« Études sur l’antiquité/02 » : différence entre les versions
Contenu supprimé Contenu ajouté
m Nouvelle page : {{TextQuality|75%}}<div class="text"> {{journal|Etudes sur l’Antiquité - De la Médée d’Apollonius|Sainte-Beuve|[[Revue des Deux Mondes... |
m match et typographie |
||
Ligne 1 :
{{journal|Etudes sur l’Antiquité - De la Médée d’Apollonius|[[Auteur:Charles Augustin Sainte-Beuve|Sainte-Beuve]]|[[Revue des Deux Mondes]] tome 11, 1845}}
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/879]]==
::« Les anciens ne se sont pas contents de peindre simplement d'après nature, ils ont joint la passion à la vérité, »▼
::FÉNELON, ''Lettre sur l'Éloquence''.▼
▲::« Les anciens ne se sont pas contents de peindre simplement
La Didon de Virgile passe avec raison pour la création la plus touchante que nous ait léguée l'antiquité; elle en est à la fois la beauté le plus en vue. L'antiquité, en effet, se présente à nous par divers aspects et comme par divers étages de perspectives; elle a ses profondeurs et ses premiers plans. L'antiquité latine, plus rapprochée de nous que la grecque, nous est dès long-temps plus familière; c'est sur elle que tombent d'abord les regards, et qu'aussi, à mesure qu'on s'éloigne, on a plus de facilité pour se reporter. Même lorsqu'il ne nous est pas donné de pénétrer au-delà, et qu'en avançant dans la vie nous n'avons plus que des instans pour nous retourner vers cette patrie première de toute belle pensée, la villa d'Horace, ce Tibur tant célébré, continue de nous apparaître à l'horizon, couronnant les dernières collines, et surtout, comme sur un dernier promontoire de cette mer d'azur aux rivages immortels, s'élève encore et se dessine, aussi distinct qu'au premier jour, le bûcher fumant de Didon.▼
▲La Didon de Virgile passe avec raison pour la création la plus touchante que nous ait léguée
Si l'on a le loisir pourtant d'examiner de plus près et d'entrer dans le golfe même, si l'on approche, pour le mieux étudier, de ce qu'on admire, si l'on compare avec les monumens les plus connus et les mieux situés ceux qu'ils nous masquaient trop aisément, les oeuvres plus reculées et de moindre renom dont les dernières venues ont profité jusqu'à les faire oublier, et dont il semble qu'elles dispensent, mille réflexions naissent; les dernières oeuvres qui se trouvent pour nous autres modernes les premières en vue, et qui restent les plus apparentes, n'y perdent pas toujours dans notre esprit; mais on les comprend mieux dans leur formation et leur mérite propre. On voit ce que cette perfection si simple d'ensemble et, en quelque sorte, définitive, a dû coûter d'études, d'efforts, d'épreuves successives et plus ou moins approchantes, avant de se fondre ainsi comme d'un seul jet et de se rassembler d'une ligne harmonieuse sous le regard. Et pour ce qui est de la Didon de Virgile en particulier, à laquelle tout ceci a trait et se rapporte, on se rend mieux compte alors de ces qualités souveraines qui assurent la vie aux oeuvres de l'art dans les époques d'entière culture, à savoir, la composition, l'unité d'intérêt et un achèvement heureux de l'ensemble et des parties. Les productions antérieures dont Virgile a profité dans sa Didon manquent trop de cet ensemble et de cette conduite qui ménage en tout point le charme; ce n'est pas à dire qu'elles ne méritent pas d'être plus connues, et de vivre dans la mémoire plus près du chef-d'oeuvre auquel elles ont puissamment aidé.▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/880]]==
▲Si
La Didon de Virgile est une imitation combinée, car Virgile aime d'ordinaire à combiner ses imitations pour mieux laisser jour dans l'entre-deux à son originalité. Il se comporte en cela comme ces rois habiles qui ont soin de se choisir plusieurs alliés, afin de ne se trouver à la merci d'aucun. Il s'est donc à la fois inspiré, en concevant sa belle reine, et de l'Ariane de Catulle et de la Médée d'Apollonius de Rhodes. Il s'est surtout souvenu d'Ariane dans les imprécations finales, et de Médée dans la peinture des préambules de la passion. L'Ariane de Catulle peut aisément s'apprécier et faire valoir ses droits; mais il me semble qu'on n'a pas rendu assez justice à la Médée d'Apollonius, frappée d'une sorte de défaveur et d'oubli, et comme entourée d'une ombre funeste. Virgile l'avait très présente à la pensée et lui doit beaucoup; elle ne le cède en rien à Didon (si même elle ne la surpasse point) pour tout le premier acte de la passion, et ce n'est que dans le tramant de la terminaison et par le prolongement d'une destinée dont on sait trop la suite odieuse, qu'elle perd de ses avantages. On dit souvent qu'il y a dans Virgile beaucoup de traits du génie moderne et qu'il demeure par là original entre les anciens. Il est vrai qu'il n'y a pas seulement chez lui des traits de passion, on y trouve déjà de la ''sensibilité'', qualité moins précise et plutôt moderne; mais pourtant on est trop empressé d'ordinaire à restreindre le génie ancien; en l'étudiant mieux et en l'approfondissant, on découvre qu'il avait deviné plus de choses que notre première prévention n'est portée à lui en accorder. Et quant aux nuances et aux délicatesses du sentiment, on va voir que Médée n'en est pas plus dépourvue que Didon ni qu'aucune héroïne plus moderne.▼
▲La Didon de Virgile est une imitation combinée, car Virgile aime
Le poème de l'''Expédition des Argonautes'', dont Médée forme le principal épisode, et comme le centre, eut chez les anciens plus de réputation qu'il n'en a sauvé depuis. Les Romains surtout en tirent grand cas : Varron d'Atace l'avait traduit de bonne heure; plus tard Valérius Flaccus l'a imité en le développant; mais c'est par les emprunts que lui a faits Virgile, qu'il se recommande encore de loin à la gloire. L'auteur, Apollonius, dit de Rhodes, parce qu'il y habita long-temps, appartient à cette école des Alexandrins si ingénieuse, si raffinée, qui cultiva tous les genres, qui excella dans quelques-uns, et dont les poètes, rangés en pléiade, se présentaient déjà aux Romains du temps de César et d'Auguste comme les derniers des anciens. Apollonius florissait 180 ans environ avant Virgile. Je ne répéterai pas le peu qu'on sait de sa vie et de ses démêlés avec Callimaque, rivalité de disciple et de maître, querelle d'épopée et d'élégie. Callimaque, dans l'''Hymne à Apollon'', paraît avoir fait allusion à son ancien élève dans ce passage : « L'Envie a dit tout bas à l'oreille d'Apollon : Je n'admire pas un poète qui n'a pas autant de chants que la mer a de flots. - Apollon a repoussé du pied l'Envie, et a répondu : Vois le fleuve d'Assyrie, son cours est immense, mais il entraîne la terre mêlée à son onde et la fange. Non, les prêtresses légères ne portent pas à Cérès de l'eau de tout fleuve; mais celle qui, pure et transparente, coule en petite veine de la source sacrée, celle-là lui est chère <ref> Mot à mot : celle-là est ''la fleur''; c'est-à-dire la fleur des eaux, la plus excellente des eaux.</ref>. » - Le poème des ''Argonautes'' ne roule pas cependant beaucoup de limon; Quintilien l'a loué, tout au contraire, pour un certain courant égal, pour une certaine mesure qui ne s'abaisse jamais : ''oequali quadamn mediocritate''. On peut trouver que ce n'est pas là un éloge suffisant pour un poème épique. Ce qui paraît y manquer principalement, c'est l'unité du sujet, c'est un intérêt général, actif, continu, concentré. Le sujet des ''Argonautes'' ne se rapporte pas à un grand dessein national, comme celui de l'''Énéide''; il n'intéresse particulièrement aucun peuple, il s'éparpille sur une foule d'origines et de berceaux. L'auteur se propose de raconter avec suite le départ des héros, presque tous égaux en vaillance et en gloire, qui vont sous la conduite de Jason à la conquête de la toison d'or, les incidens de leur voyage, cette conquête, puis leur retour avec tous les incidens encore. Ce thème prêtait à l'érudition géographique et généalogique, aux épisodes, et il y en a d'agréables, même de charmans, et à tout instant éclairés de comparaisons ingénieuses ou grandes, d'images vraiment homériques; mais tout cela est successif, développé dans l'ordre des faits et des temps, sans beaucoup de feu ni d'action, et surtout sans ce ''flumen'' grandiose continu, qui est le courant d'Homère. La marche du poème ne diffère en rien de celle d'un itinéraire; il n'y a pas en ce sens-là d'invention. Pétrone, parlant d'un poème de ''la Guerre civile'', en esquisse largement la poétique en ces termes : « Il ne s'agit pas, dit-il, de comprendre en vers tout le récit des faits, les historiens y réussiront beaucoup mieux; mais il faut, par de merveilleux détours, par l'emploi des divinités, et moyennant tout un torrent de fables heureuses, que le libre génie du poète se fasse jour et se précipite, de manière qu'on sente partout le souffle sacré et nullement le scrupule d'un circonspect récit qui ne marche qu'à couvert des témoignages <ref> « Non enim res gestae versibus comprehendendae sunt, quod longe melius historici faciunt; sed per ambages, deorumque ministeria et fabulosum sententiarum torrentem, praecipitandus est liber spiritus, ut potius furentis animi vaticinatio appareat, quam religiosae orationis sub testibus fides. » (''Satyricon'', CXVIII.)</ref>. » On se ressouvient involontairement de cette recommandation en lisant ''les Argonautes''; non certes que les fables et les prodiges y fassent défaut, ils sortent de terre à chaque pas; mais ici ces fables et ces prodiges sont, en quelque sorte, la suite des faits mêmes, et il ne s'y rencontre aucune machine supérieure, aucune invention dominante et imprévue, pour donner au poème son tour, son impulsion, sa composition particulière. Toutes ces choses merveilleuses se trouvent racontées selon leur ordre et en leur temps, par une sorte de méthode historique. Le poète-narrateur semble préoccupé, chemin faisant, de ne rien vouloir oublier.▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/881]]==
souvent qu’il y a dans Virgile beaucoup de traits du génie moderne et qu’il demeure par là original entre les anciens. Il est vrai qu’il n’y a pas seulement chez lui des traits de passion, on y trouve déjà de la ''sensibilité'', qualité moins précise et plutôt moderne ; mais pourtant on est trop empressé d’ordinaire à restreindre le génie ancien ; en l’étudiant mieux et en l’approfondissant, on découvre qu’il avait deviné plus de choses que notre première prévention n’est portée à lui en accorder. Et quant aux nuances et aux délicatesses du sentiment, on va voir que Médée n’en est pas plus dépourvue que Didon ni qu’aucune héroïne plus moderne.
Le poème de l'''Expédition des Argonautes'', dont Médée forme le principal épisode, et comme le centre, eut chez les anciens plus de réputation qu’il n’en a sauvé depuis. Les Romains surtout en tirent grand cas : Varron d’Atace l’avait traduit de bonne heure ; plus tard Valérius Flaccus l’a imité en le développant ; mais c’est par les emprunts que lui a faits Virgile, qu’il se recommande encore de loin à la gloire. L’auteur, Apollonius, dit de Rhodes, parce qu’il y habita long-temps, appartient à cette école des Alexandrins si ingénieuse, si raffinée, qui cultiva tous les genres, qui excella dans quelques-uns, et dont les poètes, rangés en pléiade, se présentaient déjà aux Romains du temps de César et d’Auguste comme les derniers des anciens. Apollonius florissait 180 ans environ avant Virgile. Je ne répéterai pas le peu qu’on sait de sa vie et de ses démêlés avec Callimaque, rivalité de disciple et de maître, querelle d’épopée et d’élégie. Callimaque, dans l'''Hymne à Apollon'', paraît avoir fait allusion à son ancien élève dans ce passage : « L’Envie a dit tout bas à l’oreille d’Apollon : Je n’admire pas un poète qui n’a pas autant de chants que la mer a de flots. — Apollon a repoussé du pied l’Envie, et a répondu : Vois le fleuve d’Assyrie, son cours est immense, mais il entraîne la terre mêlée à son onde et la fange. Non, les prêtresses légères ne portent pas à Cérès de l’eau de tout fleuve ; mais celle qui, pure et transparente, coule en petite veine de la source sacrée, celle-là lui est chère <ref> Mot à mot : celle-là est ''la fleur'' ; c’est-à-dire la fleur des eaux, la plus excellente des eaux.</ref>. » - Le poème des ''Argonautes'' ne roule pas cependant beaucoup de limon ; Quintilien l’a loué, tout au contraire, pour un certain courant égal, pour une certaine mesure qui ne s’abaisse jamais : ''oequali quadamn mediocritate''. On peut trouver que ce n’est pas là un éloge suffisant pour un poème épique. Ce qui paraît y manquer principalement, c’est l’unité du sujet, c’est un intérêt général, actif, continu,
Ces remarques qui tombent sur l'ensemble du poème cessent de s'appliquer justement au chant III, c'est-à-dire au moment de l'arrivée des héros en Colchide, et dès qu'intervient le personnage de Médée. L'intérêt véritable est là; on tient le noeud; l'action se resserre, elle est vive, pressante, à la fois naturelle et merveilleuse, unissant les combinaisons mythologiques et les peintures du coeur humain. Et ce chant (notez-le) n'est pas un chant de dimension ordinaire; il n'a pas moins de 1,400 vers; si l'on y joint les 250 premiers vers du suivant qui exposent les derniers actes de Médée en Colchide et sa fuite à bord du vaisseau ''Argo'', on a là une suite de plus de 1,600 vers pleins de beautés diverses, animés de feu, de passion et de grace. Le poème, à partir de ce moment, est expressément placé, sous l'invocation d'''Erato'', la muse de l'amour. Il semble que le poète, arrivé à cet endroit de son oeuvre, se soit dit que cette passion amoureuse était la seule nouveauté qu'Homère lui eût laissée entière dans le domaine épique, et il s'y est appliqué avec charme, avec bonheur. Il m'est impossible (quelque réserve qu'on doive mettre à juger de soi-même les anciens) de ne pas le trouver en cet endroit un grand poète, ou du moins un poète supérieur; il sort tout-à-fait de ''l'oequali mediocritate'', dont l'a qualifié Quintilien; il fait mieux que de ''ne jamais tomber'', comme l'en a loué Longin, il s'élève; et, si ce n'est pas du grandiose ni du ''sublime'', à proprement parler, il a du moins plus d'un trait admirable dans le gracieux; on ne l'a pas assez dit, et j'espère parvenir, sans beaucoup de peine, à le montrer à l'aide de l'analyse et des traductions suivantes.▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/882]]==
▲
Ces remarques qui tombent sur l’ensemble du poème cessent de s’appliquer justement au chant III, c’est-à-dire au moment de l’arrivée des héros en Colchide, et dès qu’intervient le personnage de Médée. L’intérêt véritable est là ; on tient le nœud ; l’action se resserre,
Les Argonautes donc, au commencement du chant troisième, après une longue navigation, après toutes sortes d'aventures déjà et de périls, viennent d'entrer dans l'embouchure du Phase et d'aborder en Colchide. Il s'agit pour eux d'obtenir, de gré ou de force, du roi Eétès qui y règne, la toison d'or que Jason doit rapporter. Les Argonautes, dans les derniers jours de leur navigation, ont par bonheur rencontré de jeunes princes, petits-fils d'Eétès et fils d'une ses filles, lesquels, de leur côté, étaient partis un peu aventureusement pour aller en Grèce, car ils sont Grecs par leur père Phrixus; avec le secours de ces auxiliaires précieux qu'ils ont sauvés du naufrage et qu'ils ramènent avec eux, les héros et Jason, leur chef, espèrent s'insinuer auprès d'Eétès et trouver jour à leur entreprise.▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/883]]==
▲
▲Les Argonautes donc, au commencement du chant troisième, après une longue navigation, après toutes sortes
Au commencement du chant, Junon et Minerve apparaissent délibérant en faveur de Jason, et cherchant pour lui quelque expédient qui le mette en possession de sa conquête. Elles restent court quelque temps et en silence; tout d'un coup Junon se fixe à l'idée d'aller trouver Vénus et de lui demander qu'elle engage son fils à blesser Médée d'une flèche au coeur pour Jason. Médée, fille d'Eétès, est une jeune fille, prêtresse d'Hécate et habile aux enchantemens; mais, à cette heure, elle est pure, chaste, aussi virginale que peut l'être Nausicaa; c'est Médée avant tous les crimes. Minerve donne les mains à l'expédient de Junon : « Je n'entends rien, dit-elle, à tous ces traits ni à tous ces foments de l'amour; mais, puisque le moyen te paraît bon, j'y consens, et je suis prête à te suivre : seulement, ce sera à toi de porter la parole. » Les deux déesses s'envolent aussitôt et arrivent au palais bâti à Vénus par son boiteux époux. Celui-ci est parti dès le matin pour visiter les forges de son île flottante. Vénus toute seule, assise devant sa porte, est occupée à se peigner et à partager ses beaux cheveux sur ses épaules avec un peigne d'or. Je passe de gracieux détails; elle s'empresse de renouer ses cheveux dès qu'elle voit les déesses, et les accueille avec une aimable raillerie : « Quel dessein, quelle affaire amène ici de si grandes dames? car vous venez pour quelque chose, et l'on ne vous voit guère d'habitude, étant comme vous êtes les premières des déesses. » Je force peut-être un peu le ton, mais je l'indique du moins. Junon expose l'affaire, et comment il s'agit de favoriser Jason, de le tirer de sa périlleuse entreprise. Vénus fait la soumise et joue l'humilité : elle s'engage à tout ce que peuvent ses faibles mains. Mais ce n'est pas de mains ni de force ouverte qu'il est besoin, lui dit-on; qu'elle veuille bien seulement commander à son fils d'enflammer la fille d'Eétès pour Jason. Elle répond alors « Junon et toi, Minerve, il vous obéirait, à vous surtout, bien plutôt qu'à moi; car devant vous, tout impudent qu'il est, le méchant garçon aura encore tant soit peu de honte; mais de moi il n'a nul respect ni souci, et il lui est égal de me quereller sans cesse. Et peu s'en est fallu que, d'indignation, je ne lui aie cassé l'autre jour ses méchantes flèches avec son arc, car il m'a osé dire dans sa menace que, si je ne m'éloignais bien vite tandis qu'il était encore maître de lui, je n'aurais à m'en prendre des suites qu'à moi-même. »▼
Au commencement du chant, Junon et Minerve apparaissent délibérant en faveur de Jason, et cherchant pour lui quelque expédient qui le mette en possession de sa conquête. Elles restent court quelque temps et en silence ; tout d’un coup Junon se fixe à l’idée d’aller trouver Vénus et de lui demander qu’elle engage son fils à blesser Médée d’une flèche au cœur pour Jason. Médée, fille d’Eétès, est une jeune fille, prêtresse d’Hécate et habile aux enchantemens ; mais, à cette
A ce discours de Vénus, les deux déesses se regardèrent en souriant, et Vénus un peu piquée repartit : « Mes maux, je le vois bien, ne servent qu'à faire rire les autres; aussi ai-je tort de les dire à tout le monde; ce m'est bien assez de les savoir moi-même. » Et elle se met en devoir d'exécuter le vœu des déesses. Junon, d'un nouveau sourire, l'en remercie, et lui touchant la main délicate pour l'apaiser « Allons, dit-elle, ô Cythérée ! exécute bien vite ce que tu viens de nous promettre; et ne t'irrite pas ainsi, ne te mets pas en colère contre ton enfant, car il changera par la suite. »▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/884]]==
▲
▲A ce discours de Vénus, les deux déesses se regardèrent en souriant, et Vénus un peu piquée repartit : « Mes maux, je le vois bien, ne servent
La rivalité de Junon et de Vénus, au premier livre de l'''Énéide'', a certes plus de grandeur ou de gravité, et elle domine tout le poème; mais ici les scènes d'un ton moins élevé, qui interviennent comme ressort secondaire, ont beaucoup de grace; elles sont d'un jeu habile, ingénieux, et tout le sérieux de la passion va se retrouver dans les effets.▼
La rivalité de Junon et de Vénus, au premier livre de l'''Énéide'', a certes plus de grandeur ou de gravité, et elle domine tout le poème ;
Vénus part à la recherche de son fils, et elle le trouve dans un des vergers de l'Olympe, jouant aux osselets avec Ganymède, deux enfans de mêmes goûts et de même âge. Le fol Amour s'est échauffé au jeu « tenant contre sa poitrine la main gauche toute pleine des osselets d'or qu'il venait de gagner, il était debout triomphant : une molle rougeur fleurissait le teint de ses joues. Son camarade, tout auprès, assis sur ses talons, se tenait en silence, les yeux baissés à terre; il n'avait plus que deux osselets qu'il jetait machinalement l'un après l'autre : les éclats de rire du gagnant l'irritaient; et, ayant bientôt perdu ce dernier reste, il s'en alla tout confus, les mains vides, sans s'apercevoir de l'approche de Vénus. » Celle-ci n'eut pas de peine à décider l'enfant à ce qu'elle voulut, moyennant promesse d'un jouet plus beau, de celui même qu'on avait fabriqué en Crète pour Jupiter enfant. Amour le voulait à l'instant même et jetait déjà tous les autres; mais Vénus lui jure qu'il l'aura sans faute après.▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/885]]==
▲
▲Vénus part à la recherche de son fils, et elle le trouve dans un des vergers de
On se rappelle que Virgile, au livre premier de l'''Énéide'', a trouvé l'ingénieux moyen de déguiser l'Amour sous les traits d'Ascagne, que son père envoyait vers Didon. Apollonius, d'après ce qui précède, eût été fort capable, on le voit, d'imaginer quelque artifice du même genre; mais Jason n'avait point de fils. C'est donc dans une forme plus simple que les choses se passeront. Jason s'est décidé, pour début, à aborder Eétès avec des propositions pacifiques; il se présente au palais, lui et deux de ses compagnons, amenant en outre les quatre jeunes gens, petits-fils du roi et fils de sa fille Chalciope, que les Argonautes ont recueillis en chemin. Le palais du roi est magnifiquement décrit, et rappelle par quelques endroits celui de Ménélas ou d'Alcinotis dans l'''Odyssée''; on se sent, à première vue, dans la demeure d'un fils du Soleil. Médée qui, d'habitude, se rend dès le matin au temple d'Hécate, dont elle est prêtresse, a été retenue ce jour-là au palais par une suggestion intime de Junon; elle aperçoit les étrangers au moment où elle passe de son appartement dans celui de sa soeur; elle pousse un cri de surprise; Chalciope accourt et reconnaît ses fils, qui se jettent dans ses bras. De là grande rumeur : Eétès lui-même paraît et donne ordre de recevoir les hôtes qui lui arrivent. Ici je traduis aussi exactement qu'il m'est possible :▼
▲On se rappelle que Virgile, au livre premier de l'''Énéide'', a trouvé
« Cependant l'Amour, à travers l'air blanc, arriva invisible, aussi âpre que l'est aux tendres génisses le taon que les pasteurs appellent la mouche des boeufs; et bien vite, sous la porte, dès le vestibule, ayant tendu son arc, il tira de son carquois une flèche toute neuve, source de gémissemens. Toujours inaperçu, il franchit rapidement le seuil, lançant des regards aigus, et, s'étant ramassé tout petit sous Jason lui-même, il mit le cran de sa flèche sur le milieu de la corde; puis, écartant de toutes ses forces ses deux mains, il lâcha le trait tout droit sur Médée : une stupeur muette la saisit au coeur. Et lui alors, reprenant son vol, s'élança hors du palais élevé en riant aux éclats. Le trait brûlait tout au fond dans le sein de la jeune fille, pareil à une flamme; elle ne cessait de fixer sur le fils d'Eson des yeux étincelans, et son coeur à coups pressés haletait de fatigue hors de sa poitrine; il ne lui restait plus aucun autre souvenir, et son ame se distillait dans une douce amertume. Comme une femme, ouvrière laborieuse, qui vit du travail pénible de ses mains, répand tout autour d'un tison ardent des broussailles sèches afin de s'apprêter de nuit une lumière dans sa chambre, car elle s'éveille de très bonne heure; et ce feu, s'allumant tout grand d'un si petit tison, consume à la fois toutes les broussailles : tel, ramassé sous le coeur de la jeune fille, brûlait en secret le funeste Amour; elle laissait ses joues délicates tourner tantôt à la pâleur et tantôt à la rougeur, au hasard de ses pensées. »▼
« Cependant l’Amour, à travers l’air blanc, arriva invisible, aussi âpre que l’est aux tendres génisses le taon que les pasteurs appellent
Nous voilà dans l'invasion rapide de la passion, dont ce chant tout entier va offrir les alternatives et le développement. On aura remarqué cette comparaison naïvement touchante de la femme ''qui vit du travail de ses mains''; elle est tout-à-fait dans le goût d'Homère et des véritables anciens. Ovide, qui déjà n'était plus à tant d'égards qu'un bel-esprit moderne, a omis ou manqué tant de traits heureux dans la Médée de ses ''Métamorphoses'', ne conservant que ce qui prêtait à de certains contrastes et cliquetis de pensée. Croirait-on que, dans sa rapide réminiscence, il a fait de la belle similitude ces trois vers sans expression et d'une élégance commune:▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/886]]==
▲
▲Nous voilà dans
::Ut solet a ventis alimenta adsumere, quaeque
::Parva sub inducta latuit scintilla favilla,
::Crescere ; et in veteres agitata resurgere vires :
::Sic jam Jentus amor, etc., etc <ref> ''Métamorphoses'', livre VII. </ref> !
Cela ressemble à tous les incendies et à toutes les flammes, et
Après le repas qu’Eétès a fait servir aux nouveaux-venus avant toute chose d’après les lois de l’hospitalité, il y a lieu pour Jason d’
Après le repas qu'Eétès a fait servir aux nouveaux-venus avant toute chose d'après les lois de l'hospitalité, il y a lieu pour Jason d'expliquer au "roi le sujet de son voyage. Argus (c'est le nom de l'aîné des fils de Chalciope) commence en médiateur; il essaie de disposer son grand-père en faveur des étrangers; il raconte les services que lui et ses frères en ont reçus, le but de l'expédition, la qualité et la race divine de cette élite de héros; que Jason ne vient que pour satisfaire aux ordres d'un tyran jaloux, et que, s'il obtient de plein gré la toison désirée, il est prêt, lui et ses amis, à payer ce bienfait par tous les services. - Eétès s'emporte à cette nouvelle, il met en doute la bonne foi des arrivans, il menace. Jason, se contenant, persiste dans la voie de conciliation, et il reprend les argumens du jeune homme. C'est alors que le roi, dissimulant un peu sa colère et imaginant un détour dont il se croit assuré, lui propose de lui céder la toison d'or à condition de l'épreuve suivante : dans un champ consacré à Mars, il a deux taureaux aux pieds d'airain, et dont les naseaux vomissent la flamme; si Jason parvient à les dompter, à les soumettre au joug, puis à labourer le champ de Mars, et, l'ayant ensemencé des dents d'un dragon, à moissonner la terrible moisson de géans armés qui en doivent naître, il aura la toison divine, mais pas autrement. - Jason, effrayé au fond, hésite; il finit par s'engager pourtant, faute de pouvoir reculer, et sans savoir comment il sortira d'une telle lutte. Ici nous retrouvons Médée, qui a été témoin de tout ce débat, et je recommence à traduire :▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/887]]==
▲
« Jason se leva de son siége, et avec lui Augias et Télamon ; Argus les suivait, ayant fait signe à ses frères de rester ; ils se dirigèrent hors du palais. Le fils
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/888]]== même ne le fissent périr ; elle le pleurait comme déjà tout-à-fait mort ; de tendres larmes inondaient ses joues dans la violence de sa pitié, et, se lamentant faiblement, elle poussa cette plainte Pourquoi, malheureuse, cette angoisse me tient-elle ainsi ?
Nous entrons ici avec Médée dans le dédale des contradictions charmantes que Virgile a si bien décrites chez sa Didon ; nous allons y marcher de plus en plus, et, pour qui sait par
Tandis que Médée se trouble ainsi et se partage tout bas pour le héros, toutes les pensées alentour se dirigent vers elle, et conspirent à
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/889]]==
« Cependant un sommeil épais soulageait un peu de ses angoisses la jeune fille couchée sur son lit ; mais bientôt des songes trompeurs, pleins
« Malheureuse que je suis, quels songes pesans
Remarquez ce qui suit et quelle est la logique de la passion : Médée
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/890]]== vient de se dire pour conclusion « Elle dit, et, se levant, elle ouvrit les portes de la chambre, nu-pieds, vêtue
« Comme
Mais une suivante de Médée
« Ainsi parla Chalciope : les joues de Médée se couvrirent de rougeur ; long-temps la pudeur virginale
« Chalciope, mon ame est tout en peine pour tes enfans : je crains élue notre père ne les fasse périr du coup avec ces étrangers. Ce sont
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/891]]== ces horribles songes Une fois la mère ainsi alarmée dans Chalciope, celle-ci ne se contient plus ; elle fait jurer à Médée le secret sur ce
« Mais que puis-je faire ? ajoute ingénument Médée : je
A ces mots, le
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/892]]== neveux si grands ; mais ces neveux, on le sait à présent, ce sont par Médée a tout promis ; elle doit se trouver le lendemain matin au temple
::
::Deteriora
Dans le vrai pourtant, Médée, tout en cédant à ces fluctuations, ne
« La nuit, continue Apollonius, la nuit vint ensuite, amenant les ténèbres sur la terre ; les nautonniers sur la mer avaient les yeux fixés vers la grande Ourse et vers les étoiles
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/893]]== dans son sein. Des larmes de pitié coulaient de ses yeux ; et au dedans la douleur minante ne cessait de la ronger à travers tout le corps, le long des moindres fibres et jusque tout au bas de la nuque, là où plonge le plus sensiblement le mal lorsque les Amours logent sans relâche leurs amertumes dans un esprit. Tantôt elle se dit Je arrête un moment après cet admirable morceau, au sujet duquel les remarques se pressent. Et
::Nox erat et placidum carpebant fessa soporem
::Corpora per
::At non infelix animi
En même temps on se demande comment, parmi les divers traits, Virgile a précisément omis celui de ''cette mère dont les enfans sont morts''. Je ne puis croire
Il prenait encore cette belle comparaison de
::Sicut aquae tremulum labris ubi lumen ahenis
::Sole
Seulement il ne
On aura remarqué les caractères physiques par lesquels le poète
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/894]]== accuse les progrès de la passion chez Médée, et ce siège de la nuque « Je le vis, et du coup je devins folle, et mon
La délicatesse moderne
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/895]]== ont inventé les paratonnerres. La filiation toutefois des nobles et touchantes victimes ne ==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/896]]== pas devenu autre, mais tout se passait en elle. Je reviens bien vite à notre antique victime, à Médée et à son monologue interrompu. Seule donc, durant la nuit, et partagée entre mille résolutions contradictoires, elle se débat avec elle-même : elle regrette de
« Elle dit et
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/897]]== les portes de sa chambre, guettant la lumière : enfin Ici se placent des descriptions pleines de fraîcheur, la toilette empressée de la jeune fille qui veut effacer la trace des larmes de la nuit et
« Elle mit, dit-il,
A peine arrivée au temple, Médée
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/898]]== m’en croire. » Et elle leur raconte à demi la promesse à laquelle elle Jason, pendant ce temps-là,
Mais, au moment où Mopsus embrassait en idée tant de choses, il en était une, et la plus simple de toutes, dont il ne
« Il y a dans la plaine, le long de la route et non loin du temple, un certain peuplier noir orné
« O le sot devin, qui ne sait pas même comprendre avec son esprit ce que savent les petits enfans,
Mopsus sourit à cet avis si joliment donné, et en tient compte ; Argus et lui
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/899]]==
::Heu vatum ignarae mentes ! quid vota furentem,
::Quid delubra juvaut ?
Chez Apollonius, le trait a moins de portée ;
« De son côté, le
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/900]]== dite classique « Cette princesse étoit sur son lit ; il faisoit chaud, et la vue de M. de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne diminuoit pas sa beauté. Il
Voilà ce
Ce
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/901]]== tout, Médée est un peu une princesse de Scythie, une personne de la Mer-Noire qui doit être secrètement flattée de faire parler Ainsi parla-t-il en la glorifiant, et elle, jetant les yeux de côté, elle souriait
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/902]]== tenaient tous les deux leurs yeux attachés à la terre, tantôt ils les relevaient pour se voir, en Ce premier discours de Médée, si lentement amené, débute et se déroule avec un naturel infini : elle va droit au fait du premier mot « Écoute bien à présent, lui dit-elle, comment je viendrai à bout de te
« Tu pourras de cette sorte emporter la toison en Grèce,
Tout ce qui suit est
« Souviens-toi, si jamais tu es de retour dans ta patrie, souviens-toi du nom de Médée, comme moi-même je me souviendrai de toi, si éloigné que tu puisses être. Et mets quelque complaisance à me dire où sont tes palais et de quel côté tu vas te diriger
On voit que Jason a bien tardé à
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/903]]== tant de héros qui se laissent faire et que les dieux, en de telles rencontres, conduisent par la main à leur fortune. Quant aux questions de Médée, elles sont bien naturelles en même temps que finement insinuantes : elle parle « Mais pourquoi te raconter toutes ces choses que le vent emportera, et ma patrie, et notre famille, et la très illustre Ariane, fille de Minos, nom brillant qui fut celui de cette vierge aimable sur laquelle tu
«
«
Il me semble
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/904]]== (ainsi Le troisième chant
Il y aurait encore (mais il ne faut pas abuser même des graces) à tirer du début du chant suivant
Mais cela est plus utile à apprendre en morale
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/905]]== poème ; et En
SAINTE-BEUVE.
|