« Essais d’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne/04 » : différence entre les versions

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le nombre pouvait jusqu’à un certain point suppléer à l’expérience qui leur manquait encore. Guidées par des généraux sortis récemment de leurs rangs et à qui l’exemple de leurs devanciers avait appris qu’il fallait opter entre la victoire et l’échafaud, ces troupes novices commençaient à balancer la fortune, si constamment favorable depuis quelques mois aux alliés. En Flandre, une armée anglaise et hanovrienne, qui était venue sous les ordres du duc d’York, second fils de George III, appuyer la grande armée autrichienne, fut battue à Hondschoote par le général Houchard, et forcée de lever le siège de Dunkerque. Bientôt après le prince de Cobourg lui-même fut défait à Wattignies par le général Jourdan. Du côté de l’Allemagne, le général autrichien Würmser était parvenu à pénétrer en Alsace, où il assiégeait Landau. Mal secondé par les Prussiens, qui avaient à peu de distance des forces considérables, mais qui voyaient avec jalousie une conquête dont la cour de Vienne semblait vouloir s’attribuer le bénéfice, il ne put résister à l’impétueuse attaque du jeune général républicain Hoche, et après quatre jours de combats acharnés il repassa le Rhin dans le plus grand désordre. Enfin, à l’autre extrémité de la France, Toulon, mal défendu par les soldats étrangers qu’il avait appelés à son secours, fut repris par les républicains. Les Anglais, en l’abandonnant, furent moins préoccupés de soustraire les malheureux habitans à la rage des terroristes que de porter un grand coup à la marine française ; ils avaient trouvé dans le port trente-un vaisseaux de ligne et vingt-cinq frégates : ils ne purent en emmener que la plus faible partie, mais avant de s’éloigner ils mirent le feu à tout le reste.
 
Ainsi finit la seconde campagne de la guerre engagée entre la révolution française et l’Europe. Rien n’était décidé, mais la révolution, un moment ébranlée, s’était raffermie ; il était désormais certain qu’elle pouvait tenir tête à ses adversaires. Le danger était grand pour les trônes. Tel est l’attrait des seuls mots de liberté et d’égalité que, malgré l’effroyable dérision qui les faisait servir en France à désigner le triomphe d’une sanglante tyrannie, les succès de ceux qui les proclamaient faisaient battre, dans les autres pays, bien des cœurs passionnés et fanatiques. Dans la Grande-Bretagne surtout, et particulièrement en Écosse, les clubs révolutionnaires, quoique désavoués presqu’unanimement par les classes riches et éclairées, redoublaient de hardiesse. On vit se réunir à Édimbourg une assemblée formée de députés des clubs écossais et à laquelle assistèrent également ceux de diverses sociétés républicaines d’Angleterre et d’Irlande. Elle prit audacieusement le nom de ''convention britannique des délégués du''
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''peuple, associés pour obtenir le suffrage universel et les parlemens annuels'', et se donna une organisation modelée sur celle de la convention française. Le gouvernement ne crut pas devoir tolérer cette manifestation factieuse. La prétendue convention fut dissoute, et ses principaux membres condamnés à la déportation.
 
C’est au milieu de ces circonstances si peu encourageantes que le parlement ouvrit sa session annuelle le 27 janvier 1794. Comme la précédente, comme celles qui la suivirent, cette session fut presque uniquement employée à discuter la question de la guerre contre la France et les moyens de la soutenir. La position des partis n’avait pas changé ; la tendance de leur polémique, les argumens qui en faisaient le fond, étaient toujours les mêmes. L’opposition ne cessait de demander qu’on ouvrît des négociations pour la paix, et qu’on s’abstînt d’intervenir dans le régime intérieur de la France. Elle prétendait prouver que la France n’avait pas provoqué les hostilités, et que la provocation était le fait de l’Angleterre et de ses alliés. Sans oser justifier l’épouvantable système qui couvrait le territoire français de ruines et d’échafauds, elle essayait d’en reporter la responsabilité sur les excès du despotisme antérieur et aussi sur l’injuste agression des puissances, qui avaient poussé la convention à tous les excès du désespoir. Quelquefois même, de ce que le comité de salut public exerçait depuis quelque temps déjà son terrible despotisme, de ce que sa volonté ne rencontrait plus d’obstacles, l’opposition se hasardait à conclure que le gouvernement républicain devait nécessairement jouir de quelque popularité, et qu’il offrait assez de gages de durée pour qu’on pût traiter avec lui comme avec un pouvoir capable de maintenir ses engagemens. Pour démontrer la nécessité de rompre la coalition dans laquelle l’Angleterre se trouvait engagée, elle signalait la politique égoïste, étroite, malhabile des cours alliées, leur manque de foi, leurs défiances réciproques, les revers qui en étaient résultés. En réponse à ces vives attaques, Pitt rappelait tous les faits qu’il avait déjà si souvent allégués pour rejeter sur la France le tort de la provocation. Il ne dissimulait pas que, dans son opinion, la paix avec la France serait plus funeste qu’une guerre désastreuse tant que durerait l’affreux système auquel elle était soumise. Il avouait que la restauration de la monarchie française se présentait à lui comme le meilleur moyen de rétablir la tranquillité de l’Europe et d’affermir l’ordre social ; mais trop prudent pour se lier à une combinaison absolue en présence des chances incertaines de l’avenir, il se hâtait d’ajouter que le renversement de la faction jacobine, sans lequel tout arrangement é
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taitétait impossible, ne supposait pas nécessairement la restauration du trône ; il allait même jusqu’à dire que la perversité des hommes alors investis en France de l’autorité suprême ne serait pas un obstacle à ce qu’on traitât avec eux, si jamais ils pouvaient donner des garanties réelles. Tout en faisant cette concession apparente, il repoussait l’idée d’ouvrir immédiatement les négociations ; il démontrait qu’en laisser seulement entrevoir la pensée, ce serait se placer dans la situation humiliante d’un vaincu qui demande la paix à un implacable ennemi, ce serait s’affaiblir soi-même en décourageant l’esprit public et en inquiétant les alliés. Il exprimait l’espoir que les ressources factices créées par le comité de salut public au moyen de la terreur et du brigandage organisé s’épuiseraient bientôt par la force même des choses. Enfin, sans nier les torts de quelques-unes des puissances alliées, il prouvait facilement que ces torts n’étaient pas un motif suffisant pour que l’Angleterre se privât d’un concours si utile, si nécessaire dans l’épreuve terrible qu’elle avait à soutenir. Dundas, Burke, Windham, développaient à peu près les mêmes argumens avec beaucoup moins de circonspection et de réserve. La politique du cabinet trouva encore un éloquent interprète dans le jeune Canning, qui venait d’entrer au parlement, et que la sagacité de Pitt avait su, par d’habiles prévenances, enlever à l’opposition, qui le regardait déjà comme un des siens.
 
Malgré les efforts redoublés de l’opposition, toutes ses motions pacifiques, toutes ses demandes d’enquêtes sur les actes du pouvoir, furent rejetées dans l’une et l’autre chambre à la majorité accoutumée. Toutes les demandes faites par le ministère lui furent accordées. Il obtint, outre l’établissement de plusieurs taxes nouvelles, l’autorisation d’emprunter 11 millions sterling. Il fit porter à 85,000 hommes la force de l’armée navale et à 60,000 celle des troupes de terre, non compris les troupes étrangères et les émigrés à la solde anglaise. Pour mieux assurer la tranquillité intérieure du pays, on ajouta à la milice permanente des corps de volontaires levés et entretenus à l’aide de souscriptions volontaires aussi. L’opposition prétendit que ce mode de souscription violait le principe constitutionnel qui réserve au parlement le droit exclusif d’établir des impôts. Pitt soutint que la mesure se justifiait par de nombreux précédens, et qu’utile par ses résultats matériels, elle le serait plus encore par son effet moral.
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contre les attaques des conspirateurs, les dangers extérieurs s’aggravaient. Les résultats de la précédente campagne avaient jeté les alliés continentaux de l’Angleterre dans un grand découragement. La Prusse, n’ayant pu obtenir des états de l’empire les subsides dont elle prétendait avoir besoin pour entretenir l’armée qu’elle avait sur le Rhin, déclara que ses propres ressources ne lui permettaient pas de pourvoir plus long-temps à un armement maintenu jusqu’alors pour la défense commune, et qu’elle allait rappeler cette armée, à l’exception d’un corps de 20,000 hommes que des engagemens particuliers : l’obligeaient à fournir à l’empereur. L’Angleterre et la Hollande, effrayées des conséquences de ce rappel qui eût permis aux Français de diriger presque toutes leurs forces sur les Pays-Bas, se hâtèrent d’ouvrir une négociation avec la cour de Berlin pour l’empêcher de donner suite à son projet. Un traité fut conclu à La Haye par lequel la Prusse, moyennant un subside annuel de 1,800,000 livres sterling, laissait 62,000 hommes à la disposition des deux cours. Ce traité, soumis à l’approbation du parlement, fut vivement attaqué. L’opposition trouvait qu’il était absurde de payer au roi de Prusse une somme exorbitante pour l’engager à défendre ses propres intérêts. Pitt répondit qu’il y avait tout à la fois économie et bonne politique à s’assurer le concours de troupes étrangères déjà aguerries, au prix d’un subside dont la somme n’eût pas même suffi à lever et à faire subsister un nombre égal de nouvelles recrues. La majorité accoutumée ratifia l’engagement pris envers la Prusse.
 
Les argumens que Pitt avait employés pour le justifier supposaient qu’on pouvait compter sur la coopération active de ces auxiliaires si chèrement acquis. On reconnut bientôt qu’il n’en était pas ainsi. Les Prussiens conservèrent, à la vérité, les positions qu’ils étaient sur le point de quitter, mais ils y restèrent immobiles, et, sous les plus vains prétextes, ils se refusèrent opiniâtrement à prendre la moindre part aux opérations militaires dont les Pays-Bas étaient alors le théâtre. Au bout de quelques mois, l’Angleterre et la Hollande, considérant le traité de La Haye comme annulé par une semblable conduite, cessèrent de payer le subside dont on était convenu. Parmi les causes de cette étrange inaction de l’armée prussienne, il faut compter les évènemens qui venaient de s’accomplir en Pologne. Kosciuszko, appelant aux armes une nation indignée des perfidies et des violences qui lui avaient ravi, avec sa liberté, la moitié de son territoire, était parvenu à la soulever contre ses oppresseurs. Il avait chassé les Russes de Varsovie et forcé ensuite le roi de Prusse en personne à lever le siège de cette
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cette capitale. Pendant plusieurs mois, l’insurrection absorba en grande partie l’attention et les forces de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche elle-même. Cette lutte, on le sait, eut pour résultat le dernier partage de la monarchie polonaise et l’anéantissement de son indépendance.
 
L’Autriche, occupée à s’assurer une part de cette riche proie, semblait elle-même, à l’exemple de la Prusse, ne plus apporter beaucoup d’ardeur à la guerre contre la France. Bien que, du côté des Pays-Bas, la campagne se fût ouverte pour elle par des succès, et que le prince de Cobourg eût encore emporté la place forte de Landrecies, on n’avait donné aucune suite à ce début victorieux. Le cabinet impérial était mécontent des Belges, qui se montraient peu empressés à seconder, par des sacrifices d’hommes et d’argent, les efforts qu’on faisait pour les mettre à l’abri d’une nouvelle invasion française ; il commençait à se demander si la possession de ces provinces éloignées et indociles valait tout ce que coûtait leur conservation, et s’il n’y aurait pas moyen de transiger avec la France à des conditions avantageuses. A Vienne comme dans la plupart des cours alliées, la pensée de traiter avec le comité de salut public ne paraissait déjà plus inadmissible. En voyant Robespierre renverser successivement tous ses ennemis, on commençait à croire qu’il fallait voir en lui l’homme appelé à terminer la révolution et à rétablir l’ordre par son énergique dictature.
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En Irlande, l’agitation des esprits prenait de jour en jour un caractère plus alarmant, et un incident singulier y jeta bientôt de nouveaux fermens de dissensions. Le comte de Fitzwilliam, un des nouveaux membres du cabinet, venait d’être envoyé à Dublin, en qualité de lord lieutenant. Comme les autres amis de Burke, en se ralliant au gouvernement contre les révolutionnaires, il en était resté séparé sur une question importante, celle de l’émancipation des catholiques, qui un peu oubliée alors en Angleterre, absorbait depuis long-temps en Irlande toutes les préoccupations. Doué d’un esprit généreux et d’une grande libéralité de sentimens, il crut que le meilleur moyen de rattacher fortement ce pays à l’empire britannique et d’y enlever aux agitateurs leurs plus puissans auxiliaires, c’était de satisfaire au vœu de la portion la plus nombreuse de la population. On le vit, aussitôt après son arrivée, s’entourer des hommes les plus influens de l’opposition, tels que Grattan et Ponsonby, et écarter au contraire le parti des Beresford, sur lequel l’administration s’était jusqu’alors appuyée. Une adresse du parlement irlandais, conçue dans les termes d’une vive satisfaction, et le vote immédiat des subsides les plus considérables que le pays eût jamais accordés, attestèrent bientôt la popularité du lord lieutenant ; mais cette popularité, il la devait surtout à l’engagement qu’il avait pris d’appuyer un bill proposé par Grattan pour lever toutes les restrictions qui pesaient encore sur les catholiques. Le ministère refusa de sanctionner cet engagement. Lord Fitzwilliam donna sa démission, et eut pour successeur lord Camden, fils de l’ancien chancelier, dont les principes étaient, sur l’objet de ce débat, complètement opposés aux siens. Tout changea aussitôt de face. L’administration rentra dans ses anciens erremens ; par son influence, le bill de Grattan fut rejeté à une grande majorité, et une extrême exaspération se manifesta dans les classes populaires, composées surtout de catholiques. Les moyens de rigueur auxquels on eut recours pour la contenir, le déploiement de la force militaire, la suspension de la liberté individuelle, la presse maritime exercée sur tous les hommes qu’on trouvait la nuit hors de leur domicile, d’autres mesures non moins excessives, ne firent qu’accroître l’irritation publique. Les sociétés révolutionnaires, qui rêvaient l’établissement d’une république avec le secours de la France, qui déjà étaient secrètement en relation avec le gouvernement français et pour qui les catholiques étaient d’aveugles instrumens, prirent plus de consistance. Les protestans, de leur côté, moins nombreux, mais plus riches, plus éclairés, inquiets pour le maintien de leur suprématie et même pour leur sûreté
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reté personnelle, commencèrent à s’organiser en associations qui prirent le nom d'''Orangistes''. Des collisions presque journalières, des meurtres, des violences de toute espèce, montrèrent l’Irlande séparée en deux camps ennemis et livrée à une affreuse anarchie. On put prévoir dès-lors les calamités qui devaient bientôt l’assaillir.
 
Si l’on a peine à croire que lord Fitzwillam ait agi sciemment contre les intentions du gouvernement dont il était le représentant, il est également difficile de comprendre que ce gouvernement ait pu le désavouer après avoir autorisé sa conduite. Suivant toute apparence, dans la crainte de ne pas se trouver d’accord, on avait évité de s’expliquer d’avance avec précision par rapport à des hypothèses qui pouvaient ne pas se réaliser, et on se trouva pris au dépourvu par des circonstances qu’on n’avait pas voulu prévoir. L’attention du parlement britannique ne pouvait manquer d’être appelée sur un fait aussi grave. Dans les deux chambres, l’opposition demanda une enquête dont l’objet devait être de constater si lord Fitzwilliam avait mérité son rappel en violant ses instructions, ou si le ministère l’avait sacrifié après l’avoir mis en avant. Les ministres refusèrent toute explication, se bornant à dire qu’ils avaient usé d’un droit incontestable. La proposition d’enquête fut écartée.
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mis en doute sa sincérité actuelle, et exigé l’ouverture immédiate de la négociation. Peu de semaines après, aucune manifestation publique n’étant venue attester l’accomplissement des intentions annoncées par le message, Grey et Fox invitèrent la chambre à porter au pied du trône une nouvelle adresse pour demander qu’on entrât, sans plus tarder, en communication avec le gouvernement français. Pitt représenta que ce serait empiéter sur les prérogatives constitutionnelles de la couronne et rendre plus difficile une paix dont on se montrerait si désireux. Il donna d’ailleurs à entendre que des démarches avaient été faites, et que si la France voulait sincèrement la paix, un arrangement serait bientôt signé. L’opposition fut encore vaincue.
 
C’est à Bâle que la Prusse et l’Espagne avaient traité avec la France, parce que le comité de salut public avait toujours entretenu un ambassadeur en Suisse à l’époque même où il avait cessé d’être en relations avec tous les autres pays de l’Europe. C’est encore à Bâle qu’eurent lieu les premières ouvertures pour un rapprochement entre la France et l’Angleterre. L’envoyé britannique auprès de la confédération, Wickham, fut chargé de demander à l’envoyé français, Barthélemy, si le directoire était disposé à négocier avec l’Angleterre et ses alliés pour arriver, au moyen d’un congrès, au rétablissement de la paix, s’il voulait faire connaître les bases générales auxquelles il donnerait son consentement, et, dans le cas où ce mode de négociation ne lui conviendrait pas, s’il en avait quelque autre à proposer. Après un délai de trois semaines, Barthélemy répondit, au nom de son gouvernement, que le directoire formait des vœux ardens pour une paix juste, honorable et solide, mais que, l’envoyé britannique ayant déclaré lui-même n’avoir pas les pouvoirs nécessaires pour en traiter, la sincérité des dispositions pacifiques dont on l’avait rendu l’interprète pouvait, à bon droit, être mise en doute, qu’un congrès ne devant évidemment conduire à aucun résultat, c’était faire preuve de peu de bonne foi que de le proposer, que le directoire, aux termes de la constitution, ne pouvait aliéner aucune portion du territoire de la république, qu’il n’était donc pas libre de restituer ceux des pays conquis qui, comme la Belgique, avaient déjà été réunis constitutionnellement à ce territoire, et qu’il n’écouterait aucune proposition à ce sujet, mais que, quant aux autres conquêtes de la France, elles pourraient devenir l’objet d’une transaction. Une telle déclaration ne permettait pas que les choses allassent plus loin. Le cabinet de Londres répliqua que la France, lorsqu’elle serait revenue à des sentimens plus concilians, le trouverait toujours prêt à en accueillir la manifestation. É
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videmmentÉvidemment l’heure de la paix n’était pas encore arrivée. La France se sentait déjà trop puissante pour ne pas exiger de grands avantages, et l’Angleterre, victorieuse sur mer, n’était pas encore assez affaiblie par les revers de ses alliés continentaux pour consentir à d’importantes concessions.
 
Telle est la force de l’esprit de parti que lorsqu’on connut en Angleterre la rupture des pourparlers de Bâle, l’opposition n’eut pas honte d’en rejeter tout le tort sur le ministère. Fox, dans un discours où les difficultés même de la thèse qu’il avait à soutenir semblèrent augmenter encore la vigueur et l’éclat de son talent, laissa à peine tomber un léger blâme sur la prétention énoncée par les Français, de mettre en dehors de toute discussion celles de leurs conquêtes dont il leur avait plu de décréter la réunion à la république ; c’est contre le cabinet britannique qu’il dirigea toutes les foudres de son éloquence. Il l’accusa d’avoir trop différé cette tentative de négociation, de n’y avoir porté aucune bonne foi, de s’être ôté d’avance toute chance de succès en ne reconnaissant pas immédiatement la république française et en ne donnant pas de pleins pouvoirs à Wickham. Il essaya de prouver qu’un changement de ministère pouvait seul tirer le pays de la situation déplorable où on l’avait fait tomber, et il proposa à cet effet une résolution formelle. Pitt réfuta triomphalement ces sophismes si peu dignes du patriotisme de Fox, qui trouva à peine dans la chambre quarante-deux voix pour appuyer sa proposition.
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Cependant le nombre des personnes qui venaient se faire rembourser par la banque la valeur de leur papier augmentait de jour en jour avec la terreur de l’arrivée des Français. Il devint enfin si considérable, que les directeurs, sur le point d’être obligés de cesser leurs paiemens, implorèrent l’intervention du gouvernement. En présence d’une telle extrémité, Pitt ne désespéra pas. Le conseil privé fut convoqué le 26 janvier 1797, et, dans une forme aussi insolite que la mesure même à laquelle on avait recours, il exprima à l’unanimité l’opinion que la banque devait suspendre tout remboursement en numéraire jusqu’à ce que le parlement eût délibéré sur les moyens d’assurer la circulation et de soutenir le crédit public et commercial.
 
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sDès le lendemain, un message royal, joint à la délibération du conseil, invita la chambre des communes à résoudre promptement la question. Sur la proposition de Pitt, un comité fut immédiatement nommé pour l’examiner. Il présenta quatre jours après trois rapports qui tendaient tout à la fois à rassurer les esprits sur la situation de la banque en démontrant que son actif était fort supérieur à son passif, et à établir cependant que, dans les circonstances présentes, il était absolument indispensable de confirmer et de régulariser la mesure illégale prise sous l’empire de la nécessité par le conseil privé. Pitt proposa en conséquence et les deux chambres s’empressèrent de voter un bill par lequel la banque fut autorisée à rembourser en billets ceux qui viendraient lui redemander leurs fonds. Pour ne pas constituer complètement un papier-monnaie, pour éviter autant que possible ce qui eût paru assimiler ces billets aux assignats français, dont plusieurs orateurs avaient évoqué le sinistre souvenir, on ne voulut pas en rendre la circulation obligatoire entre particuliers ; par une sorte de terme-moyen, on exempta de la prison tout débiteur qui, ne pouvant rembourser ses créanciers en numéraire, leur offrirait de s’acquitter en valeurs de cette nature. L’opposition ne fit pas une très vive résistance à l’adoption de cette mesure de salut public ; mais elle s’efforça d’accabler Pitt sous la responsabilité de la déplorable situation qui exigeait des remèdes aussi extrêmes. Elle lui reprocha d’avoir, par ses trompeuses promesses et par de honteux manquemens de foi, compromis l’existence même de la banque. Fox l’accusa d’avoir mis la nation au bord de l’abîme, de s’être déshonoré lui-même, d’avoir ruiné le pays, et demanda une enquête sur tous les détails de cette affaire. Grey soumit à l’approbation de la chambre une série de résolutions qui, en substance, déclaraient le ministre coupable d’avoir porté une atteinte matérielle au crédit national par une négligence criminelle des intérêts publics et par la violation de ses devoirs les plus essentiels. Pitt, en répondant à ces virulentes attaques, se proposa surtout de prouver que les avances demandées par le gouvernement n’étaient ni la seule, ni la principale cause des embarras de la banque, et que si, malgré les avertissemens des directeurs, il avait persisté à leur demander la continuation de ces avances, bien qu’elles eussent dépassé de beaucoup les proportions ordinaires, il y avait été impérieusement obligé par les exigences de la politique. Les propositions de Fox et de Grey furent rejetées.
 
Le bill qui venait d’être voté ne devait avoir qu’une durée temporaire ; mais les motifs qui l’avaient rendu nécessaire n’étaient pas de
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semblables. Vainement les officiers voulurent s’opposer au mouvement qui s’annonçait ainsi ; on les mit en état d’arrestation, et des délégués désignés d’avance, au nombre de deux pour chaque bâtiment, se réunirent dans la cabine de l’amiral. Ils commencèrent par exiger de chacun des marins le serment d’obéissance, et par décréter la peine de mort contre quiconque déserterait la cause commune ; ils signèrent ensuite deux pétitions adressées, l’une à la chambre des communes, l’autre à l’amirauté, pour réclamer une augmentation de paie, des améliorations dans leur nourriture, un traitement plus favorable pour les malades et les blessés, enfin la permission pour les matelots d’aller librement à terre lorsqu’on se trouverait dans un port. Il est facile de concevoir la vive impression que produisit à Londres la nouvelle d’un pareil évènement. On ne pouvait penser à employer la force ; on se décida à négocier avec les rebelles. Le premier lord de l’amirauté, le comte Spencer, accompagné de deux de ses collègues, se rendit à Portsmouth pour conférer avec leurs délégués. Il fit un appel à leur patriotisme ; il les adjura de rentrer dans l’ordre, leur promettant que le gouvernement demanderait à la chambre des communes les moyens de satisfaire à une partie de leurs réclamations pécuniaires. Peu sensibles à ces concessions, les délégués mirent en avant des prétentions nouvelles. Les pourparlers traînèrent en longueur avec des alternatives diverses. Lord Howe et plusieurs autres amiraux connus pour la confiance qu’ils inspiraient aux marins furent appelés à y prendre part. Plus d’une fois on parut toucher à une rupture qui aurait entraîné les plus extrêmes violences. Après trois semaines d’incertitude, il fallut, pour ramener à la soumission l’escadre révoltée, que le roi accordât une complète amnistie, et que la chambre des communes, sur la motion de Pitt, régularisât par un vote des concessions qui imposaient au trésor une charge de 400,000 livres sterling. Lord Howe ayant porté aux équipages insurgés ces témoignages de la terreur qu’ils inspiraient, ils consentirent enfin à mettre à la voile. L’escadre de Plymouth, qui avait imité celle de Portsmouth dans sa révolte, l’imita aussi dans sa soumission.
 
Cette soumission ainsi achetée était peu rassurante pour l’avenir ; et en effet, tandis qu’on se félicitait d’avoir échappé à un aussi grand péril, on apprit qu’un mouvement analogue, mais d’un caractère plus menaçant, plus révolutionnaire encore, avait éclaté dans l’escadre de la Nore, à laquelle vinrent se joindre plusieurs des vaisseaux de l’escadre de la mer du Nord. Les insurgés s’étaient donné pour chef un matelot appelé Parker, homme de quelque éducation et d’un caractècaractère
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re très énergique. Leurs prétentions étaient plus élevées que celles des marins de Portsmouth et portaient même sur des détails plus compromettans pour la discipline. Ils les soutinrent aussi avec plus d’insolence. Parker exigea que les lords de l’amirauté vinssent conférer avec lui, et il les traita sans aucun ménagement. Il fut impossible d’arriver à une transaction.
 
La situation était effrayante. Onze vaisseaux de ligne et treize frégates se trouvaient à la disposition d’un comité de matelots qui, tantôt semblaient disposés à les livrer aux Français, tantôt parlaient de se porter à des hostilités déclarées contre leur gouvernement. Déjà ils interceptaient la navigation de la Tamise. Dans une telle extrémité, la royauté, le ministère, le parlement, surent se maintenir à la hauteur de leurs devoirs. Une proclamation royale offrit le pardon à ceux des révoltés qui se soumettraient, mais on déclara, après une délibération solennelle du conseil, que leurs conditions ne seraient pas acceptées, et on prit avec beaucoup de vigueur et d’habileté les mesures nécessaires pour les arrêter s’ils essayaient de remonter la Tamise. Le parlement avait déjà été saisi de la question par un message royal qui lui demandait des dispositions pénales plus efficaces contre les tentatives faites pour agiter et soulever les marins des escadres. La chambre des communes, par une adresse votée dès le lendemain à l’unanimité, promit son concours au gouvernement. Sheridan, s’élevant au-dessus des tristes calculs de l’esprit de parti, appuya l’adresse dans un des discours les plus éloquens qu’il ait prononcés. Pitt, s’empressant de profiter de cet entraînement favorable, affirma qu’il existait une vaste conspiration tramée dans la pensée de soulever à la fois la flotte et l’armée ; il présenta un bill provisoire qui punissait de mort la tentative d’entraîner des militaires à un acte séditieux. Ce bill passa dans les deux chambres sans rencontrer d’opposition. On vota aussi une augmentation de solde pour l’armée, comme on l’avait fait pour la marine.
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Sans se préoccuper des inquiétudes et des ressentimens que de pareils
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actes ne pouvaient manquer d’exciter sur le continent, le directoire semblait se préparer à prendre enfin corps à corps l’Angleterre elle-même, le seul de ses ennemis qui restât encore debout. Depuis long-temps il avait annoncé une expédition destinée à porter la guerre jusque dans le sein de la Grande-Bretagne. Il y préludait par des mesures empreintes de cette violence presque sauvage qui caractérisa plus tard le système continental. Les marchandises anglaises furent saisies le même jour et vendues à vil prix dans toute l’étendue du territoire de la république. Tout navire chargé de produits anglais fut déclaré de bonne prise. Bonaparte, appelé au commandement de ce qu’on affectait d’appeler l’armée d’Angleterre, parcourait avec un nombreux cortége d’officiers d’état-major et d’ingénieurs les côtes de la France opposées aux rivages britanniques, comme pour y chercher un point d’embarquement. On peut douter, cependant, que le projet de cette expédition ait jamais été bien arrêté. Ce qui au moins est positif, c’est qu’on ne tarda pas à renoncer à une entreprise qui présentait des chances si incertaines. La pensée d’aller tarir dans l’Inde une des sources principales de la richesse et de la puissance anglaises, et, pour s’y frayer une route, de conquérir l’Égypte, s’offrit alors au jeune vainqueur de l’Italie, qui, ne voyant pas encore la possibilité de mettre la main sur le gouvernement de son pays, sentait le besoin d’entretenir par de nouveaux exploits l’enthousiasme dont il était l’objet. Le directoire, déjà inquiet de sa popularité, saisit avec empressement l’occasion de l’éloigner en hâtant l’exécution de ce projet hardi ; mais pour que les Anglais n’y missent pas obstacle, il fallait les maintenir dans la croyance que leur île même était menacée, et les engager ainsi à concentrer leurs principales forces contre ce danger imaginaire. Les démonstrations du gouvernement français atteignirent complètement ce but. Le ministère britannique, la nation tout entière, crurent sérieusement à une prochaine tentative d’invasion. De nombreux volontaires vinrent s’inscrire pour aider les troupes de ligne et la milice à la repousser. Le secrétaire d’état Dundas proposa et le parlement vota presque sans débat un bill qui réglait les mesures de défense qu’on aurait à prendre en cas de débarquement, l’incorporation facultative d’une partie de la milice supplémentaire dans l’armée, l’emploi des volontaires, la destruction ou l’enlèvement des vivres, des bestiaux, de tout ce qui, laissé sur le chemin des Français, eût pu faciliter leur marche. Bientôt après, les deux chambres reçurent un message royal qui, en les informant des préparatifs de l’ennemi et des dispositions défensives prises en exécution du bill préprécédemment
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cédemment voté, demandait le concours du pouvoir législatif pour déjouer les manœuvres des malveillans et des traîtres dont la complicité encourageait les agressions de la France. Les chambres répondirent à cette communication par une adresse dans laquelle elles promirent au roi leur appui dévoué, et cette fois Fox, tout en lançant encore quelques traits contre le cabinet, s’associa au sentiment national avec une énergie patriotique dont Pitt s’empressa de le remercier. On vota ensuite à la presque unanimité un bill qui permettait l’arrestation préventive des individus soupçonnés de conspirer contre le roi et son gouvernement. Le bill par lequel on avait, quelques années auparavant, autorisé l’expulsion arbitraire des étrangers, fut renouvelé à peu près sans opposition. Enfin, à la demande de Pitt, on facilita le recrutement de l’armée de mer en supprimant, comme on l’avait fait pendant la guerre d’Amérique, les exemptions individuelles qui, en temps ordinaire, limitaient l’action de la presse maritime. Pitt avait témoigné le désir que ce dernier bill fût, comme les précéderas, adopté sans aucun retard. Tierney s’étant opposé à cette précipitation et ayant dit qu’il considérait comme hostile à la liberté tout ce qui venait du ministère, Pitt s’écria, dans un mouvement d’irritation, qu’une opposition pareille révélait évidemment le désir de mettre obstacle à la défense du pays. Malgré les réclamations de Tierney, malgré les avertissemens du président, il refusa de rétracter ou d’expliquer ces paroles offensantes. Le surlendemain, un duel eut lieu entre le ministre et le député outragé. Tierney tira le premier et manqua son adversaire ; Pitt tira en l’air.
 
Comme l’année précédente, il fallut ajouter de nouvelles ressources financières à celles qui avaient été votées au commencement de la session, et qui se trouvèrent insuffisantes. L’impôt territorial rapportait annuellement à l’état 2 millions sterling. Pitt proposa de le déclarer rachetable au prix de vingt annuités, et le gouvernement fut autorisé à placer dans les fonds publics la somme que lui procurerait le rachat. Cette opération, que Pitt avait présentée comme devant à la fois élever le revenu et améliorer le crédit, échoua complètement, et l’histoire la signale comme une des erreurs les moins contestables de l’habile ministre. L’emprunt fut porté de 12 à 15 millions ; on aggrava les taxes imposées sur les objets de luxe comme aussi sur les besoins des classes les plus pauvres. Pitt déclara que, dans les nécessités extrêmes auxquelles on se trouvait réduit, les classes laborieuses devaient contribuer comme les autres aux frais d’une guerre dont le succès n’importait pas moins à leur destinée qu’à celle des riches et
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et elles donnèrent lieu à de longs débats. L’opposition blâma avec beaucoup de sévérité la politique belliqueuse qui, au lieu d’accueillir les propositions pacifiques de l’ennemi, se plaisait à prolonger une guerre ruineuse après avoir vu tromper si souvent les espérances auxquelles on se livrait de nouveau avec un empressement si aveugle. Les ministres, pour se justifier, durent particulièrement se faire une arme de l’ambition démesurée du gouvernement français, dont les promesses, suivant eux, ne méritaient aucune confiance. Pitt, recommençant l’histoire, déjà si souvent faite par lui, des causes qui avaient amené la guerre, s’efforça encore une fois de prouver que c’était la France qui avait attaqué le gouvernement britannique. Il allégua l’impossibilité d’ajouter foi au langage conciliant du premier consul ; il rappela ses actes antérieurs en termes singulièrement injurieux, et exprima l’opinion que sa puissance, dépourvue de toute base solide, n’offrait aucune garantie de durée. Il en conclut qu’on devait préférer la guerre à une paix sans sécurité, dans un moment surtout où les chances de la lutte étaient devenues si favorables, que sans vouloir imposer une restauration à la France, on pouvait compter sur les succès de la coalition pour ranimer la partie considérable de la nation française dont elle était le vœu public ou secret. Il déclara franchement qu’il désirait cette restauration, parce que la France, replacée sous l’autorité des Bourbons, serait pour long-temps hors d’état de se faire craindre. Il ajouta que si d’ailleurs elle entrait, par quelque autre voie, dans un système plus rassurant pour l’Europe, on ne s’interdisait nullement de traiter avec elle ; mais il prétendit (ce qui n’était pas complètement vrai) que, dans les négociations précédemment entamées, le cabinet de Londres avait eu en vue moins de conclure une paix presque impossible alors que de démontrer au peuple anglais l’inutilité de tout effort tenté pour obtenir de l’ennemi des conditions honorables. Ce discours accusait une singulière ignorance de plusieurs des élémens de la situation : on y trouve de bien fausses appréciations sur l’état intérieur de la France, la grandeur du premier consul y est étrangement méconnue ; mais, à côté de ces erreurs, qui peut-être, dans la bouche de Pitt, doivent être considérées jusqu’à un certain point comme des moyens oratoires destinés à agir sur l’opinion, des aperçus justes et profonds y révèlent la pensée de ce puissant homme d’état. Les argumens qu’il employa pour démontrer qu’aucune paix durable ne pouvait être conclue avec le dominateur de la France méritent surtout de fixer l’attention. « Sur quels fondemens, dit-il, croirons-nous que Bonaparte est intéressé à conclure
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une paix solide ? Avec son caractère personnel, dans les circonstances qui l’ont porté au pouvoir, a-t-il une autre garantie de la conservation de ce pouvoir que celle qu’il trouve dans son épée ? Est-il lié au sol, aux affections, aux habitudes, aux préjugés du pays ? Pour la France, il n’est qu’un étranger et un usurpateur ; il réunit dans sa personne tout ce qu’un pur républicain doit détester, tout ce qu’a abjuré un jacobin fanatique, tout ce qu’un royaliste sincère et fidèle doit ressentir comme une insulte. Pour peu qu’il rencontre un obstacle dans sa marche, à quoi en appelle-t-il ? A sa fortune, en d’autres termes à son armée et à son épée. Plaçant toutes ses ressources, toute sa confiance dans l’appui de l’armée, peut-il se résigner à laisser son renom militaire s’effacer, le souvenir de ses exploits tomber dans l’obscurité ? Est-il certain que le jour où l’invasion des contrées voisines lui serait interdite, il eût la possibilité d’entretenir une force assez nombreuse pour soutenir sa puissance ? N’ayant d’autre but que la possession du pouvoir absolu, d’autre passion que celle de la gloire militaire, peut-il prendre au maintien de la paix un intérêt assez grand pour qu’il nous devienne possible de déposer les armes, de réduire nos dépenses, de renoncer, sur la foi de ses engagemens, aux mesures qui font notre sécurité ? Croirons-nous qu’après avoir signé la paix, il ne se rappellerait pas avec amertume les trophées de l’Égypte arrachés de ses mains par la glorieuse victoire d’Aboukir, et les exploits de cette poignée de marins anglais dont l’influence et l’exemple ont rendu les Turcs invincibles dans Saint-Jean-d’Acre ? Peut-il oublier que le résultat de ces exploits a mis l’Autriche et la Russie en état de recouvrer, en une campagne, tout ce que la France avait conquis, a dissipé le charme qui avait un moment fasciné l’Europe, et a prouvé aux puissances que leurs généraux, combattant pour une juste cause, peuvent effacer les plus éblouissans triomphes d’une insatiable ambition ? Avec tous ces souvenirs profondément. imprimés dans son esprit, si, après une année, dix-huit mois de paix, les symptômes d’une autre insurrection irlandaise, encouragée par le rétablissement libres communications avec la France et par une nouvelle infusion des principes du jacobinisme, venaient à se manifester, si, en ce moment, nous n’avions pas de flotte pour surveiller les ports de France ou pour garder les côtes d’Irlande, pas d’armée disponible, pas de milice enrégimentée, si, de son côté, Bonaparte avait les moyens de transporter sur notre sol vingt ou trente mille soldats, croirons-nous que, devant une tentation aussi puissante, son esprit ambitieux et vindicatif se laisserait arrêter par les clauses d’un traité ? Dans le cas
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quelque crise, quelque danger nouveau viendrait assaillir l’empire ottoman sans qu’une escadre anglaise se trouvât à portée, sans qu’une alliance fût formée, une force réunie pour le secourir, l’occasion se présentant ainsi de renouveler l’expédition d’Égypte, de conquérir et de coloniser ce beau pays, pour se préparer les moyens de porter un coup fatal aux intérêts vitaux de l’Angleterre et de piller les trésors de l’Orient, quelle serait notre sûreté ? Serait-ce l’intérêt bien entendu de Bonaparte, ou ses principes, sa modération, son amour de la paix, son horreur des conquêtes, son respect pour l’indépendance des autres peuples qui nous garantiraient contre une tentative d’une telle nature, qu’elle nous placerait dans l’alternative, ou de subir sans résistance une honte et un dommage certains, ou de recommencer la lutte que nous aurions finie trop tôt, et de la recommencer sans alliés, avec moins de ressources pour faire face à plus de difficultés et de chances contraires ? »
 
Fox et ses amis relevèrent vivement l’inconvenance des personnalités dirigées contre le chef du gouvernement français. Néanmoins les adresses proposées pour approuver la conduite du cabinet furent votées par la chambre des lords à la presque unanimité, et, par celle des communes, à la majorité de 269 voix contre 63. Bientôt après un message royal annonça au parlement que le gouvernement du roi s’occupait à combiner, avec l’empereur et d’autres puissances continentales, un ensemble d’opérations contre l’ennemi commun. Pitt proposa, en conséquence, d’ouvrir au gouvernement un crédit éventuel, pour le mettre en mesure de s’assurer, par des avances de fonds, la coopération active de l’Autriche, de la Bavière et du Wurtemberg. L’opposition se récria, comme à l’ordinaire, contre les subsides imposés à l’Angleterre par l’avidité de ses alliés, et dont la facile concession ne tendait à rien moins qu’à rendre la guerre interminable. Tierney somma le cabinet de définir enfin d’une manière catégorique le but de cette guerre. Pitt répondit que ce but était de se procurer des garanties suffisantes contre les dangers du jacobinisme, qui, loin d’être étouffé en France, comme on affectait de le dire, était devenu plus redoutable depuis qu’il s’était personnifié et concentré dans un homme. Le crédit demandé fut accordé à une immense majorité.
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les Anglais fut une des causes déterminantes de cette rupture, de même que la prise de cette île par les Français avait contribué principalement à armer la Russie contre le directoire. Lorsque les Anglais en avaient formé le blocus, auquel les forces navales russes avaient d’abord pris part, il avait été convenu que, si on réussissait à s’en emparer, l’île serait gouvernée jusqu’à la paix par des délégués des cours de Londres, de Naples et de Saint-Pétersbourg. Cependant, l’empereur ayant retiré son escadre avant la capitulation de la garnison française, les Anglais prirent seuls possession de leur conquête. Paul en éprouva une telle irritation, qu’il se décida immédiatement à faire mettre l’embargo sur les bâtimens anglais dans tous les ports de la Russie.
 
Déjà, d’ailleurs, le czar se trouvait engagé, pour un autre motif, dans une querelle très grave avec le cabinet de Londres. A mesure que la puissance navale de l’Angleterre s’était affermie par l’anéantissement de la majeure partie des flottes de ses ennemis, les prétentions de cette puissance contre la libre navigation des neutres s’étaient progressivement élevées, parce que les privilèges de cette navigation étaient la seule limite opposée à son omnipotence maritime, le seul moyen de communication un peu assuré qui restât à ses adversaires à travers l’océan. L’Angleterre en était venue à réclamer la faculté de visiter et de saisir les navires de commerce neutres, alors même qu’ils étaient escortés par des vaisseaux de guerre. La Suède et le Danemark, contre qui cette exigence était principalement dirigée, avaient vainement voulu s’y soustraire ; l’Angleterre n’avait pas eu égard à leurs réclamations. La Prusse elle-même avait vu sa navigation exposée à d’intolérables voies de fait. La cour de Copenhague, par un calcul habilement fondé sur le caractère bien connu de Paul, avait offert de le prendre pour arbitre dans un des incidens de cette contestation. Le cabinet de Londres s’y étant refusé, il n’en fait pas fallu davantage pour que ce prince, si facile à exciter dans son amour-propre et dans ses instincts un peu confus, mais sincères, d’équité naturelle, se jetât avec passion dans le parti des faibles qui semblaient implorer son appui. Il proposa au Danemark, à la Suède et aussi à la Prusse une confédération semblable à celle qui avait été formée, pendant la guerre d’Amérique, pour défendre les droits des neutres. Cette proposition fut acceptée, et plusieurs traités signés à Saint-Pétersbourg réglèrent les principes et les bases de la confédération. Aux termes de ces traités, tout bâtiment neutre pouvait, sauf le cas de blocus, naviguer librement d’un port à un autre et sur les côtes des puissances belligérantes ; les marchandises appartenant aux sujets de ces puissances é
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taientétaient couvertes par le pavillon neutre, à l’exception des objets de contrebande de guerre ; aucun navire convoyé par un bâtiment de l’état ne pouvait être visité ; enfin, pour qu’un port fût considéré comme bloqué, et par conséquent pour qu’on eût le droit de capturer les neutres qui essaieraient d’y pénétrer, il fallait que le nombre et la disposition des vaisseaux employés au blocus fussent tels qu’ils rendissent évidemment difficile l’entrée de ce port.
 
Telles étaient les principales stipulations des traités conclus à Saint-Pétersbourg, et dont une escadre combinée devait assurer l’exécution. Pendant la guerre d’Amérique, l’Angleterre s’était résignée à en subir de semblables ; cette fois, elle crut pouvoir y résister, et, sans se laisser arrêter par la crainte d’accroître encore le nombre de ses ennemis, elle ordonna de courir sus aux vaisseaux des confédérés. Paul était, d’ailleurs, en proie une telle exaspération que les plus grands ménagemens ne l’auraient pas calmé. Par un de ces reviremens brusques qui révélaient en lui cette sorte de folie que produit trop souvent l’enivrement du despotisme, il avait passé soudainement, de sa haine fougueuse contre la France, à des sentimens absolument contraires. Le premier consul, par d’adroites flatteries, avait conquis en un moment l’amitié et l’enthousiasme de ce prince fantasque, et des rapports intimes, fondés sur la haine commune que leur inspirait l’Angleterre, s’étaient établis entre eux.