« Études sur le roman anglais/01 » : différence entre les versions
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Mount-Sorel
Etes-vous de ceux qui n’ont jamais vu, sans une émotion passagère, en traversant les riches comtés de l’Angleterre du sud, un manoir baronial, au bord de sa grande pelouse, et derrière ses hautes murailles les feuillages touffus dont les masses mobiles ombragent et cachent à moitié l’antique demeure ? On dirait quelque sombre panache au sommet d’un casque dévoré par la rouille. On dirait aussi, mais de plus loin, un navire colossal, à l’ancre sous de noirs rochers. Les siècles, ces flots invisibles, ont battu en brèche l’imposante carène, et laissé leur empreinte sur ses robustes parois. Un antiquaire y lirait sans peine les annales du pays. Il reconnaît sur ces murs, tant de fois sapés, l’effort des balises normandes, le pic des monarques jaloux et démolisseurs, les boulets républicains de Cromwell, les noirs vestiges de quelque incendie plus récent allumé par les brandons de 89 ; mais vous,
Que de passions diverses se rattachent à son histoire, depuis que, pour
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Ainsi, dès le début de leur existence, autour de ces murailles insensibles et inébranlables, combien d’ames se sont émues, combien de cupidités se sont allumées, combien de révolte ont été méditées, combien de méfiances, combien de terreurs, combien de jalousies, dans les ames depuis long-temps rendues à leur Créateur, chez des hommes dont la poussière d’abord abritée sous le marbre, s’est enfin mêlée à cette poussière universelle d’où sortent successivement les générations ! Ceux-là sont morts, d’autres ont à leur tour admiré, redouté, envié, possédés, perdu ce glorieux hocher. Après ceux-ci d’autres, et d’autres encore. Les guerriers ont versé leur sang au pied de ces murs hautains : les gens de cour ont ourdi mille trames, fait jouer mille ressorts pour obtenir cette proie royale ; les jurisconsultes ont épuisé leur science à renverser les droits qui la protégeaient ; ils ont miné vingt fois sans succès sa troisième enceinte, inattaquable à l’artillerie, enceinte de parchemins, de substitutions de clauses restrictives, etc. Ainsi, guerre de boulets, guerre de plume, assauts meurtriers, procès sans fin, un perpétuel déchaînement de convoitise, de spoliations, de subtilités haineuses, et, battu sans cesse par cette mer turbulente, l’édifice massif est encore debout. Debout malgré les malédictions des pauvres, debout malgré la proscription des rois, debout malgré le peuple révolté, debout malgré le canon de la république, debout malgré les torches des réformistes : colères publiques, haines privées, se sont brisées contre cette force inerte qui leur survit et semble les défier encore.▼
▲Que de passions diverses se rattachent à son histoire, depuis que, pour la première fois, un soldat enrichi par la conquête, hissa sur ces tours grises son pennon ensanglanté, traça de son épée les limites de son vaste domaine, et, si loin que son regard de faucon embrassait l’espace, voulut être le dominateur du pays! En face de cet orgueil immense il y eut les secrètes malédictions des tenanciers frappés de terreur, il eut la haine atroce qu’inspire toute oppression nouvelle. Durant les longues nuits d’été, quand un pauvre ''caitiff'', l’arc ou l’arbalète en main, se hasardait à franchir les fossés du parc aux chevreuils, quels devaient être ses pensers à l’aspect de la forteresse menaçante où, le jour suivant il serait peut-être conduit pour répondre à un juge inexorable, à un maître sans pitié! A quelques pas de lui, cependant, un autre homme contemplait le même tableau, mais avec des soucis bien différens. C’était un altier prieur, repassant en sa mémoire les nombreux ''items'' de la charte domaniale, qu’il transcrivit la veille sur parchemin, et pieusement occupé de ce que deviendrait, dans les mains d’un serviteur de Dieu, cette terre si mal administrée par un grossier baron. A la même heure peut-être, dans son palais de Londres, le monarque anglais pouvant dire, à un ''hide'' près ce que possède chacun de ses nobles, rêvait aux moyens de recouvrer ce riche apanage, concédé sans réflexion, et qui donnait trop de puissance à un feudataire suspect.
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▲Ainsi, dès le début de leur existence, autour de ces murailles insensibles et inébranlables, combien d’ames se sont émues, combien de cupidités se sont allumées, combien de révolte ont été méditées, combien de méfiances, combien de terreurs, combien de jalousies, dans les ames depuis long-temps rendues à leur Créateur, chez des hommes dont la poussière d’abord abritée sous le marbre, s’est enfin mêlée à cette poussière universelle d’où sortent successivement les générations! Ceux-là sont morts, d’autres ont à leur tour admiré, redouté, envié, possédés, perdu ce glorieux hocher. Après ceux-ci d’autres, et d’autres encore. Les guerriers ont versé leur sang au pied de ces murs hautains: les gens de cour ont ourdi mille trames, fait jouer mille ressorts pour obtenir cette proie royale ; les jurisconsultes ont épuisé leur science à renverser les droits qui la protégeaient; ils ont miné vingt fois sans succès sa troisième enceinte, inattaquable à l’artillerie, enceinte de parchemins, de substitutions de clauses restrictives, etc. Ainsi, guerre de boulets, guerre de plume, assauts meurtriers, procès sans fin, un perpétuel déchaînement de convoitise, de spoliations, de subtilités haineuses, et, battu sans cesse par cette mer turbulente, l’édifice massif est encore debout. Debout malgré les malédictions des pauvres, debout malgré la proscription des rois, debout malgré le peuple révolté, debout malgré le canon de la république, debout malgré les torches des réformistes : colères publiques, haines privées, se sont brisées contre cette force inerte qui leur survit et semble les défier encore.
Vous admirez, n’est-il pas vrai ? Ce récif granitique ; mais en philosophe, en rêveur, et pour quelques instans, après lesquels, reprenant votre bâton de pèlerin, vous irez interroger d’autres souvenirs. Celui-ci ne tardera pas à s’effacer, car vous êtes, après tout, un enfant de ce siècle pour qui les grandes races éteintes, les vestiges des temps passés, n’ont qu’une valeur poétique, et qui ne peut leur accorder une sympathie durable et sérieuse. Vous êtes Français d’ailleurs ; l’anéantissement de l’aristocratie, qui se décompose chaque jour sous vos yeux, malgré quelques efforts isolés et mesquins, ne vous a laissé aucune de ces illusions sans lesquelles il n’est pas une religion possible, ni celle du passé, ni celle de l’amour, ni même celle de l’or, qui, lui aussi, a besoin de prestiges et de mensongères idoles.
Mais supposez un autre pays, un autre temps. En face d’une résidence féodale comme celle dont nous avons évoqué l’image, et l’œil arrêté sur ses tours élancées, sur sa chapelle gothique ; où se pressent les tombes illustres, sur les longues galeries où, dans les noirs lambris de chêne sculpté, la piété des fils a placé tour à tour l’image sévère des ancêtres, supposez un Anglais, c’est-à-dire un homme du Nord, fidèle aux traditions de sa race et conservant cet esprit de vénération de respectueuse déférence que les bouleversemens successifs de la société européenne n’ont pas encore détruit, l’impression produite sera plus intense, l’admiration plus réelle, le souvenir plus durable. Un Anglais de notre temps, fût-il plébéien de naissance et de
Encore a-t-il, pour réagir contre cette involontaire émotion, le souvenir de tout ce qui s’est accompli en Europe depuis cinquante ans. Il a vu,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/562]]== à coup sûr, et quand au prestige de sa grandeur passée se joignait celui d’un avenir inconnu. Il faut donc se reporter à la fin du siècle dernier pour comprendre un récit dont le véritable héros fut une de ces imposantes résidences, un de ces grands domaines qui font encore, en Angleterre, l’orgueil de certains comtés. Ce récit court grand risque de n’inspirer en France, et de notre temps, ni une très grande confiance, ni une très grande sympathie. En Angleterre, il a paru vrai ; il a éveillé des souvenirs, il a fait appel à des émotions qui ont encore leur puissance chez nos voisins, et qui chez nous n’existent plus,
Parmi les baronnies dont le ''long parlement'' ordonna la confiscation et la vente, on trouverait celle de Mount-Sorel, située sur les frontières du pays de Galles. Le château primitif, détruit en 1460, durant les troubles qui agitèrent les règnes d’Henri VI et d’Édouard IV, avait été remplacé par une splendide ''manor-house'', que sir Ralph de Vere fit élever en 1557, et de laquelle ses descendans furent expulsés, en 1648, par les commissaires des communes.
Cent quarante ans s’étaient écoulés depuis lors. Le magnifique domaine, encore possédé par les héritiers du spéculateur puritain qui l’avait acquis à vil prix, était aux mains d’un jeune dissipateur ivrogne. La malédiction de Dieu semblait peser sur ce séjour, où la débauche grossière et le blasphème avaient élu domicile. Transformé en une sorte de cabaret où tous les chasseurs, tous les jockeys de la province venaient s’enivrer gratuitement, le vieux château, déshonoré par leurs orgies, privé de tous soins, mal défendu contre les ravages du temps, s’en allait chaque jour en débris, jonchant les pelouses voisines de ses créneaux déchaussés l’un après l’autre, de ses tourelles sculptées où la foudre avait fait brèche, de ses hautes et raides toitures que le vent émiettait ça et là. Le domaine, -deux mille acres de terre,
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Pour tant de splendeurs, atténuées par l’effet mélancolique des souvenirs qu’elles réveillaient, pour ce déclin majestueux d’une forte et royale création, le grossier possesseur de Mount-Sorel n’avait pas un regard, pas une pensée. C’était, nous l’avons dit, un de ces coureurs de renard dont la vie se perd en fatigues sans but, en stupides ivresses. Un jour qu’il montait un cheval difficile et qu’il avait, de trop bonne heure, fêté ses vins capiteux, il se brisa la tête au revers d’un fossé qu’il voulut franchir. Le trépas soudain de ce jeune fou laissait Mount-Sorel sans maître, et le vouait au marteau de l’adjudication.
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Or, à quelques milles de ce noble domaine, vivait un homme chez qui la mort imprévue du jeune Entwistle allait déchaîner une passion jusque-là prisonnière et muette, une de ces passions qui nous attendent au déclin de l’âge, quand nous échappons à toutes les autres, redoutables parce qu’elles nous trouvent hors de garde, redoutables par l’attachement immodéré que nous portons à ces derniers nés de nos désirs, redoutables surtout par la nécessité de concentrer au dedans de nous ces faiblesses de l’ame, dont nous n’osons ni mesurer ni avouer la secrète puissance.
Jusque-là,ce dernier rejeton des De Vere avait peu vécu par le
Pourtant il ne lui échappa aucune plainte. A quoi la plainte sert-elle ? Il ne réclama aucune consolation Qui donc l’eût consolé ? Depuis long-temps la compagne qu’il s’était donné,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/564]]== avait déçues en naissant ; mais, pas plus qu’à toute autre main, humaine, il ne lui accordait le droit le pénétrer les secrets de sa pensée. Type complet de cet esprit exclusif qui se résume par le Proverbe si connu : ''My home is my castle'', et fait du moindre cottage une forteresse fermée à toute invasion, De Vere n’admettait personne dans son ''home'' intérieur, dans le château-fort de sa conscience. Entre deux êtres aimans et dévoués il vivait silencieux et seul. Certes, si quelque événement, en ce bas monde, avait pu arracher un cri de surprise et de plaisir à ce froid et hautain gentleman, c’eût été la nouvelle que Mount-Sorel allait être à vendre, Mount-Sorel, le domaine de sa famille, Mount-Sorel dont ses ancêtres portaient le nom, Mount-Sorel dont il conservait pieusement la desciption officielle dressée par ordre « des lords commissaires du parlement et du peuple d’Angleterre. » L’émotion fut extrême, n’en doutez point mais rien, pourtant, ne la trahit au dehors. Du même pas qu’à l’ordinaire, l’impassible chef de famille traversa les galeries lui conduisaient, à son cabinet. Une armoire de fer était scellée dans l’épaisseur du mur ; il l’ouvrit sans se presser. C’était là qu’il conservait les archives de famille. Là, dans une toile jaunie sur laquelle des taches de sang marquaient encore, reposait une mèche le cheveux gris enlevée à une tête que les balles covenantaires n’avaient pas épargnée, celle de Ralph De Vere, « assassiné en 1647 par les rebelles. » disait l’enveloppe le cette relique. Là se trouvait aussi le plan du domaine confisqué à la même époque. On y voyait, figurés grossièrement, ses bois séculaires, son parc immense bordé par les sinuosités d’un fleuve, ses chaînes de rochers où certaines marques particulières indiquaient la présence de gisemens minéralogiques encore inexploités, son chapelet d’étangs poissonneux, ses pâturages qui envahissaient l’horizon tout entier, et enfin, au centre de cette magnifique possession, les deux châteaux, reliés l’un à l’autre par de longues avenues, des jardins, des dépendances sans nombre.
Depuis bien les années, personne, parmi les De Vere, n’avait déroulé ce tableau splendide et navrant. Le représentant actuel de la famille savait, par tradition, que Mount-Sorel avait été l’apanage de ses aïeux ; mais une répulsion invincible ne lui permettait pas de chercher à voir ce monument de grandeur éclipsée, d’opulence à jamais perdue. C’était à contre-
Maintenant l’heure était venue qu’il n’avait jamais espérée, où il allait être possible de rentrer dans cette terre consacrée par tant de glorieux
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/565]]== souvenirs. Fallût-il, pour un si noble but, sacrifier l’aisance et le repos de ses vieux jours, De Vere n’aurait pas hésité. Mount-Sorel à vendre ne devait ne pouvait être qu’à lui. Pour lui seul, Mount-Sorel avait la valeur d’un royaume. Désormais, à ce nom vénéré, devait battre le Et même ce jour-là, cependant, rien ne parut au dehors de ces émotions violemment refoulées. Le soir seulement, par un beau coucher de soleil, De Vere prit la main de sa fille, alors âgée de treize ans, et l’emmena sur une terrasse d’où l’on apercevait de loin les bois de Mount-Sorel, fermés à l’horizon par une longue ligne de roches grises. L’enfant, peu habituée à un pareil témoignage d’affection, marchait droite et fière, et lui la regardait avec un sentiment involontaire de respectueuse tendresse, songeant qu’il avait sous les yeux l’héritière à venir du domaine reconquis.
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L’acquisition de Mount-Sorel n’eût pas été difficile à un autre homme que De Vere, place dans les mêmes conditions de fortune ; mais cet orgueil qui la lui rendait si désirable opposait en même temps mille obstacles à son inébranlable volonté. Il en eût coûté à De Vere s’il eût fallu aliéner le domaine patrimonial, faire tomber sous la hache les forêts qui portaient son nom, ou même permettre à des mains étrangères de profaner le trésor de famille, l’argenterie massive, les bijoux que six générations de douairières avaient accumulés dans les riches cabinets d’écaille et d’ivoire incrustés ne pouvaient pas être mis au pillage. Mount-Sorel devait être acheté, mais non pas au prix de la moindre dérogeance, de la plus légère humiliation.
Le fier patricien se souvint alors que, parmi les biens qui formaient la dot de mistriss De Vere, il en était un libre de toute charge, et qu’elle avait voulu conserver intact par respect pour la mémoire d’un père chéri. Ash Grove, où elle avait grandi, qui s’était embelli sous ses yeux ; Ash Grove où elle se retrouvait chaque année, et dont les rians vallons, peuplés de ses plus lointains souvenirs, lui rendaient le prestige de jeunesse évanouie, était pour elle une terre sacrée Mais l’orgueil est impitoyable dans ses calculs, et l’orgueil prescrivait la vente d’Ash-
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/566]]== Grove. Elle fut aussitôt décrétée, quitte à obtenir plus tard le consentement de mistriss De Vere. Ce point réglé, désormais certain de pouvoir acheter Mount-Sorel, et le regardant dès-lors comme son bien, DeVere attendit patiemment l’époque de la vente. Deux longues années devaient s’écouler avant les formalités judiciaires, l’impatience des créanciers et le mauvais vouloir des hommes de loi eussent abouti à ce résultat. Durait ces deux années, le futur propriétaire ne perdit pas un moment de vue le but de sa secrète ambition. Jamais un seul mot ne décelait ses espérances, soigneusement déguisées ; jamais le nom de Mount-Sorel n’était prononcé par lui, mais jamais non plus ce nom ne quitta sa pensée, et il ne s’écoulait guère de jour où cet homme grave, ce philosophe austère, ne cédât au charme invincible qui l’attirait vers le but de ses rêves.
C’était avec la joie dissimulée de l’amoureux en bonne fortune qu’il se glissait, par des sentiers solitaires, perdus sous l’ombre de bois, jusqu’au sommet des roches ardues qui dominaient les murs de l’ancien château. De là, pour la première fois de sa vie, il avait contemplé le berceau de sa noble race, les remparts démantelés, les tours tapissées de lierre et couronnées de folle avoine, les arceaux brisés, les buissons sauvages où le vent se jouait avec d’étranges murmures, et çà et là,
A cet aspect, leur dernier descendant avait cru, pour un moment, se voir entouré de leurs ombres imposantes Elles lui montraient, indignées, cette terre conquise et gardée au prix de leur sang, cette terre usurpée par la révolte, vendue à un obscur trafiquant, déshonorée par les vices grossiers de ces nouveaux venus, de ces ''up-starts'', et qu’il fallait, à tout prix, replacer en des mains nobles et pures.
Incapable de résister à leur appel, De Vere s’était élancé vers la chapelle qui abritait leurs tombes, et dont la nef se soutenait presque entière sur ses piliers ébranlés. Guerriers, prélats, abbesses, leurs images gravées dans le marbre tapissaient le sol. Près du mur qui dessinait encore l’enceinte du
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/567]]== les traditions les plus précieuses à sa mémoire prirent tout à coup une forme sensible, une réalité saisissante. A qui ne l’a jamais ressentie, cette exaltation de l’homme par le souvenir des aïeux peut sembler chimérique et vaine ; pour qui l’a connue, c’est une des plus vraies, une des plus intimes jouissances que l’esprit rencontre dans les régions élevées où l’attirent ses instincts d’élite. Ne vous étonnez donc pas que, ramené là par l’ineffaçable attrait de cette première visite, De Vere dirigeât sans cesse vers Mount-Sorel ses promenades solitaires. Le passé si glorieux, l’avenir, si certain, lui faisaient éprouver, au milieu de ce domaine désert, un mélange ineffable et confus de joies enivrantes. Il aimait à s’y trouver seul, durant des heures entières, maître, par la pensée, de tout ce qui l’entourait. Il était là comme le voyageur qui revoit sa patrie, comme le soldat long-temps prisonnier, et qui reprend sa place sous le drapeau. L’idée d’un grand devoir rempli, d’une grande justice providentielle, rehaussait à ses yeux l’acte par lequel il allait rentrer dans le domaine enlevé à sa famille. Ajoutez à ces hautes visées tout un ordre inférieur de préoccupations mieux connues du vulgaire : celles du propriétaire soigneux qui prémédite les améliorations indispensables, calcule les voies et moyens, distribue les coupes de bois, met en valeur les terrains négligés, exploite les cours d’eau, les couches minérales, restitue à peu de frais une fabrique pittoresque, ouvre une percée lumineuse dans l’épais rideau qui masque de lointaines perspectives. Chaque jour, projets nouveaux, plans et devis improvisés, chaque jour, dans leurs menus détails, des combinaisons de toute espèce ; ici une futaie à éclaircir, là-bas une mare a dessécher, un sentier à détourner, un champ à mettre en jachère. Encore étaient-ce là les soucis de premier ordre, les desseins les plus essentiels, et la tendresse du futur possesseur de Mount-Sorel pour son beau domaine abandonné descendait à des soins plus humbles. Il ne dédaignait pas, au besoin,- anticipant sur les jouissances qui lui étaient promises,
Deux ans se passèrent ainsi, deux ans de silencieuse contemplation, pendant lesquels mille rapports charmans et mystérieux s’établissaient entre cet homme si froid, si concentré en lui-même, et la terre dont il se promettait la possession chaque jour plus prochaine. Il l’avait étudiée sous tous les aspects, par les belles matinées de printemps, étincelante sous les feux de l’aurore, et par les soirs brumeux de l’automne, voilée, mélancolique, noyée de pleurs ; il savait par
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/568]]== sans hésiter, d’après les anciennes chartes, les étangs, les bosquets, les donjons. Ici le bois des Druides, là-bas la Fosse-au-Moine, près des taillis de Bevis. Il avait rapporté, fidèlement calquées, les inscriptions placées sur chaque tombe, et prenant un plaisir d’enfant à les déchiffrer une à une pour les transcrire dans le livre où il avait ses annales de famille, notant à la marge, d’un crayon soigneux, la place de chaque pierre, la date inscrire sur l’écusson de bronze, les textes archéologiques dont il s’était aidé pour retrouver le sens de ces hiéroglyphes effacés. Il était heureux, c’est tout dire. Son
Patient par nature et temporisateur par système,
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Le moment vint où la vente fut annoncée. Il fallait se mettre en mesure de se présenter au champ-clos des enchères, et, nous l’avons dit, le concours de mistriss De Vere était indispensable à son mari. Ce fut une scène bien simple en apparence, mais pleine de poignantes émotions, que celle où, malgré sa déférence habituelle, mistriss De Vere hésita un moment à consommer le sacrifice exigé d’elle. Vainement elle essaya de sauver Ash-Grove. Maître impérieux et absolu, De Vere n’était pas homme à reculer devant quelques objections timides, devant quelques plaintes échappées à une ame délicate que froissait profondément l’injustice conjugale. Les humbles représentations de mistriss De Vere, dédaigneusement écoutées, combattues avec une irritation toujours croissante, n’eurent aucun effet sur l’ambitieux qu’elles contrariaient sans le convaincre. Elles ôtèrent, en revanche, au consentement qu’il était certain d’arracher à sa femme, cette bonne grace, cet élan feint ou simulé, qui double le prix du dévouement.
Du reste, à cette mésintelligence d’un moment succédèrent quelques beaux jours, les premiers où De Vere, confiant par nécessité, eût associé sa famille à ses désirs plus vifs d’heure en heure. Il était de ces hommes que le malheur replie en eux-mêmes, et dont la prospérité seule développe les qualités aimables, les affectueux penchans. Près de remonter avec tous les siens au rang dont il croyait être déchu,
Si nous avons pu,
Le jour était venu où devait parvenir à M. De Vere le bulletin définitif de la campagne entamée par son agent. Déjà la veille, lorsqu’il put croire que la conférence était entamée, on l’avait vu plusieurs fois,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/570]]== cédant à un mouvement irréfléchi, tirer sa montre et regarder l’heure. Ce matin-là, Clarisse et sa mère, avec sa gouvernante, étaient réunies dans la salle à manger, lorsque le sac aux lettres, fermé à clé selon l’usage, fut apporté par un domestique. M. De Vere essaya de l’ouvrir : mais sa main tremblait évidemment, malgré tous ses efforts Pour paraître calme. De Vere la prit, se rapprocha de la fenêtre, l’ouvrit avec lenteur et commença sa lecture qu’il continua posément jusqu’au bout. Pas un muscle de sa figure n’avait bougé. Quand il eut fini, il replia le papier, et dit très bas ces simples paroles - Lawson est arrivé trop tard ; nous n’aurons pas le domaine.
Mistriss De Vere s’était levée à son tour, et
Il n’était que trop vrai. Jusqu’à ces derniers jours, aucun acquéreur ne s’était présenté pour Mount-Sorel, et les gens d’affaires chargés de la vente s’étaient engagés à prévenir Lawson de toute concurrence menaçante pour son client ; mais, vingt-quatre heures avant qu’il se réunissent pour conclure et signer avec lui, un étranger s’était présenté chez eux, offrant un prix bien supérieur à celui qu’ils espéraient obtenir. Seulement cet homme, d’une humeur en apparence très bizarre, ne voulait pas admettre le moindre délai ; il fallait, séance tenante, accepter refuser son marché. Dans de pareilles circonstances, les vendeurs n’avaient point osé prendre sur eux de sacrifier une occasion si favorable et si imprévue. On vient de voir les conséquences de leur détermination.
En sortant de la salle à manger, De Vere s’était retiré dans son cabinet. Les trois femmes, attentives, épiaient tous les bruits qui pouvaient leur révéler ce qui se passant dans ce mystérieux réduit ; pas un son n’arrivait à leurs oreilles. Après une heure d’attente, Clarisse n’y tint plus, et, craignant que les forces physiques de son père n’eussent
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/571]]== failli à son intrépidité morale, elle osa pour la première fois pénétrer, sans être appelée, dans le sanctuaire paternel. De Vere était debout, en face d’une armoire de fer où il replaçait des papiers, des plans, des parchemins jaunis par le temps. Un soin minutieux présidait a leur arrangement dans des cases et des tiroirs séparés. Cette besogne achevée, il poussa les battans qui se rejoignirent avec un bruit métallique, tourna péniblement dans la serrure une clé rouillée, ôta cette clé, et se retourna seulement alors pour regarder du côté de la porte entre-bâillée.
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Sa fille avait fait quelques pas vers lui ; elle tenait ses doux regards attachés sur ce front où elle cherchait en vain les indices d’une émotion quelconque.
Entre lui et les siens, le mur de glace s’était tout à coup relevé. Il n’était pas de ceux qui acceptent la compassion, même d’une épouse aimée ou de leur unique enfant. Froid, hautain, stoïque, la sympathie, qui vient en aide au faible, lui semblait presque une injure.
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Peu d’instans après avoir quitté son père, Clarisse il vit sortir comme à son ordinaire par le fond du parc, et s’enfoncer une dernière fois dans les bois de Mount-Sorel.
Laissons les années s’écouler ; laissons le temps, qui atténue nos douleurs comme il efface nos joies, émousser le premier aiguillon de cette souffrance aristocratique à laquelle nous avons voulu initier le lecteur, et, pour expliquer la suite de ce drame dont il ne connaît encore que le prologue, apprenons-lui à connaître le nouveau propriétaire de Mount-Sorel.
Il se nommait Higgins ; c’était le type du plébéien anglais, puissant par la fortune à la fin du XVIIIe siècle. Que ses richesses eussent été conquises dans l’Inde ou sur le continent que son père les eût gagnées en portant des nègres aux planteurs de la Jamaïque, ou son grand-père en spéculant sur les actions de la mer du Sud, elles existaient, et personne ne demandait compte de leur origine ; mais, dans un pays comme l’Angleterre, la richesse plébéienne a ses compensations : devant cette puissance brutale de la fortune, s’il est des barreaux qui tombent il
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/572]]== était en 88, il est encore des abîmes infranchissables. Et, par une logique toute simple, par un enchaînement fatal au principe oligarchique, les millionnaires sans aïeux, quand ils n’ont pas le génie qui dompte la résistance orgueilleuse des castes privilégiées, sont dédaigneusement repoussés dans les rangs du peuple. Ceci était arrivé pour Higgins. Homme de sens droit, de lumières communes, de volonté forte,
Le bruit public portait ces nouvelles au dernier descendant de l’illustre famille, et troublait le repos de son ame stoïque. Chose étrange, il ne trouvait aucune consolation à ces détails, et ressentait comme une sorte d’insulte les soins qu’un étranger, un parvenu, un partisan abhorré de la révolution française, osait prendre de ces nobles reliques, profanées par ce culte indigne. De fait, n’était-ce point là une raillerie injurieuse ? et relever l’autel, quand on ne croit pas au dieu, n’est-ce pas dire qu’on peut impunément se jouer d’une foi désormais sans
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/573]]== périls ? L’église de Ferney, par exemple, n’est-elle pas un audacieux blasphème ? Mais peu importait à Higgins la bienveillance ou le mauvais vouloir des gentilshommes ses voisins. Il savait en bloc que leur paresse raillait son activité, qu’une secrète jalousie envenimait de toutes part les jugemens portés sur lui ; mais il n’en allait pas à son but d’un pas moins ferme, toujours entouré d’une troupe de jeunes enthousiastes, comme lui dévoués à la grande cause de la liberté humaine.
L’un d’eux était son fils Reginald, hier encore sur les bancs de l’école, et qui venait de parcourir l’Europe, ou, de tous côtés, il avait vu fermenter l’esprit révolutionnaire. Impétueux, hardi, brillant d’esprit, admirablement beau, Réginald était adoré de son père, qui aimait à le mettre à l’épreuve en le raillant à outrance : heureux de le voir résigné ces paternelles attaques, heureux encore lorsque le jeune homme, tout en riant, se permettait d’y répondre par quelque épigramme inattendue. A côté de lui, plus modeste, plus timide,
Ce crime,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/574]]== cette circonstance inattendue, n’a garde de quitter Edmond Il faut donc qu’Edmond le présente et comment ? Par bonheur, Reginald, fils de Higgins, ne porte pas ce nom mal sonnant aux oreilles de De Vere : par là, du moins Edmond échappe à la nécessité d’avouer ''ex abrupto'' ses rapports intimes avec Mount-Sorel ; mais le malheureux n’échappe à un piége que pour tomber dans un autre. Reginald Higgins n’eût certes pas été accueilli comme l’est Reginald Vernon, que De Vere se hâte d’inviter, et sur qui Clarisse jette, à la dérobée un curieux et bienveillant regard. Est-il besoin d’en dire davantage ? Ne devinez-vous pas le drame qui se noue Laissons là ce qu’il a de vulgaire,
Cependant qu’on n’attende pas de lui,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/575]]== magnanimes qu’elle lui suggère. Toujours debout, l’athlète immobile n’est pas même ébranlé par ses étreintes convulsives. Il fait entendre les mêmes paroles, il indique du doigt la même route : Il y a ici, dans le récit que nous nous efforçons d’analyser, une nuance qui ne doit pas se perdre, sous peine de fausser en partie la donnée du livre Edmond Lovel, qui seul peut raconter ses tortures, nous dira lui-même comment les dogmes politiques dont il était l’adepte reflétaient sur ses souffrances d’amour :
« Mes idées sur le devoir, dit-il, étaient singulièrement modifiées par les nouvelles doctrines dont je subissais l’influence. Il est beau, sans doute, de résister à l’oppression. Est-il aussi bon de réclamer sans cesse en faveur de ces droits de l’homme, que chacun entend à sa manière ? Ce qu’on désigne ainsi, ne seraient-ce pas, et bien souvent, d’arbitraires exigences ? Les prétentions de l’égoïsme ne se cachent-elles pas aisément sous ce beau, nom de droits humains ? Si tout homme a le droit d’être heureux, n’ai-je pas celui d’assurer mon bonheur ? Et pourtant la loi du Christ est tout autre : « Songe aux autres avant de songer à toi. » Mais la philanthropie du XVIIIe siècle n’allait pas si loin ; elle me mettait de niveau avec mon rival, et ne m’imposait pas de préférer son bonheur au mien. Je me révoltais à cette idée d’une injustice envers moi-même, comme j’esse fait à l’idée d’une injustice envers tout autre.
« Pour prendre en considération leur bonheur à tous deux, pour faire entrer en balance avec la mienne la félicité de l’être que j’adorais, j’étais alors trop égoïste. Et n’allez pas, néanmoins me prendre en mépris. Je n’étais pas égoïste par nature ; mais je l’aimais tant ! Me séparer d’elle pour jamais me semblait un effort impossible !
Là ne se bornaient pas les tourmens de cette nature si malheureuse. Edmond Lovel, ce
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Donc, quand Reginald Vernon dit à son ami Lovel :
Le mal est combattu avec succès. Il laisse Edmond épuisé par tous ces paroxismes, et mieux disposé à se dévouer. Il s’y décide surtout,
Bientôt pourtant Reginald reparaît, et dès qu’il est là, plus de doute. Le convalescent,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/577]]== jeune fille a battu plus fort quand le cheval de Reginald s’est arrêté devant le perron. Il sait qu’elle a tiré l’aiguille, à partir de ce moment, deux fois plus vite que d’ordinaire ; il a vu comment elle s’est levée, les yeux baissés, et comment tout aussitôt elle est retombée sur son siége. Furtifs symptômes, imperceptibles trahisons, que Reginald lui-même n’a pas remarqués, mais qu’Edmond enregistre amèrement Après tout, de quoi se plaindrait-il ? Reginald n’a pas encore parlé. Il attend, dévoré d’impatience, la décision d’Edmond. Et comment reprocher à Clarisse un bonheur involontaire, une émotion dont à peine elle se doute ? Ni l’un ni l’autre ne l’a volontairement blessé ; ni l’un ni l’autre n’a oublié ou renié ses devoirs envers Edmond. Clarisse l’a traité en frère, Reginald en ami. – L’épreuve est faite ; il serait cruel pour tous trois de la prolonger encore. Soyons dignes de ceux que j’aime !
Un de nos poètes n’a-t-il pas soupiré les mêmes plaintes, exprimé le même sentiment de résignation attendrie et presque « friande » comme la mélancolie de Montaigne ? Le dernier
::Non, c’en est fait, jamais, ni son regard timide
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::Ni son chaste entretien,
::Propos doux comme une onde, ardens comme une flamme,
::Sermens, soupirs, baisers ; son beau corps, sa belle ame ;
::Non, non, je ne veux rien
::Confiez vos soupirs aux forêts murmurantes,
::Et, la main dans la main, avec des voix mourantes,
::Parlez long-temps d’amour ;
::Que d’ineffables mots, mille ardeurs empressées,
::Mille refus charmans gravent, dans vos pensées
::L’aveu du premier jour.
Mais ce que le poète entrevoit dans un drame confus dont l’héroïne lui est inconnue, Edmond l’a chaque jour sous les yeux. Il ressent ces douleurs de détail. plus poignantes que la pensée ne sait les faire d’avance, et plus inattendues, et qui mettent la patience à de plus rudes épreuves. Pardonnez-lui donc s’il oublie une fois encore ses magnanimes déterminations, et ne l’en aimez pas moins pour cela, car il n’en est que mieux votre égal, votre pareil, votre frère. Non, Clarisse
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/578]]== n’ignorera pas qu’elle est aimée. Elle l’apprendra lorsque cet inutile aveu n’est qu’une épine mêlée aux fleurs dont elle se couronne, une goutte de fiel dans sa coupe d’ambroisie. Est-ce bien Edmond., le bon, le généreux Edmond qui lui parle avec cette ardeur concentrée, ces gestes brusques, cette voix impérieuse et grave ? Est-ce bien lui qui l’effraie de cette folle tendresse, de ces angoisses, de ces navrais combats, de tout ce malheur, enfin, Pour lequel, pauvre enfant, elle saurait avoir qu’une pitié stérile, et dont il ne fallait pas attrister ses belles, ses heureuses journées. Eh bien ! ne regrettez pas cette dernière faiblesse du pauvre Edmond ; elle le rapetisse peut-être, mais elle le console, car il voit presque à ses genoux, Mais dans l’excès de sa douleur le nom de son rival était venu, comme malgré lui, jusqu’à ses lèvres. Grave imprudence ou générosité sublime, car Clarisse, éclairée tout à coup, sourit à cette révélation inattendue. Edmond n’a donc plus qu’à consommer le sacrifice. Il écrit à Reginald :
Ce dénouement inévitable va nous ramener à un conflit plus grave, plus implacable. Les passions de la jeunesse, si fougueuses, si absolues qu’on puisse les croire, n’ont pas la ténacité froide et sans pitié qui caractérise celles de l’âge mûr. Celles-ci, venues sur un sol plus aride, y jettent des racines plus vigoureuses Arrivées tard, il n’existe pas, pour le
Si donc vous avez cru que De Vere a oublié Mount-Sorel, si vous avez été dupe de ce stoïcisme orgueilleux dont il a voulu s’envelopper aux yeux des siens, vous n’avez pas compris combien la blessure a été profonde, combien le désappointement fut amer. Oui, sans doute, ses
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/579]]== yeux n’allaient plus chercher au bord de l’horizon les barrières de granit, les cimes vertes de la forêt convoitée. Tout au plus, observateur attentif, vous auriez pu remarquer que De Vere n’interrompait jamais son vieil intendant, lorsque cet homme naïf lui racontait les métamorphose, les embellissemens, les réparations bien entendus, par lesquels le nouveau propriétaire inaugurait sa prise de possession. A part ce symptôme insignifiant, rien chez De Vere ne trahissait un regret. Mais écoutez Clarisse ; elle ne s’y trompe point, elle, et son inquiète tendresse n’a pas vu sans frémir des indices qui vous échappent. Et une étrange pâleur s’étendait sur son beau visage.
« Dites, reprit-elle très bas en jetant un regard autour d’elle, auriez-vous remarqué hier quelque chose qui vous ait suggéré une si affreuse pensée ?
Edmond la regardait étonné. Il avait employé par mégarde, au hasard, l’expression qui avait effrayé Clarisse.
« Non, vous n’avez rien vu n’est-ce pas ?
« Maintenant, poursuit-elle, il vous ferait peine à voir. Les jours et les jours se passent sans qu’il ouvre un livre, sans qu’il jette les yeux sur un
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L’instinct filial n’a pas été seul à s’alarmer. La vieille nourrice galloise fait à Edmond les mêmes sinistres confidences : elle lui parle, en baissant la voix, de ces inexplicables caprices qui effraient les serviteurs de son maître, de la terreur qu’ils éprouvent en le voyant quelquefois, à minuit, lorsqu’il peut se croire à l’abri de tous les regards, se perdre seul dans les bois ténébreux ; elle lui raconte, d’après eux, comment De Vere se réfugie dans son cabinet, dont la porte verrouillée ne s’ouvre plus pour personne durant des journées entières : le vieil intendant lui-même y frapperait vainement. Puis ce sont parfois des éclats soudains, inexplicables, des colères sans raison, apaisées, réprimées à l’instant même par un effort violent.
Ainsi vont les choses pour De Vere. Higgins, en revanche, de plus en plus entraîné sur la pente où nous l’avons vu se placer, s’enivre d’action, de complots, de rêveries politiques. Un meneur secondaire, un artisan de troubles, établi chez lui, éperonne à chaque instant cette ardeur excessive, stimule cet enthousiasme téméraire,
Cependant, lorsque cet aimable et franc jeune homme fait un appel direct à l’affection paternelle, Higgins ne sait pas résister. Il trouve bien quelques inconvéniens à une alliance qui désarme Reginald et le range parmi les ''modérantistes'' ; mais, après tout, si l’on scrutait à fond ces résistances plébéiennes, peut-être les trouverait-on combattues par le respect inné de l’homme anglais pour les grandeurs généalogiques. Reginald, de ce côté, n’aura point de grands obstacles à surmonter ; en revanche, il s’est trompé lorsqu’il a pris au pied de la lettre la bienveillance polie que De Vere a cru devoir lui témoigner. Ces manifestations, De Vere se les est imposées comme une partie du rôle qu’il joue, du mensonge que son orgueil lui dicte ; mais lorsque Reginald Vernon, oublieux de sa naissance obscure, oublieux du nom qu’il porte, oublieux des principes professés par son père, ose aspirer ouvertement à la main de Clarisse, cette présomption soulève un terrible orage dans le
Reginald est donc repoussé. Dans son premier désespoir, il conserve assez de sang-froid pour ne pas en appeler à son père, et, certain que Clarisse l’aime, il demande secours, heureusement inspiré, à un de ces hommes froids et tranquilles, sans aigreur et sans enthousiasme, qui
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/581]]== excellent à saisir les occasions, à modérer les résolutions extrêmes, à ménager les amours-propres, à rendre faciles les retours d’une volonté qui se dément : c’est le père d’Edmond Lovel. Personne mieux que lui ne sait deviner, à côté de l’orgueil qui exalte, la secrète faiblesse qui fait au besoin justice de ces vains transports. Dans la négociation dont il s’est chargé, il se sent fort de cette passion véhémente et si mal domptée que De Vere croit avoir dissimulée à tous les yeux ; Armé de ce levier, il s’attaque hardiment à l’impérieuse susceptibilité de son ami : en regard d’une alliance dont l’idée blesse ce dernier, M. Lovel lui montre sans cesse la réalisation de ce beau rêve abandonné avec tant de peine : Mount-Sorel rendu aux descendans des De Vere, le vieux domaine reconquis, l’héritière unique ramenée en triomphe dans la glorieuse demeure usurpée sur ses ancêtres. Après une longue lutte, non sans regrets, non sans remords, non sans tristes pressentimens, De Vere finit par céder, et, lorsque M. Higgins consent à faire passer la propriété de Mount-Sorel sur la tête de Reginald, ce dernier est admis comme prétendant auprès de Clarisse. Est-ce à dire que tout soit terminé, que les deux amans aient subi toutes leurs épreuves ? Roméo Montagu épousera-t-il sans autre forme de procès Juliette Capulet ? Le franc tory, le niveleur, maintenant en présence, sauront-ils long-temps se contraindre, et l’intimité qui fermente secrètement en eux ne débordera-t-elle pas un jour ou l’autre ? Songez donc que les années ont fait leur travail, que le sang de Louis XVI a coulé sur l’échafaud, que l’oligarchie anglaise vacille sur ses larges bases, que les clubs des trois royaumes correspondent avec les jacobins de France, que l’Irlande menace, que le peuple de Londres, arme les milices, sème l’or anglais sur le continent, attestant par ces efforts inouis que l’heure est venue de jouer le tout pour le tout. En de pareilles crises, et quand chacun peut sans folie se croire engagé pour sa fortune, pour son honneur, pour sa vie, croyez-vous facile que les ennemis politiques soient impunément appelés à se voir, à s’entretenir chaque jour ? Non, vraiment. La colère et l’injure empoisonnent l’air qu’on respire ; il ne faut qu’une étincelle pour que leurs mortelles vapeurs, embrassées soudain portent la ruine et la mort de tous côtés ; et malgré la politesse un peu empruntée de Higgins, malgré la réserve formaliste de l’orgueilleux De Vere, un jour ou l’autre, soyez-en sûr, la tempête éclatera.
D’ailleurs, Perrott est là, intéressé à fomenter les ressentimens, à aigrir les esprits, à faire éclore les questions irritantes. Tartufe de démocratie, cynique flatteur, parasite politique, tel est Perrott, type exagéré ;
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/582]]== portrait calomniateur de ces républicains dont les noms retrouvent à grand peine dans les procès intentés alors aux fauteurs d’émeutes, les Hardy, les Margerott, les Skirving et tant d’autres. Perrott a contre Reginald cette rancune naturelle de la laideur austère, de l’hypocrisie solennelle, contre ce qui est beau, généreux, loyal, aimé, spirituel ? D’ailleurs, s’il brouillait le père et le fils, est-ce uniquement à la cause révolutionnaire que profiterait l’isolement du premier, l’héritage enlevé au second ? Perrott compte bien se faire une part dans de si opimes dépouilles. Cet artisan de malheur en arrive à ses fins. Un jour où l’orage grondait, où De Vere revenait vaincu et colère des élections du district, où l’heure du dîner avait été retardée par l’inexactitude d’Hoggins où celui-ci, gêné dans ses habitudes ; acceptait à contre-cœur l’invitation de son fier voisin, la discussion naît, sans qu’on ait aperçu la main qui a jeté la pomme de discorde ; elle s’aigrit, s’envenime, éclate ; l’union abhorrée, les concessions à contre-
Qui le relèvera désormais ? Qui ? Lui seu1, car maintenant rien ne lui semble impossible, si ce n’est de vivre séparé de Clarisse. – Fermez, De Vere, fermez devant ce jeune homme indomptable, obstiné, calme sous l’orage, les portes de votre maison ; mais alors prenez garde aux longues nuits d’été, car les murs du parc sont de faibles barrières, et Clarisse, qui ne comprend rien aux préjugés dont elle est victime, pourra bien, touchée de tant d’amour, d’une si ferme et si constante passion, ne pas résister au signal donné par l’époux qu’elle s’était choisi. Et vainement Higgins, dont l’humiliation récente a réveillé les instincts patriotiques, impose-t-il à Reginald la dure nécessité d’opter entre sa tendresse filiale et son amour qu’on repousse. Il est trop tard pour que l’amant de Clarisse tienne compte ou de ces devoirs filiaux que lui impose un caprice peu digne de respect, ou de ses intérêts si gravement compromis s’il s’aliène ainsi le bon vouloir paternel. Plutôt que de renoncer à Clarisse,
Malheureux Mount-Sorel ! jamais ses destins n’ont été plus menaçans, car maintenant Higgins, blessé au
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/583]]== propriété assez haut pour que De Vere ne puisse y atteindre, et d’ailleurs on y mettra bon ordre. Ainsi donc, adieu Mount-Sorel ! Dispersés en des mains mercenaires, saccagés par la charrue, ses grands bois, ses landes immenses, vont disparaître. Le hoblon, les colzas, vont effacer ses vestiges historiques. La vieille chapelle disparaîtra du rocher qu’elle couronnait si bien. Ses dalles blasonnées iront se perdre dans les ''matériaux'' à vil prix qu’un entrepreneur insolent fera servir à la construction d’une ferme-modèle. Les héros des croisades, les saints prélats, l’éminentissime cardinal, autant de poussières jetées au vent. Higgins va plus loin, dans sa double colère de plébéien outragé, de père privé d’un fils, il veut, En se livrant ainsi au démon de la rancune, Higgins oublie que les inspirations de ce mauvais conseiller conduisent rarement au but ; il ne se dit pas,
Faut-il ajouter que, surpris de cette résolution si fière, si imprévue, quelque peu honteux de n’avoir pas su pressentir que De Vere saisirait avec joie cette occasion de se montrer supérieur à de mesquines représailles, piqué au jeu et bien décidé à ne pas se laisser vaincre, Higgins ne vendit pas Mount-Sorel. D’ailleurs, les infamies de Perrott, découvertes à temps, avaient refroidi la verve patriotique de son crédule ami, et finalement le beau domaine revint à qui de droit. Reginald et Clarisse l’ont habité toute leur vie, Edmont Lovel y a vieilli près d’eux, et c’est à l’ombre de ces ruines majestueuses,
Sauf erreur de notre part, ce roman, qui ressemble d’abord à tous
Sauf erreur de notre part, ce roman, qui ressemble d’abord à tous les romans possibles, fouillé avec soin, étudié de près, sort de la ligne ordinaire et dépasse le niveau commun. Sans parler du style, qui est élevé, poétique, et s’illumine çà et là de reflets étrangers, - tour à tour relevant de Goethe et de Jean-Paul, de M de Staël et de nos romanciers les plus sérieux, - sa donnée même est suffisamment originale et bien adaptée aux instincts actuels de la société anglaise. Chez nos voisins, cette aristocratie qui se débat contre les tendances modernes, noble encore dans cette grande lutte où elle doit succomber, grandiose dans ses inutiles résistances, a tout l’éclat mélancolique de l’astre qui va disparaître. Les hontes de la défaite n’ont pas amorti tous ses rayons. Ses adversaires eux-mêmes la respectent en la frappant au coeur, et le chef des tories est encore à cette heure le héros populaire de la Grande-Bretagne. Dégradée chez nous par sa faiblesse, par sa résignation forcée, la noblesse, en Angleterre, est entourée d’un prestige qui survivra, selon toute apparence, à sa grandeur, à son influence réelle, car il a son principe dans le ''temprament'' même, - si ce mot est permis, - de la race britannique. Sérieux admirateur de tout ce qui est fort, plein de vénération pour ce qui est vieux, le plébéien anglais, - dont Higgins est un excellent type, - ne peut se défendre, si libérales que soient d’ailleurs ses idées, d’un grand respect pour cette oligarchie si compacte, si habile, si obstinée, qui a conduit l’Angleterre à l’apogée de ses glorieux destins ; il ne peut se défendre non plus du charme puissant que les ruines ont toujours eu pour les natures rêveuses. Un grand domaine mis en vente présente à ses yeux l’idée d’une profanation qu’il faut empêcher, d’une chose sacrée qui va périr. Les souffrances, les douleurs concentrées d’un De Vere, sont donc intelligibles pour tous ses compatriotes. Même aux yeux cde ceux qui les jugeront chimériques, elles n’ont rien de puéril, rien de ridicule. Et Mount-Sorel inspire aux lecteurs bourgeois de la Grande-Bretagne le même intérêt abstrait qu’accordent à ces imposans navires sur le sort desquels Cooper nous a tant de fois attendris beaucoup de braves gens qui n’ont jamais vu la mer. En France, des écrivains qu’il est inutile de nommer ont tenté le même effet, et son ainsi parvenus à éveiller quelques sympathies éphémères ; mais la fibre nationale n’est plus la même : les enthousiasmes maladroits de la restauration, battus en brèche par les pamphlets de Courier, les chansons de Béranger, l’artillerie quotidienne de la presse libérale, ont usé tout ce qui restait de poétique aux vestiges chevaleresques. Un casque rouillé n’est plus nécessairement à nos yeux, celui d’un héros, et beaucoup de gens verraient crouler sans la moindre pitié le plus antique donjon de tous ceux où les nobles contemporains de Froissart abritaient leur brigandage impuni.▼
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Pour ceux-là qui méconnaîtraient, — à grand tort, selon nous, — la donné
Pour ceux-là qui méconnaîtraient, - à grand tort, selon nous, - la donné principale du livre, la passion de De Vere pour Mount-Sorel, il reste encore un récit d’amour plein de grace, et des caractères esquissés, sinon terminés, de main de maître. Clarisse n’est pas une héroïne vulgaire. L’affaissement de sa jeunesse captive, qui s’écoule entre deux femmes apathiques et sérieuses; son innocente amitié pour Edmond, sentiment doux et vague, où se devine le besoin d’une affection plus vive: le soudain épanouissement de cette ame, quand un être mieux doué, plus animé, plus attachant, - esprit plus délié, volonté plus ferme, - la convie à des joies, à des souffrances dont elle est avide, tout cela compose une figure charmante, dont l’ensemble se grave naturellement et sans effort dans la pensée du lecteur. Reginald, Edmond, ont également leurs physionomies, étudiées d’après nature, et dont le contraste fait valoir les reliefs finement accusés ▼
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Somme toute, les ''Contes de deux Vieillards et Emilia Wyndham'' avaient commencé, pour l’auteur de ''Mount-Sorel'', une réputation d’élite que ce dernier roman est appelé à consolider. Nous avons pensé qu’il nous appartenait de constater ces heureux débuts, sans chercher à soulever le voile derrière lequel le nouveau romancier se dérobe aux applaudissemens et aux critiques. On annonce de lui un roman historique (''The Father Darcy''), et, si ce quatrième ouvrage ne dément pas les promesses de ses aînés, il est probable que nous aurons à revenir sur l’appréciation d’un talent aimable et chaste, à qui nous aurons rendu, des premiers, les hommages dont il est digne.
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E. D. FORGUES.
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