marqués d’avance, il tomba frappé par moi. Je dois dire qu’en choisissant le ''jeudi'' je n’avais aucunement songé à mon faux nom de ''Ziobà'' et à la confusion qui pouvait résulter d’une coïncidence purement fortuite. Le hasard seul en fit un premier moyen de justification. Un second me fut fourni par la singulière analogie de traits et de taille qui existait entre la fille d’un tailleur de Padoue qui m’avait accordé certaines privautés et la belle Lucrezia Toldo, dont elle m’aidait à bannir la mémoire importune. Je pouvais donc, par suite de toutes ces chances favorables, espérer que mon crime demeurerait impuni; mais quelle faute, si secrète soit-elle, peut échapper à la clairvoyance de magistrats comme ceux de notre république? Il a suffi pour me perdre du témoignage que le généreux Contarini a voulu porter en ma faveur. Ce rayon lumineux
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a percé les ténèbres dont je m’environnais avec une si folle confiance. Aujourd’hui je ne veux pas mourir la conscience chargée de tant de mensonges, et sans avoir révélé à l’altissime conseil des dix tout ce qui concerne ma naissance, mon apparentage et les malheurs de ma race. Puissiez-vous, très nobles seigneurs, excuser mes erreurs en songeant à ma jeunesse et aux circonstances étranges parmi lesquelles j’ai vécu depuis dix ans! Puisse la sincérité de mes aveux et de mon repentir toucher le cœur de notre magnanime prince et de la suprême ''giunta''!
 
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« Quant aux prisonniers dont la dette excède cinquante ''lire'', le présent décret ne change rien à leur condition actuelle, vu qu’il ne convient pas de mitiger la peine due à la mauvaise foi, et de nuire ainsi à la sécurité des transactions. Et décrétons en outre pour l’avenir que nul détenu inscrit sur la liste des ''cinque'' ne sera mis en liberté qu’il n’ait payé jusqu’à la dernière baïoque la somme dont il est débiteur. Encore faudra-t-il pour cela un ordre de deux
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magistrats et le vote conforme des quatre cinquièmes du conseil, c’est-à-dire la majorité légale. Lequel décret a été voté à l’unanimité par les dix membres du conseil, et les six voix des ''signori''. Total : seize. »
 
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« Et maintenant, puisque vous souhaitez la connaître, je vous donnerai ma recette pour la ''pegola''. — Prenez de la résine de sapin, autant d’ocques que vous en voudrez; mettez-la dans un vase
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en cuivre d’une capacité double du poids de la résine, et placez-la sur le feu pour la faire cuire. Ayez soin d’empêcher qu’elle ne déborde. Si vous la voyez monter, retirez-la du feu et soufflez dessus avec un chalumeau, ou placez la chaudière dans un autre vase rempli d’eau froide, ce qui arrête sur-le-champ le débordement. Remettez-la ensuite sur le feu, et recommencez ainsi à plusieurs reprises jusqu’à ce que la résine cesse de déborder. C’est ainsi que se prépare la ''pegola'', dont vous mêlez trois parties avec une de ''péséri'' (huile siccative) pour faire un vernis excellent. Si vous avez de bon mastic, vous pouvez, au lieu de trois parties de ''pegola'', n’en mettre que deux et une de mastic.
 
« En troisième et dernier lieu, vous me demandez ce qui est advenu de notre jeune compagnon d’atelier, Pasquale Ziobà. Vous l’aviez laissé, dites-vous, aux prises avec un péril pressant. Tranquillisez-vous, mon cher disciple, sur le sort de cet aventureux personnage, auquel j’en veux quelque peu de nous avoir si bien trompés, vous et moi. Il est de ceux qui ne se laissent pendre qu’à fort bon escient et le plus tard qu’ils peuvent. En présence d’un meurtre bien et dûment constaté, le conseil des dix n’a pu tout d’abord le renvoyer absous, et pourtant on ne voulait point condamner (pour raison d’état) ce rejeton des Gambara. On s’en est tiré en ajournant indéfiniment la sentence, qui n’est pas encore rendue, et ne le sera probablement jamais, à moins d’un complet revirement dans nos affaires politiques, revirement d’ailleurs très possible, En attendant, les trois inquisiteurs ont autorisé la mise en liberté du prisonnier, sous condition qu’il partirait immédiatement pour Milan, où vient de mourir le noble marquis de Pescara, Ferdinand-François, aussitôt remplacé dans le commandement des forces espagnoles par son neveu Alphonse d’Avalos, marquis de Vasto, qui tout justement me faisait demander ces jours-ci, sachant en quels termes j’ai vécu avec Pasquale, quelques renseignemens sur l’héritier des Gambara, lequel paraît en fort bon poste auprès de ce très haut et puissant seigneur. On dit ici tout bas qu’il se négocie entre le pape, le duc de Milan et les deux républiques (Florence et Venise) une nouvelle ligue contre l’empire. On ajoute que notre ancien compagnon d’atelier a dû porter au marquis de Vasto les propositions des futurs alliés, qui espèrent gagner à leurs intérêts par de brillantes promesses le nouveau représentant de la puissance espagnole. On offrit bien à son oncle dans le temps, et pour les mêmes fins, la couronne napolitaine. Si Pasquale Gambara venait à réussir, attendez-vous à lui voir fournir une brillante carrière, dont le premier pas, je pense, sera la restitution des domaines paternels. S’il échoue, il sera désavoué d’abord, et ensuite étranglé ou poignardé secrètement comme
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coupable d’un assassinat bien avéré sur la personne du joaillier Antonio Toldo.