« Poètes et romanciers modernes de la France/Charles-Hubert Millevoye » : différence entre les versions

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Parmi les nombreux essais que Millevoye a faits en presque tous les genres de poésie, il en est beaucoup que nous n'examinerons pas; ce sera assez les juger. On y trouverait de la facilité toujours, mais trop d'indécision et de pâleur. Talent naturel et vrai, mais trop docile, il ne s'est pas assez connu lui-même, et a sans cesse accordé aux conseils une grande part dans ses choix. Ayant commencé très jeune à produire et à publier, dans un temps où le peu de concurrence des talens et un goût vif des lettres renaissantes mettaient l'encouragement à la mode, il a subi l'inconvénient d'achever et de ''doubler'', en quelque sorte, sa rhétorique, en public, dans les concours d'académie. Il y a nombre de ces prix ou de ces ''accessit'' sur lesquels la critique de nos jours, qui n'a plus le sentiment de ces fautes et de ces ''demi-fautes'', est tout-à-fait incompétente à prononcer. On a pu trouver ingénieux, dans le temps, cet endroit de son poème ''d'Austerlitz'', où il parle noblement de la baïonnette en vers :
 
::Là, menaçant de loin, le bronze éclate et tonne;
::Ici frappe de près le poignard de Bayonne.
 
Ici frappe de près le poignard de Bayonne.
 
Tel passage du ''Voyageur'', cité par M. Dumas, a pu exciter l'enthousiasme de Victorin Fabre, généreux émule, qui y voyait l'un des beaux morceaux de la langue. Il nous est impossible à nous autres, nés d'autre part, et nourris, si l'on veut, d'autres défauts, d'avoir pour ces endroits, je ne dirai pas un pareil enthousiasme, mais même la moindre préférence. La faible couleur est si passée, que le discernement n'y prend plus. Les ''Discours en vers'' de Millevoye, ses ''Dialogues'' rimés d'après Lucien, ses tragédies, ses traductions de l'Iliade ou des Eglogues selon la manière de l'abbé Delille, nous semblent, chez lui, des thèmes plus ou moins étrangers, que la circonstance académique ou le goût du temps lui imposa, et dont il s'occupait sans ennui, se laissant dire peut-être que la gloire sérieuse était de ce côté. Nous nous en tiendrons à sa gloire aimable, à ce que sa seule sensibilité lui inspira, à ce qui fait de lui le poète de nos mélancolies et de nos romances.
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La perle du recueil, la pièce dont tous se souviennent, comme on se souvenait d'abord du ''Passereau de Lesbie'' dans le recueil de Catulle, est la première, ''la Chute des Feuilles''. Millevoye l'a corrigée, on ne sait pourquoi, à diverses reprises, et en a donné jusqu'à deux variantes consécutives. Je me hâte de dire que la seule version que j'admette et que j'admire, c'est la première, celle qui a obtenu le prix aux Jeux floraux, et qui est d'ordinaire reléguée parmi les notes. Cette pièce que chacun sait par coeur, et qui est l'expression délicieuse d'une mélancolie toujours sentie, suffit à sauver le nom poétique de Millevoye, comme la pièce de ''Fontenay'' suffit à Chaulieu, comme celle du ''Cimetière'' suffit à Gray.
 
::Anacréon n'a laissé qu'une page
::Qui flotte encor sur l'abîme des temps,
 
Qui flotte encor sur l'abîme des temps,
 
a dit M. Delavigne d'après Horace. Millevoye a laissé au courant du flot sa feuille qui surnage; son nom se lit dessus; c'en est assez pour ne plus mourir. On m'apprenait dernièrement que cette ''Chute des Feuilles'', traduite par un poète russe, avait été de là retraduite en anglais par le docteur Bowring, et de nouveau citée en français, comme preuve, je crois, du génie rêveur et mélancolique des poètes du Nord. La pauvre feuille avait bien voyagé, et le nom de Millevoye s'était perdu en chemin. Une pareille inadvertance, n'est fâcheuse que pour le critique qui y tombe. Le nom de Millevoye, si loin que sa feuille voyage, ne peut véritablement s'en séparer. Ce bonheur qu'ont certains poètes d'atteindre, un matin, sans y viser, à quelque chose de bien venu, qui prend aussitôt place dans toutes les mémoires, mérite qu'on l'envie, et faisait, dire dernièrement devant moi à l'un de nos chercheurs moins heureux : « Oh! rien qu'un petit roman, qu'un petit poème, s'écriait-il; quelque chose d'art, si petit que ce fût de dimension, mais que la perfection ait couronné, et dont à jamais on se souvînt; voilà ce que je tente, ce à quoi j'aspire, et vainement! Oh! rien qu'un denier d'or marqué à mon nom, et qui s'ajouterait à cette richesse des âges, à ce trésor accumulé qui déjà comble la mesurer... » Et mon inquiet poète ajoutait : «Oh! rien que ''le Cimetière'' de Gray, ''la Jeune Captive'' de Chénier, ''la Chute des Feuilles'' de Millevoye ! ».
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Millevoye, sans ambition, sans un ennemi, très répandu, très vif au plaisir, très amoureux des vers, vivait ainsi. Il n'était pas encore malade et au lait d'ânesse, et certaines historiettes que des personnes, qui d'ailleurs l'ont connu, se sont plu à broder sur son compte, ne sont, je le répète, que des jeux d'imagination, et comme une sorte de légende romanesque qu'on a essayé de rattacher au nom de l'auteur de la ''Chute des Feuilles'' et du ''Poète mourant''. Il ne devint malade de la poitrine qu'un an avant sa mort; jusque-là il était seulement délicat et volontiers mélancolique, bien qu'enclin aussi à se dissiper. On doit croire qu'en avançant dans la jeunesse, et plus près du moment où sa santé allait s'altérer, sa mélancolie augmenta, et par conséquent son penchant à l'élégie. Le premier livre des poésies rangées sous ce titre porte l'empreinte de cette disposition croissante et de ces présages. C'est alors que les beautés attrayantes, volages, passaient et repassaient plus souvent devant ses yeux
 
::Elles me disaient : « Compose
::De plus gracieux écrits,
::Dont le baiser, dont la rose,
::Soient le sujet et le prix. »
 
::A cette voix adorée
De plus gracieux écrits,
::Je ne pus me refuser,
 
::Et de ma lyre effleurée
Dont le baiser, dont la rose,
::Le chant n'eut que la durée
 
::De la rose ou du baiser.
Soient le sujet et le prix. »
 
 
A cette voix adorée
 
Je ne pus me refuser,
 
Et de ma lyre effleurée
 
Le chant n'eut que la durée
 
De la rose ou du baiser.
 
Dans le ''Poète mourant'', admirable soupir, qui est toute son histoire, les pressentimens vont à la certitude, et l'on dirait qu'il a écrit cette pièce d'adieux, à la veille suprême, comme Gilbert et André Chénier
 
Compagnons::ompagnons dispersés de mon triste voyage„
::O mes amis, ô vous qui me fûtes si chers !
 
::De mes chants imparfaits recueillez l'héritage,
O mes amis, ô vous qui me fûtes si chers !
::Et sauvez de l'oubli quelques-uns de mes vers.
 
::Et vous par qui je meurs, vous à qui je pardonne,
De mes chants imparfaits recueillez l'héritage,
::Femmes! etc., etc ……
 
Et sauvez de l'oubli quelques-uns de mes vers.
 
Et vous par qui je meurs, vous à qui je pardonne,
 
Femmes! etc., etc ……
 
Le poète de Millevoye meurt pour avoir trop goûté de cet ''arbre, où le plaisir habite avec la mort''; l'extrême langueur s'exhale dans cette voix parfaitement distincte, mais affaiblie; il n'a pas su dire à temps comme un élégiaque plus récent, qui s'écrie sous une inspiration semblable :
 
::Otez, ôtez bien loin toute grace émouvante,
::Tous regards où le coeur se reprend et s'enchante;
 
::Otez l'objet funeste au guerrier trop meurtri !
Tous regards où le coeur se reprend et s'enchante;
::Ces rencontres, toujours ma joie et mon alarme,
 
::Ces airs, ces tours de tête, ô femmes, votre charme;
Otez l'objet funeste au guerrier trop meurtri !
::Doux charme par où j'ai péri !
 
Ces rencontres, toujours ma joie et mon alarme,
 
Ces airs, ces tours de tête, ô femmes, votre charme;
 
Doux charme par où j'ai péri !
 
Le service qu'il réclamait de ses amis, pour ses vers à sauver du naufrage, Millevoye le rendait alors même, autant qu'il était en lui, à ceux d'André Chénier. Le premier, il cita des fragmens du poème de ''l'Aveugle'' dans les notes de son second livre d'élégies, de même que M. de Châteaubriand avait cité ''la Jeune Captive''. Millevoye ignorait que ce morceau, par lui signalé, d'un poète inconnu, et les autres reliques qui allaient suivre, effaceraient bientôt toutes ses propres tentatives d'élégie grecque, et s'il l'avait su, il n'aurait pas moins cité dans sa candeur : toute jalousie, même celle de l'art, était loin de lui. Ce second livre des élégies de Millevoye reste bien inférieur au premier, quoique l'intention en soit plus grande. Mais, chez Millevoye, l'art en lui-même est faible, et ce poète charmant, mélodieux, correct, a besoin de la sensibilité toujours présente. Comme il a manqué, par exemple, ce beau sujet d'Eschyle désertant Athènes qui lui préfère un rival! Je cherche, j'attends quelque écho de ce grand vers résonnant d'Eschyle, et je ne trouve que notre alexandrin clair et flûté. Millevoye n'a pas l'invention du style, l'illumination, l'image perpétuelle et renouvelée; il a de l'oreille et de l'ame, et quand il dit en poète amoureux ce qu'il sent, il touche. Hors de là, il manque sa veine.
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Nous avons comparé plus d'une fois la muse d'André Chénier au portrait qu'il fait lui-même d'une de ses idylles, à cette jeune fille, chère à Palès, qui sait se parer avec un art souverain dans ses graces naïves :
 
::De Pange, c'est vers toi qu'à l'heure du réveil
::Court cette jeune fille au teint frais et vermeil :
 
::Va trouver mon ami, va, ma fille nouvelle,
Court cette jeune fille au teint frais et vermeil :
::Lui disais-je. Aussitôt, pour te paraître belle,
 
::L'eau pure a ranimé son front, ses yeux brillans :
Va trouver mon ami, va, ma fille nouvelle,
::D'une étroite ceinture elle a pressé ses flancs,
 
::Et des fleurs sur son sein, et des fleurs sur sa tête,
Lui disais-je. Aussitôt, pour te paraître belle,
::Et sa flûte à la main ……
 
L'eau pure a ranimé son front, ses yeux brillans :
 
D'une étroite ceinture elle a pressé ses flancs,
 
Et des fleurs sur son sein, et des fleurs sur sa tête,
 
Et sa flûte à la main ……
 
La muse de Millevoye est bergère aussi, mais sans cet art inné qui se met à tout, et par lequel la fille de Chénier, sous sa corbeille, s'égale aisément aux reines ou aux déesses. Elle, sensible bergère, pour emprunter à son poète même des traits qui la peignent, elle est assez belle aux yeux de l'amant si, au sortir de la grotte bocagère où se sont oubliées les heures, elle rapporte
 
::Un doux souvenir dans son ame,
::Dans ses yeux une douce flamme,
 
::Une feuille dans ses cheveux.
Dans ses yeux une douce flamme,
 
Une feuille dans ses cheveux.
 
Le troisième livre d'élégies de Millevoye se compose d'espèces de romances, auxquelles on en peut joindre quelques autres encadrées dans ses poèmes. J'avais lu la plupart de ces petits chants, j'avais lu ce ''Charlemagne'', cet ''Alfred'', où il en a inséré ; je trouvais l'ensemble élégant, monotone et pâli, et n'y sentant que peu, je passais, quand un contemporain de la jeunesse de Millevoye et de la nôtre encore, qui me voyait indifférent, se mit à me chanter d'une voix émue, et l'oeil humide, quelques-uns de ces refrains, auxquels il rendit une vie d'enchantement; et j'appris combien, un moment du moins, pour les sensibles et les amans d'alors, tout cela avait vécu, combien pour de jeunes coeurs, aujourd'hui éteints ou refroidis, cette légère poésie avait été une fois la musique de l'ame, et comment on avait usé de ces chants aussi pour charmer et pour aimer. C'était le temps de la mode d'Ossian et d'un Charlemagne enjolivé, le temps de la fausse Gaule poétique bien avant Thierry, des Scandinaves bien avant les cours d'Ampère, de la ballade avant Victor Hugo; c'était le style 1813 ou de la reine-Hortense, ''le beau Dunois'' de M. Alexandre Delaborde, le
''Vous me quittez pour aller à la gloire'' de M. de Ségur. Millevoye paya tribut à ce genre; il en fut le poète le plus orné, le plus mélodieux. Son fabliau ''d'Emma'' et ''d'Eginhard'' offre toute une allusion chevaleresque aux moeurs de 1812, sur ce ton. Il nous y montre la vierge au départ du chevalier,
 
::Priant tout haut qu'il revienne vainqueur,
::Priant tout bas qu'il revienne fidèle (1).
 
Priant tout bas qu'il revienne fidèle (1).
 
Il y a loin de là à ''la Neige'', qui est le même sujet traité par M. de Vigny dans un tout autre style, dans un goût rare et, je crois, plus durable, mais qui a aussi sa teinte particulière de 1824.
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Parmi les romances de Millevoye, les amateurs distinguent, pour la tendresse du coloris et de l'expression, celle de ''Morgane'' (dans le poème de ''Charlemagne''); la fée y rappelle au chevalier le bonheur du premier soir :
 
::L'anneau d'azur du serment fut le gage :
::Le jour tomba; l'astre mystérieux
 
::Vint argenter les ombres du bocage,
Le jour tomba; l'astre mystérieux
::Et l'univers disparut à nos yeux.
 
Vint argenter les ombres du bocage,
 
Et l'univers disparut à nos yeux.
 
Je recommanderai encore, d'après mon ami qui la chantait à ravir, la romance intitulée ''le Tombeau du Poète persan'', et ce dernier couplet où la fille du poète expire sous le cyprès paternel :
 
::Sa voix mourante à son luth solitaire
::Confie encore un chant délicieux;
 
::Mais ce doux chant, commencé sur la terre,
Confie encore un chant délicieux;
::Devait, hélas! s'achever dans les cieux.
 
Mais ce doux chant, commencé sur la terre,
 
Devait, hélas! s'achever dans les cieux.
 
Il y a certes dans ces accens comme un écho avant-coureur des premiers chants de Lamartine, qui devait dire à son tour en son ''Invocation'':
 
::Après m'avoir aimé quelques jours sur la terre,
::Souviens-toi de moi dans les cieux!
 
Souviens-toi de moi dans les cieux!
 
En général, beaucoup de ces romances de Millevoye, de ces élégies de son premier livre où il est tout entier, et j'oserai dire sa jolie pièce du ''Déjeuner'' même, me font l'effet de ce que pouvaient être plusieurs des premiers vers de Lamartine, de ces vers légers qu'à une certaine époque il a brûlés, dit-on. Mais Lamartine, en introduisant le sentiment chrétien dans l'élégie, remonta à des hauteurs inconnues depuis Pétrarque. Millevoye n'était qu'un épicurien poète, qui avait eu Parny pour maître, quoique déjà plus rêveur.
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<small>(1) Tibulle avait dit, Elégie première, livre II :</small>
 
Vos celebrem cantate Deum, pecorique vocate
 
<small>Vos celebrem cantate Deum, pecorique vocate</small>
Voce, palàm pecori, clam sibi quisque vocet.
 
<small>Voce, palàm pecori, clam sibi quisque vocet.</small>
(2) Nous retrouvons ce rapport de Millevoye à Lamartine délicatement exprimé dans une page du roman de ''Madame de Mably'', par M. Saint-Valry (tom. I, 315).
 
<small>(2) Nous retrouvons ce rapport de Millevoye à Lamartine délicatement exprimé dans une page du roman de ''Madame de Mably'', par M. Saint-Valry (tom. I, 315).</small>