« Le Christianisme et la Philosophie » : différence entre les versions

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Ce qui frappe tout d’abord en ouvrant le libre de M. l’archevêque de Paris, c’est une concession d’une importance immense. M. l’archevêl’archevêque
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que n’hésite point à déclarer <ref> ''Introduction philosophique'', p. 17.</ref> que la raison humaine est capable par sa propre vertu, sans aucun secours extraordinaire, sans autre appui qu’elle-même et son union naturelle et permanente avec l’éternelle raison, de découvrir et de démontrer toutes les vérités essentielles sur lesquelles repose la vie morale et religieuse du genre humain. Une ame libre et spirituelle, faite à l’image de Dieu, capable de concevoir l’ordre et d’y conformer volontairement sa destinée, une vie future où l’ame recevra le prix de ses œuvres des mains d’un Dieu parfait, législateur du monde moral, providence invisible et toute-puissante qui conduit et conserve tous les êtres, mais qui aime d’un amour plus profond et soutient d’une action plus pénétrante la créature faible et sublime qui réfléchit ses attributs les plus excellens ; Dieu terrible et bon, infaillible et juste, source et fin de tout amour, de toute perfection, de tout progrès, voilà les grandes vérités que la raison humaine trouve dans son propre fonds et qu’elle est capable d’enseigner aux hommes. On aperçoit d’un coup d’œil la portée de cette déclaration. Elle sépare complètement M. l’archevêque de Paris de toute cette école ultramontaine qui se rallie aux noms de Joseph de Maistre et de Bonald, et soutient depuis quarante années l’absolue impuissance de la philosophie et de la raison.
 
Qu’on ne vienne donc plus nous dire au nom de l’orthodoxie chrétienne que toute libre philosophie aboutit nécessairement au scepticisme ; qu’enfermée dans les bornes étroites d’un monde fini, la raison humaine est incapable de s’élever jusqu’à cet être des êtres dont l’infinité la surpasse ; qu’emportée au flot du temps, et traînant partout avec soi les conditions d’une individualité misérable, elle ne saurait ni poser, ni maintenir l’immuable et universelle loi du devoir. Ce ne sont là que déclamations vaines dont il faut laisser au scepticisme la responsabilité et les périls. Qu’on ne dise pas surtout que le développement indépendant de la raison favorise le panthéisme, puisqu’il n’y a rien de plus naturel pour la raison que de concevoir la providence de Dieu et la responsabilité des êtres libres. Panthéisme, fatalisme, scepticisme, aberrations passagères de quelques philosophes contre lesquels proteste la raison qui redresse tous les faux systèmes et ramène sans cesse les intelligences égarées à ses inviolables lois. Cette raison, gardienne vigilante de toutes les grandes vérités morales et religieuses, M. l’archevêque de Paris, sur les traces de saint Paul, la proclame aussi pure, aussi sainte, aussi infaillible que la révélation elle-même :
 
 
 
« La raison et la révélation, dit-il <ref> ''Introduction philosophique'', pages 15, 17 et suivantes de la seconde édition.</ref>,
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« La raison et la révélation, dit-il <ref> ''Introduction philosophique'', pages 15, 17 et suivantes de la seconde édition.</ref>, sont deux émanations ''du même Père des lumières, duquel émane tout don parfait'' ; deux paroles prononcées par le même ''Dieu de vérité qui ne peut ni mentir, ni se démentir''. » Nous recueillons avec une satisfaction sincère ces solennelles déclarations. Cependant il nous est impossible d’oublier entièrement que M. l’archevêque de Paris n’a pas toujours tenu le même langage ; il y a un an, à pareille époque, il adressait aux fidèles une instruction pastorale où la raison humaine était dénoncée comme radicalement stérile en matière de dogmes fondamentaux <ref> ''Instruction pastorale sur l’union nécessaire des dogmes et de la morale'', p. 17. </ref>. En 1843, dans un écrit sur la liberté d’enseignement, M. l’archevêque ne se montrait pas moins sévère pour la raison ; elle était à ses yeux frappée d’un caractère de variabilité et d’individualité qui la rendait incapable de fonder une loi morale. C’est là une doctrine bien connue, à laquelle reste attaché le grand nom de Pascal, que M. Lamennais a ressuscitée, il y a vingt-cinq ans, avec un éclat extraordinaire, et qui, plus ou moins tempérée par l’inconséquence ou adoucie par une honorable docilité, survit dans M. Bautain, M. Lacordaire, M. Gerbet, et domine souvent à son insu presque tout le clergé de France. M. l’archevêque de Paris, qui penchait ouvertement de ce côté dans ces dernières années, revient-il une fois pour toutes à la grande école du gallicanisme, à celle des plus beaux génies qui aient honoré l’église, Bossuet, Malebranche, Fénelon, et des plus sages esprits qui l’aient gouvernée, les Bérulle, les Gerdil, les La Luzerne, les Frayssinous, les Eymery ? Ou bien faudrait-il supposer que le nouveau clergé a deux théories à son service, l’une qu’il tient en réserve pour les jours où la philosophie est humiliée, l’autre pour ceux où elle se relève dans l’estime publique ? Il serait pénible de le croire, et toutefois on se souvient encore que dans des circonstances récentes où la philosophie était attaquée avec le dernier acharnement, où son plus illustre interprète était sous le poids de mille calomnies, M. l’archevêque de Paris crut le moment bien convenable pour adresser à la chambre des pairs une brochure violente qui avait pour but avoué de représenter la philosophie comme une école de panthéisme et de scepticisme <ref> Dans cette même brochure, M. l’archevêque de Paris élevait une présomption de matérialisme et d’athéisme contre un des professeurs de la Faculté des Lettres, à l’aide d’une phrase étrangement mutilée et détournée de son véritable sens. M. Garnier a, du reste, répondu de la manière la plus catégorique à cette inexplicable accusation. </ref>. Aujourd’Aujourd’hui,
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hui, M. l’archevêque, qui combat encore et avec raison ces deux faux systèmes, à qui emprunte-t-il des armes ? À ce même philosophe qu’il voulait accabler l’an dernier, et qu’il cite aujourd’hui avec complaisance.
 
Nous ne relèverions pas ces tristes contradictions, si le dernier livre de M. l’archevêque de Paris ne portait aucune trace de l’influence qu’a exercée sur cet esprit naturellement modéré et conciliateur l’esprit nouveau d’intolérance et d’exclusion qui anime le clergé depuis trente années. Nous venons d’entendre M. l’archevêque de Paris rendre un solennel hommage à la puissance de la raison ; tout à coup, par le plus étrange des retours, il lui refuse absolument toute vertu propre, toute initiative réelle en matière morale et religieuse.
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Le fonds commun de toute religion comme de toute philosophie, c’est l’invincible besoin qui pousse l’homme à développer cet instinct de sa nature, l’instinct du divin. En ce sens, toutes les philosophies et toutes les religions sont unes ; mais la nature humaine est diverse selon les temps et selon les lieux, et il y a dans la suite des générations nue transmission perpétuelle de croyances et d’idées, un développement, un progrès. De là, la diversité des philosophies et des religions, diversité régulière soumise à des lois qui sont les lois mêmes de la nature humaine. Or, un jour est venu, préparé par la divine Providence, où toutes les religions du monde se sont connues, et, se trouvant diverses et opposées, ont engagé une lutte et se sont brisées, pour ainsi dire, l’une contre l’autre, pour faire place à une religion nouvelle qui a recueilli et organisé leurs débris. Ce jour, on peut le signaler par une date que le genre humain n’oubliera jamais, la naissance de Jésus-Christ.
 
Quel avait été le but de toutes les religions antérieures à Jésus-Christ, de la religion égyptienne, de la religion persane, des religions de la Grèce et de Rome ? Evidemment ç’avait été de satisfaire l’instinct moral et religieux, de trouver les conditions de la vie morale et religieuse du genre humain. Or, c’est un fait qu’une religion n’avait atteint ce but ; en ce sens, aucune de ces religions n’était digne de l’homme. C’est pour cela que toutes sans exception n’était digne de l’homme. C’est pour cela que toutes sans exception, après avoir fourni leur carrière, après avoir contribué chacune pour sa part au développement moral et religieux du genre humain, sont tombées pour ne jamais renaître ; c’est pour cela que tous les efforts de la philosophie d’Athènes et d’Alexandrie, réunie à la politique des empereurs, ont é
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été impuissans à maintenir les religions de l’antiquité. Tous les ressorts ont été tendus ; on a essayé des moyens matériels, des persécutions et des supplices ; on a essayé des moyens spirituels, de la transformation du paganisme par la philosophie ; on a essayé de l’abrutissement systématique des chrétiens ; on a invoqué le patriotisme, la superstition, la force brutale, la tradition, tout ce qui a une puissance parmi les hommes : rien n’y a fait. Pourquoi cela ? Pourquoi toutes les religions de l’antiquité portaient-elles au cœur un germe de mort inévitable ? Parce qu’aucune religion avant le christianisme n’avait réussi à déterminer les conditions essentielles de la vie morale et religieuse du genre humain. Pourquoi le christianisme a-t-il remplacé toutes les religions ? Parce qu’il a résolu ce problème. Le christianisme contient en effet toutes les vérités essentielles ; il a hérité de toutes les religions et de tous les systèmes philosophiques ; il a fondu ensemble tous ces élémens en apparence discordans, Moïse et Platon, la sagesse de Memphis et de Delphes à la sagesse d’Athènes et d’Alexandrie ; il a emprunté à la Grèce sa métaphysique, au stoïcisme sa morale, à la Judée ses traditions, à l’Orient son souffle mystique, à Rome son esprit de gouvernement, et c’est ainsi qu’il est parvenu à réunir ensemble tous les élémens de la vie morale et religieuse dans un corps de doctrine incomparable. Cet enfantement merveilleux n’a pas été l’œuvre d’un jour : cinq siècles ont été nécessaires pour constituer le christianisme dans des conditions d’organisation durable. Le dogme a été fixé sous le feu des hérésies par la sagesse des conciles. L’église s’est constituée ; les dogmes ont été précisés, définis, coordonnés, enfermés dans des formules indestructibles. En accomplissant cette œuvre magnifique, le christianisme a sauvé le genre humain ; il a pour jamais assuré ses destinées. Le genre humain s’ignorait lui-même avant le christianisme ; le christianisme lui a donné le sentiment de son unité.
 
Voilà pourquoi le christianisme a triomphé des religions de l’antiquité, pourquoi le christianisme est une religion qui ne ressemble à aucune autre, pourquoi le christianisme dure tandis que tout tombe autour de lui, pourquoi le christianisme est destiné à embrasser tout le genre humain, pourquoi le christianisme est la dernière des religions ; voilà enfin pourquoi il a pu dire : Le ciel et la terre passeront, mais ma parole ne passera point.
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Le dieu de l’école d’Élée est une conception déjà admirable ; mais cette unité sublime qui le caractérise est une unité abstraite qui accable
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la pensée et reste étrangère à la vie. Qui a conçu Dieu pour la première fois comme une intelligence, pure de tout mélange, source de l’ordre et de l’harmonie de l’univers ? C’est encore un philosophe, c’est Anaxagore, à qui Aristote, saisi d’admiration pour un de ses plus glorieux prédécesseurs, accorde ce magnifique éloge : « Quand un homme vint dire pour la première fois qu’il y avait, dans la nature comme dans les animaux, une intelligence qui est la cause de l’arrangement et de la beauté de la nature, cet homme parut seul avoir conservé sa raison au milieu des folies de ses devanciers <ref> Aristote, ''Métaphys., I, 3.</ref>. » Ce dieu déjà si épuré est encore bien éloigné de l’homme. Il est l’architecte de l’univers physique ; il n’est point le législateur du monde moral. Socrate vient annoncer aux hommes le dieu de la conscience, le suprême et incorruptible arbitre de nos destinées, le juge et le père de tous les hommes. Élève de Socrate, héritier d’Anaxagore et de Parménide, interprète accompli de la sagesse de l’antiquité, Platon en recueille tous les trésors et les assemble dans ces immortels dialogues, véritables évangiles de la philosophie où toutes les grandes vérités morales et religieuses sont développées tour à tour dans des cadres merveilleux et enchaînées l’une à l’autre par leurs rapports les plus profonds, tantôt enlacées dans les nœuds d’une dialectique sévère, tantôt déployées dans la majesté d’une vaste et haute synthèse, voilées quelquefois sous les graces d’une allégorie ingénieuse ou sous les amples développemens d’un mythe épuré, revêtues enfin du plus beau langage qu’ait entendu l’oreille des hommes. Sans doute, ces grandes vérités sont engagées dans un système de philosophie destiné à périr : Aristote, après Platon, proposera un autre système ; mais toutes les vérités essentielles sont dans le monde, elles n’en sortiront plus. Qui a mieux connu qu’Aristote l’unité, la spiritualité, l’intelligence de Dieu, ce moteur immobile de sa philosophie dont l’essence sublime est tout entière dans ces deux mots : intelligible et désirable, ''νοητόν χαί όρεχτόν'' <ref> Aristote, Métaphys., XII, 8. </ref>. L’école stoïcienne a hérité de cette profonde métaphysique, et quelquefois sans doute elle l’a altérée ; mais qu’elle est grande dans l’ordre moral, l’école de Chrysippe et de Cléante, de Caton et de Brutus, d’Épictète et de Marc Aurèle ! N’eût-elle découvert que le principe de la fraternité du genre humain, cela suffirait à sa gloire. Or, c’est bien le stoïcisme, quelque silence discret que garde sur ce point M. l’archevêque de Paris, c’est le stoïstoïcisme
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cisme et non le christianisme qui a reconnu pour la première fois que les hommes sont frères, et frères en Dieu. Le germe de cette conception admirable est dans Socrate : « Je ne suis, disait ce grand homme, ni Athénien, ni Grec, mais citoyen du monde <ref> Plutarque, ''De Exil'', 7. </ref>. » Noble parole, digne d’un chrétien, et qui n’empêchait pas Socrate de combattre bravement à Délium, et d’emporter à Potidée sur ses robustes épaules Alcibiade blessé. Le stoïcisme a répandu dans le monde grec et romain pendant quatre siècles cette généreuse doctrine qui fut saluée par le peuple romain au théâtre dans un vers bien connu de Térence, et que Lucain n’exprimait pas avec moins de force dans ce beau vers
 
::Nec tibi, sed toti genitum se credere mundo.