« Le Sénégal » : différence entre les versions

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cette contrée, où aucun effort sérieux et patient n’avait encore été fait. La paternelle administration de la compagnie entretint la paix entre les différens peuples pendant cinquante ans : plusieurs essais de culture réussirent, et les noirs couvrirent de jardins la rive gauche du Sénégal ; mais le plus bel éloge que l’on puisse faire du gouvernement des nouveaux directeurs, c’est le changement miraculeux opéré dans les mœurs des indigènes. « J’avais remarqué, écrit le voyageur Adanson, chez les Maures et chez les nègres un fonds d’humanité et un caractère sociable qui me donnaient de grandes espérances pour la sûreté que je devais trouver dans mes relations avec eux. » Les agens de la compagnie relevèrent plusieurs forts sur la côte et dans l’intérieur ; ils donnèrent l’élan au commerce de la gomme ; enfin ils se préparaient à exploiter les mines d’or, d’argent et de cuivre du Bambouk, lorsque la guerre de sept ans éclata. Cette guerre, que l’Angleterre divisée cherchait à éviter, s’annonçait sous d’heureux auspices pour sa rivale ; mais le génie du premier des Pitt, depuis si célèbre sous le nom de lord Chatam, vint bientôt changer la face des affaires. Cinq cents bâtimens marchands français capturés aux attérages, l’île de Gorée enlevée de vive force, le Sénégal obligé de capituler, apprirent à la France qu’elle avait trouvé dans Pitt un redoutable antagoniste. Pitt voulait assurer à son pays l’empire des mers, et il réussit : la lutte fut désastreuse pour la France, qui perdit sa marine, la Louisiane, quinze cents lieues de côtes au Canada, une partie des Antilles et le Sénégal. Les conditions de la paix eussent encore été plus dures, si Pitt n’avait pas été renversé avant la signature du traité de 1763, qui rendit Gorée au roi.
 
La France reprit l’avantage lors de la guerre de l’indépendance d’Amérique. Quatre-vingts vaisseaux de ligne cherchèrent les Anglais sur toutes les mers, l’escadre du marquis de Vaudreuil ruina leurs établissemens de la côte d’Afrique, le Sénégal fut reconquis, et le traité de 1783 reconnut les droits de la France à cette possession. A partir de cette époque, la colonie eut des gouverneurs nommés par le roi. Le traité de 1783 mérite notre attention, parce qu’il règle encore aujourd’hui les droits respectifs de la France et de l’Angleterre sur la côte d’Afrique, et que les Anglais en ces derniers temps ont souvent cherché à l’enfreindre. D’après ce traité, la France rentra dans la propriété exclusive du Sénégal et de ses dépendances ; Gorée et le comptoir d’Albreda sur la Gambie lui furent assurés. Le fleuve de Gambie et le fort James, au-dessus d’Albreda, devinrent possessions anglaises. La Grande-Bretagne eut en outre le droit de faire la traite des gommes depuis la rivière Saint-Jean jusqu’à la baie de Portendik inclusivement, mais avec la stipulation formelle qu’elle ne pourrait former aucun établissement permanent ni dans la rivière Saint-Jean, ni sur la côte, ni dans la baie de Portendik. Cette dernière clause eût pu être plus nettement formulée. A l’époque dont nous parlons, elle avait déjà donné lieu, comme de nos jours, à d’interminables contestations. Que fallait-il entendre par ''un établissement fixe''
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''dans la baie de Portendik'' ? Un navire au mouillage constituait-il un établissement fixe ? Oui sans doute, car, si l’on soutient l’opinion contraire, rien n’empêchera l’Angleterre d’ancrer solidement à demeure, près de la côte, un vaste ponton qui fera réellement l’office d’un comptoir, d’une boutique remplie de marchandises, et d’un magasin où s’entasseront les gommes échangées jusqu’à l’arrivée des bâtimens chargeurs. Enfin une question plus délicate était dès-lors soulevée par l’Angleterre ; encore aujourd’hui, cette question reste pendante. La France reconnaît à la Grande-Bretagne le droit de faire la traite des gommes à Portendik sous certaines conditions ; mais la France en guerre avec les Maures a-t-elle la faculté d’établir le blocus de Portendik ? Que devient alors le droit reconnu de l’Angleterre de commercer sur la côte ? Le roi de Prusse a été choisi pour arbitre des différends actuels de la France et de l’Angleterre au sujet du traité de 1783 ; c’est sa haute équité qui décidera.
 
A la paix de 1783, une cinquième compagnie du Sénégal, organisée sur un plan trop restreint, ne put rien accomplir d’important ; l’assemblée constituante prononça la dissolution de cette compagnie, et déclara le Sénégal ouvert à tous les négocians français. La concurrence irréfléchie que provoqua la liberté du commerce, liberté incompatible, du moins dans toutes ses conséquences, avec la position exceptionnelle de la colonie, la lutte acharnée que le pavillon national eut à soutenir, sous l’empire, contre les Américains et d’autres peuples neutres admis à la fréquentation des comptoirs, jetèrent bientôt Saint-Louis dans la plus profonde détresse. Des guerres malheureuses contre les Maures, la présence continuelle des flottes anglaises et leurs tentatives réitérées pour s’emparer du fleuve, après la prise de Gorée en 1800, finirent par annuler complètement les échanges. La paix d’Amiens prolongea de quelques jours la longue agonie du Sénégal. La guerre éclata de nouveau ; Gorée fut repris sur les Anglais : quelques corsaires français, de jeunes négocians de Saint-Louis, aidés de la garnison, exécutèrent ce hardi coup de main. La funeste imprudence du gouverneur, qui ne laissa que vingt hommes à la garde du fort, fit bientôt retomber l’île au pouvoir des Anglais. En 1809, le Sénégal, déjà en guerre avec les Foules, peuples du Haut-Sénégal, fut vivement attaqué par une expédition anglaise. Les fortifications de Saint-Louis tombaient en ruines ; les habitans n’attendaient aucun secours de la France : ils se rendirent. Enfin le traité de Paris, en 1814, restitua sans réserve à la France les établissemens qu’elle possédait sur la côte occidentale d’Afrique au 1er janvier 1792 : la reprise de nos possessions ne s’effectua cependant qu’au 25 janvier 1817.
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Toute la côte est stérile, aucun arbre ne s’élève, les sables bordent la mer ; aux environs de Saint-Louis, quelques arbustes, indiquant aux marins le cours du Sénégal, rompent seuls l’uniformité de cette plage étincelante. Le Sénégal, dont les sources sont à quatre cents lieues dans l’intérieur, coule perpendiculairement à la côte ; arrivé près de la mer, il tourne brusquement les sables qu’il n’a pu percer, court au sud, et se perd au milieu des bancs que ses eaux et les flots du large rendent toujours mouvans. Le fleuve fait dans sa course de nombreux circuits, mais ses eaux ne fertilisent que la rive gauche, et encore leur influence est-elle tout-à-fait nulle aux environs de Saint-Louis, où les sables livrent passage aux infiltrations de l’Océan. Près de la mer, le fleuve parcourt de grandes plaines à son niveau, l’encaissement des terres ne commence qu’à vingt lieues de l’embouchure, et ne dépasse pas une hauteur moyenne de quinze pieds. Quand on a franchi la barre sur laquelle les navires calant plus de neuf pieds ne peuvent s’aventurer, l’on trouve une profondeur de dix et douze mètres qui se maintient à une distance de quatre-vingts lieues. Les bâtimens pourraient, à l’époque des grandes eaux, remonter jusqu’aux cataractes situées à deux cent soixante-six lieues de Saint-Louis et à cinquante de Bakel ; mais là, toute navigation est interceptée, même pour les embarcations, par un rapide de la plus grande violence. Le fleuve coule lentement ; à partir du mois de juillet, les eaux croissent graduellement jusqu’à la fin de septembre, où elles couvrent les terrains marécageux ; en novembre, l’inondation s’arrête, et le courant redevient tranquille.
 
Longue de 2,300 mètres du nord au sud-est, large de 180 mètres, l’île sablonneuse de Saint-Louis a une circonférence d’environ 5,000 mètres, et une superficie de 34 hectares. Des quais construits sur pilotis l’entourent ; le sol, primitivement couvert de palétuviers, se refuse à toute culture, et ne produit, avec des engrais, que des légumes sans saveur. Les abords de l’île, du côté de l’est, offrent un excellent mouillage aux bâtimens ; l’autre bras du fleuve est obstrué et descend parallèlement à la mer, dont il est séparé par la pointe de Barbarie, dune aride de 400 mètres de largeur, sur laquelle est bâti le village de Guett’ndar, où vivent les nègres libres sous la protection du gouvernement. La ville présente une étendue de 1,500 mètres, les rues sont larges et bien coupées ; elle est défendue par quelques batteries qui suffisent pour épouvanter les tribus désarmées, mais qui ne pourraient résister à l’attaque sérieuse d’une armée européenne. Des travaux peu dispendieux rendraient cependant le poste inattaquable ; une batterie à Guett’ndar empêempêcherait
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cherait les débarquemens toujours difficiles sur cette côte, où le ressac est continuel. Plusieurs fois les obstacles naturels ont été bravés sur ce point, particulièrement en 1809, par les Anglais, qui prirent terre sans résistance. Saint-Louis est privé de fontaines et de ruisseaux, mais de juillet en novembre, pendant la crue des eaux, le fleuve refoule la mer et fournit aux besoins des habitans. Dès que le Sénégal a repris son cours habituel, la mer remonte à 40 lieues de l’embouchure, et les indigènes, privés d’eau potable, sont alors obligés d’aller creuser des puits au milieu des sables de Guett’ndar. Ces sources, toujours saumâtres par suite des infiltrations de l’Océan, étaient naguère la cause de maladies violentes ; les fièvres et les dyssenteries décimaient la garnison. Depuis plusieurs années, l’administration a fait construire des citernes où se recueille l’eau du Sénégal à l’époque du débordement, et la mortalité a considérablement diminué.
 
Depuis la paix, Saint-Louis s’est beaucoup agrandi, et sa population a presque triplé. L’accroissement de la population ne prouve pas toujours une augmentation proportionnelle dans le commerce ; toutefois c’est peut-être l’échelle la plus sûre pour en mesurer les progrès dans un pays misérable, où le gain est le seul mobile des habitans. En 1779, Saint-Louis avait 3,018 habitans, et 3,398 en 1784. Sa population doubla sous l’occupation anglaise, et en 1818 elle était de 6,000 ames. Depuis 1830, ses progrès furent plus sensibles encore ; elle monta en 1832 à 9,030 personnes, en 1837 à 12,011 ; en 1844 elle dépassait 15,000 individus. En 1818, il y avait à peine à Saint-Louis 50 habitations bâties, il y en a maintenant 1,568 ; on comptait 5 maisons de commerce à la même époque, aujourd’hui ce nombre est porté à 36 ; 150 traitans de gommes sont inscrits sur les registres de l’administration au lieu de 40. Enfin, si nous joignons à ces détails le tableau suivant du commerce du Sénégal depuis la reprise de possession, on y verra un progrès tellement rapide, que les exemples d’une prospérité semblable se rencontrent seulement aux colonies anglaises de l’Australasie et aux terres néerlandaises de l’Inde. La moyenne des importations et des exportations, d’abord restreinte, de 1818 à 1823, à la somme de 2,300,000 fr., s’est élevée eu 1824 et les années suivantes, à 3,600,000 fr., en 1832 à 5,000,000 francs, en 1833 à 5,900,000 francs, en 1834 et 1835 à 7,700,000 francs, en 1836 à 9,000,000 fr., en 1837 à 12,000,000 fr., en 1838 à 17,000,000 fr. Le commerce retombe en 1839 à 16,600,000 fr., et en 1840 à 11,000,000 fr. Quand nous parlerons de la traite des gommes, nous ferons connaître les causes fâcheuses qui ont arrêté un développement aussi extraordinaire.
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du commerce de la colonie. En général, il est difficile de se livrer sur la côte aux chances stimulantes de vastes opérations. Les grandes entreprises, les calculs profonds, l’entraînement à suivre une veine de fortune heureuse, l’audace des spéculations, toutes ces agitations enfin du vrai négociant sont ignorées au Sénégal. Assis dans son échoppe, le blanc doit attendre patiemment que ses petits bénéfices lui permettent à la longue de tenter à son tour le séduisant voyage des ''marigots'' <ref> Le Sénégal jette sur ses deux rives un grand nombre de bras, que l’on nomme Marigots dans le pays. Ils forment de grandes îles alluvionnaires, dont la majeure partie est inondée pendant les hautes eaux.</ref>. Levé dès le matin, il vend lui-même aux esclaves le lait, le poisson, les fruits qu’il a achetés des noirs de la Grande-Terre ; il verse l’eau-de-vie aux laptots embarqués, étale devant eux les ceintures éclatantes qui leur donneront la tournure des matelots du roi. Dans la journée, il se tient sur le port, guettant les pirogues qui arrivent du Cayor ou de Dakar chargées de passagers. C’est le grave marabout qui vient choisir une pagne traînante, et qui offre en échange les offrandes dont les dévots ont payé ses prières ou ses malédictions. C’est un guerrier presque nu, la poitrine labourée de coups de zagaye, qui troque la dépouille sanglante d’un tigre contre de la poudre, un fer de lance ou une hache. C’est un jeune homme qui se hâte et court vers les magasins où pendent les étoffes de guinée bleue, les mouchoirs rouges, les sonores verroteries. Soulevant alors sa tunique, il déboucle une ceinture de cuir qui serre ses reins, et place sur les balances du marchand des lingots informes d’or ou d’argent, de grossiers bijoux travaillés par les Maures. Le blanc pèse le métal, lui reconnaît une valeur, et le noir choisit pour quelque belle fille préférée ces brillans colifichets, qui, venant des contrées lointaines, charment les femmes sauvages comme les plus nobles dames. Tel est le commerce du plus grand nombre des marchands ; ils achètent et vendent au jour le jour.
 
Au coucher du soleil, le blanc ferme sa boutique, et il va partager le repas de famille préparé par les captifs de la signare qu’il a associée à son sort, quelquefois légitimement, presque toujours sous de simples conventions que les habitudes du pays font respecter. Les signares, femmes d’origine française ou anglaise, sont libres et maîtresses d’elles-mêmes. Descendant des anciens maîtres du sol, elles ont gardé sur la terre conquise le nom qui constate la noblesse du sang et l’indépendance. Jolies et gracieuses dans leur jeunesse, elles attendent avec calme qu’un homme libre jette les yeux sur elles et les mette à la tête de sa maison. Aucune cérémonie légale ne régularise ces unions primitives. Un soir, tandis que la famille, réunie sur un balcon au bord de la mer, suit de l’œil quelque barque attardée qui glisse près du rivage, ou que tous attentifs restent suspendus aux lèvres d’un conteur, la fiancée quitte furtivement sa mère et ses sœurs, et s’avance dans la cour
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retentissent en cadence les pilons des captives broyant le mil ; sûre de n’être trahie par personne, elle ouvre la porte derrière laquelle veille celui dont elle a reçu les promesses ; le seuil est franchi sans hésitation, et tous les deux fuient dans l’ombre. Aussitôt les serviteurs, les négresses qui ont favorisé l’enlèvement de la signare, jettent dans l’air des cris de douleur, de triomphe et d’amour. Comme si toutes elles partageaient l’égarement d’une passion invincible, elles répètent en bondissant, leur noir pilon à la main, les strophes énergiques de l’épithalame que psalmodie l’''inspirée'', véritable sorcière, prophétesse sinistre ou secourable que recèle chaque troupeau d’esclaves. La nouvelle maîtresse prend aussitôt le nom de l’homme avec lequel elle vit et le léguera à ses enfans. Du reste, nul remords de sa faute, aucune honte de sa position ; le dimanche, elle ira à l’église comme d’habitude, sans songer jamais que le Dieu des chrétiens réprouve une union que son prêtre n’a pas bénie. Ces mariages ''à la mode du pays'' sont cependant heureux, et bien souvent, quand le blanc voit grandir ses fils autour de lui, et qu’habitué à cette vie nonchalante il en est venu à oublier la France, il prend pour épouse sa douce compagne, qui lui est toujours restée fidèle, a supporté sans se plaindre l’isolement et les mépris, et s’est constamment montrée la plus soumise des nombreuses servantes du créole. Paresseuses comme toutes les Orientales, les signares passent leurs jours dans l’oisiveté, sans rien désirer, sans rien regretter ; les mères filent du coton, les filles vont et viennent, se frottent les dents avec une racine spongieuse, chiffonnent des rubans, essaient des madras et se chargent de bracelets et de colliers ; couchées sur des nattes, elles accompagnent du geste et de la voix les poses voluptueuses d’une captive favorite, tout à coup elles-mêmes s’élancent et s’abandonnent à toutes les fureurs de la danse sauvage. Qu’un officier de marine, un Européen, paraisse, la joyeuse couvée se tapit immobile près de l’aïeule ; mais, si l’hypocrite visiteur a eu soin d’apporter un flacon d’anisette, les gourmandes lèvent les yeux et se laissent bien vite apprivoiser par cette liqueur perfide, qui les trahit toutes et fait évanouir les craintes de l’expérience maternelle.
 
Les officiers de l’escadre en station au Sénégal, les négocians de Saint-Louis et de Gorée, visitent de temps à autre les marabouts de la Grande-Terre, parmi lesquels ils choisissent un ami particulier qui prend le nom de ''camarade''. Quand le blanc va chasser aux environs, le camarade l’attend à la plage, son fusil sur l’épaule. Dans ces circonstances, le nègre a toujours soin d’oublier la poudre et le plomb ; à moitié route, il cherche ses provisions, et fait mine de vouloir les aller prendre à sa hutte, qui est là-bas, là-bas, dit-il, bien loin derrière les collines. Si le chasseur paraît douter de la bonne foi de son compagnon, celui-ci se montre très sensible à l’injure : il prend un air menaçant, et paraît prêt à se porter à de violens excès. Cette petite comédie que jouent, pour tâter le terrain, non-seulement les tribus d’Orient, mais aussi plusieurs peuples du midi de l’Europe, cesse devant la profonde indifférence du Français. Quelques charges pour la mauvaise carabine
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sans cesse, et l’imagination, toujours excitée par une nature imposante, des accidens imprévus, des impressions de terreur et de volupté, se laisse aller sans combat aux rêveries les plus nouvelles. Enfin la flotte mouille devant le rivage où les Maures sont campés avec leur famille et leurs bestiaux ; les ''palabres'', ces interminables discussions des Arabes, commencent ; les captifs étalent les gommes, les négocians montrent leurs marchandises, les princes et les rusés marabouts vont à bord partager la fastueuse hospitalité des blancs ; les marchands de Saint-Louis courent affairés sous les tentes, cherchant à gagner les femmes et les enfans par des présens ; tous trompent et sont trompés, chacun traite en fraude, offre sous main à des prix inférieurs ce qu’il a l’air d’échanger contre le taux légal ; les promesses, le vol, l’intimidation, tout est mis en jeu pour enlever les gommes ; l’intérêt même est oublié, et le traitant, préférant acheter à perte plutôt que de revenir à Saint-Louis les mains vides, accepte les marchés les plus onéreux, tandis que le Maure impassible ne s’engage jamais, ne se laisse pas surprendre, et profite de l’amour-propre et de l’avidité des concurrens. Telle est la traite des gommes, qui dure à peu près six mois de l’année.
 
La rive gauche du Sénégal, depuis l’embouchure du fleuve jusqu’au port de Bakel, est sous la domination des noirs ; elle comprend les royaumes de Cayor, de Walo, le Fouta et le pays de Galam. Le royaume de Cayor s’étend depuis l’embouchure du Sénégal jusqu’au cap Vert ; il est habité par les Yolofs. Au sud se trouvent les pays de Baol et du Syn, où s’élevaient autrefois les comptoirs français de Portudal et de Joal. Le Cayor échange des bestiaux, du mil, de la cire, pour de la poudre, du fer, des verroteries, de l’eau-de-vie, du tabac et des armes. A une quinzaine de lieues de Saint-Louis, en allant vers Gorée, commence dans le pays de M’Boro l’active végétation des tropiques ; plusieurs lacs d’eau douce répandent la vie et la fraîcheur au milieu des bois et des prairies environnantes ; de nombreux troupeaux paissent les beaux pâturages que l’humidité des lacs met à l’abri des ravages de l’''harmattan'', haleine brûlante du désert qui dévore les plantations des habitans. Le Walo se prolonge, à partir de la barre du Sénégal, à quarante lieues au nord de Saint-Louis, jusqu’au village de Dagana, poste fortifié de la France ; dix lieues plus bas s’élève le poste militaire de Richard-Tol. Les marécages des bords du fleuve sont fertiles et ensemencés par les noirs ; au-delà paraissent de grandes plaines basses et stériles, que terminent des coteaux sablonneux couverts de broussailles et de taillis : des prairies inondées pendant l’hivernage, quelques bois de haute futaie, une forêt de gommiers près d’un lac bordé de roches ferrugineuses, sont les seules ressources des malheureux habitans. Partout la végétation lutte en vain contre la mer, qui ronge le sol, et le souffle du désert, qui passe sur les plantes. Le Fouta s’étend depuis la frontière du Walo jusqu’au pays de Galam ; il est partagé en trois provinces : le Fouta, le Toro à l’ouest, et le Damga à l’est. Cette riche contrée, où était établi l’ancien comptoir français de Podor, appartient à
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à la race des Foules. Le commerce tire du Fouta du mil, du morphil, de l’or en grande quantité, des cuirs et des gommes. Sur la rive méridionale du fleuve, près des cataractes du Félou et de Gouina, M. Brué avait fondé le comptoir de Médina pour l’exploitation des mines du Bondouk.
 
Toutes les tribus de la rive gauche du Sénégal appartiennent, ainsi que les Maures, à la religion musulmane ; mais ce culte est sensiblement altéré, surtout chez les nègres, qui, tout en suivant la loi du prophète, invoquent aussi, pour la plupart, des dieux secondaires, bons ou mauvais génies de la guerre, de la pêche, des récoltes, des haines et des amours. Tous ont le corps couvert d’amulettes que leur vendent les marabouts, prêtres magiciens, dont les conseils sont toujours écoutés avec crainte. Jusqu’ici la propagande chrétienne n’a produit de résultats que parmi les esclaves de la colonie ; encore, chez ces derniers, n’a-t-elle guère été féconde, puisque sur douze mille captifs elle n’a pu gagner qu’un millier d’enfans qui ont remplacé, par la douce croyance à la Vierge, mère de douleurs accessible à tous, la foi aux mauvais esprits. Du reste, la religion mahométane, avec ses dogmes si simples, paraît mieux convenir aux peuples primitifs d’Orient. Le Dieu unique de Mahomet, l’Allah éternel, bon pour les justes, terrible aux méchans, permettant les plaisirs sensuels sous un ciel provocateur, et dont les préceptes se réduisent à la prière et à l’aumône ; cet être seul avec ses anges, dans un paradis sans mystères comme la loi qu’il a dictée, devait être facilement compris d’hommes indolens, guerriers, contemplatifs, et passionnés pour les femmes, fleurs passagères dont le Coran permet de respirer le parfum. Aussi voit-on les missionnaires échouer près des musulmans turcs, arabes, noirs et indiens. Les prêtres catholiques eux-mêmes ont toujours préféré répandre les lumières du christianisme chez les nations idolâtres, où leur voix, proclamant un seul Dieu devant les manitous et les fétiches, finissait par être écoutée ; mais que pouvaient-ils apprendre aux nations qui adoraient la suprême unité ? Des rites et des formules différens, toutes choses auxquelles le corps résiste souvent, quand l’esprit est convaincu, car ce qui choque le plus peut-être dans un culte étranger, ce sont les usages nouveaux qui bouleversent les souvenirs d’enfance, l’éducation reçue, et les premières joies de la famille. Aussi les conversions sont-elles rares parmi les peuples qui ont la grande idée religieuse d’un seul Dieu ; chacun reste dans la route qui conduit au même but, comme les voyageurs qui gravissent une pyramide à plusieurs faces, sûrs de se retrouver au sommet, quel que soit le côté choisi pour l’escalade. Observons, en outre, que les missionnaires ont de tout temps négligé l’Afrique. Les jésuites, il est vrai, avant leur suppression, avaient dirigé des missions en Abyssine, au Congo, à Angola et à Mozambique, mais ces efforts partiels ne sont pas à comparer aux sublimes travaux apostoliques du Paraguay, du Nouveau-Monde, de l’Inde, de la Chine et du Japon. Encore aujourd’hui, l’Afrique est un champ abandonné, attendant les travailleurs de la dernière heure ; toutes les contrées où ne règne pas le
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redoutable à l’Angleterre et aux États-Unis. Une espérance plus noble animait encore le gouvernement ; la moralité des nègres n’avait rien gagné au contact des blancs, et ces tribus, loin de dépouiller, dans le voisinage des comptoirs, leur férocité native, étaient sans cesse excitées par les traitans à de nouvelles violences et à des excursions que rendait indispensables leur odieux trafic. Une fois les ''baracons'' fermés, la guerre défendue et punie, la paix allait descendre parmi ces malheureux sauvages. Les pagnes, les brillantes verroteries de Saint-Louis, ne seraient plus vendus à la femme du guerrier implacable, mais à la compagne du tranquille ouvrier qui, soumis aux vues bienfaisantes de la métropole, cultiverait ses champs ou prêterait son concours aux travaux des colons. Des principes religieux, des relations plus douces, en domptant sans secousses ces natures mauvaises, permettraient enfin à la civilisation de féconder cette terre si long-temps maudite, et lui feraient oublier, à force de bienfaits et de bonheur, tous les maux qu’elle-même avait causés.
 
Les premières entreprises de culture furent d’abord conduites avec cet entraînement et cette exubérance de mouvement et d’activité qui signalent constamment tout projet nouveau d’une administration française. Au mois de mai 1818, le plan présenté au gouvernement fut aussitôt adopté, et deux expéditions partirent des ports, la première le 8 juillet de la même année, la seconde le 15 février 1819, pour transporter au Sénégal les personnes et le matériel jugés nécessaires à l’exécution ; mais, à l’arrivée des bâtimens dans le fleuve, rien n’était encore prêt pour la réalisation des desseins du ministère : le gouverneur de Saint-Louis n’avait pu parvenir à s’entendre avec les Foules, dont le pays, situé près des cataractes du Felou, présentait à la colonisation de grands avantages, et, en outre, la facilité d’exploiter un jour les mines d’or, d’argent et de cuivre des environs, d’après les plans de M. Brué, qui avaient été retrouvés. Malheureusement, les Foules, rigides mahométans, ont, comme tous les musulmans fanatiques, les chrétiens en horreur. Ne pouvant traiter avec une pareille nation, le gouverneur passa, le 8 mai 1819, avec les Braknas du Walo, un acte solennel par lequel les chefs de la contrée cédaient à la France, en toute propriété et à toujours, moyennant des coutumes arrêtées, les îles et autres terres du Walo où le gouvernement voudrait former des établissemens. Déjà les terrains cédés avaient été partagés, les divers employés allaient partir pour Dagana, village désigné comme le chef-lieu de la colonisation, lorsque les Maures Trarzas, ligués avec les Foules, déclarèrent la guerre au gouverneur de Saint-Louis. Les Trarzas, ayant assujéti le Walo à des tributs onéreux, ne pouvaient voir sans mécontentement la formation des établissemens français, qui allaient rendre l’indépendance à leurs tributaires. Quant aux Foules, ils comprirent que les cultures établies aux frontières du Fouta les menaçaient, dans un avenir prochain, des dangers qu’ils avaient voulu éviter en refusant des terres aux chrétiens. Ces deux peuples firent alliance, entraîentraînant
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nant avec eux les Braknas, trop faibles pour tenir leur engagement avec la France, et le ''damel'' ou roi de Cayor, auquel les Arabes firent comprendre que l’exploitation des hautes terres du fleuve était la ruine de ses sujets.. L’ennemi incendia aussitôt le Walo, intercepta la navigation des escales, attaquant à coups de fusil les embarcations qui montaient à Galam ; de leur côté, les troupes françaises battirent les Maures, et foudroyèrent, avec leur artillerie, deux villages du Fouta. Découragées par ces sanglantes représailles, les tribus ne tardèrent pas à demander la paix, qui ne fut définitivement conclue qu’au mois de juin 1821. Deux traités s’ensuivirent : le premier cédait à la France les droits des Trarzas sur le Walo, le second donnait à la colonie toutes les terres du pays des Braknas où les Français jugeraient convenable de fonder des comptoirs.
 
Ce n’est qu’après la conclusion du traité de 1821 que commencèrent réellement les essais de culture. Le gouvernement ne négligea rien pour la réussite de cette grande entreprise. Après avoir alloué des primes à la production et à l’exportation des denrées, il fit don des graines et des instrumens aratoires, distribua des vivres aux travailleurs, participa généreusement aux frais des premiers établissemens, et prit enfin à sa charge la création d’un immense jardin qui pût devenir la pépinière d’où la colonie tirerait les plantes propres à naturaliser les végétaux étrangers et à les propager dans les terrains défrichés. De pareils encouragemens attirèrent les spéculateurs et séduisirent quelques indigènes. Les travaux ne se ralentirent pas de 1821 à 1824, et les nombreuses habitations du halo furent partagées en quatre quartiers ou cantons. Le premier portait le nom de poste fortifié de Dagana ; là était la limite provisoire des établissemens de culture qui s’étendaient à quatre lieues, et comprenaient, outre l’habitation royale de Koïlel, à la charge de la liste civile du roi, plusieurs jardins particuliers. Le second, quartier de Richard-Tol, était le point central de la colonisation, et longeait les bords du fleuve sur une étendue de cinq lieues ; six habitations se groupaient autour de l’établissement principal, fondé par le gouvernement dans le Walo. Faf, le troisième canton, avait huit lieues de longueur sur la rive gauche ; un bras considérable du fleuve traversait et fertilisait les terres des dix établissemens qui composaient ce quartier. Le quatrième canton, appelé Lam’sar, à sept lieues de Saint-Louis, comprenait dix-sept habitations sur les rives de trois marigots. Enfin, huit plantations avaient été formées dans les îles environnantes. Les colons, ainsi que le gouvernement, ayant mis dans la culture du cotonnier leurs espérances de succès, cet arbuste fut le premier planté sur toutes les habitations particulières, qui comptaient, en 1825, 3,449,090 pieds de cotonniers, tandis que le recensement des quatre établissemens royaux en donnait à lui seul 1,124,000 pieds.
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Les deux espèces d’acacias qui produisent la gomme rouge et la gomme blanche sont généralement répandues sur tout le continent africain, dans les plaines sablonneuses qui viennent si tristement interrompre la puissante végétation de certaines parties du sol ; ces arbres se montrent surtout au milieu des sables qui bordent la nier, depuis le cap Blanc jusqu’à Rufisque, extrémité sud de la rade de Gorée, et se sont propagés à l’infini au nord du Sénégal, entre Galam et l’escale du Désert. Les bois maures des puits du Sahel, d’El-Hiebar et d’Al-Fatak, d’où l’on tire presque toutes les gommes expédiées en France, ne sont pas les seuls que les négocians de Saint-Louis pourraient exploiter ; il en existe d’autres, vers l’est, dont le produit annuel monterait facilement à un million de livres. Les rives du fleuve, les grandes îles que l’on trouve en suivant son cours, sont couvertes de gommiers magnifiques, et cette récolte, complètement négligée, fournirait près de 500,000 livres de gommes. La rive gauche en produit aussi, et les recherches de l’administration ont constaté l’existence de plusieurs forêts dans le pays des Yolofs. Jusqu’ici les Maures ont profité de leur supériorité vis-à-vis des nègres pour conserver la fourniture de cette denrée, et leur jalousie semble un obstacle insurmontable aux tentatives des négocians qui ont abandonné la traite insignifiante des marigots au commerce secondaire, dont les petites embarcations parcourent les affluens du Sénégal. Enfin, Saint-Louis tire une assez grande quantité de gommes du comptoir de Galam, approvisionné par les Maures Dowiches. Cette traite particulière appartient à une association de marchands qui, depuis quatre ans, embrasse en outre le commerce du bas de la côte et de la rivière Cazamance. Le privilège de cette compagnie s’exerce seulement une partie de l’année, lorsque le fleuve n’est pas navigable ; au 1er avril, les échanges sont libres.
 
Le commerce des gommes aux escales se fait par l’intermédiaire des ''
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''traitans'' ; ce sont en général des entrepreneurs agissant pour leur propre compte, qui, avant l’ouverture de la traite, achètent aux négocians un certain nombre de ''pièces de guinée'', et s’engagent à leur livrer, en retour, une quantité déterminée de gomme. Dans un pays où le commerce se fait en nature, la pièce de guinée et la livre de gomme remplacent à Saint-Louis et aux escales les signes monétaires, qui n’ont aucune valeur chez les Maures et chez les noirs. Les guinées fabriquées à Pondichéry sont réservées, par une surtaxe de cinq francs la pièce, à la navigation nationale, qui ne peut toutefois les transporter directement en Afrique. Les manufactures de Rouen avaient essayé d’approvisionner le Sénégal de guinées ; mais, si les tissus français sont supérieurs aux produits indiens, le prix en est resté trop élevé pour qu’ils puissent entrer en parallèle, sur les marchés de la colonie, avec les guinées étrangères : la compagnie de Galam les emploie cependant comme présens à distribuer aux princes maures et aux marabouts. Les traitans sont tous habitans indigènes de Saint-Louis ; ils parlent la langue des Maures, et ont acquis sur eux quelque influence. Entrepreneurs ou simples mandataires, les traitans ont toujours donné les preuves de la loyauté la plus parfaite dans leurs rapports avec les Européens ; mais une ardente jalousie, ce sentiment de vanité si remarquable chez les nègres, les pousse quelquefois à compromettre les intérêts qui leur sont confiés. Tous, pour augmenter leur crédit et leur importance à Saint-Louis, exagèrent auprès des blancs l’importance des relations qu’ils entretiennent avec les Maures et de la clientelle réelle qu’ils ont aux escales ; ils surchargent ainsi leurs navires de pièces de guinée, dont le débit n’est jamais assuré. La crainte de ne pas entreprendre d’affaires et de se voir raillés par leurs rivaux les excite souvent à céder pour un prix inférieur au prix d’achat les marchandises des négocians envers lesquels ils contractent de lourdes dettes. Enfin, le désir de se procurer des gommes les entraîne à commettre des fraudes à l’égard des Maures, et, quoique ces derniers soient loin de donner l’exemple de la bonne foi, la morale et la politique même ne sauraient admettre ces tristes représailles, dont les moindres conséquences sont de nuire au commerce français et à l’influence de la mère-patrie. Le caractère des traitans, leurs rivalités, leur amour-propre ridicule, sont les causes principales qui, après avoir exercé une fâcheuse action sur la prospérité générale, ont peu à peu conduit la colonie à réclamer les mesures spéciales sur l’opportunité desquelles le gouvernement a dû définitivement statuer.
 
Après l’abandon complet des cultures en 1830 et jusqu’à la fin de 1831, la traite des gommes prit, nous l’avons dit, un grand accroissement. Jusqu’en 1838, on hésita entre le régime de l’association, du compromis et de la libre concurrence : ces trois régimes veulent être nettement définis. Nous n’avons pas besoin d’expliquer ici ce qu’il faut entendre par libre concurrence ; nous ne parlerons que du compromis et de l’association. Par le compromis, les traitans, pour remédier aux excès de la concurrence, fixaient entre eux le
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Ce n’est pas le seul passage du rapport qui nous paraisse soulever de graves objections. « La traite du fleuve, dit la commission, emploie ordinairement 15,0 navires, 150 traitans et 1,500 laptots, c’est-à-dire toute la population du Sénégal qui se livre au commerce des gommes, et l’association n’a occupé que 22 traitans, 22 navires et 500 marins, laissant ainsi 1,000 matelots sans ouvrage. » il y a erreur quant au nombre des bâtimens, puisque 56 navires furent employés, 12 à l’escale des Darmankous, 22 à celle des Trarzas, et 22 à l’escale des Braknas. Les 56 bateaux de traite restaient aux escales, servant de magasins, tandis qu’une foule de barques, d’allégés, descendaient continuellement à Saint-Louis, où elles portaient les gommes que les stationnaires leur avaient versées. En outre, les 56 navires mouillés aux escales nécessitaient l’emploi de plus de 22 traitans, et les chalans qui opéraient le transbordement des gommes avaient, eux aussi, des équipages qu’il faut ajouter aux 500 laptots des 22 navires de la commission. Le rapport contredit les témoignages favorables à l’association (et ils sont nombreux), qui prétendent que 1,000 matelots ont été reportés des escales à la traite des marigots. Une déposition assez étrange affirme au contraire que la société a laissé 2,000 noirs dans la misère. Sans accorder plus de foi qu’il ne convient à ces assertions contradictoires, nous ferons remarquer, ce que l’on oublie de dire ou ce que l’on ne sait pas, que l’avantage des traitans, des négocians, de la colonie enfin, se trouve dans la réduction du nombre des marins. Les matelots sont des esclaves qu’on embarque accidentellement ; ils appartiennent aux traitans qui, s’ils pouvaient obtenir le même résultat aux escales avec dix hommes au lieu de vingt, occuperaient les bras inutiles, soit dans les ateliers, soit à la pêche, dont le produit est assuré, soit aux cultures des légumes si recherchés à la ville, soit enfin aux mille travaux de l’intérieur et à la traite des marigots.
 
Un autre reproche qu’on fait à l’association, c’est de n’avoir échangé que 40,000 pièces de guinée contre 1 million de kilog. de gommes, lorsque la moyenne des guinées vendues dans les traites précédentes (qui ont ruiné les traitans) était de 120,000 pièces contre 2,300,000 kilog., y compris toutefois la traite de Galam ; mais il ne faut pas oublier qu’il y a des années où la récolte manque totalement. Du reste, si on voulait juger de l’efficacité des mesures par le résultat de la vente, la commission ferait à son insu l’éloge du compromis et condamnerait ses propres conclusions ; car, aux époques où on appliquait le compromis, les gommes et les guinées ont été échangééchangées
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es en quantité énorme, et la traite de 1843, faite d’après les règlemens de la commission, a été complètement nulle. On ajoute que l’association a produit des conséquences contraires à son but, et la commission s’étonne que 275 souscripteurs seulement, sur une population de 13,000 ames, aient signé un acte d’association qui prétendait satisfaire aux intérêts de tous ; mais il suffit de jeter un coup d’œil sur la population de Saint-Louis pour s’expliquer cette apparente anomalie. Saint-Louis compte 13,000 habitans, dont 150 européens et 150 traitans libres ou esclaves, entrepreneurs aux escales. Le reste de la population se compose de captifs et d’indigènes tout-à-fait étrangers aux bénéfices de la traite, qui n’occupe réellement que 300 personnes. Plusieurs petits boutiquiers, de pauvres traitans sans ressources, au nombre de 25, n’ont pu sans doute remplir les conditions exigées, et l’association n’a compté que 275 membres au lieu de 300, chiffre que les intéressés au commerce des gommes ne sauraient guère dépasser. Quant aux 150 Européens établis à Saint-Louis et à Gorée, ils ne font pas tous des affaires aux escales, et l’association, en ne les admettant pas, a obéi au principe déjà adopté dans la colonie et qui prononce l’exclusion partout où il y a limite : c’est ainsi que l’acte de 1834 interdit le commerce du fleuve à tout négociant qui ne se serait pas livré à la traite depuis au moins trois ans.
 
Enfin les adversaires de l’association ont voulu prouver dans l’enquête et sont parvenus à faire croire à la commission que « la convention qui fixait le prix des guinées au Sénégal devait avoir pour effet d’éloigner les Maures des escales, de les dégoûter de leurs rapports avec nous, de les décider à aller traiter à Portendik ou sur la rivière de Gambie avec les Anglais, qui leur offraient des conditions plus favorables. » En un mot, le monopole amènerait tôt ou tard pour la France la perte du commerce des gommes et la ruine totale du comptoir. La commission, si l’on en croit le rapport, a d’abord considéré cette appréhension comme une de ces hyperboles auxquelles de part et d’autre, dans cette question comme dans toutes celles où l’intérêt privé est en jeu, ''il est tout simple de se laisser entraîner''. Cependant elle s’est souvenue qu’à une époque où la colonie était en guerre avec les Maures Trarzas, il a été traité des gommes avec les Anglais à Portendik. « Quoique ce fait, dit-elle ; dans son rapport, ne se soit pas reproduit depuis, il a eu lieu, et il pourrait reparaître, si notre imprévoyance laissait naître des circonstances qui le rendissent possible. La commission a donc scrupuleusement étudié la question du transport des gommes à Portendik, et il est demeuré pour elle de la dernière évidence que ce n’était là pour les Maures qu’une question de frais <ref> La commission explique ce qu’elle entend par ce mot ''frais'' dans un pays où il n’y a pas d’argent : c’est ''en travail et en dangers'', dit-elle, ''que les frais se paient''. Cette définition, il est facile de le prouver, tourne contre ceux qui l’adoptent, et qui croient qu’en maintenant à un taux élevé le prix de la gainée, on déciderait les Maures à prendre la route de Portendik. </ref>, et qu’ils s’éloigneraient pour peu qu’on éélevât
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levât imprudemment le prix de la guinée. Nous n’hésitons pas à dire que ceux qui manifestent de pareilles craintes n’ont aucune connaissance des affaires du fleuve et de la topographie du pays. Les sources du Sénégal se trou vent dans le Fouta-Dialion, non loin des sources de la Gambie, par 13° 37’ de longitude ouest, et son cours a plus de 400 lieues. Les Maures Dowiches habitent le pays compris entre le 14° et le 16° degré de longitude ouest, les Braknas entre le 16° et le 18°, et les Trarzas, les seuls que le Sénégal ait à redouter, entre le 18° et le 19° degré, c’est-à-dire près de la nier du côté de Portendik. Pour aller chercher les sources de la Gambie, les Dowiches auraient à faire, avec les nombreux circuits du fleuve, 200 lieues ; les Braknas 300, et les Trarzas plus de 400. Les Maures ne possèdent pas une seule barque ; la navigation se trouve du reste interrompue aux cataractes. Il faudrait donc, pour soustraire les gommes à la France, en profitant de la proximité de la Gambie, que les Maures quittassent leur pays ; les Dowiches devraient passer sur le territoire de tribus ennemies, les Braknas sur les terres des Dowiches, et les Trarzas sur celles de toutes ces peuplades, avec leurs femmes, leurs enfans et leurs troupeaux innombrables. Cette émigration dans un désert sans eau, sans pâturages, durant la plus grande partie de l’année, n’est-elle pas, pour employer le langage de la commission, une de ces hyperboles auxquelles il est tout simple que l’intérêt privé se soit laissé entraîner ? Et les frais de cet incroyable voyage annuel de 800 lieues entre l’aller et le retour ne surpasseraient-ils pas les bénéfices les plus exagérés que la concurrence anglaise pourrait assurer aux Arabes ? Mais parlons sérieusement : les Maures ont, il est vrai, traité à Portendik ; ce fait s’est présenté une fois, et ce sont les Trarzas qui, dans la guerre désastreuse que leur fit, il y a quelques années, M. le contre-amiral Quernel, alors capitaine de vaisseau, s’avisèrent de porter leurs gommes aux bâtimens anglais. Néanmoins toutes les personnes qui ont pu étudier sur les lieux les dispositions des Trarzas savent qu’ils ne sont plus tentés de renouveler la malheureuse tentative de 1833. Les Trarzas, qui s’étaient alors rendus à Portendik, durent regagner les marigots après des pertes considérables, et quand ils virent les barques françaises descendre le fleuve, rapportant à Saint-Louis les gommes achetées aux Braknas, ces malheureux, au désespoir, tendirent des mains suppliantes et demandèrent la paix. L’unique expédition de Portendik coûta si cher aux Trarzas, que, malgré la ruse et la dissimulation profondes qui distinguent les Arabes, ils ne purent cacher le désastre qu’ils avaient essuyé. La traite de Portendik, si désastreuse pour les Maures, n’avait guère eu de meilleurs résultats pour les Anglais, et la seule maison Foster de Bathurst perdit des millions à Portendik. On peut conclure hardiment de ce fait que la force même des choses rend inutiles les tentatives des Anglais.
 
En admettant d’ailleurs, avec la commission, que le haut prix auquel le compromis ou l’association porte la guinée aux escales, mécontentât momentanément les Maures habitués aux profits de la concurrence, pourquoi
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Telle est la nouvelle source de richesses que présente le Sénégal. La belle rade de Gorée et sa station militaire offrent aux navires pêcheurs tous les secours dont ils pourraient avoir besoin. Les baies de Han et de Dakar seraient des mouillages excellens pour les travaux de préparation du poisson ; les bâtimens trouveraient à profusion sur la côte du bois et de l’eau, les plages de sable permettraient d’établir des séchoirs naturels ; la population noire, attirée par un modique salaire, se prêterait à la manipulation qu’elle pourrait faire sans fatigue. Le tabac, la guinée, la verroterie, articles qui servent à payer les laptots, se trouvant déjà dans nos comptoirs, le bâtiment partirait de France avec un chargement pour la colonie, et non sur lest, comme pour Terre-Neuve, et il ferait ainsi deux spéculations en un seul voyage.
 
Nous sommes dans un siècle où l’activité incessante du commerce, les progrès de la civilisation et de l’industrie, les besoins des classes pauvres, veulent des entreprises nouvelles. Quand la population augmente, les masses cherchent autour d’elles d’autres champs à exploiter. La mer offre aux spéspéculateurs
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culateurs une arène toujours ouverte et toujours féconde. La pêche d’Afrique, si les faits cités par M. Berthelot sont exacts, assurerait des bénéfices incalculables. Ne se trouvera-t-il pas, parmi les grands négocians de nos ports, un de ces hommes qui, émule des anciens commerçans français, essaiera d’enrichir son pays et d’attacher son nom à une expédition lucrative et honorable ? Lorsque chaque jour, des ports d’Angleterre et d’Amérique, partent des aventuriers audacieux qui, soutenus par leur propre courage et leur indomptable énergie, vont explorer les derniers recoins du monde, la France restera-t-elle en arrière, et ses marins voudront-ils laisser inachevée l’œuvre sublime des obscurs navigateurs dieppois ? L’état, du reste, est aussi intéressé que le commerce dans cette importante question. La perte de nos colonies, en privant nos marchands de leurs débouchés les plus avantageux, menace en outre de détruire la pépinière des vrais matelots. Depuis long-temps déjà la marine royale, ce bras gauche de toute puissance militaire, comme l’appelle un illustre amiral, cherche avec anxiété un remède à l’effrayante pénurie des hommes de mer. Après une longue indifférence, le pays tout entier comprend la nécessité d’une flotte digne de son nom et des rêves de grandeur qu’il n’abandonnera jamais. Il est donc du devoir du gouvernement de protéger au moins quelques tentatives, qui, si elles réussissent, feront naître des armemens nombreux, et d’encourager ces expéditions lointaines qui seules enfantent des matelots intrépides.
 
L’avenir de nos comptoirs sur la côte occidentale d’Afrique soulève, on le voit, de bien hautes questions. Prospérité maritime et commerciale, colonisation future, exploitation des mines du Bondouk, et, ce qui aux yeux de bien des hommes l’emporte heureusement encore sur toute idée de lucre, l’espérance de relever les noirs de l’abjecte position où ces enfans perdu s de la grande famille des peuples sont toujours plongés, tels sont les intérêts engagés sur ce coin de terre presque inconnu. Mais la base première de toute opération, le point de départ des progrès possibles, c’est une loi sage sur la traite des escales. Sans l’organisation complète du commerce des gommes, la colonie ne peut espérer aucun repos. Les traitans, toujours inquiets, se ruineront par la concurrence que les restrictions imposées au compromis ne sauraient arrêter, ou, dans les momens de crise amenés par leur propre faute et souvent par la cupidité des marchands, ils préféreront l’exil et l’indépendance du désert aux malheurs qui les menacent sous le pavillon français. Les Maures de leur côté, profitant de l’incertitude du gouvernement, de la vanité des traitans, des offres cachées des blancs, des conseils des agens anglais, intercepteront la navigation du Sénégal, abandonneront les escales et feront des courses sur la rive gauche, dont les paisibles habitans finiront par s’éloigner, méprisant, eux aussi, cette protection européenne qui, loin de leur assurer le calme, les entraîne fatalement dans toutes ses querelles. Il est donc nécessaire d’étudier avec soin les phases diverses par lesquelles ont passé les relations commerciales du fleuve, si