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Sophie-Dorothée, femme de George Ier <ref> Memoirs of Sophia-Dorothea, consort of George I, chiefly from the secret archives of Hanover, Brunswick, Berlin and Vienna. London, 2 vol., H. Colburn, 1845. </ref>
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Le 16 novembre 1726, trois voitures de deuil quittaient la forteresse d’Ahlden, château féodal des ducs de Brunswick. Un écusson voilé d’un crêpe s’abaissait au-dessus de la porte ; le pont-levis retentissait sous le poids du catafalque, et le même blason, composé des armoiries écartelées de la maison d’Olbreuse en Poitou et de la maison princière de Brunswick-Lünebourg, se répétait sur le cercueil et sur les carrosses. Il était difficile de comprendre la solennité de ces funérailles en ce lieu pauvre et isolé. Dans la première voiture, il y avait une femme qui pleurait ; dans la seconde et la troisième, on apercevait quelques figures de cérémonie, physionomies plates de baillis, de surintendans et de dames d’honneur germaniques. Les eaux demi-glacées de l’Aller, éclairées d’un soleil gris et terne, la rue tortueuse du petit village d’Ahlden avec ses cailloux inégaux, la pauvre population étiolée de tisserands chétifs qui apparaissaient
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sur les portes, le bonnet à la main, pour saluer le cadavre, composaient une scène triste et complète, à laquelle il ne manquait rien, pas même les larmes de ces bonnes gens du village et les pas mesurés des quarante trabans au costume hongrois, montés sur de lourds chevaux. Six cents personnes environ, hommes, femmes et enfans, suivirent humblement le cercueil de leur bienfaitrice, qui allait dormir, après une vie de douleur, dans un caveau de princes.
 
Ce n’est pas un récit romanesque que nous voulons commencer ; il s’agit de faits incontestables qui touchent aux premières maisons de l’Europe, et se rapportent à l’une des destinées les plus déplorables du dernier siècle. La réalité apparaît plus touchante que les inventions, quand le temps, de son souffle, enlève ces couches de feuilles sèches et entassées qu’on nomme intérêts et passions ; alors, et long-temps après les évènemens, nous apprenons ce que l’homme vaut, ce que la société ose, ce que les peuples souffrent, et ce qui se passe sous nos yeux, au milieu des civilisations florissantes. Il y a d’effroyables iniquités qui se révèlent, des crimes plus odieux que ceux dont les tribunaux font justice qui éclatent après des siècles, des secrets de l’histoire privée qui font peur au philosophe, des mains sanglantes qui sortent de terre, et des lumières lugubres qui se répandent sur le cœur humain. Ces secrets ne s’apprennent que tard ; on les ensevelit aussi profondément que possible, et l’honneur des familles, la cupidité, l’indifférence, jettent à l’envi leurs pelletées de terre sur les victimes sacrifiées, celles surtout qui se sont heurtées et brisées contre les puissances de ce monde. Victimes dont l’histoire ne s’occupe guère, et dont les pleurs ont coulé devant Dieu, ignorées de tous, sans justice de la part des hommes que les égoïsmes envahissent, que les jouissances absorbent, ne serait-il pas temps de vous donner un coup d’œil, de jeter la clarté sur vos noms effacés, sur vos vertus perdues et vos inutiles dévouemens, et de s’accoutumer à vous compter pour quelque chose ?
 
Parmi les souvenirs de ce genre, il n’en est point de plus dignes d’intérêt que celui de Sophie-Dorothée de Hanovre, dont je montrais tout à l’heure le convoi solitaire. Duchesse d’Ahlden et princesse de Zelle par son père, ses mémoires, composés par elle-même pendant une captivité de trente-deux ans, viennent de paraître à Londres sous le titre de ''Journal'' et la forme de drame, « écrit par Sophie-Dorothée dans sa prison, et fait pour éclaircir les évènemens de sa vie. » L’authenticité de ces mémoires ne peut souffrir de doute <ref> ''Diary of the Conversations of the principal personages at the courts of Hanover and Zelle, illustrative of the history of Sophia-Dorothéa, written by herself, and now first translated from the original kept by that princess, during her thirty-two years’ imprisonment in the castle of Ahlden''.</ref>. La forme en
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est bizarre, le style fatigant, la phraséologie épaisse, et il n’y a que la princesse elle-même, dont le respect pour la vérité ait pu gâter à plaisir la tragédie domestique dont elle était l’héroïne. Reproduisant les conversations des personnages avec qui elle a entretenu des rapports, elle ne fait pas grace d’une révérence, ou d’un domestique apportant une lettre sur un plateau ; vous diriez ces images dont le soleil est le peintre fidèle, et c’est le plus triste peintre et le plus lugubre dont on puisse s’aviser ; la princesse est peintre à la manière du soleil. Elle n’a donc fait ni un bon drame ni un bon roman, et la pauvre femme a mal traité sa propre vie. Elle s’enfonce dans les mots ; l’étiquette allemande règne dans le livre, au point de nous dérober les émotions dont il est rempli, et même les idées quand il y a des idées. Les caractères des personnages n’apparaissent pas avec netteté au milieu de cette pâte verbeuse et sous les draperies d’une cour cérémonieuse et brutale.
 
Avant la publication de ces documens sans art, qui prouvent l’innocence de la princesse et ne prouvent pas son talent, on savait d’une manière confuse l’histoire de cette épouse de George Ier, accusée par lui d’une intrigue amoureuse avec le beau Kœnigsmark, que l’on fit disparaître ; les romanciers avaient brodé de leur mieux une étoffe si riche et si vague. Les historiens ne s’accordaient pas sur les motifs et sur les détails de l’anecdote, et Walpole lui-même, auquel les particularités de la cour n’échappaient guère, n’avait pu soulever les voiles dont cette lugubre aventure s’était enveloppée. L’archidiacre Coxe, dans ses mémoires sur Robert Walpole, avait contredit les assertions de son prédécesseur, et les derniers historiens de la maison d’Hanovre, lord Mahon et M. Jesse, avaient jeté dans cette obscurité des conjectures qui ne faisaient que l’accroître.
 
Aujourd’hui l’auto-biographie de Sophie-Dorothée vient de paraître à Londres, escortée de renseignemens accessoires et inédits fournis par les archives de Vienne, de Berlin, du duché de Brunswick et du duché de Zelle. Au manuscrit de la princesse, qui porte pour premier titre ''Précis de mon Destin et de ma Prison'', viennent se joindre la confession d’une mourante, la comtesse Platen, qui joua dans ce drame un rôle sanglant et ignoré, celle d’un assassin salarié, dont le même ecclésiastique reçut les aveux <ref> ''Leichen-predigt auf C. E. Groein von Platen'', mit den personalien. </ref>, une correspondance volumineuse et une narration détaillée, écrite en allemand par la confidente
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et la dame d’honneur de Sophie <ref> ''Nachrichten von der chemaligen Chur-Prinzessin Sophie-Dorothea von Hannover'', sogenannten Prinzessin von Ahlden, Gemahlin des Chur-Prinzen Georg Ludwig, nachherigen kœnig Georg I von Grossbritannien. Beschrieben von der Hofdame der Chur-Prinzessin dem Fraeulein von dem Knesebeck.</ref>, Mlle de Knesebeck, qui partagea sa captivité. Sous le rapport du style, il n’y a rien à dire de cet ouvrage, dont la première partie contient le récit embrouillée et emphatique des aventures de Sophie. Appliquons à ce fragment d’histoire une sévérité plus critique, et suivons de près les documens auxquels le second volume est consacré, documens précieux pour les annales du XVIIIe siècle et celles de la civilisation moderne en Allemagne et en Angleterre.
 
Entre 1650 et 1750, l’ascendant de Louis XIV ne se fit pas sentir seulement en France et en Espagne ; cette prépondérance politique, chèrement acquise, chèrement payée, domina le nord de l’Europe, qui résistait à notre puissance en cédant à l’impulsion de nos mœurs. Maîtres du mouvement général, chefs de la civilisation européenne, nous commencions l’éducation sociale de la Russie, de la Prusse, de la Suède, et même, sous certains rapports d’élégance, de la Grande-Bretagne. On nous imitait mal, comme il arrive toujours, et cette inoculation imparfaite produisait des effets aussi étranges que ceux qui, entre 1520 et 1600, avaient suivi la parodie des mœurs italiennes, importée en France par François Ier et Louis XII. On connaît ce mélange de rudesse et de volupté, de barbarie et de licence, de grace efféminée et de violence qui marque l’époque des Valois, vivement reproduite par la naïve corruption de Brantôme. Quelque chose de semblable se manifesta dans les petites cours d’Allemagne, et même dans le palais britannique de Whitehall, lorsque, séduits par l’exemple du maître oriental de la France, les princes du Nord voulurent à leur tour essayer des fêtes et des maîtresses, danser dans les ballets, jouer des pastorales, récompenser des poètes, et marcher dans cette voie de monarchie éclatante que Louis XIV avait ouverte. L’étiquette germanique conserva sa lourdeur ; le respect héréditaire de l’autorité y gagna peu, et la vertu encore moins ; au lieu de faire naître les arts, on fit éclore des vices grossiers, qui de temps en temps s’égayaient de crimes. Il fallut cinquante années encore pour que la cour de Saxe-Weimar, dont ce fut l’honneur et la gloire, épurât ce mélange hétérogène de vieilles mœurs et de culture nouvelle, et greffât sur les traditions patriarcales du pays l’habitude d’une élégance noble et les savantes délicatesses des arts. En dépit des réprimandes réitérées du
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cabinet de Vienne, que ce penchant général effrayait, ces petites cours, débris d’une féodalité énervée, s’épuisaient en puériles rivalités, en folles débauches, en intrigues machiavéliques et en fêtes ruineuses, qui ne corrigeaient pas la rudesse fondamentale des mœurs. Quand on lit les ''Lettres de la Princesse palatine'', mère du régent, les ''Mémoires de la Margravine de Bayreuth'', sœur de Frédéric-le-Grand, petite-fille de cette même Sophie-Dorothée qui va nous occuper, ''la Saxe Galante'' du baron de Poellnitz, et la ''Vie d’Aurore de Koenigsmark par Kramer, on croit entrer dans des cavernes fantastiques peuplées de faunes, de nymphes, de satyres lascifs, et de graves conseillers auliques.
 
Il y a cependant des nuances et des degrés dans cette imitation générale de Louis XIV. Ceux-ci lui prennent sa pompe militaire, ceux-là sa dévotion régulière, presque tous sa galanterie espagnole. L’électeur de Saxe, Frédéric-Auguste, dépense quinze millions de thalers ou cent millions sterling pour ses maîtresses, qui lui donnent cinquante-trois bâtards. Quand son fils épousa la fille de Joseph Ier, empereur d’Autriche, « il fit armer, dit un grave historien allemand, un vaisseau magnifique nommé ''le Bucentaure'', qui descendit l’Elbe avec son équipage en satin jaune et en bas de soie blancs, escorté de cent gondoles illuminées et de quinze petites frégates de six canons. Dix-neuf cents gentilshommes, six régimens d’infanterie, trois de cavalerie, et onze cents gardes royaux, commandés par le baron de Mordar, maître des postes, qui sonnait d’une trompe de chasse en or enrichie de pierreries, accompagnaient l’électeur, couvert de diamans qui valaient deux millions de thalers. Il reçut la fiancée à Pirna. Cent six carrosses à six chevaux firent à Dresde leur entrée triomphale, et les fêtes durèrent un mois entier, pendant lequel l’électeur et sa cour se partagèrent les rôles des divinités grecques, sans les quitter un moment ; l’Olympe était au complet, depuis Vénus et Apollon jusqu’aux hamadryades. Un peu plus tard, il donna dans son camp, près de Mühlberg, un dîner dont les convives étaient quarante-sept rois et princes, et qui dura trente jours ; du moins les tables restèrent-elles toujours dressées ; on y servit un gâteau de vingt-huit pieds de long, de douze pieds de large, de trois pieds de haut, et que le grand panetier, armé d’une hache d’or et déguisé en charpentier, découpa solennellement après une promenade à travers le camp. » Ces puérilités, peut-être exagérées par l’histoire, prouvent du moins l’ardeur de la contagion que nous avons signalée. Les jardins de Versailles se reproduisaient à Munich et à Dresde, comme à Prague et à Londres,
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avec l’exagération des parodies ; ce n’étaient plus seulement des buis taillés en quinconce, mais des forêts taillées en pièces d’échiquier, des sapins du Nord transformés en vases antiques, et des ifs tour à tour métamorphosés en pyramides et en perruques. Plus une cour était petite, plus elle cherchait à se signaler ainsi ; la cour de Vienne restait seule fidèle aux vieilles mœurs, et conservait ainsi sa prépondérance ; la grande Marie-Thérèse, apprenant pendant le spectacle que sa bru venait d’accoucher d’un fils, se leva tout à coup de sa loge et charma le peuple, en lui disant dans le patois de Vienne : « Mes enfans, le fils Léopold a ''ein fieu'' ! »
 
Dans ces mœurs étranges et bariolées, grossièreté brodée de libertinage, les évêques et leurs cours occupaient une des belles places. Il y avait des localités, telles qu’Osnabrück, dont l’évêque était alternativement un protestant et un catholique, et où le palais épiscopal se remplissait de chiens, de faucons, de joueurs, de buveurs, de danseurs, de femmes galantes et d’enfans de tous les ordres que l’évêque reconnaissait pour être à lui ; Goethe, dans son drame de ''Goetz de Berlichingen'', a touché un petit coin de ce singulier tableau. S’il y avait des évêques Sardanapale, il y avait aussi des évêques Alexandre et Jules César, par exemple ce prince de Munster, Van Ghalen, dont l’accoutrement étonna le spirituel William Temple, quand ce dernier le rencontra « emporté dans son carrosse par six chevaux fougueux, et escorté de cent heydukes qui l’accompagnaient au grand galop. Il fallait voir ces Hongrois au costume bizarre, à la veste courte, au bonnet noir, avec leur petite hache d’armes, leur espingole en bandoulière et leur cimeterre recourbé, lancer leurs chevaux ventre à terre, faire feu sans quitter la selle, et se livrer devant leur prince à tous les exercices orientaux du djerid. Cet évêque, qui habitait une forteresse imprenable et vivait en seigneur féodal du moyen-âge, m’a fait l’honneur de m’apprendre à boire d’une façon vraiment épiscopale. Une cloche d’argent de grande dimension, dont on enlevait le battant quand il s’agissait de la remplir de vin, servait à cet exploit, qui m’étonna d’abord. La rasade était inévitable ; on renversait la cloche pour prouver que l’exploit était accompli <ref> ''Life of W. Templ''e, t. I, p. 62. </ref>. » Nous verrons l’évêque d’Osnabrück offrir à côté de ce prélat guerrier le personnage non moins bizarre d’un prélat libertin.
 
D’autres princes, par exemple Antoine de Wolfenbüttel, ne se distinguaient que par la grace et la gravité de leurs mœurs ; d’autres se
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modelaient sur les goûts littéraires et élégans de Louis XIV. Quelques-uns passaient leur jeunesse à courir l’Europe, surtout l’Italie, d’où ils ramenaient dans leur principauté un commencement de famille improvisée, quelquefois un sérail importé de Venise. Ajoutez à ces élémens dramatiques et discordans les rivalités, les haines, les passions violentes et contraintes, les intrigues à propos d’un titre, les ardeurs de préséance entre ces petites cours, les conspirations pour obtenir un lambeau de territoire et monter d’un degré dans l’échelle hiérarchique, les guerres livrées pour conquérir trois lieues, les fêtes qui, données dans un parc, dévoraient le revenu d’une année, la manie de bâtir et de dessiner des jardins, enfin la mythologie poétique de l’antiquité, qui brochait sur le tout et régnait avec une langue française, gâtée par nos réfugiés protestans ; — on verra quel singulier monde ce devait être que ce monde germanique où Leihnitz rêvait sa théodicée, et dont les fragmens inconciliables cherchaient inutilement leur harmonie et leur unité.
 
Les réfugiés français, que Louis XIV avait chassés avec une si folle imprudence, occupaient dans le Nord une situation qui n’a pas été assez remarquée. L’aïeul de Benjamin Constant, M. de Rebecque, montait le même vaisseau qui portait Guillaume III à la conquête du trône catholique de Jacques II. Les Ancillon entraient dans les conseils de l’électorat de Brandebourg ; des Françaises étaient partout chargées de l’éducation des jeunes altesses ; Frédéric-le-Grand et Catherine de Russie furent élevés par des Français. Ils répandaient à la fois dans le Nord l’horreur du grand roi et l’imitation de nos mœurs ; de là ce double mouvement qui rattachait les cours du Nord à la France par l’imitation et les opposait à la France par la haine. Quelquefois on voyait une fille de gentilhomme français venir s’asseoir sur un de ces petits trônes suzerains dont elle devenait maîtresse par la grace de l’élégance et de la beauté ; les jalousies indigènes s’éveillaient, et il était rare que l’on ne punît pas, de manière ou d’autre, l’audace de l’étrangère, soit sur sa personne, soit dans sa postérité.
 
C’est ce qu’éprouva au commencement du XVIIe siècle une Française aussi distinguée que peu connue, la fille du marquis d’Olbreuse en Poitou, qui suivait son père en exil, et qui apparaissait sous le patronage de la duchesse de Tarente et de Mlle de la Trémouille, « éclatante de jeunesse et de beauté, » disent les contemporains. Éléonore d’Olbreuse produisit une vive sensation dans les grands bals que Guillaume donnait à Bréda en 1667. Ce que la ligue du Nord avait de brillant, d’aimable et de célèbre parmi les princes d’Allemagne
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et les protestans bannis de France se réunissait dans cette petite ville de Bréda, Versailles du protestantisme, où chacun croyait trouver un terrain neutre et un asile contre ses propres doctrines. Les mascarades et les bals n’y discontinuaient pas ; loin des regards du populaire, qui les aurait condamnés sévèrement, les gentilshommes se dédommageaient, et la galanterie, que l’on reprochait à Louis XIV, y reprenait ses droits. On était là si bien en sûreté contre les prédicateurs, que la femme de Guillaume d’Orange, la protestante Marie, destinée à devenir reine d’Angleterre, écrivait à son frère Charles II « Nous jouons tous les soirs de petites comédies chez la reine de Bohème (fille de Jacques Ier), et c’est vraiment plaisir de voir les ''passages'' qui se font entre ces dames et leurs galans ; je ne trouve pas qu’elles prennent la moindre peine de cacher leurs inclinations <ref> Manuscrits de Lambeth. — Lettres particulières de Marie et de la reine de Bohême, fille de Jacques Ier. </ref>. » Si la jeune Éléonore d’Olbreuse était vêtue en ''bergère'', en ''nymphe'', en ''bohémienne'' ou en ''dryade'', lorsqu’elle toucha le cœur du duc de Zelle, c’est ce que ne disent pas les lettres qui décrivent avec une exactitude de notaire les solennités de ces bals ; mais ce qui est certain, c’est que la main d’Éléonore fut sollicitée par plusieurs gentilshommes. Le duc George-Guillaume de Zelle, second fils du duc de Brunswick Lünebourg et frère aîné de l’évêque d’Osnabrück, se montra le plus empressé de ses adorateurs. Il avait quarante ans et l’expérience des passions. Une Vénitienne, Zenobia Buccolini, lui avait donné un fils, qui, sous le nom abrégé de Buccow, devint grand-écuyer de la cour de son père ; d’ailleurs ce duc de Brunswick était honnête homme, dominé par ses affections, dénué d’ambition et faible de caractère, comme le prouve l’engagement que lui avait fait contracter son frère cadet, le brillant et ambitieux évêque d’Osnabrück.
 
Ce prélat, troisième fils du duc George de Brunswick, après une jeunesse aventureuse et guerrière, avait épousé une Stuart, Sophie, petite-fille de Jacques Ier, arrière-petite fille de Marie Stuart, et fille de cette malheureuse et charmante reine de Bohême, Élisabeth, qui continua la longue filiation d’infortunes attachée au blason héréditaire de cette famille. On voit dans les lettres de Sophie qu’elle était savante et spirituelle, parfaitement indifférente en fait de religion, qu’elle entrait dans les vues ambitieuses de son mari, et poussait aussi loin que possible la tolérance conjugale ; les maîtresses de l’évêque étaient ses amies, et pendant que son fils George se battait
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en Morée et en Hongrie, elle attendait avec impatience la mort de la reine Anne, qui laissait espérer le trône de la Grande-Bretagne aux électeurs de Hanovre. Mais il pouvait se présenter des obstacles ; le frère aîné de l’évêque, George-Guillaume, pouvait contracter un mariage princier, dont les fruits auraient dérangé les plans ultérieurs du couple ambitieux. On obtint donc de la facilité du frère une promesse écrite, par laquelle il s’engageait ou à ne point se marier, ou à ne s’unir que de la main gauche à une femme d’un rang inférieur ; cette alliance bizarre était familière à la maison de Brunswick, qui depuis le XIIe siècle n’a pas compté moins de trente-deux mariages de ce genre. Les choses ainsi arrangées, l’évêque tenait sa cour splendide à Osnabrück, soldait des espions en Angleterre et en Hollande, dépassait ses revenus, et donnait des fêtes à la Louis XIV dans son château féodal.
 
Toujours plus épris de Mlle d’Olbreuse, le duc George, placé entre sa passion et sa promesse, était fort embarrassé de ne pouvoir ni satisfaire l’une ni tenir l’autre. Mlle d’Olbreuse résistait à ses prières, ne voulait pas entendre parler de main gauche et de coutumes allemandes, et se maintenait dans un système de refus modeste et de fierté pauvre qui répandait sur elle un intérêt vif et mérité. Cependant l’aîné des trois frères mourait. Le duc George devenait duc de Zelle, et les dépenses comme les splendeurs de la cour épiscopale d’Osnabruck continuaient leur cours. On y riait beaucoup de la passion vertueuse du duc George et de sa ''madame'', comme disait l’évêque, et l’on se permettait même de petites comédies entre quatre paravents, où le bon duc était représenté recevant d’Éléonore des leçons de français, et s’efforçant en vain de lui donner des leçons d’amour. Les progrès de Mlle d’Olbreuse dans l’affection du duc George et ceux de l’évêque dans la dilapidation de ses revenus suivirent un cours parallèle, si bien que ces deux élémens, qui paraissaient n’avoir aucun rapport ensemble, finirent par se rencontrer. Le duc offrit de l’argent ; l’évêque en reçut. Le duc en avait beaucoup depuis que Mme Buccolini s’était retirée à Venise avec sa pension ; l’évêque n’en avait guère, et il en avait grand besoin. On stipula que les droits futurs de l’évêque et de sa femme, ainsi que ceux de leur fils George, sur l’électorat de Hanovre et la couronne d’Angleterre, ne seraient nullement compromis par les héritiers possibles de son frère aîné. Les conseillers auliques se mirent à l’œuvre ; on griffonna pendant six mois d’iniques paperasses, d’après lesquelles les héritiers du duc George se trouvaient exclus du partage et privés
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de tout droit, à l’exception de certains domaines qui leur étaient assurés. Enfin l’évêque, malgré son titre ecclésiastique, exploita vigoureusement la passion de son frère aîné pour cette irréprochable Éléonore, qui paraît avoir été d’une beauté parfaite et d’un grand esprit, et le mariage fut conclu. Elle épousa deux fois son amant, d’abord de la main gauche, sous le titre de comtesse d’Harburg, pour satisfaire les scrupules de l’évêque et remplir l’engagement écrit, ensuite de la main droite sous le titre de duchesse de Zelle. La vie de cette charmante femme, aïeule de Frédéric-le-Grand, et qui eut pour fille notre Sophie-Dorothée, fut un modèle de bon goût, de raison et de moralité.
 
Sa fille, dont nous avons à nous occuper ici, se trouva dès sa naissance dans une position singulière. Française par sa mère, déclarée inhabile à succéder, maîtresse d’une fortune considérable et indépendante, compensation et prix des concessions exigées par l’évêque, elle était la plus désirable héritière des principautés allemandes ; et comme on pouvait après tout lutter contre l’évêque et essayer de déchirer le contrat exigé par lui, cette position dangereuse, brillante et équivoque la donnait pour but aux ambitions rivales et l’exposait à la malveillance de son oncle, à son observation et à son inquiétude. Éléonore, duchesse de Zelle, écarta d’abord ces nuages, tant elle se montra simple, gracieuse et prévenante. Elle visitait de temps en temps la cour épiscopale, laissait l’évêque se livrer à ses déportemens sans se permettre une épigramme, et donnait ses soins à l’éducation de sa fille, sans manifester aucune prétention à des alliances qui eussent pu accroître les ombrages et les inimitiés. Sophie-Dorothée s’éleva donc sous les yeux de sa mère, adorée de son père, et devint aussi belle qu’élégante. C’était à quinze ans une personne accomplie, et qui en paraissait vingt, d’un type rare et curieux, une de ces femmes blondes aux yeux noirs, qui semblent marquées d’un sceau particulier, et qui joignent à la mobilité d’impressions naturelle à leur sexe de plus impérieux contrastes et des dissonances plus vives. Son caractère ne ressemblait point à celui de son père. Douée de beaucoup de bonté et de peu de prudence, franche jusqu’à l’impétuosité, d’une sensibilité facilement émue, entraînée par ses mouvemens et ses instincts, la plupart généreux et nobles, l’indépendance de sa situation et de sa fortune, les éloges donnés à sa beauté et l’affection de son père, l’avaient accoutumée à l’exercice d’une volonté absolue, dont il faut dire qu’elle n’abusa jamais, et qui dut redoubler pour elle le martyre de sa captivité, c’est-à-dire de sa vie. D’ailleurs, sous la loi et l’exemple de la
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duchesse, la cour de Zelle, où s’élevait cette belle personne, respirait la décence et le bon goût.
 
Il y avait autre chose à dire du palais épiscopal d’Osnabrück, qui se divisait en deux parties, l’une livrée aux travaux scientifiques et aux discussions théologiques de Sophie, qui « n’avait pas de plus grand plaisir, dit un historien, que de mettre aux prises un catholique et un protestant, et de les exciter pour se moquer de tous les deux ; » l’autre retentissant du bruit des instrumens qu’on accordait, des meutes qui rentraient au chenil, des chevaux qui piaffaient en hennissant, et de l’attirail d’une vie de prince féodal renfermée dans l’espace étroit d’une forteresse. Ernest-Auguste avait alors cinquante ans, une énorme corpulence et mille prétentions. « On le voyait, dit un contemporain, endosser une cuirasse le matin pour passer en revue ses troupes, rentrer pour présider à la répétition d’un opéra, accorder une heure aux alchimistes, qui le prenaient pour dupe, monter à cheval, chasser pendant trois heures, et terminer sa journée par la représentation solennelle d’un ballet, où il figurait comme son prototype Louis XIV, sous la forme d’Apollon, environné de nymphes qui l’adoraient. » On peut juger si les agens d’intrigues et les femmes d’aventures avaient prise sur un tel homme, plongé dans ses nuages d’orgueil, de lubricité et d’ambition, et offusqué d’avance par ses prétentions et ses espérances.
 
On s’amusait dans cette petite cour, dont les divertissemens n’étaient pas toujours d’un goût pur, bien que la mythologie grecque en fit les frais, et que les arrangeurs du prince eussent soin de les calquer sur ceux de Benserade et de Quinault. Le 19 mai 1673, par exemple, l’armée du prince-évêque était sous les armes, ses trabans en grand costume, ses conseillers auliques en bas de soie rouge, et sa forteresse en mouvement dès le matin, pendant que le pont-levis s’abaissait pour livrer passage à Diane et à Bellone, montées sur deux superbes palefrois, et allant au-devant des deux fils de l’évêque, George et Maximilien, qui revenaient chez leur père. La paisible et savante Sophie les suivait dans son carrosse, sans s’embarrasser d’autre chose que de causer avec le grand Leibnitz, auquel elle proposait de nouveaux doutes sur le système des mondes et la prescience de Dieu. L’évêque était noblement resté dans sa citadelle, comme il convenait à un potentat, et particulièrement occupé des ornemens et des décorations de la salle, autrefois une chapelle catholique, où le soir même un opéra nouveau devait être exécuté. Diane et Bellone avaient préparé cet opéra ; c’étaient deux beautés « mal
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accommodées de la fortune, » filles d’un comte ruiné, Carl-Philip von Meisenberg, Clara-Élisabeth, âgée de vingt-un ans, et Catherine Marie, de dix-neuf ans, belles à contenter les plus difficiles, et qui, depuis un mois, faisaient, surtout l’aînée, les délices de la cour du prélat. Elles se mirent donc à la tête des trabans, et rencontrèrent les princes à quelques portées de fusil de la forteresse, accompagnés de leurs précepteurs, M. Platen et M. Busche. Après avoir couronné de leurs blanches mains le front des héros, elles les laissèrent monter dans le carrosse de leur mère ; et pendant que M. Platen, le précepteur de George, était frappé d’une extrême admiration pour Diane, l’aînée, M. Busche, son collègue, éprouvait le même sentiment en faveur de Bellone, la cadette. La journée se termina par la représentation d’un chef-d’œuvre que l’imprimerie nous a transmis, dont les vers sont pauvres, dont le style est impur, mais qui prouve le bon vouloir de Mlles de Meisenberg ; c’est un petit opéra composé par l’aînée (en français, s’il est permis de parler ainsi), où elles posèrent, chantèrent, dansèrent, et se développèrent sous tous les aspects. Cela porte le titre de : « Pastorale pour ''régaler'' MM. les jeunes princes de Brunswick-Lünebourg à leur arrivée à Osnabrügge, par Mlles de Meisemberg <ref> Osnabrügge, 1673, avec gravures.</ref>. » Ces demoiselles se piquaient de chant, de danse, de poésie, de coquetterie, de galanterie, et réussirent excessivement dans leur costume de Diane et Bellone, Diane surtout, c’est-à-dire Élisabeth, qui était grande et brune, aux cheveux flottans, à l’œil étincelant, aux vives couleurs, au port hardi, et dont l’évêque fut charmé.
 
Si Élisabeth de Meisenberg, devenue Mme Platen, puis favorite de l’évêque, et bientôt après comtesse de Platen, eût été placée dans un plus large cadre, l’histoire eût fait grand bruit de son nom ; sa gloire s’est perdue dans les crimes et les intrigues d’une petite cour ignorée. Elle méritait mieux. Mme de Maintenon, Mme de Montespan, la marquise des Ursins, et quelque chose de l’ancienne Lucrèce Borgia se réunissaient dans son personnage. Ses passions étaient ardentes, ses prétentions infinies, et ses talens pour l’intrigue, son audace, son adresse, sa cupidité, ses jalousies de femme, resserrés dans un étroit espace et forcés de bouillonner dans les limites d’une civilisation inférieure, la conduisirent à des actions odieuses et dont sa fortune et son pouvoir, assurèrent l’impunité. Le plus terrible repentir la punit, et, ce qui jette sur cette histoire une couleur étrange, son lit de mort, peu digne d’une femme du monde qui
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doit expirer élégamment, fut celui d’une criminelle vulgaire qui se torture dans les remords. Ce qui nous reste à raconter sur cette femme a pour autorité son propre témoignage ; nous ne faisons que copier sa confession, reçue au lit de mort par un ministre protestant épouvanté.
 
Les deux cours de Zelle et d’Osnabrück ne se ressemblaient donc en rien. Le duc était riche dans son petit territoire, et l’évêque pauvre dans sa forteresse. Les mœurs domestiques et la simplicité de l’un étaient comme un reproche permanent et une satire involontaire des tumultueuses splendeurs dans lesquelles le prince-évêque faisait fondre ses domaines et obérait son trésor. Si ce dernier voyait avec quelque dédain les goûts conjugaux et économiques de son frère, il ne se préoccupait pas moins du mariage que l’on pouvait réserver à Sophie-Dorothée, sa nièce, et des entraves qu’un choix peu convenable à ses intérêts apporterait à ses desseins ultérieurs. Son fils George, tout brave qu’il fût et descendant des Stuarts par sa mère, était sans grace, sans habileté, sans esprit, et le prince-évêque devait lui laisser une fortune compromise. Si le mari de Sophie-Dorothée réunissait les qualités contraires, il pouvait devenir un rival dangereux ; aussi les espions de l’évêque lui apportèrent-ils une nouvelle qui le glaça d’effroi, quand ils lui dirent que le fils du prince Antoine Ulrich de Wolfenbüttel, cousin du duc de Zelle, s’était mis sur les rangs, que la duchesse protégeait ses prétentions, et que la jeune fille (elle avait quinze ans alors) semblait elle-même assez favorable à cette union avec son cousin. La réunion des deux familles et des deux domaines devenait redoutable. L’évêque ne savait toutefois comment s’opposer à ce qu’il craignait ; il consulta son ministre Platen et surtout la femme de Platen, devenue le véritable ministre, reine de sa cour, directrice des bals, souveraine des plaisirs de son éminence, et motrice de toutes ses volontés. Celle-ci avait marché à grands pas. De sa sœur Catherine, gracieuse intrigante qui reconnaissait la supériorité de sa sœur aînée et obéissait aux mouvemens qui lui étaient imprimés par Élisabeth, elle avait fait d’abord l’épouse légitime du complaisant précepteur M. Busche, ensuite la favorite du fils aîné de l’évêque. Ce dernier revenait de ses guerres en Morée et en Hongrie, couvert de lauriers, mai élevé, plein de son mérite et rompu aux habitudes soldatesques ; c’était lui que les deux sœurs avaient déjà ''régalé'', comme nous l’avons vu, d’un ballet pastoral et mythologique. Il accepta le titre de protecteur de Mme Busche, et, par cet habile arrangement, le père et le fils se trouvèrent à la fois sous la main des deux sœurs.
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Le conseil que donna la comtesse Platen à son noble amant dans cette circonstance fut digne de Machiavel : absorber la fortune et les domaines de Sophie-Dorothée au profit des héritiers de l’évêque, et réunir le duché de Zelle à l’électorat de Hanovre. Pour y parvenir, il suffisait que le mariage projeté entre le jeune duc de Wolfenbüttel et sa cousine fut rompu, et que cette dernière acceptât pour époux le fils de l’évêque, amant de Mme Busche, futur électeur de Hanovre, peut-être un jour roi de la Grande-Bretagne. Un instrument était nécessaire pour cela. Près du duc de Zelle se trouvait un certain Bernstorff, premier ministre, conseiller aulique, grand homme de loi, qui aimait les tabatières d’or et les présens, parlait peu, volait beaucoup, s’arrondissait incessamment du bien d’autrui, et que l’on pouvait aisément gagner. On le gagna. Les plans d’Élisabeth réussirent de point en point. Le ministre Bernstorff reçut la promesse d’un château et l’envoi d’une tabatière, détruisit le mariage qui déplaisait à l’évêque, suscita des jalousies et des ombrages entre le prince de Wolfenbüttel et son cousin, et, puissamment aidé par la savante Sophie, finit par conclure, à la satisfaction de l’évêque, le mariage du brutal George et de sa cousine, fille de Française, qui, en épousant le fils d’une Stuart, entrait dans une famille fatale. Ce furent pour elle deux malheurs, comme on va le voir.
 
Elle y entrait le cœur plein d’un amour vif et partagé, dont l’objet n’était pas ce Koenigsmark que les historiens présentent sous des traits romanesques et menteurs, mais Auguste de Wolfenbüttel, jeune homme de vingt ans, dont la demande avait été approuvée et encouragée par ses parens mêmes, qu’elle regardait d’avance comme son mari, et qui venait de passer six mois près de sa cousine, qui allait avoir seize ans tout à l’heure. La mère et la fille résistèrent de leur mieux à l’influence de Bernstorff et à la main cachée de la comtesse Platen et de l’évêque ; elles succombèrent devant une volonté décidée et un préjugé violent. Bernstorff avait représenté à son maître qu’il y avait trop de Français dans son armée, qu’on se plaignait de le voir céder aux conseils de sa femme, et qu’il perdait ainsi la considération qui lui était due. C’est surtout la crainte de paraître faibles qui détermine les hommes faibles ; malgré le désespoir de la duchesse et les protestations de sa fille, le mariage fut célébré le 21 novembre 1682, entre cette enfant destinée à un autre et l’un des êtres les plus dégradés de son époque, ce George de Hanovre qui fut roi.
 
Nous n’avons pas à nous occuper de cet homme sordide, cruel et ridicule qui épousait Sophie-Dorothée. Elle avait appris de sa mère la
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leçon que doivent apprendre la plupart des femmes, la résignation au mariage sans amour, et malgré les torts, les âpretés, les caprices, les maîtresses de son mari, auquel elle donna deux enfans en peu d’années (George, qui devint George II, roi d’Angleterre, et Sophie, qui devint mère de Frédéric-le-Grand), les premières années de son union avec le prince se passèrent convenablement. Elle allait souvent visiter sa mère, soignait ses jeunes enfans, et fondait des asiles de charité, pendant que le mari, qui aimait la poudre à canon, guerroyait contre les troupes catholiques de Louis XIV pour attester sa fidélité protestante. Quant à l’évêque, devenu électeur de Hanovre, et qui avait continué dans le palais électoral l’ancienne orgie d’Osnabrück, il trouvait une fraîcheur inattendue dans le souffle pur et la conversation candide de cette jeune mère ; l’électrice elle-même, vouée à la science, goûtait la conversation de Sophie-Dorothée, qui savait plusieurs langues. Enfin, à vingt ans, la beauté de la princesse, se développant avec éclat, rejeta dans l’ombre les autres femmes de la cour, et particulièrement la maîtresse avouée du prince. Catherine de Meisenberg n’était ni assez coquette pour stimuler des goûts blasés, ni assez forte pour briser une situation fausse ; n’ayant pour se soutenir ni la ruse de sa sœur, ni les séductions hautaines de la femme légitime, elle laissa tranquillement le prince se détacher d’elle ; un amour sans estime mourut de sa mort naturelle, qui est l’ennui. Ce n’était pas le compte de la sœur aînée.
 
Mme Platen, plus riche et plus accréditée que jamais, adorée de l’électeur, arbitre unique, crainte de tous, reproduisait dans un pays paisible et protestant ces grandes et terribles figures des courtisanes romaines, qui s’associaient aux papes dans les mauvais temps de la papauté, et que l’on voyait traverser la ville-reine montées sur leurs mules caparaçonnées de pourpre, précédées de vingt hallebardiers, et suivies d’un bourreau. Elle n’avait qu’une douleur : c’était de voir la jeune nièce de l’électeur, Sophie-Dorothée, briller à côté d’elle. La princesse, instruite par sa mère, avait d’abord traité cette singulière puissance avec une réserve polie et des égards mesurés ; il lui fut impossible de se maintenir long-temps sur ce terrain. Les astres rivaux ne pouvaient briller dans le même ciel ; la position respective des deux femmes devint une guerre ouverte et violente. Tous les avantages semblaient être du côté de la jeune mère, de la femme sans tache, de la princesse élégante estimée de tous ; — ce fut la courtisane et la maîtresse avide de l’évêque qui l’emporta.
 
Vous diriez presque la lutte de Kriemhilt et de son ennemie dans les
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Niebelungen. Ce ne fut d’abord qu’une rivalité de femmes et de costumes, d’élégance et de beauté. La comtesse Platen se soutenait dans sa splendeur, aidée des recherches de l’opulence et des habiles soins que l’expérience fournit. La jeune femme, qui avait l’avantage de l’âge et du rang, s’entourait d’une petite cour hostile aux prétentions de la maîtresse de l’évêque. Le frère cadet du prince George, le prince Maximilien, s’y joignit ; ce fut un événement et une affaire d’état que l’espièglerie du jeune homme, lorsqu’un jour il s’avisa de faire tomber le fard dont la comtesse relevait sa pâleur en jetant quelques gouttes d’eau sur ce visage admiré. Le prince fut sévèrement réprimandé, puis banni de la cour. Cependant l’intimité domestique de la princesse, n’étant plus troublée par Catherine de Meisenberg, devenait menaçante pour la favorite, qui ouvrit la tranchée par une démarche hardie. Il y avait parmi les demoiselles d’honneur une demoiselle Melusine Ermengarde de Schulenburg, blonde d’une élégance svelte et d’une beauté délicate, aux yeux bleus candides et tendres, d’une modestie et d’une pudeur qui eussent attendri des ames même farouches, et qui touchait à ses dix-neuf ans. A travers cette gaze d’ingénuité céleste, Mme Platen avait deviné l’esprit d’intrigue et l’ambition de fortune ; ce fut le chef-d’œuvre de la stratégie féminine que de choisir cette personne et d’opposer les séductions d’une innocence timide et tremblante à cette innocence fière de l’épouse en possession de ses droits et sûre de son pouvoir. George, fidèle aux exemples paternels, s’ennuyait un peu du mariage, la supériorité de sa femme le gênait ; il mordit au premier hameçon qui lui fut offert, adopta publiquement Mlle de Schulenburg, et ne prit point la peine de cacher ses assiduités. Ses fréquentes absences, car il servait alors sous le prince d’Orange et se trouvait souvent sous les drapeaux, retardaient le résultat de ces intrigues. Dans le palais de Hanovre, les deux femmes s’insultaient froidement et sourdement. Il manquait à cette scène un acteur, qui arriva bientôt et mit en feu les élémens du drame ; c’était le jeune Philippe-Christophe, comte de Koenigsmark, dont on a diversement parlé.
 
Les Koenigsmark, Suédois d’origine, semblent moins appartenir à leur époque qu’à celle de Cinq-Mars et de la fronde. Ce sont de vrais aventuriers du XVIIe siècle, de ceux que le crayon de Callot a fait vivre, présomptueux, légers, satiriques, ardens, capables de tout, la race des Buckingham et des petits-maîtres, que Lauzun a continuée sous Louis XIV à ses risques et périls. Rien n’est plus vif et plus hardi que le portrait de ce jeune Koenigsmark : les yeux noirs et saillans,
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le front spirituel et surmonté d’une forêt de cheveux noirs un peu crépus, les lèvres sensuelles, et l’ironie étincelant sur tous les traits. On reconnaît un de ces hommes auxquels se fier est difficile, près desquels s’ennuyer est impossible, et dont il ne faut être ni l’ami, ni la femme, ni la maîtresse. Riches et braves, héros d’aventures, on les avait vus partout, au siège de Malte, chez les Turcs, en Algérie ; à Madrid, où ils donnaient des combats de taureaux ; à Paris, où ils fi auraient dans les carrousels. Le frère aîné de celui dont nous voulons parler, Charles-Jean Koenigsmark, que les historiens ont confondu avec le nôtre, avait soutenu à Londres un procès criminel d’étrange espèce. Pour épouser la plus riche héritière de la Grande-Bretagne, lady Élisabeth Percy, il n’avait pas trouvé de meilleur moyen que de faire assassiner par trois spadassins son second mari, le célèbre Thomas Thynn, Thomas aux millions. Le mari ne mourut pas ; les trois assassins furent pendus, et, grace à l’intervention du roi Charles II, Charles-Jean put aller batailler en Morée, à Navarin, à Modon, et se faire tuer devant Argos. Pendant qu’il faisait ces exploits, son frère cadet, Philippe, plus beau, plus spirituel, aussi étourdi que lui, commençait son éducation protestante dans une académie de Londres, et de là se rendait, à seize ans, à la cour du duc de Zelle, où se trouvait la jeune Sophie-Dorothée, plus jeune de plusieurs années, et par conséquent éloignée de l’âge où les préférences se déterminent et se passionnent. Cette association enfantine, qu’interrompit bientôt le départ du jeune aventurier pour l’armée, explique la familiarité de leurs rapports subséquens, et l’on va voir avec quelle adresse on en tira parti.
 
Koenigsmark reparut à la cour de Hanovre et à celle de Zelle, enrichi par un héritage récent, plus brillant que dans son adolescence, conteur, causeur, beau joueur, l’un des jolis hommes de son temps, et déjà familier avec les cours de l’Europe. Il fut reçu avec joie par tout le monde, surtout par les femmes. L’électeur le nomma colonel de ses gardes et le laissa tenir le premier rang dans les fêtes, régler les ballets, donner le ton des conversations, chanter les airs nouveaux de Lulli, et « traîner tous les cœurs après soi ; » on ne se serait pas avisé de reprendre en rien le brillant élève de la cour de France. La comtesse Platen, de son côté, pensa qu’il était de son honneur de l’enlever à ses rivales, et de son intérêt de le détacher de la princesse. Philippe avait renoué avec cette dernière leurs relations d’enfance ; elle le recevait souvent, lui faisait raconter ce qu’il avait vu ou cru voir, et s’en divertissait singulièrement. Cette seconde partie des récits
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des voyageurs n’est pas, on le sait, la moins réjouissante des deux ; Mlle de Knesebeck, présente à ces conservations, nous dit que le jeune homme ne s’en faisait pas faute. « Il était très amusant, dit la dame d’honneur ; sans doute il mentait beaucoup ; la princesse riait comme une folle. »
 
Cependant Mme Platen, qui avait brouillé le ménage, n’était pas plus avancée. Ne pouvant captiver les attentions de Koenigsmark, elle trouvait son empire ébranlé, et séchait de dépit. En vain elle tentait de noircir auprès de l’électeur une amitié dont il connaissait la source et la portée ; quand elle désespéra de réussir autrement, elle résolut de porter les grands coups ; ces expressions n’ont rien d’exagéré. Des passions puériles dans leur violence mènent au crime et au meurtre aussi sûrement que les grands intérêts. Les princes de cette époque, imitateurs légers de Louis XIV, ne se doutaient pas qu’en essayant d’introduire les voluptés élégantes de Versailles dans leurs châteaux d’Herrenhausen et d’Osnabrück, sans y faire pénétrer en même temps nos délicatesses réparatrices et nos fines convenances, ils composaient le plus dangereux poison ; de ces rivalités de femmes, de ces intrigues d’alcôve, de ces mascarades étourdies, sortiront des drames ensanglantés.
 
A force de penser à ce Kœnigsmark qui lui résistait, la comtesse Platen s’occupa de lui sérieusement. Toutes ses munitions de coquetterie étaient épuisées ; il n’y avait plus ni dédains, ni épigrammes, ni détours à employer ; elle fit feu de ses dernières cartouches, et au milieu de l’un des bals masqués qui constituaient la vie de l’évêque, elle alla droit à Kœnigsmark et se déclara bravement. Un pas de ballet dont il s’était bien tiré en fournit l’occasion ; « elle espérait, dit-elle au comte Philippe, qu’elle aurait enfin l’honneur tardif de le recevoir chez elle et de le féliciter d’une élégance qui enlevait tous les suffrages. » L’heure de cette visite fut fixée par elle-même ; c’était après le bal, qui, dans ces temps primitifs, se terminait à neuf heures. Koenigsmark répondit avec la politesse convenable, et fit honneur au rendez-vous ; le lendemain, toute la ville et surtout Sophie-Dorothée le savaient.
 
Déjà la princesse, qui ne prétendait point à l’amour de Kœnigsmark, et qui pensait surtout aux cheveux blonds et aux yeux allanguis de Mlle de Schulenburg, avait raillé le jeune homme sur les évidentes obsessions dont il était l’objet. On avait beaucoup ri en comité secret de la belle Platen, de ses trames perdues, de ses nouvelles ardeurs, et un peu de l’électeur-évêque, son ami ; je ne jurerais pas
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que la malice féminine de la princesse, si vertueuse qu’elle fût, ne se réjouît d’assister de près à l’une des chutes de sa fière ennemie. Le comte avait promis à ces dames de les tenir au courant des détails du siège, et il faut bien en vérité pardonner quelque chose au caractère d’enfant gâté de Sophie, à ses habitudes de princesse adorée, aux caprices d’un esprit vif, à son ménage brouillé, et à sa juste colère contre Mme Platen.
 
Ici commence une série de malheurs et de fautes de la princesse, fautes qui, certes, ne sont pas des crimes, et qui prouvent son innocente imprudence. Entourée d’influences hostiles et se débattant sans pouvoir les combattre, elle ne fit, à chaque mouvement, que s’embarrasser dans leurs replis. George était revenu trouver Mlle de Schulenburg ; l’électeur vivait sous le joug appesanti d’Élisabeth Platen ; le duc de Zelle était singulièrement refroidi pour sa fille, et même pour sa femme, que Bernstorf, l’homme aux tabatières, lui montrait comme une Française dangereuse ; enfin le comte Kœnigsmark poursuivait son vol de papillon. Des scènes violentes avaient lieu dans le palais électoral, dont Mlle de Schulenburg avait doucement pris possession ; un beau jour, le mari de Sophie-Dorothée voulut étrangler sa femme contre une muraille. Elle prit la fuite, et demanda asile à sa famille, qui, ne jurant que par le conseiller Bernstorff, la reçut fort mal, et la renvoya chez son mari. La situation de cette pauvre femme devint affreuse, toute riche et puissante qu’elle fût ; repoussée de son père, vainement défendue par les supplications maternelles, maltraitée par son mari, poursuivie jusqu’à la mort par Élisabeth Platen, indifférente à la population allemande, qui voyait en elle une étrangère, ses seuls amis étaient cet étourdi de Kœnigsmark, qui devait la perdre, et sa demoiselle d’honneur, Mlle de Knesebeck, qui n’avait ni pouvoir ni fortune.
 
Alors la pensée de son cousin se représenta dans son esprit. Jamais, depuis la rupture du premier mariage, Auguste de Wolfenbüttel n’avait reparu à Zelle et dans le duché de Hanovre. Quand elle se vit sans espoir du côté de sa propre famille, elle imagina d’échapper à ce malheur en prenant refuge à Wolfenbüttel, chez le père de son cousin, de réclamer publiquement le divorce, d’attester l’innocence de sa vie et les torts matériels de son mari, de porter sa cause devant une cour aulique ou consistoriale, et qui sait ? peut-être d’épouser celui qu’elle aimait. Le plan était hardi, et il fallait réussir. Elle en fit part à Kœnigsmark et à Mlle de Knesebeck, qui ne trouvèrent point les circonstances favorables.
 
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Élisabeth Platen, qui se doutait qu’elle était jouée et qu’on riait d’elle, s’agitait dans la douleur et la colère. Elle se sentait profondément méprisée de ce Kœnigsmark, venu tout exprès pour la punir, et auquel l’attachait un amour mêlé de haine, un de ces amours implacables qui mûrissent dans l’automne des passions et des intrigues. Elle lui avait défendu de visiter son ennemie ; il en riait. Elle l’avait dénoncé à George et à l’électeur comme l’amant de la princesse ; on n’en avait rien voulu croire. Fatigué des ardeurs croissantes de la comtesse, il jugea commode de prendre la fuite et d’aller, loin des intrigues sérieuses qui ne l’amusaient guère, passer quelques semaines chez l’électeur de Saxe, ce même Auguste aux cinquante-trois bâtards et aux sept cents maîtresses, dont sa sœur Aurore avait été la favorite. Là Koenigsmark se trouvait dans son élément ; il fut l’ame et la vie des fêtes de l’électeur, et amusa ses compagnons de table aux dépens des deux petites cours de Hanovre et de Zelle. C’étaient des descriptions à n’en plus finir de l’évêque en Apollon, de Mlle Platen en Vénus, des deux Meisenberg blotties dans la robe de chambre de l’évêque, de Mlle de Schulenburg, la blonde, vêtue en amazone, et forcée de courir après son royal amant à travers les bois et les forêts, Sophie-Dorothée était seule ménagée. On avait autrefois chassé du palais du duc de Zelle et du service particulier de sa fille une personne jolie, déjà corrompue, que l’électeur de Saxe avait fait entrer dans son harem. Elle assistait avec beaucoup d’autres aux récits plaisans de Koenigsmark, et comme elle était l’espionne payée de la comtesse Platen, cette dernière fut instruite aussitôt de ce qui se disait sur son compte, à la table et dans le palais de l’électeur. Koenigsmark avait diverti ces dames non-seulement aux dépens du rouge et des mouches de sa conquête, mais sur des chapitres bien plus piquans, et personne n’ignorait les jalouses fureurs de la Roxane de Hanovre et les particularités de sa beauté.
 
L’étourdi revient au palais électoral, où son titre de colonel des gardes le rappelle. Il ne s’occupe pas de la terrible comtesse, et ne rend visite qu’une seule fois à la princesse, dont la situation était devenue insoutenable ; le plan de celle-ci était d’ailleurs arrêté pour la fuite. Koenigsmark lui promet de l’avertir dès qu’il aura fait les préparatifs qui doivent la conduire à la cour de Wolfenbüttel sous la sauve-garde de sa fidèle Knesebeck et de six trabans. On convient, pour ne pas attirer l’attention, de cesser toute espèce de rapports jusqu’au moment du départ. Ces grandes aventures, cet air de protecteur de l’innocence et d’enleveur de princesses le séduisaient, et son étourderie
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le précipitait dans cette affaire comme dans une partie de plaisir. Nous venons de traverser le boudoir et la comédie ; le burlesque et la licence vont disparaître ; après Scarron et Crébillon fils, voici le drame.
 
Un soir, Koenigsmark trouve sur sa table un fragment de papier blanc portant ces mots tracés au crayon d’une main tremblante : ''Ce soir, après huit heures, la princesse Sophie-Dorothée attendra le comte Kœnigsmark''. L’écriture était incertaine, et l’heure du rendez-vous indue. Il ne réfléchit pas, ce n’était guère sa coutume, se rend au palais, et excuse, en présentant le billet, sa présence inattendue et insolite ; la princesse, que tout cela étonnait, donne l’ordre de le faire entrer. Pendant que ces choses se passaient, Élisabeth Platen, qui avait ses grandes entrées chez l’électeur, se rendait près de lui, dénonçait le rendez-vous qu’elle-même avait préparé en corrompant un domestique de Koenigsmark, qui avait déposé le billet prétendu de la princesse sur la table du jeune homme, et obtenait l’ordre de faire fermer à l’instant toutes les issues du palais, et de s’emparer de Koenigsmark. Cette arrestation du colonel des gardes offrait quelques difficultés ; la comtesse les leva : il ne s’agissait que de placer quatre trabans déterminés sous ses ordres, de leur commander une obéissance absolue à la comtesse, et de lui laisser le soin du reste. Cela dit, l’électeur s’enveloppa de sa robe de chambre et n’y pensa plus. Élisabeth, suivie de ses trabans, les mena dans une salle antique nommée la ''salle des chevaliers'', leur apporta un vaste bol de punch qu’elle prépara de ses mains, les plaça en embuscade dans la cheminée gigantesque de la salle, et leur dit ce dont il s’agissait. Elle, postée derrière la tapisserie qui séparait cette salle d’une galerie voisine, attendit le passage de Koenigsmark. Le comte se fit attendre long-temps. Mlle de Knesebeck et la princesse le retinrent plus de trois heures, sans s’occuper trop de la singularité de l’entrevue, du billet supposé, de l’auteur de ce billet, et des conséquences possibles ; on causa beaucoup de toutes choses et des préparatifs du départ. De sa vie, le jeune Kœnigsmark n’avait été plus brillant. Au lieu de se livrer aux plaintes élégiaques des amans qui vont se quitter, il suivait son caractère, s’abandonnait à une joie folle, imitait la comtesse Platen dans ses transports de jalousie, se mettait à genoux comme elle devant un Kœnigsmark figuré par une petite poupée française, simulait les angoisses de cette coquetterie dédaignée, la représentait dansant la ''pavane'' à l’antique avec l’électeur-évêque, et mêlait à ces gaietés tant de récits originaux et d’anecdotes piquantes, que
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les heures s’écoulaient inaperçues au milieu des rires de Mlle de Knesebeck et de Sophie-Dorothée.
 
Je défie un auteur dramatique doué d’expérience ou de génie de mieux disposer la scène. Sous la grande cheminée gothique, les quatre trabans hongrois se tapissent, le cimeterre nu et protégés par les lourdes sculptures de ces faunes qui, soutenant leurs corbeilles de fleurs, s’enlacent à de jeunes nymphes. Le bol de punch flamboie sur la table de pierre ; une tapisserie qui se soulève laisse voir le front pâle et l’œil ardent d’Élisabeth Platen. Cependant la porte de l’appartement de Sophie-Dorothée se ferme dans l’autre aile du bâtiment, et la jeune femme, après avoir embrassé ses enfans endormis, fait admirer ses bijoux à Mlle de Knesebeck, en riant des bons contes de Koenigsmark. Alors on entend des pas incertains à travers les longues salles ; le jeune homme a trouvé toutes les issues fermées, et la grande horloge sonne maintenant onze heures. Il s’étonne, puis se rappelle qu’une porte qui donne sur les jardins reste toujours ouverte ; de galerie en galerie, il se dirige dans l’obscurité vers ce point où la flamme du punch s’annonce à lui par une lueur bleue. La scène tragique a été racontée sous forme de drame par la princesse, et c’est à elle seule qu’il appartient de la reproduire. Kœnigsmark s’approche et voit les quatre hommes qui s’élancent, les quatre cimeterres qui brillent.
 
::KOENIGSMARK <ref> ''Diary, etc. — The assassination'', p. 232. </ref>. — Trahison ! trahison !
::LA COMTESSE PLATEN, entr’ouvrant la porte. — Ne le laissez pas tirer son épée. Coupez-lui la retraite. Bien. Frappez ! Qu’on le jette par terre et qu’on lui lie les mains.
::KOENIGSMARK, renversé. — Épargnez la princesse ; elle est innocente !
::LA COMTESSE. — Ne l’écoutez pas. C’est un criminel. Exécutez les ordres de l’électeur ! Bien ! Ne le quittez pas ! ne le lâchez pas ! Bâillonnez-le ; frappez s’il le faut, et qu’on lui attache solidement les pieds et les mains ! A la bonne heure ; il est à nous.
::KOENIGSMARK. — La princesse est innocente !
::LA COMTESSE. — Liez mieux ses mains. Maintenant, qu’on le prenne et qu’on l’emporte.
:(Les quatre trabans soulèvent Koenigsmark, dont le sang coule en abondance. Ils essaient en vain de le faire tenir debout. Il s’évanouit.)
::LA COMTESSE. — Déposez-le par terre. Bien ! Dénouez le mouchoir qui le bâillonne. (Elle emploie ce mouchoir à bander les plaies de sa tête et le regarde attentivement.) Maintenant, traître, confesse ton crime et celui de la princesse !
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::KŒNIGSMARK, se soulevant sur le coude et ouvrant les yeux. — Ah ! vipère ! c’est vous !
::LA COMTESSE. -Tu achèves de te perdre, traître ! Il faut que tu avoues !
::KOENISMARK. — La princesse est innocente !
::LA COMTESSE, soulevant Kœnigsmark évanoui. — Du vinaigre ! Serrez ce mouchoir autour de sa tête !
::KOENIGSMARIK, après avoir respiré du vinaigre, rouvre les yeux et voit encore Élisabeth Platen. — Furie exécrable !
:(La comtesse, agenouillée, se relève et laisse tomber la tête de Kœnigsmark sur le pavé ; la bougie qu’elle tenait échappe de ses mains ; poussant un cri pendant qu’elle semble glisser dans le sang du blessé, elle étouffe du pied sa dernière imprécation.)
::LA COMTESSE. — Qu’y a-t-il ? Mort ? Est-il possible ! Qu’on le ranime, qu’on le soigne ! Je vais trouver l’électeur et prendre ses ordres.
:(Les quatre trabans essaient de bander ses plaies et restent silencieux autour du cadavre.)
::PREMIER TRABAN. — Il est mort !
::DEUXIEME TRABAN. — Plus rien !
::TROISIEME TRABAN. — Voilà une belle affaire. Après tout, nous n’avons fait qu’obéir.
 
Ce fragment ressemble à une scène de Shakspeare comme une forêt dessinée sur l’agathe naturelle ressemble au tableau d’un maître. Le corps de Kœnigsmark, jeté dans un lieu immonde, fut dévoré par la chaux vive sous les yeux d’Élisabeth. Telle fut la fin du plus brillant cavalier de ce temps et de cette cour.
 
On avait vu des lumières traverser les appartemens, et Koenigsmark avait disparu, voilà tout ce que l’on sut ; les trabans reçurent de l’argent et se turent. Personne n’osa parler de ce mystère, où l’on soupçonnait un crime.
 
Cependant Sophie-Dorothée, ignorant ce qui avait eu lieu, avait passé une partie de la nuit à ranger ses bijoux et à continuer les préparatifs de ce départ si désiré pour Wolfenbüttel. Il n’était plus temps. Placée sur une pente fatale, chaque instant qui s’écoulait la faisait descendre un peu plus bas vers la ruine qui l’attendait. Dans les papiers de Koenigsmark, saisis aussitôt après l’assassinat, se trouvaient de nombreuses lettres que la princesse lui avait écrites pendant son séjour à Dresde, et où sa colère et son ironie contre l’électeur, George son fils, Élisabeth Platen, Bernstorff, et même contre l’indifférence et la faiblesse de son propre père, le duc de Zelle, éclataient en vives épigrammes et en mouvemens d’indignation. Ces malheureuses lettres, montrées aux intéressés et commentées par la comtesse, enlevèrent à Sophie les derniers protecteurs sur lesquels elle pouvait
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compter et les restes de sympathie qui s’élevaient encore en sa faveur. Si elles prouvaient l’innocence des rapports de Sophie et de Kœnigsmark, elles la montraient fière, violente, hardie, profondément blessée, prête à fuir chez les ennemis de l’électeur, et dangereuse dans sa colère ; on eut peur d’elle et on l’écrasa.
 
Elle acheva de prêter des armes à ses adversaires en déplorant avec larmes l’absence de Koenigsmark, et en accusant hautement Élisabeth Platen de la mort de ce malheureux. On lui envoya le comte de Platen pour l’interroger ; ce dernier lui exposa que l’on craignait de la voir mère d’un fils de Kœnigsmark. « Vous me prenez pour votre femme ! » répondit-elle fièrement à Platen, qui devint son ennemi implacable. Alors une cour consistoriale s’assemble pour la juger ; elle proteste ; un jour, prête à recevoir le sacrement, elle se retourne au milieu de l’église, et, faisant face à l’assemblée, prend Dieu même et l’hostie sainte à témoin de la pureté de sa vie, défiant la comtesse Platen d’en faire autant. La comtesse pâlit, et l’église retomba dans le silence. La lutte entre les deux femmes était terminée. Le tribunal, sans s’occuper de l’adultère, avait prononcé le divorce ; elle n’était plus femme de George de Hanovre, et Élisabeth Platen l’emportait.
 
Nous avons vu quel concours d’inimitiés ardentes, d’imprudences et d’étourderies avait préparé cette destinée, et comment Élisabeth Platen avait enflammé contre son ennemie les passions et les intérêts. Mlle de Knesebeck, jetée en prison dans une forteresse au milieu de la forêt du Harz, « d’où elle ne découvrait, dit-elle, que les cimes vertes des grands arbres qui se balançaient comme une mer, » parvint à en sortir par la toiture, où un prétendu couvreur, qui n’était autre qu’un amant déguisé, pratiqua une ouverture qui permit à la demoiselle d’honneur de s’échapper. On conduisit en grande pompe la princesse à ce vieux château d’Ahlden, où il ne lui fut permis de voir ses enfans ni sa mère, et où elle mourut après trente-deux années de langueur et de solitude profonde ; puis il ne fut plus question d’elle. La comtesse Platen expira en 1706, en dictant le récit de sa vie, et disculpant complètement ce Koenigsmark qu’elle avait aimé, cette princesse qu’elle avait haïe. L’un des assassins du jeune homme soulagea sa conscience par une confession analogue, reçue par le même ecclésiastique et conservée dans les archives de Zelle.
 
Quant à George, devenu électeur d’Hanovre et roi d’Angleterre, qu’il soit jugé par l’histoire, où il a fait figurer à côté de lui Mme de Schulenburg sous le nom de duchesse de Kendal, et Mme Kielmansegg, fille de la comtesse Platen et favorite à son tour sous le nom
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de duchesse d’Arlington, — déshonorant ainsi la pairie des trois royaumes qu’on lui donnait. Certes, il n’y avait pas de roi qui méritât mieux que George Ier d’être chassé du trône par une révolution et honteusement banni avec sa suite. On n’y pensa même pas. Il personnifiait une haine, et tout le monde fut content.
 
L’obscurité où cette douloureuse histoire est restée ensevelie jusqu’à la publication de ces documens, et l’impunité historique dont l’électeur-évêque, George Ier et la comtesse Platen ont joui, ne peuvent s’expliquer que par un mot : la passion populaire. L’intérêt protestant qui dominait les intérêts du Nord servait de mobile à la politique anglaise ; c’était lui qui couvrait de son amnistie de si misérables caractères, de si infâmes palais, et des crimes si odieux, lui qui laissait languir et mourir dans sa prison d’Ahlden cette femme intéressante qui n’avait commis d’autre crime que d’être belle, jeune et pure, d’avoir vu de trop près les ignominies de l’évêque et de la favorite, d’avoir bravé cette femme hardie, et d’avoir désiré la liberté. Cette fille d’une Française restait trente-deux années dans les murs de sa citadelle, usait de sa fortune en faveur du pauvre village dont elle « voyait de sa fenêtre, dit-elle, pour toute récréation, la petite rue tortueuse et les habitans levés dès quatre heures du matin, » et y écrivait ces tristes mémoires, publiés après plus d’un siècle, pendant que les créatures que l’électeur de Hanovre traînait après lui allaient s’asseoir paisiblement sur les marches du trône protestant d’Angleterre, et s’y couvrir de toute espèce de titres et d’honneurs en face des populations calvinistes ! Elles souffraient cela en haine de Louis XIV, — et l’on n’a rien dit encore de tous ces mobiles passionnés d’une histoire presque contemporaine, — tant l’histoire est lente à se révéler.
 
 
PHILARETE CHASLES.