« Lettre à Rossini à propos d’Othello » : différence entre les versions
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::CHER MAÎTRE,
Dans la solitude où vous vous êtes retiré, désormais vous ne devez plus guère permettre aux bruits du monde d’arriver jusqu’à votre oreille. Je parle ici d’un certain monde dont on vous vit de bonne heure abdiquer les passions, si tant est que vous le ayez jamais eues ; car il faut bien avouer, quoi qu’on puisse dire, que les mille préoccupations dévorantes de la vie d’artiste, sous lesquelles tant de consciences généreuses et d’esprit noblement doués se débattent mesquinement, n’ont jamais été votre fait. Naturelle ou jouée, votre indifférence en matière de gloire musicale ne s’est jamais démentiez et du même regard impassible et glacé, du même sourire goguenard dont vous accueilliez jadis les fanatiques acclamations de la multitude, vous deviez assister aux triomphes bruyamment décernés vos rivaux d’un jour. Je me trompe cependant : une fois votre sérénité si grande s’obscurcit, une fois ceux qui vous approchaient crurent surprendre dans votre air je ne sais quelles traces d’une mélancolie réelle. Ce fut, si j’ai bonne mémoire, à l’avènement de Bellini. Cette voix passionnée et tendre chantant sur un mode nouveau l’éternelle complainte du
De cette époque date, vrai dire, votre abdication. Sitôt après ''Guillaume-Tell'', vous eussiez, j’imagine, volontiers composé encore. Évidemment, ce chef-
Mais que vous importent maintenant les bruits du monde ? Et voilà que je me demande quelle idée m’a pris de vous entretenir d’une traduction qu’on vient de faire de votre ''Otello'' à l’Académie royale de musique. '' Otello'' ? direz-vous ; mais c’est du plus loin qu’il m’en souvienne, et je ne vois guère quelle sorte d’''actualité'' peut avoir une telle entreprise. C’est un peu la question que chacun s’est faite, car enfin il s’en faut que vos chefs-
Ne vous est-il jamais arrivé, étant enfant, lorsqu’on vous conduisait au spectacle, de prendre le rideau pour la pièce, et de prodiguer sans réserve toute votre admiration à quelque scène plus ou moins allégorique peinte à la détrempe sur la toile, par le Cicéri de l’endroit ? Quant à moi, la première fois que je mis le pied dans le temple des muses de ma province, j’avoue que j’eus la naïveté de donner en plein dans l’illusion dont je parle. J’avais devant les yeux un magnifique péristyle à colonnades grecques où s’élevait un autel de marbre et d’or sur lequel des prêtres sacrifiaient au divin Apollon. L’encens surtout, qui semblait fumer pour le dieu, en montant en épaisses bouffées vers le lustre, préoccupait mon imagination. Je ne pensais pas qu’on pût demander d’autres sensations aux jeux de la scène, et mon étonnement fut immense lorsque la musique commença, et que je vis colonnades et péristyle, autel et sacrificateurs s’enrouler d’eux-mêmes et disparaître pour faire place à tout un nouveau monde. Le rideau qui nous cache toute chose aujourd’hui, c’est la publicité, la presse, le mensonge ; et que de fois il nous arrive encore d’être ses dupes et de nous laisser prendre à sa prétendue vérité ! Singulier rideau en effet avec ses couleurs d’arlequin, ses arabesques tourmentées, ses monstres à tête de singe et à queue de poisson ; que sais-je ? ses soleils et ses étoiles de papier doré. Au milieu se dresse une sorte de géante décharnée, hideuse à voir, et qui s’exténue à souffler dans une trompette de bois. C’est la Renommée du XIXe siècle. Hécate de carrefour, prostituée de la publicité, son front aspire au firmament, et ses pieds traînent dans la boue. Il va sans dire que de ce qui se passe honnêtement derrière, le rideau n’en laisse rien transpirer impunément. Toute notion s’y transforme ou s’y altère ; la vertu y devient vanité, le génie prétention, et il suffit du caprice d’un bateleur de la foire pour venir mettre en doute ce qui est immortel. Mais où vais-je moi-même et quelle idée me prend de vous entretenir des misères du temps, comme si vous ne les connaissiez pas ? N’importe ; pourtant de moquerie et de dédains que vous lui prodiguiez, le feuilleton vous réservait cette fois un tour de son métier. Vous n’imagineriez jamais, cher maître, quel texte il lui a pris fantaisie de donner à sa critique à propos de cette malencontreuse mise en scène de votre chef-
Voilà donc votre ''Otello'' installé désormais sur la scène française. Poètes, chanteurs et musiciens ont exécuté leur entrée, et, comme ces tailleurs du ''Bourgeois gentilhomme'', sont venus prendre la mesure au chef-
Mais voyez un peu comme on se trompe, et comme bien souvent nos plus flatteuses conjonctures portent à faux ! Ces soins minutieux, fort louables d’ailleurs, dans la mise en scène d’une
De cet honnête libretto, sans prétention comme sans malice, on a voulu faire absolument une comédie héroïque à la manière des poèmes de M. Scribe. A force de manipulations et de ravaudages, à force de lambeaux pris à Shakespeare et grotesquement entrelardés dans le récitatif, on s’est imaginé qu’on allait donner une raison d’être aux scènes incohérentes de la pièce italienne qui se joue, comme tous les libretti du monde, on ne sait où, en plein air, dans le vestibule d’un palais, dans une alcôve. Je vous donne à penser quelle confusion devait résulter d’un pareil amalgame. On prétend que La Fontaine, étant assis un jour au parterre du théâtre, oublia que la pièce qu’on représentait était de lui, et se mit à déblatérer sans façon contre l’auteur. Je gage qu’ici, cher maître, la même histoire vous fût arrivée. Comment, en effet, reconnaître votre musique à ce point défigurée, je ne dis pas seulement par l’exécution, qui cependant n’y va pas de main morte, mais encore par les accessoires compliqués d’un maladroit système de mise en scène qu’elle ne comportera jamais ? A vrai dire, cette représentation de votre chef-
Aussi bien, peut-être conviendrait-il de s’expliquer sur ces termes de comparaison toujours plus ou moins hyperbliques, et qui ne servent qu’à fausser le jugement. Fort souvent il m’est arrivé, au sortir d’une représentation du chef-
Je passe volontiers condamnation sur vos personnages, pourvu, qu’on m’accorde que Desdemona, telle que vous l’avez conçue, est une des plus idéales créations que la lyre ait jamais évoquées. Votre ''Otello'' a pour lui son entrée dans le finale, sa grande phrase si pathétique dans le duo du second acte, et ses récitatifs du troisième ; mais c’est là tout. Enlevez au rôle ces trois ou quatre éclairs, et vous allez, ne vous en déplaise, le voir rentrer soudain dans cette catégorie de Turcs à cavatines et à vestes brodées si chère de tout temps aux ténors italiens. Aussi, comme cet excellent Rubini l’avait compris, ce rôle ! Remarquez, cher maître, que je ne parle point ici seulement de l’exécution musicale ; quelle musique Rubini n’eût comprise ? j’entends toute la partie du costume et de la mise en scène. Comme il était dans le vrai avec sa large ceinture de cachemire, son vaste pantalon rouge tombant à plis flottans sur ses bottes jaunes, son sabre recourbé et son turban blanc ! A la bonne heure ! c’était là du moins un Otello d’opéra italien, et, soyons francs, l’Otello tel que vous l’aviez entrevu dans l’orientalisme napolitain de vos vingt ans. Maintenant, que dirait Rubini s’il voyait l’accoutrement grotesque dont l’Opéra vient d’affubler son personnage ? Non, jamais singe de la foire ne parut attifé de la sorte. Figurez-vous une espèce de robe de chambre brochée d’or, sur laquelle (sans doute pour faciliter les mouvemens du chanteur dans un rôle si dramatique et si emporté) pend encore un ample burnous de couleur claire. A quoi songeait donc M. Duprez en se laissant équiper ainsi ? De pareils oripeaux peuvent être bons dans ''la Juive'' ; mais l’''0tello'' de Rossini se joue et surtout se chante plus lestement. Bien entendu que le vertueux père de Desdemone n’a jamais représenté à vos yeux autre chose qu’une partie de basse qui, sans lui eût manqué à vos deux finales. Après cela, que le digne homme s appelât Elmiro ou Brabantio, une fois sa réplique donnée, l’affaire, j’imagine, vous importait assez peu. Quant à Iago, vous ne le soupçonniez même pas, et cela devait être ; quand vous auriez su par
Quel rôle que cette Desdemone à qui vous avez donné tout votre admirable troisième acte pour chanter et mourir ! Mme Stoltz n’a point su résister à l’espèce de tentation qu’il exerçait sur elle. Invinciblement entraînée par la magie du charme lorsque ses yeux se sont ouverts, à cette heure de calme réflexion qui suit toujours une dernière répétition générale, lorsqu’elle a pu froidement mesurer le précipice, il était trop tard pour reculer. Comme cette sirène perfide du rocher de Lurley qui chante pour attirer les voyageurs à l’abîme, votre blanche Desdemone aux cheveux dénoués, à la harpe d’or, fascine de sa voix enchanteresse toutes les cantatrices qui passent, et plus d’une, haletante, est venue succomber sous le saule, ''all’ ombra del salice''. Mme Stoltz a voulu essayer ; pourquoi pas ? Un échec de plus ou de moins, qu’importe, quand il s’agit de satisfaire une fantaisie ? Capricieuse comme l’onde, a dit le poète, et comme une prima donna, devrait-on ajouter. Puisque les traducteurs étaient en si belle humeur de chansonner Shakespeare, peut-être auraient-ils trouvé là le motif d’une cavatine à mettre dans la bouche de leur héroïne, en manière de moralité Vous vous souvenez, maître, de la Pasta dans ce rôle, car c’est d’elle qu’il faut parler sans fin lorsqu’il s’agit de la vraie Desdemona. La. Malibran, poétique, ardente, passionnée à l’excès, mais trop souvent ravie à son insu par la fougue de sa nature bondissante (il y avait de la panthère dans cette organisation déliée et souple, dans cette narine dilatée, dans cet
Vous rappellerai-je sa pose inimitable et son intelligence de la situation dans la scène du ''saule'', ainsi, que ce grand secret qu’elle possédait de se draper magnifiquement à deux reprises sur sa couche, une fois pour le sommeil, l’autre pour la mort ; tantôt la tête appuyée sur son bras, de manière à laisser, voir au public sa main, qu’elle avait très belle, tandis que l’autre bras descendait mollement sur sa hanche ; tantôt échevelée, la tête et les bras pendant hors du lit, où reposait le reste de son corps ? Mais tout cela, il faut l’avoir vu et entendu, et de pareilles choses, si elles pouvaient se décrire, cesseraient d’être ce qu’elles sont.
Quel, dommage que de tant de poésie d’inspiration et de style il ne reste plus rien ! Qui parle aujourd’hui de la Pasta ? Oh ! l’art du comédien, misère et néant ! et que l’indifférence du lendemain lui fait payer cher les trésors et les couronnes de la veille ! Il meurt, une poignée de terre, et tout est dit, quelquefois même l’oubli, pour s’emparer de sa personne, n’attend pas que la mort le lui livre. Dernièrement, aux funérailles de Seydelmann, cet autre enfant de la muse tragique que l’Allemagne ne remplacera pas, le seul acteur qui ait jamais su rendre dans ses mille nuances insaisissables cette immense figure du Méphistophélès de Goethe, aux funérailles de Seydelmann, le prêtre catholique qui assistait à la cérémonie, après avoir accompli les devoirs de son ministère et au moment de s’éloigner, prit une poignée de terre qu’il jeta sur le cercueil en signe d’adieu. Aussitôt tous les amis de Seydelmann en font autant l’un après l’autre, et ce bruit sourd et creux fut le dernier applaudissement qui salua le grand artiste. C’est effrayant comme ce siècle oublie vite et froidement, et vous voulez qu’on se souvienne d’un comédien ! Je déteste les lieux-communs mais cependant, il faut bien le dire, le comédien écrit son souvenir sur le sable que le vent disperse, sur le flot qui va s’effaçant de lui-même, et quelques années ont suffi pour faire passer chez nous à l’état de mythe et de légende les noms les plus glorieux au théâtre et les plus aimés.
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