« Abélard et la philosophie au XIIe siècle » : différence entre les versions
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{{journal|Abélard et la philosophie au XIIe siècle|[[Auteur:Jules Simon|Jules Simon]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.13 1846}}
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<center>Abélard, par M. Charles de Rémusat <ref> Deux vol. in-8°, librairie de Ladrange, quai des Augustins. </ref></center>
Le nom
M. Cousin a publié en 1836 un ouvrage autrefois célèbre d’Abélard, le ''Sic'' et ''Non'', dont nous ne connaissions que le titre. A cette édition
M. Cousin a publié en 1836 un ouvrage autrefois célèbre d'Abélard, le ''Sic'' et ''Non'', dont nous ne connaissions que le titre. A cette édition était jointe une préface qui est un livre <ref> Cette publication n'est qu'un premier pas, et M. Cousin nous donnera bientôt la première édition complète des oeuvres d'Abélard. C'est un monument que la France doit au fondateur de la scolastique, et il sera beau pour le traducteur de Platon, pour l'éditeur de Proclus, d'y attacher son nom. </ref>. Après avoir, dans ses leçons, victorieusement établi ce principe, que la curiosité humaine, une fois éveillée sur le problème de nos destinées, n'abdique ni ne s'éteint jamais; après avoir dépouillé la philosophie du moyen-âge de cette rude écorce qui arrête les esprits superficiels, et montré, sous ces formules glacées, sous cet appareil de servitude, les luttes désespérées et contenues, les aspirations ferventes, les inquiétudes promptement dissimulées, tous les élémens de la vie intellectuelle, et ce travail occulte, mais incessant, d'où la liberté devait sortir, M. Cousin n'avait plus, pour achever sa tâche, qu'à prouver la justesse et la solidité de sa doctrine en l'appliquant. Il choisit la philosophie d'Abélard, et cette philosophie résume bien, en effet, le travail intellectuel de la scolastique, puisqu'Abélard a combattu, sans les remplacer, tous les systèmes dont la scolastique a vécu. M. Cousin, sans descendre dans les détails, reprit ces divers systèmes, les définit avec une clarté supérieure, les jugea en les ramenant à leurs principes, et, laissant l'histoire à faire après lui, donna d'avance, sur ces questions capitales, le dernier mot de l'histoire. Jamais les rapports historiques et philosophiques qui unissent le moyen-âge à l'antiquité n'avaient été si profondément compris; jamais un jour si éclatant n'avait été jeté sur la nature du nominalisme et du réalisme, sur leurs conséquences, sur leur opposition, sur le rôle de cette tentative, impuissante par elle-même, mais féconde par l'esprit libéral dont elle est le produit, et qu'on appelle le conceptualisme. M. Cousin ouvrait ainsi une nouvelle carrière à l'activité de l'esprit philosophique, et ce qui prouve qu'il a réussi, peut-être même en un sens au-delà de ses espérances, c'est que nous voyons aujourd'hui se placer à côté de lui, dans ces arides sentiers de la scolastique, un des esprits les plus brillans et les plus fermes de notre temps, et l'un de ceux, sans contredit, dont on avait moins le droit d'attendre une oeuvre si patiente, si laborieuse, et qui, par les difficultés matérielles qu'elle présente comme par l'exactitude scrupuleuse de l'exécution, rappelle l'irréprochable érudition des bénédictins.▼
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==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/67]]== fixer Nous ne parlons que du philosophe. Si nous suivions Abélard dans ce drame à la fois touchant et terrible que M. de Rémusat nous déroule avec une émotion si vraie et une chaleur si pénétrante, comment ne pas réserver toutes nos sympathies à celle qui
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/68]]== de retrouver à peine de loin en loin, au milieu des orages de cette vie, un reste de chaleur aussitôt étouffée. Lui, si audacieux, si impatient du joug dans sa lutte contre saint Bernard, il semble se réfugier dans Quand Abélard entra dans les écoles de philosophie, une seule question divisait et agitait les esprits, la question des universaux. Les genres sont-ils plus réels que les individus, ou les individus que les genres ? Voilà le texte sur lequel réalistes et nominalistes disputaient, argumentaient à perte de vue. On avait réduit à cette unique question la philosophie tout entière.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/69]]== philosophie plus libre et plus sûre Tour à tour élève de Roscelin, le nominaliste le plus radical, et de Guillaume de Champeaux ; le plus fougueux réaliste, Abélard vit les deux écoles dans leurs excès, et ne songea
Cette doctrine est-elle la vraie ? Nous dirons presque, malgré son apparente sagesse, que des trois elle est la plus fausse. Pour
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/70]]== le réalisme Ainsi le conceptualisme peut avoir raison contre ce qui est propre à Guillaume de Champeaux, mais il a tort contre le réalisme même. Il rejette le fond de vérité, avec les folles hypothèses dont on
En lisant ce
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/71]]== atteste M. de Rémusat, qui M. de Rémusat est moins sévère pour le conceptualisme.
Il y a deux parties dans le système de Platon, éclairé par la polémique
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/72]]== parties de la doctrine réaliste, M. de Rémusat adopte la seconde ; il la développe avec force et profondeur. Pourquoi semble-t-il vouloir reculer devant la première ? M. de Rémusat ne veut pas du réalisme de Guillaume de Champeaux ; nous lui en proposons un autre, plus ancien et plus illustre, le réalisme de Platon.
Si
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/73]]== Guillaume de Champeaux, car Platon est hors de cause), le réalisme de Guillaume de Champeaux est réduit au néant. Abélard est moins fort contre Roscelin. La raison en est bien simple ; il ne peut le battre sans frapper sur lui-même. Il Certes, si Abélard se présentait à la postérité sans autre titre que cette doctrine, il serait vrai de dire que sa gloire est usurpée. Le conceptualisme est faux en lui-même, sans clarté, sans précision, sans grandeur. Comprendrait-on, avec une telle doctrine, les succès
Tout le prouve, sa vie, ses écrits, ses aveux, l’impression qu’il laissait dans l’ame de ses disciples, les craintes de ses ennemis. Attiré vers la dialectique par une vocation irrésistible, on le voit se placer d’emblée au premier rang dans l’art difficile de l’argumentation, triompher de tous ses adversaires aux applaudissemens de la foule, remettre en honneur les règles d’Aristote, se pénétrer de leur esprit, approfondir toutes les questions de logique, et réclamer avec constance,
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avec opiniâtreté, avec une conviction profonde des droits de l’esprit humain, la liberté de juger par ses propres lumières, d’exposer ses doutes, de soutenir ses objections, et, en un mot, de discuter le dogme avant de l’admettre. Il n’était encore qu’un enfant quand il osa s’attaquer à Guillaume de Champeaux, déjà illustre et occupant la première chaire du monde. Il débuta par cette victoire, et le premier éclat qui entoura son nom, il le dut à la dialectique. Il fonde à son tour une école, et sa jeune renommée efface aussitôt toutes les autres. Irritée ou charmée, la foule court à ses leçons. Jamais on n’avait déployé une éloquence si facile et si hautaine, tant de témérité jointe à tant de force, un enthousiasme si vrai et si entraînant. Ce qui passionne à ce point la foule, ce qui l’émeut et la trouble, en dépit de cette doctrine étroite et sans portée du conceptualisme, dont les disciples d’Abélard sont les premiers à faire justice <ref> Voyez Jean de Salisbury, ''Policrat., liv. VII, chap. 12. </ref>, c’est la forme même de cet enseignement, le dédain des traditions, la confiance en sa propre force, l’emploi heureux et exclusif de la dialectique, arme puissante dont on sent vaguement la portée sans oser se l’avouer encore. Le conceptualisme a beau n’être rien en lui-même, il n’existe qu’à condition d’attaquer le réalisme, le réalisme tout-puissant, consacré par la décision des conciles, défendu comme un dogme par le parti de l’autorité. Ainsi, par la faute de l’église, la discussion d’un système devient une révolte, et, tout en se renfermant dans les limites de la philosophie, Abélard fait, pour ainsi dire, l’apprentissage de la liberté. Quand il a triomphé des chimères du réalisme, et qu’il ne trouve plus d’ennemis sous sa main, il aborde la théologie. Jusque-là, pour expliquer les Écritures, on avait compulsé les textes, pâli sur les manuscrits, comme si toute la vérité était conquise et que la raison humaine fût désormais impuissante. Abélard, fier de sa force et comptant sur lui-même, accoutumé, dans les matières de pure philosophie, à défendre hardiment son opinion, à presser ses adversaires, à ne tenir compte ni du rang ni de l’autorité, se sentait trop à l’étroit dans une science que l’on enfermait alors dans des questions de logique et de grammaire. Il fallait que tôt ou tard la théologie s’emparât de cet aventurier philosophique, toujours en quête des occasions de vaincre ; et, dès qu’il touchait à la théologie, il fallait qu’il y portât ce qui était sa force et sa vie, le génie de la controverse. Il entre dans la plus célèbre école de théologie de son temps, dans l’école d’Anselme de Laon, qui s’en tenait à l’exposition
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pure et simple, et ne s’avançait qu’appuyé sur tous les commentateurs. Quel aliment pour l’esprit d’Abélard que cette érudition prudente et stérile ! Il ne demandait à la théologie que de nouveaux périls et de nouveaux triomphes. Abondant et disert dans l’exposition, mais sans invention et sans force, Anselme savait discourir et ne savait pas répondre. La moindre objection le désarçonnait. « Ce n’est que de la fumée sans lumière, s’écrie Abélard. Qu’importe ce que les autres ont pensé ? Le texte suffit, avec la raison pour guide <ref>''Histor. calam''. « Le vice de notre temps, disait Abélard, c’est de croire qu’on ne peut plus rien inventer ; et, si quelqu’un parmi nous fait une découverte, il est obligé, pour la faire passer, de la mettre sous le nom d’un ancien. » </ref> ! » C’était donner en un seul mot le programme de toute sa vie. Il s’improvise théologien comme il s’est improvisé philosophe, et là, dans l’école même, et presque sous les yeux du maître, jetant un défi aux théologiens les plus érudits de son temps, il déclare qu’il va expliquer Ézéchiel sans secours, sans préparation. Des cris de fureur partent de toutes parts dans les rangs des théologiens. Ne paraître au milieu d’eux que pour accabler leur maître de ses dédains, repousser pour ainsi dire du pied cet amas de gloses et de commentaires dont l’étude absorbe leur vie, faire trophée de son ignorance pour mieux montrer la vanité de leur érudition, n’était-ce pas les forcer à combattre non pour une doctrine, non pour une école, mais pour leurs foyers, pour la science elle-même, pour la théologie, que la dialectique venait ainsi attaquer de front et saisir corps à corps ? Les amis d’Abélard lui conseillaient de se préparer, de prendre du temps ; mais Abélard n’avait pas le temps d’étudier. Il méprisait toutes ces études qui chargent la mémoire aux dépens de l’invention et du jugement. Débordant d’imagination et d’idées, il parcourait d’un bond le cercle des connaissances vulgaires, et s’efforçait d’aller en avant, de penser par lui-même. Il était seul philosophe au milieu d’un peuple de commentateurs et d’érudits. Sans connaître le but, sans savoir où le mènerait cette raison humaine dont il revendiquait les droits, il l’aimait pour elle-même, et ne cherchait encore, dans cette libre application de sa pensée aux problèmes les plus redoutables, que les joies de la victoire, ou peut-être, s’il faut le dire, les joies plus vives et plus émouvantes de la lutte. Cette confiance, ou sublime ou téméraire, que le succès justifiait toujours, soulevait la foule d’admiration ou de colère dans un temps où la pensée humaine semblait ignorer sa force, et où l’érudition tuait le génie. Dans ce champ de bataille où il s’élance avec une ardeur indomptable dès les premières années de sa jeunesse, Abélard combattit sans relâche et jusqu’à la mort au milieu des cris d’amour et de haine, déchiré
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dans les plus tendres affections de son cœur, victime de la plus horrible vengeance, condamné, emprisonné, flétri, et toujours debout, toujours prêt à provoquer ou à répondre, écrasé comme homme sous le poids de ses malheurs, pleurant des larmes de sang, et, s’il prend la plume, s’il ouvre la bouche après chaque défaite, recommençant du premier mot son éternelle guerre.
Abélard ne touche à la théologie que pour
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/77]]== péché originel ; Les hérésies abondent, il faut
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/78]]== principe du libre examen, Absorbé tout entier par le désir et le besoin de développer son principe, rassuré
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/79]]== une puissance rivale ; il La dialectique, dans un siècle où la théologie domine,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/80]]== travailler à la terre, dit-il, trop fier pour mendier. Le parti de
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/81]]== esprit supérieur, il vit plus loin que tous les autres, plus loin peut-être Abélard jugeait mal sa position. Loin de craindre le concile que saint Bernard assemblait, il
Le concile de Sens est un moment solennel dans
Au XIIe siècle,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/82]]== pénétrante Il fut sans pitié. Il s’apprête à combattre Abélard, à écraser le dragon,
Il fut sans pitié. Il s'apprête à combattre Abélard, à écraser le dragon, dit-il; il écrit au pape, aux cardinaux. Il dit au pape : « C'est Arnauld de Brescia <ref> Saint Bernard, ''Ep. ad Pap''., p. 182.</ref>, » parole sinistre; Arnauld est l'ennemi temporel de l'église, comme Abélard du pouvoir spirituel. Tout est prévu d'avance; Abélard est enveloppé, perdu. Il renonce à la discussion dans le concile, mais saint Bernard n'aurait pas discuté. Il ne voulait pas convaincre, il voulait étouffer, détruire. Quand l'accusé en appelle à Rome : « Doit-il trouver un refuge auprès de Pierre, dit saint Bernard, celui qui renie la foi de Pierre? » Quoi! pas de discussion et pas d'appel? Non, la raison ne sera pas discutée, elle sera domptée. On imposera un silence éternel à Abélard. Il faudra qu'il demande pardon à genoux et qu'il se taise. On brisera cette bouche avec des bâtons. Discuter la religion, c'est l'avilir! Est-ce clair <ref> « Saint Bernard dit qu'il vaut mieux punir les hérétiques par le glaive de la puissance temporelle que de souffrir qu'ils persistent dans leurs erreurs ou qu'ils per¬vertissent les fidèles. » Bossuet, éd. Panth., t. XI, p. 242. </ref> . Ce n'est pas saint Bernard qui parle, c'est tout le parti de l'autorité par sa bouche. Les temps changeront, le langage aussi, la pensée jamais. Le christianisme est pourtant, dans ses croyances, une religion douce, tolérante, libérale. Le christianisme est tout cela; mais une hiérarchie, une église, et surtout une église infaillible, est intolérante, et ne peut pas ne pas l'être.▼
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Saint Bernard ne
Ce
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/84]]== guère pour elle que cette humble place de servante de la théologie On reproche à Abélard
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/85]]== tant On a dit
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/86]]== prêts, et enfin, par-dessus tout, ce qui enchaînait Abélard à son malheur, il avait la foi ! La foi Dirons-nous en finissant, avec M. de Rémusat,
Tout grand homme a ses faiblesses : voilà celles
Mais aussi quelle ardeur ! quelle activité ! Pendant trente ans, il occupe le monde. Quand est-ce que cette vie
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/87]]== dessus. Écrasé pour un temps par Fulbert, il Nous défendons le héros de M. de Rémusat contre lui-même et avec les armes
M. de Rémusat nous donne Abélard tout entier ; il le peint avec
JULES SIMON.
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