« Poètes et romanciers modernes de la France/Desaugiers » : différence entre les versions

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{{journal|Poètes et romanciers modernes de la France – Desaugiers|[[Auteur:Charles Augustin Sainte-Beuve|Sainte-Beuve]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.11 1845}}
 
==__MATCH__:[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/11]]==
 
Voici un portrait qu’il ne m’appartenait pas de faire. J’avais eu dès long-temps l’idée que le plus gai, le plus franc, le plus copieux et le plus ample de nos chansonniers manquait en effet à une série déjà si longue de poètes, et qu’après tous ces élégiaques, tous ces lyriques, tous ces sensibles et ces délicats presque tous mélancoliques et plaintifs, il fallait, lui aussi, l’introduire, dût-il venir un peu tard pour être le boute-en-train de la bande. On avait insisté auprès de Charles Nodier, qui avait fort connu Desaugiers, pour qu’il retraçât cette physionomie si vivante et rassemblât à ce sujet ses souvenirs : les souvenirs, même en se composant et se confondant un peu selon la fantaisie de Nodier, en s’entremêlant de quelques folles couleurs, n’eussent été ici qu’un charme de plus et une manière non moins vive de ressemblance. Mais Nodier mourut avant d’avoir laissé échapper les pages riantes, et nous voilà en demeure, nous poète autrefois intime, critique aujourd’hui très grave, de payer le tribut au plus joyeux et au plus bachique des chanteurs. N’importe, nous le ferons sans trop d’effort : la critique a pour devoir et pour plaisir de tout comprendre et de sentir chaque poète, ne fût-ce qu’un jour.
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Nous aurons plus tard occasion de revenir sur cette indulgence du clergé et des personnes religieuses pour la malice innocente de Desaugiers, tandis qu’on était, au même moment, très en garde contre d’autres gaietés plus suspectes. On aura remarqué cette expression de ''tête grecque'' appliquée à l’enfant ; n’oublions pas que sur ces plages favorisées de la Provence étaient déposés de toute antiquité des germes apportés d’Ionie. L’évêque de Verdun, dont il est question dans cette lettre, était M. de Villeneuve, compatriote également de Desaugiers, et qui avait conseillé à son père, au sortir des études, de le placer dans l’église, si bien que le jeune homme passa six semaines eu séminaire de Saint-Lazare. Mais il ne tint pas à l’épreuve, et dés le lendemain sa vocation l’emportait : il faisait une comédie en un acte et en vers qui réussissait au boulevard ; il arrangeait en opéra-comique ''le Médecin malgré lui'' de Molière, dont son père faisait la musique, et qu’on jouait à Feydeau en 1791. La révolution vint à la traverse et coupa en deux cette gaieté naissante qui allait si aisément prendre son essor.
 
Au moment où la patrie pouvait sembler le moins regrettable, Désaugiers accompagna à Saint-Domingue sa soeursœur, qui venait d’épouser en France un colon de cette île. On débarqua à la ville du Cap en janvier 1793. Une lettre de notre voyageur que nous avons sous les yeux nous le montre au naturel, tel qu’il était en ces années d’hilarité et d’insouciance, tel qu’il eut l’heureux privilège de rester toujours. Il parait qu’il y avait à vaincre quelque prévention dans la famille chez laquelle il arrivait ; l’accueil fut d’abord un peu froid pour lui, pour les jeunes époux et pour sa sueur en particulier, qui avait à se faire adopter de la nouvelle famille, et à s’y apprivoiser elle-même. De jeunes belles-soeurssœurs observaient les nouveaux-venus avec un intérêt encore plus curieux qu’affectueux peut-être ; mais tout ce petit manége ne tint pas long-temps en face d’un hôte aussi imprévu ; on avait affaire en sa personne au plus irrésistible génie (le ''Genius'' des anciens), à celui qui se rit de la contrainte et qui épanouit les fronts : « Quant à moi, écrivait Désaugiers racontant ce premier accueil et comment il avait rompu la glace, j’ai fait des prodiges, soit dit sans me flatter. Je me suis surpassé en gaieté, je ne dirai pas et en esprit, mais je puis dire qu’on m’en soupçonne beaucoup. J’ai été enjoué, galant, plaisant, et j’ai fait fortune. Mme Mourlan a ri et plaisanté avec moi comme avec son fils. Les demoiselles ont commencé par m’éplucher (Mme Lavaux me l’avait prédit) ; elles m’ont d’abord fait mille questions, auxquelles j’ai répondu avec une justesse qui m’étonne quand j’y pense. Elles ont été forcées de quitter la partie, et ce succès m’a enhardi à un point extrême. On m’a fait chanter et toucher du piano, je ne me suis pas fait prier. Nous étions à chaque repas vingt personnes à table, et j’ai eu le talent de les faire toutes rire. Bref, quand il a été question d’aller au Borgne, on ne voulait plus me laisser aller, et on a fait tout ce que l’on a pu pour reculer ce ''funeste'' départ… »
 
Cette lettre si folâtre (contraste funèbre !) est datée du ''lundi 21 janvier 1793''. Riez, chantez à souhait, portez avec vous la joie, et soyez partout où vous entrez l’ame de la fête ! Vous avez beau l’ignorer ou l’oublier, ce contraste se reproduira chaque fois et chaque jour, pour qui le saura voir : publique ou cachée, il y aura toujours ce jour-là dans le monde une grande douleur, une infinité de grandes douleurs.
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Tant il est vrai que toute nature douée d’une vocation énergique se fait jusqu’à un certain point sa propre destinée et porte avec elle son démon.
 
A peine remis de tant de maux, Desaugiers fut emmené de Saint-Domingue aux États-Unis par un capitaine américain qui l’avait entendu un jour toucher du piano. Ce brave homme n’avait pu résister à l’intérêt qu’un talent si naturel et si expansif lui inspira : il lui offrit sur-le-champ le passage ''gratis'' à son bord, et lui garantit qu’il trouverait sur le continent prochain à donner autant de leçons qu’il voudrait. Arrivé à Baltimore, le jeune Saint-Marc y passa les années 1795, 1796 ; il savait très bien l’anglais, et avait des écolières pour le piano en grand nombre : il s’était rendu extrêmement fort sur cet instrument. Sa soeursœur, devenue veuve, l’avait rejoint, et leur existence à tous deux était tolérable. Ce genre de vie convenait même beaucoup mieux à Desaugiers que le sort qui lui était primitivement destiné à Saint-Domingue comme régisseur de quelque plantation ; mais tous ses vœux se portaient vers la France, et il ne fut heureux que lorsqu’il revit le sol natal et sa famille, au printemps de 1797.
 
C’était le moment de l’extrême orgie du Directoire et de la bacchanale universelle. On a vu quelquefois, au plus fort des calamités et des fléaux, le cœur humain réagir bizarrement et prendre sa revanche par une sorte d’étourdissement et d’ivresse. On a l’idéal le plus charmant de cette disposition un peu artificielle dans le cadre du ''Décameron'' de Boccace. Mais, s’il y a toujours quelque chose contre nature dans ce contraste d’un oubli volontaire et factice au sein des fléaux, rien n’est plus simple au contraire et plus concevable que l’expansion et la détente au lendemain même de la crise. C’est ce qui eut lieu en France au sortir des atrocités de la Terreur. On se remit à l’instant à vivre, à vivre avec délices, à jouir éperdument des dons naturels, de l’usage de ses sens, des plaisirs libres et faciles, du charme des réunions surtout et de la cordialité des festins. On déjeuna, on dîna, on chanta beaucoup ; Cousus, Momus et Bacchus furent à l’ordre du jour : c’était bien le moins après la déesse Raison. La mode s’en mêla, comme elle se mêle à tout : on se fit un rôle de gastronome et d’épicurien.
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Depuis mars 1799, où il donnait au théâtre des Jeunes-Artistes ''le Testament de Carlin'', on le trouverait sans interruption mêlé à une foule de petites pièces de tout genre, opéras comiques, vaudevilles, tantôt comme auteur unique, tantôt et le plus ordinairement comme collaborateur pour une moitié ou pour un tiers. Son esprit à ressources excellait à ces jeux de circonstance, à ce travail en commun de quelques matinées. Chansonnier, musicien, metteur en scène, plein de gais motifs et de saillies, il était là dans son élément. On raconte qu’un jour l’acteur qui faisait ''Arlequin'', dans je ne sais quelle farce de lui, se trouvant indisposé au moment de la représentation, il le suppléa à l’improviste et joua incognito le rôle avec applaudissement <ref> On apprend des ''Mémoires'', déjà cités, ''de mademoiselle Flore'' (chap. II) que c’était le rôle d’Arlequin cadet, joué d’ordinaire par Monrose, dans ''L’un après l’autre'' (théâtre Montansier, 1804). </ref>. Le chiffre des pièces auxquelles il a pris part ne va pas à moins de 115 ou de 120. Nous n’aurons point à l’y suivre ; la plupart de ces productions légères ressemblent à un champagne autrefois piquant, mais dont la mousse s’est dès long-temps évaporée. Une couple de fois, il parut vouloir tenter une scène plus haute : en 1806, il donna seul ''le Mari intrigué'', comédie en 3 actes et en vers, très faible, qui fut jouée au théâtre de l’Impératrice, autrement dit théâtre Louvois ; en 1820, il atteignit aux cinq actes, également en vers, et fit jouer à l’Odéon une comédie, ''l’Homme aux précautions'', dont je n’ai rien absolument à dire. Le joli acte de ''l’Hôtel garni'', fait en société avec M. Gentil, est resté à la Comédie-Française. Mais l’originalité de Desaugiers et sa vraie veine doivent se chercher ailleurs ; laissons là ces prétendus succès ''d’estime'', et qu’on me parle de son ''Dîner de Madelon'' ! Comme vaudevilliste et auteur dramatique, il prit rang vers 1805 et ne cessa, durant les vingt années qui suivirent, d’attester chaque soir sa présence par cette quantité de folies, de parades, de parodies plaisantes, dont les représentations se comptaient par centaines, et qui fournissaient aux Brunet et aux Potier des types d’une facétie incomparable : ''M. Vautour'', la série des ''Dumollet, le père Sournois'', et tant d’autres. Comme chansonnier proprement dit, il débuta et se classa d’emblée, vers 1806, à titre de convive du ''Caveau moderne'' : c’est par ce côté qu’il nous appartient ici.
 
Il y aurait une jolie histoire à esquisser, celle de la gaieté en France. La gaieté est avant tout quelque chose qui échappe et qui circule ; mais elle eut aussi ses rendez-vous réguliers, ses coteries et foyers de réunion, ses institutions pour ainsi dire, aux divers âges. Laujon, au tome IV de ses ''OeuvresŒuvres'', a tracé un petit aperçu des dîners chantans, à commencer par ''l’ancien Caveau'', dont la fondation appartient à Piron, Crébillon fils et Collé, et qui remonte à 1733 <ref> Laujon a varié sur cette date ; dans une notice sur le même sujet insérée dans le recueil des ''Dîners du Vaudeville'' (mois de frimaire, an IX), il indique l’année 1737. Je livre ces discordances aux futurs historiens et aux chronologistes de la chanson.</ref>. On remonterait bien au-delà, si l’on voulait rechercher tous les dîners périodiques un peu célèbres, égayés de chant, de même que, dans l’histoire de notre théâtre, on remonte bien au-delà de l’établissement des ''Confrères de la Passion''. Il y avait les dîners du ''Temple'', où Chaulieu, l’abbé Courtin et autres libres commensaux des Vendôme, célébraient Lisette, la paresse et le vin. Il y eut ces gais dîners de la jeunesse de Boileau et de Racine, où faisaient assaut La Fontaine et Molière : Chapelle n’y laissait pas dormir le refrain. On entrevoit plus anciennement les dîners ou soupers de la ''Satire Ménippée'', où de malicieux couplets durent se chanter, à la sourdine la veille de l’entrée d’Henri IV, et à gorge déployée le lendemain. Marot, dans sa jeunesse, était le meneur et l’ame de cette société des ''Enfans sans souci'', folle bande directement organisée pour le vaudeville et les chansons ; mais c’est à partir de 1733 qu’on peut suivre presque sans interruption la série des dîners joyeux, et qu’on possède les annales à peu près complètes de la gastronomie en belle humeur. ''L’ancien Caveau'', dont les réunions se tenaient au carrefour Bussy, chez le restaurateur Landelle, dura dix années et plus. Les dîners qui eurent lieu ensuite chez le fermier-général Pelletier, et qui, à partir de 1759, rattachèrent plusieurs des précédens convives, eurent l’air un moment de vouloir remplacer le centre qu’on avait perdu ; pourtant on ne s’y sentait pas assez entre soi, pas assez au cabaret. Bon nombre des membres dispersés de l’ancien caveau, aidés de fraîches recrues qu’ils s’adjoignirent, reformèrent un ''Caveau'' véritable, qui paraît avoir duré jusqu’après 1775. Il y eut là un nouvel intervalle comblé par d’autres fondations ''intérimaires'', que Laujon a touchées en passant. Mais c’est au lendemain de la Terreur qu’il se fit une véritable restauration de la gaieté en France. Dans un dîner du 2 fructidor an IV (1796), dix-sept gens d’esprit dont on a les noms, et parmi lesquels on distingue les deux Ségur, Deschamps, père des poètes Deschamps d’aujourd’hui, Piis, Radet, Barré, Després, etc., posèrent entre eux les bases d’un projet de réunion mensuelle, qu’ils rédigèrent le mois suivant en couplets ; c’était l’ère des constitutions nouvelles et des décrets de toutes sortes, on ne manqua pas ici d’en parodier la formule :
 
::En joyeuse société,
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SAINTE-BEUVE
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