« Baruch Spinoza (Jules Simon) » : différence entre les versions

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{{journal|Baruch Spinoza <ref> Œuvres de Spinoza, traduites par M. E. Saisset. 2 vol. In-18, Bibliothèque Charpentier.</ref>|[[Auteur:Jules Simon|Jules Simon]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.2, 1843}}
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Baruch Spinoza <ref> Œuvres de Spinoza, traduites par M. E. Saisset. 2 vol. In-18, Bibliothèque Charpentier.</ref>
 
Le monde a-t-il commencé, ou est-il éternel ? A-t-il une cause, ou subsiste-t-il par sa propre force ? Au-delà de ces phénomènes et de leurs lois, la pensée peut-elle saisir un être tout-puissant et infini qui répand partout l’existence et la vie et sème les mondes à travers l’espace ? Il n’est point d’engourdissement si profond des sens et de la matière que de telles questions ne puissent secouer. Sorti de l’éternel et nécessaire enchaînement des causes, ou appelé par la Providence, l’homme, intelligent et libre, se sent dépositaire de sa destinée. Avant d’arriver à ce terme où les générations s’engloutissent, il faut bien, chacun à notre tour, nous mettre en face de ce redoutable ''peut-être'', et toucher à ces questions suprêmes qui contiennent dans leurs profondeurs, avec le secret de notre destinée à venir, la sécurité et la dignité de notre condition présente. Userai-le de ma liberté au hasard ? Non ; comme il n’y a point de hasard dans l’univers, il ne doit pas y en avoir dans la vie. Autour de moi, tout s’enchaîne, tout conspire dans une parfaite et constante harmonie, et moi qui réagis librement sur le monde, moi qui le comprends dans ma pensée, miroir vivant de l’harmonie universelle, je n’apporterais pas ma part dans ce concert ! Je n’aurais pas aussi ma destinée, unie par d’indissolubles liens à la destinée du monde ! Je n’aurais pas une étoile ! Cette force qui. m’est à charge dans le repos, cette lumière qui me conduit, cet inépuisable amour dont je porte en moi le foyer, tout me répond de mon avenir et m’assure d’une immortalité que je dois conquérir par le travail. Je trouverai Dieu par-delà la vie. Quel Dieu ? Cet être abstrait, incompréhensible, impuissant, sans cœur et sans entrailles, qui ne saurait m’aimer ou penser à moi sans se dégrader, Dieu inutile pour lequel le monde n’est rien et qui n’est rien pour le monde ? ou cette éternelle substance qui sans raison ni volonté, par la loi de son être, produit au dedans d’elle-même tout ce monde et ses lois, avec ce flot de la mort et de la vie dans lequel je suis emporté : substance aveugle et nécessaire qui ne peut vivre qu’aux dépens de ma propre vie, et dont la réalité admise fait de moi un pur néant ? Réduire Dieu à l’existence absolue, qui n’est pas l’absolu véritable, mais une abstraction morte, le confondre et l’identifier avec la nature, ou le nier : trois philosophies profondément différentes, qui aboutissent toutes les trois par des chemins opposés à une même conséquence fatale. Les panthéistes ont beau se plaindre et transformer Spinoza en mystique ivre de Dieu : c’est la logique qui leur répond, et qui au bout de leur système leur montre inexorablement la morale des athées.
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La première publication de Spinoza est une exposition sous forme géométrique de la philosophie de Descartes. Cet ouvrage, dicté en partie à un jeune homme dont il dirigeait l’éducation philosophique parut avec une préface de Louis Meyer, l’un des plus chers amis de l’auteur, qui prit le soin d’avertir expressément que Spinoza expose dans ce livre les opinions de Descartes et non les siennes. Le ''Traité théologico-politique'' parut ensuite avec une fausse indication d’imprimeur, et circula clandestinement sous divers faux titres, destinés à donner le change à l’autorité, sous celui-ci, par exemple : ''Œuvres chirurgicales de Fr. Henriquez de Villacorta''. Cet ouvrage de Spinoza était, jusqu’à M. Saisset, le seul qu’on eût traduit dans notre langue. L’auteur de cette traduction informe, M. de Saint-Glain, la fit répandre aussi sous diverses dénominations, telles que ''la Clé du sanctuaire, ou des cérémonies superstitieuses des Juifs tant anciens que modernes'', ou encore ''Réflexions curieuses d’un esprit désintéressé sur les matières les plus importantes au salut tant public que particulier''.
 
Le but du ''Théologico-politique'' est de séparer la philosophie et la religion, et de montrer quels doivent être leurs rapports entre elles et avec l’état. Spinoza ne pense pas, comme la plupart des cartésiens, que tout le rôle de la philosophie est d’établir sur l’autorité de la raison les mêmes doctrines que la religion impose au nom de la tradition et des prophéties. La religion n’est à ses yeux qu’une règle pratique, et tout son rôle en ce monde est de pacifier les ames et de gouverner les moeursmœurs. Il prend l’Écriture elle-même, et les livres sacrés à la main il discute chaque prophétie, chaque miracle, pour faire voir qu’il ne s’agit nulle part de science, mais partout et toujours de morale. Suivant lui, c’est se moquer que de prendre l’Ecriture pour un corps de doctrines bien ordonné ; entendue en ce sens, elle n’offre que contradictions et disparates. L’Écriture n’est qu’une œuvre collective, œuvre d’ailleurs purement humaine, et s’il y a eu elle quelque chose de divin, c’est que partout elle respire l’amour de Dieu et tend à nous élever vers lui. Spinoza tire deux conclusions de ces principes : la première, que l’état doit dominer et administrer les choses religieuses ; la seconde, que la philosophie qui s’applique à des réformes pratiques doit être également soumise à l’état, quoique la spéculation proprement dite et la science des principes soit supérieure à toute autorité, et ne relève que d’elle-même.
 
Les autres écrits de Spinoza n’ont été publiés qu’après sa mort Il y a d’abord l’''Éthique'', son ouvrage principal ; le ''Traité politique'', auquel Spinoza n’avait pas mis la dernière main, et dont les conclusions sont en faveur d’un gouvernement républicain avec, prédominance de l’élément aristocratique ; ''de la Réforme de l’entendement'', inachevé ; un recueil de ''Lettres'', la plupart très importantes, surtout les lettres à Oldenburg. sur la théologie, et les lettres à Louis Meyer sur la métaphysique ; enfin la ''Grammaire hébraïque'', que M. Saisset n’a point traduite, diverses lettres inédites, et un fragment ''sur le diable'', également inédit.
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Il n’y a donc ni mérite ni démérite ; le bien et le mal sont des notions toutes relatives et individuelles, comme le chaud et le froid, et l’unique règle de mes actions c’est l’intérêt. S’ensuit-il que je puisse accuser Dieu de mon malheur, si mon corps est infirme ou mon ame impuissante ? Autant vaudrait que le cercle se plaignît de ce que Dieu lui a refusé les propriétés de la sphère. Il n’en résulte pas davantage qu’on doive supprimer les lois et tolérer tous les crimes, parce que les criminels sont excusables. Ils sont excusables en effet, car ils sont entre les mains de Dieu comme l’argile entre les mains du potier, mais ils n’en sont pas moins à craindre ni moins pernicieux. « Celui à qui la morsure d’un chien donne la rage est excusable, et pourtant on a le droit de l’étouffer… »
 
Il semble après cela que toute la morale doive être contenue dans un code pénal, et que pour le reste il n’y ait plus qu’à livrer la vie humaine aux caprices des passions brutales. Il n’en est rien cependant ; Spinoza a sa morale, il a sa sagesse pratique comme Épicure et Thomas Hobbes. Il faut sacrifier le moindre intérêt à l’intérêt plus élevé et plus durable ; notre véritable intérêt, c’est d’augmenter notre être, et le moyen de l’augmenter, c’est de nourrir notre pensée des belles connaissances. Descartes avait dit avant Spinoza : « Les bêtes brutes, qui n’ont que leurs corps à conserver, s’occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir ; mais les hommes., dont la principale partie est l’esprit, devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture. » Ce sont là de belles et nobles pensées assurément, et quand Spinoza s’écrie que penser à Dieu c’est l’aimer, que la philosophie la plus vraie renferme le salut, et que la plus belle spéculation philosophique est aussi la plus belle oeuvreœuvre, on croit entendre résonner au fond de son ame la douce et majestueuse parole de Platon. Mais quoi ! cet amour de Dieu n’est qu’un raffinement de l’amour de soi ; cette morale ne s’élève si haut qu’après avoir détruit l’obligation et la règle, et nous avoir livrés en proie à toutes les passions ! Ce qui reste sous cette enveloppe si pure et si brillante, c’est l’intérêt, l’intérêt de cette vie passagère ; car de nous contenter du bonheur que Spinoza nous promet après la mort, et de prendre pour immortalité ce retour à l’ame universelle par la destruction de la limitation et du souvenir, c’est ce qu’aucun sophisme ne gagnera jamais sur la conscience de l’humanité. Placez l’intérêt où vous voudrez ; s’il se résout dans les joies de ce monde, et s’il est l’unique fondement de la morale, en vain parlerez-vous de vertu et d’amour de Dieu ; vous ne produirez qu’une illusion, et ce sera un danger de plus.
 
Faut-il maintenant, suivant le précepte de Platon, juger la morale de Spinoza par sa politique et contempler la même doctrine sur une plus grande échelle ? Il nous présente d’abord l’état de nature, et voici la description qu’il en donne : « Les poissons sont naturellement faits pour nager, les plus grands pour manger les petits, et conséquemment, en vertu du droit naturel, les plus grands mangent les petits. » L’état ne peut avoir d’autre origine que la coalition des intérêts, et prenez-y garde, la conséquence de Hobbes est tout près : c’est que le mal caché et impuni cesse d’être un mal. Enchaînerez-vous l’homme à un serment ? dit Spinoza. Folie ! Il n’y a qu’un secret pour s’assurer de sa fidélité ; faites qu’elle lui profite. Avec l’intérêt mis à la place du droit, la société n’a plus qu’une ressource, c’est d’armer le pouvoir d’une autorité despotique et absolue. Spinoza n’y manque pas ; si l’idée de la tyrannie traverse un instant sa pensée, il se rassure aussitôt en songeant que le dépositaire du pouvoir, par l’abus même de son autorité, en compromettrait la durée. L’intérêt du souverain à se conserver, voilà donc la seule, sauve-garde qui reste à la liberté. Spinoza détruit ici les droits du citoyen comme il en a détruit les devoirs. Il dit au souverain : « Votre droit n’a d’autre limite que votre puissance ; vous avez donc le droit de disposer, selon vos caprices, de la propriété, de la vie, de l’honneur de vos sujets, mais vous ne pouvez exercer ce droit qu’à condition de la diminuer, de détruire votre puissance ; donc ce droit lui-même, vous ne l’avez réellement pas. » Spinoza dit ensuite à l’individu : « La nature vous donne le droit de tromper, de dépouiller vos semblables, puisqu’elle vous en donne la puissance ; mais en agissant de la sorte, vous vous nuisez à vous-même, vous vous diminuez, vous détruisez votre puissance, source et limite de votre droit. Soyez donc honnête et sincère, pour être vraiment fort et puissant. » A coup sûr, si un tel langage révèle une intention honnête dans une intelligence égarée, il trahit en même temps une singulière ignorance du cœur humain. Le tyran, l’homme fourbe, prendront votre précepte à la lettre, et n’en écouteront pas le correctif. Ils recevront de vos mains le brevet d’innocence que votre imprudence leur livre, et, contents du principe, ils en affronteront les conséquences.
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Si je voulais faire du système de Spinoza la réfutation la plus forte et la plus complète, je ne chercherais pas à montrer dans l’enchaînement de ses diverses parties des erreurs, des lacunes. J’insisterais bien plutôt sur l’incontestable rigueur qui unit toutes les conséquences entre elles et avec leur principe ; et quand il ne resterait plus de doute, et qu’on verrait bien que la philosophie de Spinoza est exacte et régulière dans toutes ses déductions, en sorte qu’il faut l’accepter ou la rejeter tout d’une pièce : venez maintenant, dirais-je à tous les panthéistes et à ceux qui se sont étourdiment déclarés disciples de Spinoza avant de savoir où les conduisait ce logicien impitoyable ; prenez votre parti de nier la liberté, la loi morale, la vie future, et jusqu’à votre propre existence individuelle. Condamnés par votre principe à n’être plus que le mode transitoire d’une vie éternelle dans laquelle la vôtre doit s’abîmer, enivrez-vous un jour de votre système pour rentrer demain dans le néant par la dissolution de vos parties, et si vous croyez sauver quelque chose de vous-mêmes parce que la substance ne périt pas, dites-nous ce que c’est que cet avenir sans aucun lien avec le passé, et cette sourde et inutile existence d’où la conscience est absente !
 
M. Jouffroy, dans son ''Cours de Droit naturel'', reproche à Spinoza de n’avoir interrogé que la raison, à l’exclusion de l’expérience. C’est en effet sa véritable faute. Il a voulu construire le monde et se mettre en quelque sorte à la place de Dieu. Tant d’orgueil était inutile ; le monde est là, l’oeuvrel’œuvre est accomplie : il n’y avait qu’à l’observer. Spinoza s’est trop souvenu du mot célèbre de Descartes : « De la matière et du mouvement, et je ferai le monde ! »
 
S’il avait eu recours à l’autorité de la conscience, il aurait vu clairement le fini à côté de l’infini. Il se serait connu lui-même. Il aurait senti vivre et se mouvoir sous l’œil de la conscience cette force libre que Descartes a méconnue, et que Leibnitz a. restituée, tout en la resserrant dans des bornes trop étroites. Débarrassé de ce préjugé cartésien que la pensée et l’étendue coexistent dans un même sujet sans agir l’une sur l’autre, il n’aurait pas été contraint de recourir à l’intervention divine pour expliquer l’empire de l’ame sur le corps et la réaction du corps sur les facultés de notre ame. Toutes les erreurs de Spinoza s’enchaînent : c’est parce qu’il a méconnu notre liberté qu’il n’a pas su que nous étions de véritables causes, et par conséquent des substances.
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Le panthéisme a des partisans en Allemagne ; il n’en a jamais eu en France, ou du moins jamais de sérieux. La raison en est toute simple : il a le bon sens contre lui.
 
Suis-je éveillé ? ai-je conscience de moi-même ? Non, non, ce n’est pas une illusion ; je me sens, je me vois, je me possède. Je suis un être distinct et séparé, qui a ses facultés, ses besoins, ses espérances, qui réagit sur les autres êtres, qui leur résiste, qui en triomphe, qui améliore sa propre nature, et ne doute ni de son passé ni de son avenir. Je n’ai en moi nulle idée plus ferme et plus claire que celle de ma propre vie ; il n’en est point à laquelle je puisse la sacrifier et la soumettre ; je pourrais aussi bien arracher ma vie de mes entrailles et la jeter loin de moi, que de renoncer à mon individualité propre, malgré le cri de ma conscience et l’évidence de ma raison. En présence d’une conviction aussi ferme, les déductions les plus rigoureuses ne sont plus que des sophismes. Elles ne m’ébranlent pas. Ce Dieu dans lequel vous voulez me confondre n’est ni le Dieu de mon esprit ni le Dieu de mon coeurcœur. Je serai récompensé ou puni dans la forme que Dieu m’a donnée : voilà ma foi ; c’est la foi de l’humanité. Spinoza, malgré son génie, ne m’arrachera pas à moi- même.
 
 
JULES SIMON.
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