« Revue littéraire - 30 septembre 1843 » : différence entre les versions

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::II – La guerra del vespro siciliano, par Michèle Amari.
 
Une assertion m’arrête dès le début de la préface qu’a placée M. Sébastien Albin en tête de son intelligente version des lettres adressées à Goethe par Mme Bettina d’Arnim : l’ingénieux écrivain affirme qu’en amour les sentimens exceptionnels sont beaucoup plus fréquens qu’on ne l’imagine. Voilà tout d’abord une opinion dont je me défie, et qui pourrait bien n’être seulement qu’une politesse du traducteur envers son auteur, un paradoxe adroit de l’interprète, pour couvrir les bizarreries de l’original. Qu’arrive-t-il, en effet, dans l’art ? Aux grandes époques littéraires, on se contente de traduire les sentimens naturels du coeurcœur, les épreuves ordinaires de la vie. Toute œuvre d’imagination est simplement un tableau, où chacun retrouve des airs de famille, un miroir dans lequel le premier venu reconnaît ses propres traits, ou Iesles traits de son voisin. Plus tard, il n’en est pas ainsi : on arrive au raffinement, on croit n’avoir pas assez des vulgaires émotions du coeurcœur. Viennent alors les combinaisons étranges, les situations singulières : ne faut-il pas quelque chose de mieux et de plus rare que ces communes affections de mère, d’amante, de fille ? On fait donc appel aux ressources des civilisations avancées, on crée des sentimens. Telle est trop souvent la poésie des seconds âges littéraires, tranchons le mot, la poésie des décadences. Pourquoi cependant ne pas oser le dire ? il n’y a de vrai que les lieux communs, parce que le fond, des passions humaines est éternellement le même. Que vous rajeunissiez tout cela par l’expression et les nuances, que vous jetiez à pleines mains, sur cette matière première les fleurs, toujours nouvelles, les richesses à jamais inépuisables de l’imagination inventive rien de mieux. Libre à vous de changer, dans des combinaisons sans fin, les nombres de la poésie ; mais est-il besoin, est-il permis d’inventer de nouveaux chiffres ?
 
Sans doute, de tous les sentimens humains, l’amour est, à beaucoup près, celui qui admet les plus bizarres faiblesses, les plus capricieuses évolutions. Et cependant, je le demande, quand Werther sent frissonner dans sa main la main de Charlotte, quand M. de Nemours recueille l’aveu tremblant de Mme de Clèves quand Rousseau demande aux allées de La Chevrette l’empreinte des pas de Mme d’Houdetot, quand le premier rayon du matin ne luit pas encore sur les fronts enlacés de Roméo et de Juliette, croyez-vous que le sentiment qui agite ces cœurs divers soit tout-à-fait différent, croyez- vous que leur passion soit moins grande parce qu’elle se rencontre dans une émotion à peu près pareille ? Pour ma part, je n’hésiterais pas à le nier. Toute esthétique est mauvaise qui prend l’extraordinaire pour le sublime. L’idée de beau, au contraire, implique celle de degré, d’hiérarchie : or le commun est tout-à-fait sur la même ligne que l’idéal ; seulement des degrés infinis les séparent, qu’il appartient à la beauté de gravir en se transfigurant, en devenant plus resplendissante à mesure qu’elle s’élève davantage. Aussi, peindre des sentimens naturels, vulgaires si l’on veut, c’est s’adresser à tout le monde ; peindre des sentimens exceptionnels, c’est ne s’adresser qu’à quelques-uns, qu’à certains cœurs égarés, curieux, maladifs. Ce dernier but n’est pas, ne peut pas être celui de l’art véritable. Par-là, en effet, dans l’ordre des idées, on arrive forcément au factice, à des sentimens de convention ; dans l’ordre du style, on est induit au caprice, à la manière. Ce que je dis là me semble élémentaire, quoi qu’en puisse penser Sébastien Albin. Encore une fois, j’accorderai volontiers au spirituel pseudonyme que, plus que toute autre passion, l’amour à ses inconséquences, ses mystères : ce n’est pas moi assurément qui lui retirerai le classique bandeau. Tout ce que je veux maintenir, c’est que la même l’exception demeure et doit demeurer une exception. Si Mlle de Lespinasse n’en mourait pas de douleur, pourrions-nous comprendre sa double, sa brûlante, sa fatale attache pour deux amans à la fois ? Si ce n’était pas l’indiscrétion d’un étranger qui eût trahi ce mystère, qui eût livré à la publicité cette secrète correspondance, ces cris solitaires d’une ame blessée, pardonnerions-nous à ce grand cœur son égarement, une passion à ce degré insolite, à ce degré invraisemblable, quoiqu’elle soit vraie ? Mlle de Lespinasse publiant elle-même sa correspondance amoureuse avec M. de Guibert eût paru à la fois odieuse et ridicule. D’où vient, au contraire, que Mme d’Arnim faisant, de sa propre inspiration, imprimer ses lettres à Goethe, c’est-à-dire les témoignages d’une liaison également exceptionnelle et bizarre, excite la curiosité au lieu d’inspirer le dégoût ? C’est que, chez Mlle de Lespinasse, la passion était dans le coeurcœur, et devait, par cela même, y rester enfouie, tandis qu’à Mme d’Arnim il était plutôt permis d’afficher sans scrupule une passion de l’esprit, si extraordinaire si excentrique qu’elle fût.
 
En France, assurément, une fille de seize ans écrivant la première des lettres d’amour à un homme de soixante, et se reprenant, vingt années après pour ce même vieillard de quatre-vingts ans, d’une affection tout aussi exaltée, tout aussi fébrile que le premier jour, nous trouverait incrédules, nous paraîtrait un phénomène monstrueux. Avec le tour rêveur et presque mystique de l’imagination allemande, cela se comprend mieux, surtout si on pense que le héros de ce drame purement platonique et sentimental est, au-delà du Rhin, le roi de toute poésie : c’est nommer Goethe. Rien assurément ne serait moins piquant qu’une pareille correspondance, si elle n’avait pas été réellement écrite, si elle n’était qu’une fantaisie de l’imagination, enfantée après coup dans des vues de vanité littéraire. La réelle existence de ces singulières relations, la sincérité de cet entraînement extatique, l’homme avec ses infirmités disparaissant sous le poète et se transfigurant dans la gloire, aux yeux d’une enfant qui en fait son bien-aimé, son idéal, son dieu, il y a dans tout cela, au contraire, un attrait particulier pour tout lecteur curieux d’étudier le cœur humain dans ses attachemens les plus incompréhensibles ou (pourquoi ne pas dire le mot ?) dans ses maladies les plus étranges. Y aurait-il, par hasard, une intention caustique dans le double sens que notre langue donne au mot ''affection'', et la médecine ici aurait-elle voulu faire une épigramme contre la morale ?
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La chanoinesse Gunderode a sa place marquée dans l’histoire de la poésie allemande ; elle tient une grande place aussi dans la première biographie de Mme d’Arnim, et le caractère même de la correspondante de Goethe s’en trouve en bien des points éclairé. Mme d’Arnim a publié, il y a trois ans, les lettres de Caroline et les siennes : comme il est très souvent question de Mme de Gunderode dans les lettres à Goethe, M. Sébastien Albin, qui est si intelligemment renseigné sur tout ce qui touche à la littérature allemande, eût bien fait de profiter de l’occasion pour donner les plus caractéristiques passages de ce nouveau recueil. Celui qu’il a traduit eût tiré de ces extraits une lumière nouvelle et plus d’intérêt encore. J’ai insisté sur cette liaison entre les deux jeunes filles, parce que toute la suite de la vie de Bettina se trouve, à mon sens, expliquée par l’étrangeté de ces débuts.
 
Caroline perdue, il fallait une amie à Mlle de Brentano. Passant un jour vis-à-vis la maison de la mère de Goethe qu’elle connaissait peu, et chez qui elle n’était jamais venue, l’idée lui vint de franchir le seuil : « Madame la conseillère, dit-elle en entrant, je veux faire votre connaissance ; j’ai perdu mon amie la chanoinesse Gunderode, il faut que vous la remplaciez. » - « Essayons, » répondit Mme de Goethe. Je n’invente pas. La conseillère avait soixante-dix sept ans, Bettina en avait dix-huit. Une intimité si profonde s’établit bientôt entre ces deux femmes, que ce fut un objet d’étonnement pour tout le monde. Bettina avait tout d’abord trouvé le secret du cœur de Mme de Goethe ; elle ne cessait de lui parler de son fils. Depuis deux ans que ''Wilhelm Meister'' lui était tombé entre les mains, elle refusait chaque soir d’aller dans le monde avec ses soeurssœurs, elle se couchait au plus vite, et ses nuits se passaient à dévorer, à relire cent fois les œuvres du poète. Ce fut bientôt un cule exclusif. Le génie de la nature, qui avait troublé sa jeune ame, et que les livres de Goethe lui expliquaient avec le charme souverain des beaux vers, Goethe en devint pour Bettina le symbole vivant et idéal. Sans avoir jamais vu l’auteur de ''Werther'', elle en fit son héros, l’ami de son coeurcœur, l’éternel objet de ses voeuxvœux, sa divinité véritable. Goethe avait soixante ans. La conseillère fait tout d’abord confidente de cette passion despotique, effrénée, improbable, et cependant vraie, qui devint peu à peu l’unique occupation, la vie même de Mlle de Brentano. Voilà donc cette enfant qui, chaque jour, imprègne son ame de tous les parfums de la poésie, pour la rendre plus digne de cet amant inconnu, de ce roi, selon elle, de tout art et de toute poésie. Mme de Goethe, en femme d’esprit à la fois et en mère fanatique, comprend tout-à-fait cette passion ou en sourit. Il y a des lettres d’elle tout-à-fait charmantes, et où une pointe d’esprit fin et observateur se glisse heureusement sous la bonhomie de l’âge, sous je ne sais quel tour de rêverie et de sentimentalité tout allemandes.. « Ne sois pas si folle avec mon fils, dit-elle à Mlle de Brentano, il faut que tout reste dans l’ordre. » Et ailleurs : « Écris des lettres raisonnables ! Quelle idée ! envoyer des bêtises à Weimar ! » Mais ce ton, cet air d’ironie ne percent que quand Bettina se laisse par trop emporter à ses courans les plus impétueux. D’ordinaire, Mme de Goethe prend très au sérieux cet attachement de Mlle de Brentano pour son fils, avec qui Bettina était bientôt entrée en correspondance suivie ; elle semble même envier son bonheur, et elle lui dit avec conviction : « Entre des milliers d’êtres, personne ne comprendra quel lot de félicité t’est échu en partage ! » La fraîcheur d’imagination, on le voit, est durable en Allemagne : voilà comment Mme de Goethe parlait à quatre-vingts ans. L’orgueil conservait à la mère vieillie les mêmes illusions qu’entretenait chez la jeune fille la fougue d’un esprit entraîné vers le surhumain et le merveilleux.
 
La conseillère voulait que Bettina écrivît souvent et longuement à Goethe : c’était le vrai moyen, selon elle, de ''donner de l’air à son imagination''. Maintenant qu’on commence à connaître Mlle de Brentano, on se doute bien qu’elle profita amplement de la permission. Pendant huit années, l’auteur de ''Werther'' reçut assidument les dithyrambes éloquens et passionnés de Bettina ; il y répondait quelques mots de temps en temps. C’est à ce commerce épistolaire commencé en 1807 et interrompu en 1811, quand Mlle de Brentano devint Mme d’Arnim, que la publicité a été donnée, il y a quelques années, par Bettina elle-même.
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Ce qui frappe surtout dans cette correspondance, l’impression générale en demeure, c’est la vive sympathie de Mlle de Brentano pour le monde extérieur, c’est l’enivrement où la jette le spectacle du milieu où s’agite l’humanité. Il y a un endroit curieux où son secret lui échappe, où ce matérialisme sentimental se déclare sans aucun scrupule : « J’envoie au diable, s’écrie-t-elle, les tendances hypocrites et morales, avec toutes leurs friperies mensongères ; les sens seuls savent créer dans l’art comme dans la nature. » Curieuse, penchée avec volupté, Bettina se laisse attirer sur le sein de la mère commune (''alima mater''), elle écoute, elle entend l’être sourdre dans ses flancs féconds. Cette harmonie, ce concert de la vie universelle la séduisent, l’absorbent ; elle cherche à s’identifier avec le monde, elle se perd dans la contemplation de ce qui l’environne. Alors des délices inconnues l’inondent, et elle n’entend plus que l’hymne confus chanté dans les espaces par tout ce qui respire, par tout ce qui est animé : selon elle, un hanneton, en effleurant dans son vol le nez d’un philosophe, suffit à culbuter tout un système. Le clapotement de l’eau qui court entre les cailloux de la plaine, la brise qui agite les brins d’herbe, un insecte bruissant au fond de la mousse, une branche tremblante dans la feuillée sous les pas d’un oiseau jaseur, une lueur errante, un nuage doré qu’emporte le vent, la goutte de rosée où se reflète le soleil, le disque de la lune qui glisse sur la brume du soir, toutes ces choses pour elle sont autant de notes de la symphonie amoureuse qui monte de la terre vers le ciel. Bettina a tour à tour, pour la nature, l’amour sombre de Lucrèce, le culte enthousiaste de Diderot, la tendre sympathie de Bernardin de Saint-Pierre, l’admiration sereine de Buffon, et tout cela mêlé à ce que la poésie la plus foncièrement germanique a de vagues et de mystérieux épanchemens. Ses plus grandes joies, comme ses plus vives amertumes, viennent de ce commerce animé avec l’ensemble du monde physique. Souvent il lui semble que, dans les choses d’alentour, du sein de ces forces vitales, un esprit plaintif demande sans cesse sa délivrance. Les fleurs elles-mêmes paraissent alors la regarder, et, dans ces regards, il y a une question. Mais comment y répondre autrement que par des pleurs ? C’est pour cela que, quand elle est assise sous la tonnelle de chèvrefeuille, elle mêle ses larmes au miel des corolles ; c’est à cause de cette sympathique tristesse des êtres en présence les uns des autres, qu’elle s’écrie : « Nous nous connaissons, le chevreuil et moi. — Il serait facile assurément de tourner en ridicule toute cette poésie sauvage, inconnue, aussi peu incroyable qu’elle est sincère : ne vaut-il pas mieux reconnaître, au contraire, ce qu’il y a là de puissance véritable et d’originalité ? Les objections n’échapperont à personne elles viennent d’elles-mêmes, et autant vaut les omettre.
 
C’est ainsi que Mlle de Brentano professait dans son cœur le culte de la nature ; Goethe pour elle, en devint peu à peu le grand prêtre, le représentant bien-aimé, ou, comme on eût dit au moyen-âge, le microcosme. Il fallait en effet, pour leurrer son imagination ardente, qu’elle concentrât dans une image réelle, qu’elle incarnât en un seul être cet amour errant et indistinct. Par l’admiration extraordinaire que lui inspiraient les écrits de Goethe, par sa manière analogue de comprendre et d’expliquer l’être, Bettina se trouva amenée bientôt à s’agenouiller devant le poète, à en faire le maître suprême de son coeurcœur. « Je croyais fermement, lui écrit-elle, que tes caresses à la nature, ta félicité de posséder sa beauté, ses langueurs, son abandon dans tes bras, agitaient les branches des arbres, en détachaient les fleurs, et les faisaient ainsi tomber doucement sur moi. » Voilà comment Bettina perd la conscience de ce monde, comment elle transporte tout en Goethe. Il y a des momens, toutefois, où elle se rend compte de cette sujétion en quelque sorte religieuse et où elle l’explique : « Quand je suis, dit-elle, au milieu de la nature, dont votre esprit m’a fait comprendre la vie intime, souvent je confonds et votre esprit et cette vie. » L’orgueil de Goethe s’explique : être aimé ainsi, c’est poser en dieu. Jamais peut-être aucune ame n’a abdiqué à ce degré au profit d’une autre ame. De toute façon, c’est là un fait curieux dans l’histoire de la poésie.
 
On devine ce que contiennent les lettres de Mlle de Brentano à l’auteur de ''Werther'' : Bettina ne résiste jamais au courant de l’inspiration et à tout hasard elle écrit au poète ce qui lui passe par l’esprit. Tantôt c’est la révolte des Tyroliens qui l’enflamme et qui amène sous sa plume toutes sortes de tirades guerrières ; tantôt c’est un paysage qu’elle peint, un voyage qu’elle raconte, quelque œuvre merveilleuse de sculpture dont elle invente la riche description. Ici vous rencontrerez un dithyrambe nébuleux sur la musique, là une boutade enjouée où quelque ridicule est saisi d’un air espiègle. Si emportée en effet que soit cette chèvre sauvage dans son essor vers les inaccessibles sommets, elle ne s’en arrête pas moins avec grace pour donner malicieusement, à droite et à gauche, de charmans petits coups de tête : ''lasciva capella. Jacobi, Mme de Staël, Goethe lui-même aux momens de bonne humeur, en reçoivent plus d’un en passant.
 
Durant les huit années que dura cette liaison, M de Brentano alla plusieurs fois a Weimar visiter son dieu, qui la traitait avec bienveillance, comme on traite une enfant. La première fois qu’elle le vit (on sait qu’elle avait dix-huit ans), elle s’endormit sur son coeurcœur, et cela lui causa tant de joie qu elle en écrivit en toute hâte à la mère de son cher Wolfgang. Quand elle reposait ainsi sur le sein de son vieil ami, la main distraite de Goethe jouait avec ses ''serpens noirs'', comme il disait, avec les tresses brunes de ses longs cheveux. Quelquefois le poète y mettait de la coquetterie. Ainsi, à une soirée chez Wieland, il lui jeta un bouquet de violettes enfermé dans une bourse, Bettina, folle de ce gage d’affection, le laissa quelque temps après tomber dans une rivière et fit une demi-lieu à la nage pour le rattraper. Tout cela d’ailleurs, se passait avec la plus grande innocence du monde, au su de tout Weimar et de l’assentiment de la femme de Goethe, à qui Mlle de Brentano, dans ses lettres, fait souvent ses complimens, et de qui elle écrit : « Personne ne l’aime plus que moi. » Si Bettina tutoie Wolfgang, c’est par privilège d’écrivain et d’artiste, c’est ''pour le rhythme''. Au surplus, on ne saurait se figurer sans avoir lu cette correspondance, de quels termes brûlans use Mlle de Brentano, et comment elle se laisse incessamment emporter par l’orage de son coeurcœur. Le danger même de cette situation paraît l’exciter et l’enivrer. Parlant de la cathédrale de Cologne, dont elle venait de visiter les tours, Bettina raconte que deux fois le vertige avait voulu s’emparer d’elle, et que deux fois l’idée lui étant venue qu’elle pourrait y succomber, elle s’aventura tout exprès, elle s’avança davantage pour braver la peur : il semble vraiment qu’elle traite son attachement pour Goethe précisément de la même façon ; chaque jour elle s’y jette plus avant, comme pour s’étourdir. C’est elle-même, ailleurs, qui compare son amour à un roc escarpé où elle s’est risquée, au péril de sa vie et d’où elle ne peut plus redescendre. Le plaisir de désaltérer son ame à l’ame d’un autre, voilà surtout ce qui la soutient et l’exalte. Quelquefois sa passion est si fantasque, qu’elle va jusqu’à être jalouse des héroïnes littéraires du poète jusqu’à porter envie au rayon de soleil qui glisse à travers le store de sa fenêtre, et même à l’honnête jardinier qui plante sous sa direction des couches d’asperges. On en conviendra, ceci est de la naïveté allemande.
 
Ce n’est pas la vanité littéraire, comme on le pourrait soupçonner, qui encourageait Bettina dans la perpétuelle offrande de son coeurcœur. Si Goethe, en effet, la chante dans ses vers, elle en est toute confuse. « J’aime mieux soupirer, écrit-elle, que de me voir, honteuse et couronnée, amenée par ta muse à la lumière du jour : cela me fend le coeurcœur. Oh ! je t’en prie, ne me regarde pas si long-temps, ôte-moi la couronne ! » Voilà certes, de la part d’un esprit aussi aventureux, aussi peu inquiet des modesties féminines., voilà des sentimens honnêtes, réservés, qui plaisent et qui rendent indulgent. Tout ce que désire Bettina, en épanchant ainsi son ame aux pieds du poète, c’est qu’on honore un jour sa fidélité. « Jamais, dit-elle quelque part, on ne connaît de moi que cet amour, et je crois que c’est suffisant pour pouvoir léguer mavie aux muses comme un document important : » Vanité bien humble que celle-là ! désir bien excusable, que de vouloir qu’on la voie s’enfuir derrière cette haie de l’oubli… ''Cupit ante videri''.
 
Telle est Bettina. Sa manière de vivre, durant ces années de la jeunesses fut aussi bizarre que l’est son livre lui-même. A n’en juger que par ses propres récits, les caprices les plus inattendus, les entreprises les plus hardies, ne lui coûtaient pas. Y a-t-il des armées qui encombrent les routes ? la voilà aussitôt qui traverse les camps en habits d’homme ; la voiture s’égare-t-elle en voyage ? elle grimpe résolument sur un sapin pour découvrir la route, elle détèle les chevaux ; elle prend place sur le siége ; ses rêves l’empêchent-ils la nuit de dormir ? elle revêt son peignoir, court dans la campagne, monte toute seule au Rochusberg, ou va au sommet d’une tour se coucher sur un vieux mur que de jour elle n’eût pas osé gravir. Par malheur, un peu de tout cela, que de ce désordre se retrouve dans le style du livre. Il servirait peu d’être sévère. Mme d’Arnim s’exécute de bonne quand elle parle sans façon de ''son peu de bon sens'' ; à un autre endroit, elle dit même tout naïvement : « Je passe pour être fort peu sensée. » Nous doutons que le recueil des lettres à Goethe améliore sa réputation sur ce point : en revanche, ce qu’il y a de sûr, c’est quelle trouvera non pas seulement de l’indulgence, mais souvent de l’admiration, chez tous ceux qui ont encore quelque penchant pour la grande poésie, pour les accens de la beauté idéale. Seulement, on est trop fréquemment tenté de redire à Mme d’Arnim le joli mot que lui glissait Goethe : « Tiens-toi bien au balancier, et ne t’élève pas trop dans le bleu.. » Le balancier, en effet, échappe un peu trop souvent aux mains de Bettina, qui trop souvent aussi s’élance, par-delà le bleu du ciel, jusqu’au plus profond des nuées.
 
Vis-à-vis de Mlle de Brentano, Goethe, on s’en doute bien, reste fidèle à ses habitudes et n’abandonne pas un instant, son rôle de dieu : depuis le premier jour jusqu’au dernier, il se laisse adorer avec un calme parfait, avec une sérénité profonde. C’est, je crois, cet égoïste La Rochefoucauld qui a dit : « On est plus heureux par la passion qu’on a que par celle qu’on inspire. » Le coeurcœur, ici, a parlé malgré l’auteur des ''Maximes''. Aussi Goethe raffine-t-il sur La Rochefoucauld : il demeure impassible, et ce lui est seulement une agréable distraction de contempler, comme un spectacle, la marche du sentiment dont il est l’objet. Le tronc le plus noueux reverdit à se sentir de la sorte enlacé de jeunes rameaux qui dissimulent l’injure des ans : Montaigne disait que l’amour est bon à ''dilayer des prinses de la vieillesse''. Le poète, cependant, ne se met pas en grands frais pour répondre aux prévenances de Mlle de Brentano ; mais celle-ci est si riche qu’elle ne compte pas, et que, sans y regarder, elle prodigue les couleurs brillantes de sa palette où bien souvent Goethe n’a pas dédaigné de tremper son pinceau. Le moindre mot, quelques lignes d’amitié et d’encouragement, suffisent à. entretenir chez Bettina le feu sacré. Quelquefois pourtant Wolfgang est si indolent, si dédaigneux, qu’il dicte à peine un court billet à son secrétaire. Alors la belle se fiche tout de bon, et déclare qu’elle ne veut plus entendre parler de ce ''style de perruquier'', de ces ''vieilles ritournelles'', de ces ''roueries de moine''. Dans son humeur, les plus grosses vérités lui échappent, et elle dit à son ami : « Tu es un homme dur. » Aussitôt une caresse vient qui l’apaise, et Goethe, de cette façon, continue à pouvoir rafraîchir ses lèvres à cette source de jeune et fraîche poésie qu’il trouvait fort à son gré, et où il puisait sans cesse des sondes élégies, mille idées gracieuses, mille images charmantes toutes prêtes à s’enchâsser dans ses livres. Bien des pages du poète du ''Divan'', ne sont que des pages de Bettina ainsi arrangées, rimées, ajustées. Écris-moi bientôt, lui répète-t-il sans cesse, afin que j’aie bientôt de la copie à traduire, Goethe ici se trahit ; on cherche l’homme, on se heurte l’écrivain. Comment, en effet, se dissimuler que ce qui excite surtout sa curiosité, à l’endroit des lettres de Mlle de Brentano, c’est l’espoir d’''utiliser'' certains passages. Le poète, au reste, ne s’en cache guère. « Quoique je ne croie point, écrit-il Bettina, que tout ce qui est en toi à l’état d’énigme et d’incompris parvienne jamais à s’éclaircir entièrement, nous pourrons toujours en obtenir quelques résultats très réjouissans. J’en suis fâché pour le sublime artiste, mais c’est là du Bentham tout pur.
 
Heureusement, la renommée de Goethe est si grande, que tout ce qui le touche est désormais consacré. La correspondance de Mme d’Arnim n’aurait pas une valeur propre, qu’elle serait encore le commentaire obligé des rimes les plus touchantes du poète, car les lettres de Bettina se trouvent être précisément ce qu’est la prose dans la ''Vita Nuova'' de Dante, c’est-à-dire un développement, une glose interprétative des vers. Ce serait déjà quelque chose. Toutefois, cette correspondance a par elle-même un intérêt qu’il serait injuste de méconnaître. Quant aux défauts très apparens et très nombreux qui la déparent, ils n’échappaient point à Goethe lui-même ; ce n’est pas pour rien que le maître reprochait à sa poétique élève d’enfiler ses pensées dans un fil lâche ; ce n’est pas pour rien que, touchant quelque chose de son style exagéré, il lui parlait de ces torches, de ces pots de feu, de ces lueurs subites qui l’aveuglaient, mais dont il espérait cependant un grand effet comme illumination d’ensemble. A chaque instant, on est tenté de répéter à Mme d’Arnim ce que M. Tissot disait un jour à Delille après la lecture de je ne sais quel morceau trop brillant : « Si vous voulez que j’y voie, il faut éteindre quelques lumières. » Oui, Mme la conseillère devinait juste quand elle écrivait à Bettina : « Mon enfant, tu as une imagination de fusée. » On sort ébloui de ce mirage poétique comme d’une sorte de brouillard lumineux où le regard se perd dans le vague. Il y a là aussi quelque chose de ces rêves maladifs que donne l’opium, et trop souvent les idées vacillantes se dérobent à qui tente de les cueillir. Je n’oublie pas que la fée de la jeunesse conduisait de Brentano dans les sentiers de la poésie, et que personne peut-être n’a retracé mieux qu’elle, dans un plus éclatant langage, et la vie splendide du coeurcœur, et les harmoniques agitations de la nature. Sa muse, tenant à la main une tresse aux mille couleurs, traverse au hasard les plaines, gravit sans fatigue les collines pour poursuivre les libellules aux yeux de cristal, les insectes a l’écaille dorée ; mais, comme à la suite de l’oiseau bleu des ''Mille et une Nuits'', on se fatigue à l’accompagner dans ces courses interminables, sans jamais arriver, sans pouvoir jamais rien atteindre.
 
Bettina disait un jour à Goethe, dans une lettre : « La nuit, j’ai peur. Je pense quelquefois à me marier, afin d’avoir quelqu’un qui me protége contre le monde désordonné de revenans qui m’apparaît. Wolfgang, ne va pas te fâcher de cela ! Fût-ce à la suite d’un rêve de revenans ? je ne sais ; en 1811, Mlle de Brentano épousa un écrivain célèbre de l’Allemagne, et devint Mme d’Arnim. Les jeunes époux allèrent voir le vieux Goethe bientôt après ; mais à la suite d’on ne sait quel dissentiment d’opinion, un refroidissement eut leu ; A ce propos, Goethe, avec sa sécheresse ordinaire, dit seulement dans ses ''Mémoires'' : »Nous nous quittâmes avec l’espoir de nous revoir bientôt et sous de plus heureux auspices. » L’habituelle correspondance de Bettina fut donc interrompue. Six ans après, en 1817, gardant toujours au mur ses poétiques penchans, elle risqua une première lettre bien tendre, bien affectueuse, où elle s’accusait, où elle disait : « Qu’il y a peu de bon en moi ! Goethe ne répondit pas. En 1821, après ce qu’elle appelait ''dix ans de solitude'', Mme d’Arnim essaya de nouveau, avec tout l’élan de la passion, de renouer cette liaison rompue : « OEil de mon ame, écrivait-elle au poète, on a voilé mon coeurcœur, on a enseveli mes sens. La digue que l’habitude avait bâtie est emportée… » Rien ne toucha l’inflexible divinité, qui s’obstina dans le silence. C’est alors sans doute que, pour se consoler, Bettina composa, sous le titre de ''Livre d’Amour'', une sorte de poème en prose, qui offre le résumé de ses lettres, et où son talent se manifeste dans tout son éclat et avec une forme moins diffuse. La nature vraie de l’affection de Mme d’Arnim pour Goethe s’y révèle par ce seul mot : « Te comprendre, c’est te posséder. » L’amour chez Bettina n’a été, en effet, que l’exaltation du culte de l’intelligence. En 1832, Achille d’Arnim mourut ; mais, à cette date, Goethe lui-même touchait à la tombe. Par une coïncidence saisissante, la dernière visite qu’il reçut fut celle du fils de Bettina, et c’est sur l’album de cet enfant que sont écrits les derniers vers qu’ait tracés la main du grand homme. Quand Dieu eut rappelé Goethe à lui, on restitua à Mme d’Arnim la volumineuse correspondance de Mlle de Brentano. Ce sont ces pages, dans leur désordre, dans leur franchise exaltée et sauvage, que Bettina a cru devoir publier elle-même intégralement, comme un dernier hommage à une mémoire chère ; elle a voulu que d’autres, avec elle, après elle, pussent cueillir sur cette tombe la fleur sacrée du souvenir. Aujourd’hui encore, après des années, quand le vieillard qu’elle a si étrangement poursuivi de son amour enthousiaste ne vit plus que dans la mémoire des hommes, Mme d’Arnim demeure fidèle à la religion de son cœur et conserve cette même admiration soumise, absolue, dévouée ; toujours agenouillée devant l’idole, elle dit encore à son Wolfgang : « Laisse-moi à tes pieds, tout-puissant, prince, poète. Dante n’allait pas si loin pour Virgile :
 
::Tu duca, tu signore e tu maëstro.
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« si le mauvais gouvernement, qui toujours encourage à la révolte les peuples soumis, n’avait excité Palerme à crier : Meure ! meure ! » il y a loin de là au roman de Procida et à sa conspiration purement dynastique au profit de la lignée souabe. Tous les documens contemporains, soit imprimés, soit manuscrits, ont été lus et relus par M. Amari avec une laborieuse patience, et ce dépouillement établit d’une manière irréfragable que la tradition reçue jusqu’ici n’a été énoncée que par des écrivains de beaucoup postérieurs aux évènemens. L’originalité et l’importance du livre de M. Michele Amari est donc de restituer à l’un des faits les plus populaires de l’histoire du moyen-âge sa place et sa couleur véritable. Il est maintenant évident que Giovanni de Procida n’a pas été un imitateur heureux de Catilina, un précurseur de Rienzi et de Mazaniello : sa conspiration est une fable qui doit aller rejoindre la mendicité de Bélisaire et la louve de Romulus. Encore une fois, il est prouvé, par des textes authentiques, que Procida n’était pas à Palerme lors des vêpres siciliennes.
 
C’est à Voltaire, il est bon de le dire, que revient l’honneur d’avoir le premier deviné la vérité sur ce point. Son sens si net lui faisait aussitôt voir clair dans les faits, sans tous les scrupules d’une érudition méticuleuse. Ici, sa merveilleuse perspicacité ne lui a pas fait défaut. Si, dans les ''Annales de l’Empire'', il raconte les faits sans discussion, ''l’Essai sur les MoeursMœurs'', au contraire, laisse percer son scepticisme ; il ne cache pas que cette histoire ne lui paraît guère vraisemblable. » M. Amari a raison de faire gloire de ce mot à Voltaire ; c’était bien deviner. Voltaire ailleurs a même fait mieux que de deviner ; quoique les textes lui manquassent, il n’a pas craint d’aller jusqu’à l’affirmation dans un de ces mordans pamphlets où il risquait tout : « L’opinion la plus probable, dit-il, est que ce massacre ne fut pas prémédité… Ce fut un mouvement subit dans le peuple <ref>''Des Conspirations contre les peuples'' ; voyez l’édition de Beuchot, t. XLIII, pag. 500. </ref>. » La phrase est piquante ; je ne crois pas que M. Amari l’ait connue. Son livre pourtant n’est qu’une justification longuement motivée du paradoxe de Voltaire. Pour un historien aussi décrié qu ce pauvre Voltaire, les néo-catholiques conviendront que c’était là toucher juste et avoir bonne chance.
 
Charles d’Anjou, comme on l’imagine, ne se tint pas tout d’abord pour battu, essaya de résister. Il eut l’aide du saint-siége, car, si la fédération démocratique des cités siciliennes s’était placée, en se proclamant, sous l’autorité des papes, c’était là un hommage, purement nominal, un simple souvenir de la première forme de république établie, sous l’instigation romaine, après la mort de Frédéric. Or, à cette nouvelle date, la cour pontificale s’était éloignée de sa politique méfiante et cauteleuse contre le roi de Naples, attendu que le nouveau pape, Martin IV, devait précisément son élection aux menées et aux violences, de Charles d’Anjou. Martin était la créature avouée de ce prince, et il employa sa plus active influence pour ramener la Sicile sous le joug. Excommunications, subsides, tout fut mis en œuvre ; ce fut en vain. Les forces de Charles (il avait soixante-dix mille hommes) vinrent se briser devant Messine. Cependant cette attaque, vivement poussée, jeta l’alarme en Sicile et arrêta l’organisation sérieuse du gouvernement démocratique. La noblesse, tout le parti de l’aristocratie, profitèrent de cette agitation pour préparer les voies à une restauration monarchique, au retour de la maison de Souabe. Diverses circonstances favorisèrent ce changement, et, cinq mois aptes la révolution républicaine, Pierre d’Aragon, qui était aussitôt accouru sur les côtes d’Afrique avec une flotte, réussit, par ses intrigues, à se faire nommer roi. C’est du spectacle de cette élection qu’est sortie l’erreur fondamentale de tant d’historiens sur la cause première des vêpres siciliennes. On na pas tenu compte de l’intervalle, on a rapproché ces deux évènemens, et, comme le résultat suprême de la révolution démocratique fut le choix d’un nouveau monarque, on en a fait une révolution dynastique, et on a expliqué cette révolution par une conjuration romanesque dont Procida aurait été le héros. La question de date est ici très importante. Ce qui a fait admettre à Gibbon la prétendue conspiration de Procida, c’est précisément un anachronisme. Gibbon croit que Pierre d’Aragon était en Afrique au moment où les vêpres siciliennes eurent lieu : dans cette hypothèse, l’opinion qu’il adopte est très vraisemblable, et même la seule vraisemblable. Par malheur, sa chronologie est fautive, et M. Amari démontre que ce fut seulement quatre mois plus tard que Pierre quitta l’Espagne.
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<center>Les derniers romans – de M. de Balzac et de M. Frédéric Soulié</center>
 
L’histoire des genres en littérature a des hasards étranges, d’inexplicables destinées : rien, par exemple, semble-t-il plus naturel, plus facilement accessible, dès l’abord, dès le début de toute culture intellectuelle, que la forme du roman ? Elle se prête à tout, aux inventions les plus simples comme aux fables les plus compliquées, à l’expression élégiaque des sentimens comme aux plus dramatiques émotions, aux satires de l’esprit observateur comme aux caprices de la fantaisie ; on dirait qu’elle se présente d’elle-même. En apparence, c’est le cadre le plus aisé : chacun l’a sous la main. Écrire les évènemens qu’on a vus, c’est se faire historien ; écrire les évènemens qu’on a rêvés, c’est être romancier. L’histoire pourtant ne se rencontre guère au commencement des littératures, et le roman à son tour est un produit extrêmement tardif des civilisations les plus avancées, un genre tout nouveau, qui a conquis, seulement depuis deux siècles, le rang éminent que des œuvres comme celles de Cervantes et de Le Sage lui assignent désormais dans l’ordre des compositions de l’esprit. Le drame et le poème sont presque aussi vieux que le monde : avec l’épopée, vous avez aussitôt Homère ; avec le théâtre, vous touchez à Sophocle : là, les chefs-d’oeuvred’œuvre se rencontrent dès le premier pas ; la gloire du roman, au contraire, est une gloire d’hier.
 
Qu’on trouve un essai de roman dans ''l’Odyssée'', qu’on disserte sans fin sur les fables milésiennes, qu’on fasse obstinément de Pétrone et d’Apulée les prédécesseurs directs de Richardson et de l’abbé Prévost, très bien ; je ne vois qu’un innocent dilettantisme d’académie savante, qu’une bonne aubaine aux fureteurs pour enchâsser curieusement leurs conjectures et leurs textes ; c’est la joie, c’est le triomphe d’un Ménage ou d’un Huet de se jouer à l’aise en ces allégations érudites. Mais les bonnes gens, les humbles lecteurs, comme nous, que ne touchent guère ces délicatesses des faiseurs de dissertations, appellent tout simplement les choses par leur nom, et, prenant la dénomination de ''roman'' dans le sens vulgaire, ne l’appliquent qu’à ces écrits de date plus récente auxquels s’est volontiers complu l’imagination des modernes. Sur ce point, les tentatives des anciens, les tentatives même du moyen-âge n’ont été, en somme, que de médiocres essais : littérature bonne tout au plus pour défrayer les loisirs de l’Académie des Inscriptions, qui oublie si volontiers qu’elle est aussi l’Académie des Belles-Lettres. Cela est vrai pour la Grèce, car le vulgaire n’est qu’à grand’peine attiré aujourd’hui vers les vieux romans byzantins par cette naïveté charmante que Longus a retenue de la plume d’Amyot ; cela est vrai pour le moyen-âge, car le gros des lecteurs ne garde précisément le souvenir des romans de chevalerie que par le roman même qui, les rendant à jamais ridicules, fut le premier et parfait modèle d’un genre qu’on peut dire inconnu jusque-là, et dont Rabelais lui-même n’avait donné qu’une fantasque ébauche : on a nommé le ''Don Quichotte''. D’ailleurs, quand deux ou trois exceptions vraiment remarquables pourraient être notées à travers les siècles, ce n’est pas avec ''Daphnis et Chloé'', ce n’est pas avec ''le Petit Jehan de Saintré'' qu’on pourrait constituer sérieusement l’histoire d’un pareil genre et la faire remonter arbitrairement dans le passé. Le roman (pourquoi hésiter à le dire ?) est la gloire la moins contestable, la plus originale de l’ère nouvelle : qu’on veuille bien ne point l’oublier, c’est un roman qui, presque à lui seul, a donné la popularité à la littérature espagnole et en a fait une des grandes littératures de l’Europe moderne. J’insiste à dessein sur l’importance croissante de ce genre, demeuré trop longtemps secondaire, parce que c’est cette importance précisément qui nécessite les sévérités de la critique, et qui justifie son insistance pleine de regrets à l’égard de plusieurs écrivains d’aujourd’hui engagés, selon elle, dans des voies périlleuses pour leur talent, périlleuses pour cette forme charmante du roman, chaque jour gâtée et compromise. Ce n’est pourtant pas l’exemple des maîtres, des maîtres les plus récens et les plus illustres, qui là-dessus a manqué à nos contemporains. Chez les peuples, en effet, qui nous entourent, n’est-ce pas pour le roman que semble avoir été tressée depuis long-temps la plus belle couronne de gloire ? Voici l’Allemagne : ''Werther, Wilhelm, Meister, ne sont-ils pas les titres les plus universellement acceptés du génie de Goethe ? Voici l’Angleterre : Walter Scott n’est-il pas le digne rival de ce Byron, qui, cédant aussi aux instincts de son temps, a appliqué le cadre du roman aux inspirations de la poésie ? Enfin, voici la vieille patrie de Boccace, l’Italie, veuve de ses gloires : est-ce qu’elle n’étale pas avec orgueil aux yeux distraits de l’Europe son titre de prédilection, les pages animées de son Manzoni ? En France aussi, en France plus qu’ailleurs, le roman semble être privilégié ; long-temps la littérature en a fait son enfant gâté : tendresse de vieux parens pour le dernier venu de la famille !
 
Considérez plutôt si l’histoire de ces succès du roman n’est pas une histoire exceptionnelle ! Prenez au hasard un autre genre, le premier venu, et voyez si, à travers les destinées et les phases diverses de la littérature française, ce genre n’a pas eu tour à tour ses victoires, ses défaites, son règne ses intervalles. Que devient l’éloquence religieuse après Massillon ? Que devient la comédie après Molière ? S’il y a encore réussite çà et là, ce n’est plus qu’une exception, une niche faite en passant à la fortune. Tout, au contraire, favorise jusqu’au bout le roman : les révolutions littéraires, au lieu de le ruiner, l’enrichissent ; il gagne à toutes les banqueroutes intellectuelles, et il se trouve à la fin que ce parvenu, long-temps dédaigné, survit aux plus puissans et rajeunit avec les années, tandis que les autres se rident. Je n’exagère rien. Depuis trois cents ans, il n’a guère eu que de bonnes chances : comptons plutôt. A. peine y a-t-il deux ou trois ouvrages du XVIe siècle que tout le monde lise encore : eh bien ! l’un de ces ouvrages est un roman bouffon, le ''Gargantua''. Plus tard, dès que la perfection se montre dans les lettres, on a aussitôt des chefs-d’oeuvred’œuvre de ce côté, et le roman français entre dans la plénitude de sa gloire avec ''la Princesse de Clèves'' ; l’ère de Louis XIV se clot à peine, qu’il triomphe de nouveau et avec éclat dans ''Gil-Blas''. Pour lui, le XVIIIe siècle n’aura que des couronnes : ''Candide, Manon Lescaut. Paul et Virginie'', peintures immortelles où l’ironie dans son amertume, la passion dans ses entraînemens, les sentimens du cœur dans leur pureté charmante, sont à jamais fixés sous le pinceau des maîtres. La révolution elle-même, tout en coupant court au mouvement poétique, n’arrêta pas le roman dans sa glorieuse carrière. ''Adèle de Sénange'' a été écrite en pleine terreur. L’empire, à son tour, qui frappa la littérature tout entière de stérilité et d’impuissance, n’atteignit pas non plus ce genre heureux que tout jusque-là avait épargné : ''René, Corinne, Adolphe'', sont des créations véritables. En notre époque même, confuse et incertaine, où une vitalité si réelle est mêlée dans les lettres à tant de causes de dépérissement, c’est le roman encore qui, avec la poésie lyrique, laissera les monumens les plus durables, quelques-unes de ces œuvres peut-être qu’épargnera la main du temps. Si profond, en effet, que soit le dégoût général que ne manqueront pas de laisser tant d’excès intellectuels, une dispersion à ce degré fâcheuse du talent, un emploi à ce point coupable des plus belles facultés, l’avenir, soyons-en assurés, accordera une notable place au roman contemporain. Certes, plus d’une page restera où se liront les noms quelque peu disparates qui ont signé ''Colomba, Valentine, Thérèse Aubert, Volupté, les Caprices de Marianne, Stello, Notre-Dame de Paris''. Quelles que soient, en effet, les inégalités qui déparent plusieurs de ces œuvres brillantes, à quelque destinée contraire d’immobilité, de progrès où de décadence que semblent réservés ; ces talens si divers, il y a assurément dans ce groupe d’élite plus d’un front sur lequel demeurera l’auréole.
 
Dans la poésie purement lyrique, la littérature française de notre âge l’emporte évidemment sur les écrivains des deux derniers siècles : ainsi la strophe de Lamartine a plus de souffle que celle de J.-B. Rousseau, et l’éclat nous frappe plutôt dans les ''Feuilles d’Automne'' que dans les odes de Lamotte ; il faudrait être pessimiste pour préférer une stance de Chaulieu à un couplet de Béranger. Là est notre conquête la plus sûre, conquête vraiment glorieuse, et qui suffira sans doute à sauver notre renommée, que tant de folles ambitions et tant de chutes risqueraient certainement de compromettre aux yeux de l’histoire littéraire. On peut le dire avec assurance, le roman aussi nous fera honneur. Sur ce point, si nous n’avons pas dépassé ceux qui sont venus avant nous, ceux qui ont pour eux l’avantage de la chronologie, nous les avons au moins continués dignement, nous avons repris leurs traditions avec originalité, avec succès ; ce n’est pas tout-à-fait comme au théâtre.
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Il est toujours habile de garder ses avantages : de là selon nous, la nécessité d’un contrôle sévère et continu à l’égard de la poésie lyrique et du roman. Là est le danger aujourd’hui, parce que là était la gloire hier. Par malheur, à cette grande rénovation poétique qui s’était annoncée avec tant d’éclat, il y a vingt ans, et qui déjà même avait élevé plus d’un glorieux monument, succèdent, depuis quelques années, un calme, une atonie, qui ne sont ni sans dégoût ni sans désenchantement. Il faut bien le dire, une décadence marquée (quoique passagère, on doit l’espérer) a envahi bien des talens, entre les plus hauts comme entre les plus humbles, tandis qu’en revanche les monotones tentatives des débutans n’ont pas cessé d’expirer obscurément dans la banalité de l’imitation ou dans les efforts d’une originalité impuissante. A coup sûr, ce n’est pas afficher des goûts misanthropiques et singuliers que de préférer les ''Méditations'' à ''la Chute d’un Ange'', ou, pour prendre un exemple moins considérable, les ''Iambes'' aux ''Rimes Héroïques''. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait point d’exceptions, des exceptions même très éclatantes ; mais, en somme, et sans toucher davantage aux noms propres, on peut dire que la plupart de nos poètes sont loin d’être dans leur phase ascendante. Ce résultat général est incontestable. Aussi, le devoir devient chaque jour plus impérieux pour la critique de se montrer à cet endroit inflexible et vigilante. Puisque les belles inspirations lyriques qui ont fait l’honneur des lettres sous la restauration semblent aujourd’hui toucher à leur déclin, l’heure des complaisances est passée. Il importe d’avertir à temps les talens vrais, et de leur montrer les voies perfides où ils s’égarent ; il importe de repousser sans pitié ceux qui n’ont que les faux airs et les prétentions du génie. Là, peut-être, est le seul remède. Combien ne serait-il point triste, je le demande, d’être entraînés à la suite d’une réaction inintelligente et mesquine, mais légitimée en partie par les excès et l’intempérance d’aujourd’hui ! combien ne serait-il pas triste d’être à la fin ramenés vers ces procédés factices, vers cette poésie brillantée et de convention, dont on pouvait croire le régime à jamais fini !
 
C’est la même chose, c’est bien pis encore pour le roman. Le roman, qui, en faisant naguère les délices de nos loisirs, faisait aussi la gloire de notre littérature, se compromet de plus en plus par toute sorte de déportemens lesquels s’affichent avec d’autant plus d’impudence, qu’on les signale avec moins de rigueur. Ici, qu’on le remarque, ce ne sont plus seulement, comme pour la poésie, des instincts mauvais de l’esprit, des causes purement morales qui pervertissent le talent : il n’y a plus seulement à dénoncer la vanité qui traîne après elle la négligence, l’obstination que suit forcément la bizarrerie, tous les leurres enfin qui accompagnent le dédain des conseils et la substitution fatale de l’improvisation à la sobriété et aux patiens labeurs. D’autres et de plus fâcheux élémens de décadence, des raisons d’abaissement bien autrement intimes et beaucoup trop souvent personnelles, auraient besoin d’être signalés en détail aux sévères jugemens du public. C’est là, il en faut convenir une grande et très sérieuse difficulté pour ceux qui jugent : en mêlant de si près le faste et le bruit de leur vie au tumulte de leurs oeuvresœuvres, en confondant sans cesse l’homme avec l’écrivain, en faisant leurs compositions tout-à-fait solidaires de leur biographie, certains romanciers ont fait des appréciations littéraires et de l’art du critique une tâche véritablement délicate et épineuse. Si l’on voulait être tout-à-fait vrai, si on voulait chercher expressément la cause secrète de telle accumulation besogneuse de livres médiocres, le motif de tel avortement continu, de telle chute prématurée, il faudrait trop fréquemment toucher aux personnes et introduire dans la scrupuleuse exactitude des comptes rendus certaines insinuations bonnes pour les pamphlets. Avec les poètes, du moins on n’a pas à sortir des nobles sphères de l’esprit ; le vertige de l’amour-propre peut les perdre, mais ce n’est là, après tout, que l’exagération d’une qualité réelle et qui n’est pas sans noblesse, le sentiment de la dignité. Ici, sans compter ces perfides suggestions de la vanité qui ont bien aussi leur part, il faudrait de plus accorder une place très notable à des motifs fort peu littéraires. Derrière l’orgueil, en effet, se cachent les intérêts du métier, et sous la fécondité de l’auteur je devine les calculs de l’industriel. Par leur nature même, on le comprend, ces sortes de remarques ne peuvent être que très générales : la politesse veut que chacun n’ait à se les appliquer que dans les monologues de sa conscience. C’est l’affaire du public d’ailleurs de faire les lots.
 
Il est arrivé au roman ce qui arrive aux conquérans : le succès l’a perdu. Quoi qu’on en puisse dire dans certaine préface, ce n’est pas encore un lieu commun de déplorer la pernicieuse influence exercée par la publicité quotidienne et fragmentaire des journaux sur les œuvres d’imagination ; quand ce sera un lieu commun, comme il est évident que les lieux communs sont vrais, le public, par son indifférence, forcera bien les écrivains à abandonner cette forme mauvaise, ce gaspillage organisé, cette dilapidation régulière des facultés inventives. L’engouement une fois passé, on sera unanime à reconnaître que nos avertissemens, que nos redites, si l’on veut, étaient légitimes. Mon Dieu ! Cassandre n’avait la prétention d’être ni amusante ni variées, mais était-ce sa faute ? On est bien forcé de se répéter devant l’aveuglement et l’obstination.
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''Rosalie'' est le contingent fourni par de Balzac aux ''Mystères de la Province''.
 
''Rosalie'', on ne saurait le dissimuler, est l’une des compositions les moins heureuses de l’auteur de ''la Peau de Chagrin''. C’est, je crois, ce malappis de Dassoucy qui, dans son langage d’antichambre, comparait l’oeuvrel’œuvre poétique de Corneille à ces poissons dont le milieu est exquis, mais dont les gourmets doivent couper résolument la tête et la queue. En effet, on supprime d’un côté ''Mélite'', de l’autre ''Agésilas'', pour garder ''Cinna''. Certes, M. de Balzac aurait mauvaise grace à se formaliser du rapprochement : c’est même à sa modestie de juger si la comparaison est possible, si elle est convenable ailleurs que sur ce point particulier. Pour nous, on le devine, nous ne voulons maintenir qu’une seule chose, la similitude de deux destinées littéraires qui s’achèvent précisément de la même façon qu’elles ont commencé. M. de Balzac a eu d’abord ses temps barbares. : il a maintenant son bas-empire, un bas-empire qu’à distance on confondra volontiers avec ses temps barbares. A vrai dire, je soupçonnerais presque ''Rosalie'' d’être un secret plagiat de M. de Balzac sur lord R’hoone, sur M. de Viellerglé, ou mieux encore sur ce trop célèbre Horace de Saint-Aubin, dont je ne sais quelle malencontreuse métempsychose d’amour-propre exhumait naguère les chef-d’œuvre oubliés ?
 
C’est à Besançon que se passe la médiocre histoire délayée en deux volumes, sous le nom de ''Rosalie'', par M. de Balzac. Et d’abord, on est transporté dans une de ces maisons de province comme la plume de l’auteur les sait peindre, avec une si merveilleuse vérité, avec une divination de détails qui vous fait voir les objets et entendre les personnes : Un mari nul et faible qui passe sa vie à tourner des ustensiles dans son atelier d’amateur, une mère revêche, coquette et dévote, une jeune fille insignifiante et timorée devant sa mère, tel est l’intérieur de la famille Watteville, famille riche, économe, et dont un fat suranné du lieu, un vrai ''lion'' de province, M. Amédée de Soulas, convoite à petit bruit l’héritière. Jusqu’ici, tout est au mieux, et nous ne sortons pas de la vraisemblance. Voici cependant qu’un beau jour débarque à Besançon un avocat inconnu, M. Savaron. M. Savaron est tout bonnement un ambitieux déçu, lequel vient, loin de Paris, chercher la fortune qu’il a manquée sur un théâtre plus brillant. Dans les premiers temps, on ne s’occupe guère du nouvel avocat ; mais une cause importante arrive enfin, où il parle avec éloquence, et où son beau talent éclate aux yeux de tous. Bientôt il n’est question que de Savaron dans tout l’arrondissement - : c’est l’homme nécessaire. L’avocat alors publie une ''revue'', et tout le monde s’abonne à sa ''revue'' ; c’est une réussite complète : les dossiers et les causes abondent dans son cabinet ; aucune affaire importante ne se règle sans qu’il y soit appelé ; enfin on est unanime a lui offrir la députation.
 
Voilà, direz-vous, un parleur qui fait assez vite son chemin en province : la fable pourtant n’a rien encore qui puisse décidément choquer ; avez patience. Cette petite fille de tout à l’heure qui baissait les yeux si timidement et sur l’intervention de laquelle vous ne comptiez guère, cette petite fille va faire des siennes. Prenez garde, c’est une héroïne très délurée sous ses airs craintifs il en faut tout attendre. Mlle Rosalie de Watteville n’a jamais échangé, il est vrai, le moindre mot avec M. Savaron ; cependant elle a entendu tant de fois, dans les salons de sa mère, l’éloge du brillant avocat, qu’une vive sympathie éclate en son coeurcœur. Rosalie ne cherche pas à réprimer cette passion naissante ; elle se dit tout simplement qu’il serait assez agréable de pouvoir considérer de son jardin les fenêtres de celui qu’elle aime, et voila aussitôt notre belle enfant qui persuade à son père de faire bâtir un kiosque au milieu de ses parterres. Innocente ruse, recette excellente, n’est-ce pas, pour faire ses regards complices de ses affections ? Après tout, je ne vois pas grand mal à cela, et la supercherie n’a rien encore de bien criminel ; mais lorgner les jalousies lointaines d’un appartement, voir une ombre passer, puis la lampe s’éteindre après une longue veille, assurément c’est là un bonheur insuffisant pour une ame qui s’abandonne d’elle-même au délire d’une passion sans frein. Aussi Rosalie s’aperçoit-elle bientôt que le moyen est insuffisant. Que faire donc ? et quelle stratégique combinaison réussira à attirer un roturier comme M. Savaron dans les aristocratiques salons de Mme de Watteville ? Rien n’est plus simple vraiment. Il s’agit d’un avocat : ayons un procès. Rosalie, qui a l’oreille de son père, lui persuade de plaider ; naturellement M. de Watteville prendra le meilleur organe du barreau, et de la sorte M. Savaron aura ses entrées.
 
Une fois en si beau chemin, la jeune fille ne s’arrête pas. Il y a dans la vie de l’homme qu’elle poursuit à travers tous les obstacles, quelque chose de mystérieux qui l’inquiète, un secret qu’elle veut à tout prix pénétrer. Pour un pareil but, tous les moyens seront bons. Rosalie a précisément découvert qu’une intrigue galante existe depuis quelque temps entre Jérôme, le domestique de Savaron, et Manette, la femme de chambre de sa mère. Aussitôt viennent les menaces, les promesses, et l’innocente enfant corrompt, sans plus de façon, le valet de chambre de celui qu’elle continue d’aimer plus que jamais sans qu’il s’en doute. Dès-lors, les lettres que reçoit, les lettres qu’écrit Savaron, sont remises furtivement à Rosalie, qui les ouvre sans scrupule. La conduite inexplicable, l’étrange destinée de l’avocat, se révèlent alors à Mlle de Watteville avec leur vraie cause et dans leurs plus intimes détails. Le secret, c’est que Savaron aime, c’est qu’il est aimé. Durant un voyage fait autrefois en Italie, une femme belle, adorable, pleine de passion, s’est rencontrée devant lui, et, comme un poète, il lui a voué sa vie à jamais. Toutefois il reste un petit inconvénient : la duchesse d’Argaiolo n’est pas libre, et il faut attendre patiemment la mort d’un vieux mari podagre, avant que l’union projetée puisse s’accomplir. Depuis onze ans, Savaron a quitté la duchesse : depuis onze ans, leur correspondance d’amour n’a pas été interrompue un moment. L’épreuve n’a coûté ni à l’un ni à l’autre, et tous deux demeurent fidèles comme au premier jour. Après avoir échoué plusieurs fois dans ses projets d’ambition, l’infatigable avocat qui, le jour où elle sera libre, veut pouvoir offrir à sa maîtresse un nom, la fortune, une grande position, l’avocat Savaron est venu tenter encore une fois la lutte sur un autre terrain C’est en vue de la députation qu’il s’est établi en province, et il touche presque à l’accomplissement de ses désirs. La connaissance dérobée de ces secrets ne fait qu’enflammer la jalouse passion de Rosalie ; plus elle se réjouit des lettres brûlantes qu’on lui livre, plus son exaltation redouble. L’élection de Savaron comme député de Besançon était assurée, on était à la veille du vote, quand un billet d’Italie arriva, qui annonçait la mort subite du duc d’Argaiolo. Dans cette décisive conjoncture, Rosalie n’hésita point : elle supprima désormais les lettres des deux amans, et, simulant l’écriture de l’avocat, elle écrivit à la duchesse comme pour rompre, sous le prernier prétexte, une liaison qui avait résisté à tant d’épreuves. Quelques jours se passèrent de la sorte dans le silence ; Savaron était en proie à de mortelles inquiétudes. Enfin il apprit par le journal que la duchesse d’Argaiolo venait d’épouser en secondes noces le duc de Rhétoré. A ce coup inattendu, le député de demain quitta brusquement Besançon et n’y reparut jamais. Bientôt après, Mlle Rosalie de Watteville, apprit que M. Savaron avait fait ses vœux à la Grande-Chartreuse. L’impitoyable fille ne se crut pas encore assez vengée : sachant que la duchesse était alors à Paris, elle entreprit le voyage exprès pour remettre elle-même à sa victime les lettres suppprimée par elle, et qui établissaient que ce n’était point là une perfidie d’amant, mais une vengeance de rivale. A son retour, Mlle de Watteville fut mutilée par l’explosion d’un des bateaux à vapeur de la Loire. Aujourd’hui triste, défigurée, pleine de funèbres souvenirs, elle vit dans la solitude. Devenue veuve, la mère de Rosalie vient d’épouser M. de Soulas, dont sa fille naguère avait refusé la main.
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Cela dit tout, et M. de Balzac ne nous intéressera jamais à une mère, si bonne qu’elle soit, qui choisit entre ses enfans. Et où croyez-vous qu’aillent les préférences d’Agathe ? Est-ce au meilleur, au plus vertueux, à celui qui ne la quitte point ? pas le moins du monde. Le penchant pourtant s’expliquerait mieux, s’il en était ainsi. C’est, au contraire, le fils qui la déshonore, et qui tare son nom, c’est celui-là auquel elle revient toujours avec prédilection. Joseph est un peintre, Philippe un militaire ; le peintre est l’idéal du dévouement, de la persévérance, de la résignation ; Philippe est l’idéal du vice, de l’ingratitude, des sentimens les plus bas. Le premier débute obscurément, comme un génie patient ; le second commence avec éclat, comme un esprit violent et décidé à tout. On est à la fin de l’empire, et Philippe, très jeune, encore, est déjà colonel. Mais la restauration arrive, qui lui rend les loisirs et avec les loisirs les mauvais penchans. Peu à peu Philippe Bridau devient un tapageur de café, un joueur éhonté, un escroc sans foi ni loi qui ''fait des trous à la lune''. Se laisser nourrir par une danseuse, dérober l’argent de son frère et vendre les tableaux de prix qu’on lui a confiés pour les copier, réduire sa famille à la misère, faire mourir de douleur une vieille tante qu’il dépouille, voler la caisse du journal dont il est caissier, ce sont là des jeux pour Philippe. Cette vie de désordre et de honte se continuait depuis longtemps, quand le colonel, compromis dans une conspiration bonapartiste, fut envoyé à Issoudun, sous la surveillance de la police. Là commence une autre histoire. Philippe a précisément à Issoudun un vieil oncle nommé Rouget, le type du célibataire, tel que l’a chanté Béranger. Rouget est sous l’absolue domination de sa gouvernante Flore Brazier, laquelle a installé chez son maître, en qualité de majordome, un ancien sous-officier, ou, pour parler comme M. de Balzac, une sorte de ''chenapan'' ; nominé Max, dont elle a fait son amant. Flore et Max convoitent la riche succession du bonhomme, qu’ils accaparent, qu’ils isolent, pour s’en rendre plus complètement maîtres. Philippe pourtant entreprend de détrôner l’amant de Flore, et de gagner l’héritage. Après une longue lutte, après mille complications et mille incidens, il tue Max en duel et fait épouser Flore à son oncle. Bientôt l’oncle meurt, Flore est héritière, Philippe l’épouse à son tour, et le voilà millionnaire. Revenu à Paris, il abandonne sa femme et la laisse périr de faim : pour lui, il devient général et se lance résolument dans le plus haut monde. Son frère a besoin d’un léger secours, il le lui refuse ; sa mère mourante le demande, il ne daigne pas se rendre à l’invitation. La malheureuse Agathe n’est éclairée qu’à cette heure suprême, et la bénédiction maternelle qu’elle donne à Joseph est sa seule malédiction envers Philippe. Plus tard le général Bridau est tué en Afrique, et son frère, dont le nom est devenu célèbre dans la peinture, devient l’héritier de sa fortune.
 
Après ce qu’on vient de lire, il paraîtra peut-être difficile d’expliquer les éloges que je donnais tout à l’heure au livre de M. de Balzac. Où trouver, en effet, une fable dont les repoussans détails s’encadrent dans un ensemble plus faux et plus invraisemblable ? où rencontrer des tons plus crus, des couleurs plus tranchantes ? Et cependant, quelque contradictoire que cette opinion doive tout d’abord paraître, il faut dire que ''les Deux Frères'' rappellent quelquefois l’ancienne et bonne manière de M. de Balzac. Que l’ensemble répugne, que le plan soit inacceptable, que les caractères soient impossibles, je l’accorde ; on ne saurait pourtant disconvenir de la frappante vérité des détails. Je crois voir un tableau qui, considéré à distance et dans son unité, paraîtrait grossier, chargés plein de disparates. Mais approchez, prenez une loupe, il y a des coins achevés, des endroits parfaits, des nuances saisies avec art. Ce qui n’empêche pas l’oeuvrel’œuvre assurément d’être, en définitive, une ébauche informe où beaucoup de talent s’est perdu.
 
On voit où en est arrivé M. de Balzac. Merveilleusement doué pour l’observation, il s’est jeté hors de sa voie ; toutes les gloires l’ont successivement tenté, et, dans cette aspiration universelle, son talent, sa délicatesse de touche, ont peu à peu disparu. Au lieu de se contenter de son rôle, au lieu d’être un peintre de la vie domestique et de la réalité bourgeoise, il a transporté dans le roman des ambitions d’encyclopédiste ; on l’a vu tour à tour reproduire le gravelures de Rabelais et le mysticisme de Swedenborg ; on l’a vu emprunter maladroitement à Voltaire sa défense des Calas, chercher à la scène le pendant de ''Figaro'', et afficher enfin dans ses contes les prétentions les plus exorbitantes de législateur, de savant, de philosophe, de publiciste. Aussi le néologisme des écoles, le pédantisme des érudits, le patois des socialistes, ont tour à tour trouvé accueil dans ses livres. De là les résultats déplorables qui sont maintenant visibles aux yeux de tous. Le vertige industriel a fini ce que l’esprit de chimères avait commencé. L’auteur de ''Louis Lambert'', d’''Eugénie Grandet'', de ''la Recherche de l’Absolu'' et de tant de compositions ingénieuses qui ont amusé notre temps, se survit maintenant à lui-même. Les avertissemens réitérés de la critique ont été impuissans, et nous commençons à désespérer d’une obstination que rien ne semble devoir ébranler désormais.
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des doctrines monarchiques et religieuses, entendues comme le faisaient les Bonald et ces chefs premiers du parti : il y demeura fidèle jusqu’au dernier jour. Il appartenait à cette génération que la révolution avait saisie dans sa fleur et décimée, mais qui se releva en 1800 pour restaurer la société par l’autel. Il fonda une maison d’éducation, forma beaucoup d’élèves, et écrivit des brochures ou des articles de journaux sous le voile de l’anonyme et seulement pour satisfaire à ce qu’il croyait vrai. Il avait défendu contre la critique d’Hofman des ''Débats'' le beau poème des ''Martyrs'', et plus tard, en 1826, il attaqua M. de Châteaubriand pour son discours sur la liberté de la presse. M. Deplace prêtait souvent sa plume aux idées et aux ouvrages de ses amis ; pour lui, il ne chercha jamais les succès d’amour-propre., et je ne saurais mieux le comparer qu’à ces militaires dévoués qui aiment à vieillir ''dans les honneurs obscurs de quelque légion'' : c’est le major ou le lieutenant-colonel d’autrefois, cheville ouvrière du corps, et qui ne donnait pas son nom au régiment. On lui attribue la rédaction des ''Mémoires'' du général Canuel, et même celle du ''Voyage à Jérusalem'' du Père de Géramb. Mais son vrai titre, celui qui l’honorera toujours, est la confiance que lui avait accordée M. de Maistre, et la déférence, aujourd’hui bien constatée, que l’éminent écrivain témoignait pour ses décisions.
 
L’extrait de correspondance qu’on publie porte sur le livre du ''Pape'' et sur celui de l’''Église gallicane'', qui en formait primitivement la Ve partie et que l’auteur avait fini par en détacher. L’avant-propos préliminaire en tête du ''Pape'' est de M. Deplace : « Mais que dites-vous, monsieur, de l’idée qui m’est venue de voir à la tête du livre un petit avant-propos de vous ? Il me semble qu’il introduirait fort bien le livre dans le monde, et qu’il ne ressemblerait point du tout à ces fades avis d’éditeur fabriqués par l’auteur même, et qui font mal au coeurcœur. Le vôtre serait piquant parce qu’il serait vrai. Vous diriez qu’une confiance illimitée a mis entre vos mains l’ouvrage d’un auteur que vous ne connaissez pas, ce qui est vrai. En évitant tout éloge chargé, qui ne conviendrait ni à vous ni à moi, vous pourriez seulement recommander ses vues et les peines qu’il a prises pour ne pas être trivial dans un sujet usé, etc., etc. Enfin, monsieur, voyez si cette idée vous plaît : je n’y tiens qu’autant qu’elle vous agréera pleinement. »
 
Et dans cette même lettre datée de Turin, 19 décembre 1819, on lit : « On ne saurait rien jouter, monsieur, à la sagesse de toutes les observations que vous m’avez adressées, et j’y ai fait droit d’une manière qui a dû vous satisfaire, car toutes ont obtenu des efforts qui ont produit des améliorations sensibles sur chaque point. Quel service n’avez-vous pas rendu au feu pape Honorius, en me chicanant un peu sur sa personne ? En vérité l’ouvrage est à vous autant qu’à moi, et je vous dois tout, puisque sans vous jamais il n’aurait vu le jour, du moins à son honneur. » M. de Maistre revient à tout propos sur cette obligation, et d’une manière trop formelle pour qu’on n’y voie qu’un remercîment de civilité ob1igée. Il va, dans une de ses lettres (18 septembre 1820), après avoir parlé des arrangemens pris
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En supposant qu’il se l’exagérât un peu, qu’il accordât à son judicieux et savant correspondant un peu trop de valeur et d’action, on aime à voir cette part si largement faite à la critique et au conseil par un esprit si éminent et qui s’est donné pour impérieux. Tant de gens, qui passent plutôt pour éclectiques que pour absolus, se font tous les jours si grosse, sous nos yeux, la part du lion, ''quia nominor leo'', que c’est plaisir de trouver M. de Maistre à ce point libéral et modeste. M. Deplace avait un sens droit, une instruction ecclésiastique et théologique fort étendue ; il savait avec précision l’état des esprits et des opinions en France sur ces matières ardentes ; il pouvait donner de bons renseignemens à l’éloquent étranger, et tempérer sa fougue là où elle aurait trop choqué, même les amis : ''motos componere fluctus''. Quant à écrire de pareille encre et à colorer avec l’imagination, il ne l’aurait pas su ; mais il y a deux rôles : on a trop supprimé, dans ces derniers temps, le second.
 
Il faudrait pourtant y revenir. C’est pour avoir supprimé ce second rôle, celui du conseiller, du critique sincère et de l’homme de goût à consulter, c’est pour avoir réformé, comme inutiles, l’Aristarque, le Quintilius et le Fontanes, que l’école des modernes novateurs n’a évité aucun de ses défauts. Il y a là-dessus d’excellentes et simples vérités à redire ; j’espère en reparler à loisir quelque jour. Qu’est-il arrivé, et que voyons-nous en effet ? On a lu ses œuvres nouvellement écloses à ses amis ou soi-disant tels, pour être admiré, pour être applaudi, non pour prendre avis et se corriger ; on a posé en principe commode que c’était assez de se corriger d’un ouvrage dans le suivant. M. de Châteaubriand et M. de Maistre n’ont pas fait ainsi : le premier, dans les jeunes œuvres qui ont d’abord fondé sa gloire, a beaucoup dû (et il l’a proclamé assez souvent) à Fontanes, à Joubert, à un petit cercle d’amis choisis qu’il osait consulter avec ouverture, et qui, plus d’une fois, lui ont fait refaire ce qu’on admire à jamais comme les plus accomplis témoignages d’une telle muse. Mais ceci demanderait toute une étude et une considération à part : l’admirable docilité de l’un, la courageuse franchise des autres, offriraient un tableau déjà antique, et prêteraient une dernière lumière aux préceptes consacrés. Aujourd’hui c’est M. de Maistre qui vient y joindre à l’improviste son autorité d’écrivain auquel, certes, la verve n’a pas manqué. Non-seulement pour le fond et pour les faits ; mais pour la forme, il s’inquiétait, il é
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taitétait prêt sans cesse à retoucher, à rendre plus solide et plus vrai ce qui, dans une première version, n’était qu’éblouissant. On sait la phrase finale du ''Pape'', dans laquelle il est fait allusion au mot de Michel-Ange parlant du ''Panthéon : Je le mettrai en l’air''. « Quinze siècles, écrit M. de Maistre, avaient passé sur la ville sainte lorsque le génie chrétien, jusqu’à la fin vainqueur du paganisme, osa porter le ''Panthéon'' dans les airs, pour n’en faire que la couronne de son temple fameux, le centre de l’unité catholique, le chef-d’oeuvred’œuvre de l’art humain, etc., etc. » Cette phrase pompeuse et spécieuse, symbolique, comme nous les aimons tant, n’avait pas échappé au coup d’œil sérieux de M. Deplace, et on voit qu’elle tourmentait un peu l’auteur qui craignait bien d’y avoir introduit une lueur de pensée fausse : « Car certainement, disait-il, le Panthéon est bien à sa place, et nullement en l’air. ». Et il propose diverses leçons, mais je n’insiste que sur l’inquiétude.
 
Nous avions dit que plusieurs passages relatifs à Bossuet avaient été ''adoucis'' sur le conseil de M. Deplace ; une lettre de M. de Maistre au curé de Saint-Nizier (22 juin 1819) en fait foi : « J’ai toujours prévu que votre ami appuierait particulièrement la main sur ce livre V (qui est devenu l’ouvrage sur l’''Église gallicane''). Je ferai tous les changemens possibles, mais probablement moins qu’il ne voudrait. A l’égard de Bossuet, en particulier, je ne refuserai pas d’affaiblir tout ce qui n’affaiblira pas ma cause. Sur la ''Défense de la Déclaration'', je céderai peu, car, ce livre étant un des plus dangereux qu’on ait publiés dans ce genre, je doute qu’on l’ait encore attaqué aussi vigoureusement que je I’ai fait. Et pourquoi, je vous prie, affaiblir ce plaidoyer ? Je n’ignore pas l’espèce de monarchie qu’on accorde en France à Bossuet, mais c’est une raison de l’attaquer plus fortement. Au reste, monsieur l’abbé, nous verrons. Si M. Deplace est longtemps malade ou convalescent, je relirai moi-même ce Ve livre, et je ne manquerai pas de faire disparaître tout ce qui pourrait choquer : J’excepte de ma ''rébellion'' l’article du jansénisme. Il faut ôter aux jansénistes le plaisir de leur donner Bossuet : ''Quanquam o… ! '' »
 
Ces concessions ne se faisaient pas toujours, comme on voit, sans quelques escarmouches. On retrouve dans ces petits débats toute la vivacité et tout le mordant de ce libre esprit ; ainsi dans une lettre à M. Deplace, du 28 septembre 1818 : « Je reprends quelques-unes de vos idées à mesure qu’elles me viennent. Dans une de vos précédentes lettres, vous m’exhortiez ''à ne pas me gêner sur les opinions'', mais à respecter les personnes. Soyez bien persuadé, monsieur, que ceci, est une illusion française. Nous en avons tous, et vous m’avez trouvé assez docile en général pour n’être pas scandalisé si je vous dis qu’''on n’a rien fait contre les opinions, tant qu’on n’a pas attaqué les personnes'' <ref>Si c’était une illusion française, de respecter les personnes en attaquant les choses, il faut reconnaître qu’elle s’est bien évanouie depuis peu. </ref>. Je ne dis pas cependant que, dans ce genre comme dans un autre, il n’y ait beaucoup de vérité dans le proverbe : « A''À''
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''tout seigneur tout honneur'', ajoutons seulement sans ''esclavage''. Or, il est très-certain que vous avez fait en France une douzaine d’apothéoses au moyen desquelles il n’y a plus moyen de raisonner. En faisant descendre tous ces dieux de leurs piédestaux pour les déclarer simplement ''grands hommes'', on ne leur fait, je crois, aucun tort, et l’on vous rend un grand service… » Et il ajoutait en post-scriptum : « Je laisse subsister tout exprès quelques phrases impertinentes sur les ''myopes''. Il en faut (j’entends de l’''impertinence'' dans certains ouvrages, comme du poivre dans les ragoûts. » Ceci rentre tout-à-fait dans la manière originale et propre, dans l’entrain de ce grand joûteur, qui disait encore qu’''un peu d’exagération est le mensonge des honnêtes gens''. — A un certain endroit, dans le portrait de quelque hérétique, il avait lâché le mot ''polisson'' ; prenant lui-même les devans et courant après : « C’est un mot que j’ai mis là uniquement pour tenter votre goût, écrivait-il. Vous ne m’en avez rien dit ; cependant des personnes en qui je dois avoir confiance prétendent qu’il ne passera pas, et je le crois de même. » Mais, de ces mots-là, quelques-uns ont passé par manière d’essai, pour ''tenter notre goût'' aussi, à nous lecteurs français, lecteurs de Paris : nous voilà bien prévenus.
 
Enfin, pour épuiser tout ce que cette curieuse petite publication de M. Collombet nous apporte de nouveau sur M. de Maistre, nous citerons ce passage de lettre sur l’effet que le livre du ''Pape'' produisit à Rome ; nous avions déjà dit que l’auteur allait plus loin en bien des cas que certains ''Romains'' n’ ! auraient voulu : « (11 décembre 1820) A Rome on n’a point compris cet ouvrage au premier coup d’œil, écrit M. de Maistre ; mais la seconde lecture m’a été tout-à-fait favorable, ils sont fort ébahis de ce nouveau système et ont peine à comprendre comment on peut proposer à Rome de nouvelles vues sur le pape ; cependant il faut bien en venir là. » ''Il faut bien'' ! Combien de ces vœux impérieux, de ces ''desiderata'' de M. de Maistre, restent ouverts et encore plus inachevés que ceux de Bacon, qui l’ont tant courroucé !