« L’Heptaméron/La cinquiesme journée » : différence entre les versions

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J'en sçay ung si veritable, dist Dagoucin, que vous prendrez plaisir à l'ouyr. Je vous diray ce que plus facillement rompt une bonne amityé, mes dames: c'est quant la seureté de l'amityé commence à donner lieu au soupson. Car, ainsy que croire en amy est le plus grand honneur que l'on puisse faire, aussy se doubter de luy est le plus grand deshonneur; car, par cela, on l'estime aultre que l'on ne veult qu'il soit, qui est cause de rompre beaucoup de bonnes amityez, et randre les amys ennemys, comme vous verrez par le compte que je vous veulx faire."
 
 
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Quarante septiesme nouvelle
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Deux gentilz hommes vecurent en si parfaicte amytié, qu'exceptée la femme, n'eurent long temps à departir jusques à ce que celuy qui estoit maryé, sans occasion donnée, print soupson sur son compaignon, lequel, par despit de ce qu'il estoit à tort soupsonné, se separa de son amytié et ne cessa jamais qu'il ne l'eut fait coqu.
 
Auprès du pays du Perche y avoit deux gentilz hommes qui, dès le temps de leur enfance, avoient vescu en si grande et parfaicte amityé, que ce n'estoit que un cueur, que une maison, ung lict, une table et une bource. Ilz vesquirent long temps, continuans ceste parfaicte amityé, sans que jamays il y eut entre eulx deux une volunté ou parolle où l'on peut veoir difference de personnes, tant ilz vivoient non seulement comme deux freres, mais comme ung homme tout seul.
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L'un de deux se maria; toutefois, pour cela, ne laissa-il à continuer sa bonne amityé et tousjours vivre, avecq son bon compaignon, comme il avoit accoustumé; et, quant ilz estoient en quelque logis estroict, ne laissoit à le faire coucher avecq sa femme et luy: il est vray qu'il estoit au milieu. Leurs biens estoient tous en commung, en sorte que, pour le mariage ne cas qui peut advenir, ne sceut empescher ceste parfaicte amityé; mais, au bout de quelque temps, la felicité de ce monde, qui avecq soy porte une mutabilité, ne peut durer en la maison, qui estoit trop heureuse, car le mary oublia la seureté qu'il avoit à son amy, sans nulle occasion de luy et de sa femme, à laquelle il ne le peut dissimuller, et luy en tint quelques fascheux propos; dont elle fut fort estonnée, car il luy avoit commandé de faire, en toutes ses choses, hors mys une, aussi bonne chere à son compaignon comme à luy, et neanmoins luy defendoit parler à luy, si elle n'estoit en grande compaignye. Ce qu'elle feit entendre au compaignon de son mary, lequel ne la creut pas, sçachant très bien qu'il n'avoit pensé de faire chose dont son compaignon deust estre marry; et aussy, qu'il avoit accoustumé de ne celer rien, luy dist ce qu'il avoit entendu, le priant de ne luy en celler la verité, car il ne vouldroit,
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en cella ne autre chose, luy donner occasion de rompre l'amityé qu'ilz avoient si longuement entretenue. Le gentil homme marié l'asseura qu'il n'y avoit jamais pensé et que ceulx qui avoient faict ce bruict-là avoient meschantement menty. Son compaignon luy dist: "Je sçay bien que la jalousie est une passion aussi importable comme l'amour; et, quant vous auriez ceste oppinion, fusse de moy-mesmes, je ne vous en donne poinct de tort, car vous ne vous en sçauriez garder; mais, d'une chose qui est en vostre puissance aurois-je occasion de me plaindre, c'est que me voulussiez celer vostre malladie, veu que jamais pensée, passion ne opinion que vous avez eue, ne m'a esté cachée. Pareillement de moy, si j'estois amoureux de vostre femme, vous ne me le devriez poinct imputer à meschanceté, car c'est ung feu que je ne tiens pas en ma main pour en faire ce qu'il me plaist; mais, si je le vous cellois et cherchois de faire congnoistre à vostre femme par demonstrance de mon amityé, je serois le plus meschant compaignon qui oncques fut. De ma part, je vous asseure bien que, combien qu'elle soit honneste et femme de bien, c'est la personne que je veis oncques, encores qu'elle ne fust vostre, où ma fantaisie se donneroit aussy peu. Mais, encores qu'il n'y ait poinct d'occasion, je vous requiers
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que, si en avez le moindre sentiment de soupson qui puisse estre, que vous le me dictes, à celle fin que je y donne tel ordre que nostre amityé qui a tant duré ne se rompe pour une femme. Car, quant je l'aymerois plus que toutes les choses du monde, si ne parlerois-je jamais à elle, pource que je prefere vostre honneur à tout aultre." Son compaignon lui jura, par tous les grands sermens qui luy fut possible, que jamais n'y avoit pensé, et le pria de faire en sa maison comme il avoit accoustumé. L'autre luy respondit: "Je le feray, mais je vous prie que, après cella, si vous avez oppinion de moy et que le me dissimullez ou que le trouvez mauvais, je ne demeureray jamais en vostre compaignye."
 
Au bout de quelque temps qu'ilz vivoient tous deux comme ilz avoient accoustumé, le gentil homme maryé rentra en soupson plus que jamais et commanda à sa femme qu'elle ne lui feit plus le visaige qu'elle lui faisoit; ce qu'elle dist au compaignon de son mary, le priant de luy-mesmes se vouloir abstenir de parler plus à elle, car elle avoit commandement d'en faire autant de luy. Le gentil homme, entendant, par la parolle d'elle et par quelques contenances qu'il voyoit
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faire à son compaignon, qu'il ne luy avoit pas tenu sa promesse, luy dist en grande collere: "Si vous estes jaloux, mon compaignon, c'est chose naturelle; mais, après les sermens que vous avez faictz, je ne me puis contanter de ce que vous me l'avez tant cellé, car j'ay tousjours pensé qu'il n'y eust entre vostre cueur et le mien ung seul moien ny obstacle; mais, à mon très grand regret et sans qu'il y ayt de ma faulte, je voy le contraire, pource que non seulement vous estes bien fort jaloux de vostre femme et de moy, mais le me voullez couvrir, afin que vostre maladie dure si longuement qu'elle tourne du tout en hayne; et ainsy que l'amour a esté la plus grande que l'on ayt veu de nostre temps, l'inimitié sera la plus mortelle. J'ay faict ce que j'ay peu pour eviter cest inconvenient; mais, puisque vous me soupsonnez si meschant et le contraire de ce que je vous ay tousjours esté, je vous jure et promectz ma foy que je seray tel que vous m'estimez, et ne cesseray jamais jusques ad ce que j'ay eu de vostre femme ce que vous cuydez que j'en pourchasse; et doresnavant gardez-vous de moy, car, puisque le soupson vous a separé de mon amityé, le despit me separera de la vostre." Et, combien que son compaignon lui voulust faire croyre le contraire, si est-ce qu'il n'en creut
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plus rien, et retira sa part de ses meubles et biens, qui estoient tous en commung; et furent avecq leurs cueurs aussi separez, qu'ilz avoient esté uniz, en sorte que le gentilhomme qui n'estoit poinct marié ne cessa jamais qu'il n'eust faict son compaignon coqu, comme il luy avoit promis.
 
"Et ainsy en puisse-il prendre, mes dames, à ceulx qui à tort soupsonnet mal de leurs femmes. Car plusieurs sont causes de les faire telles qu'ilz les soupsonnent, pource que une femme de bien est plus tost vaincue par ung desespoir que par tous les plaisirs du monde. Et qui dict que le soupson est amour, je luy nye, car, combien qu'il en sorte comme la cendre du feu, ainsi le tue-il. - Je ne pense poinct, dist Hircan, qu'il soit ung plus grand desplaisir à homme ou à femme que d'estre soupsonné du contraire de la verité. Et, quant à moy, il n'y a chose qui tant me feist rompre la compaignye de mes amys que ce soupson là. - Si n'est-ce pas excuse raisonnable, dist Oisille, à une femme de soy venger du soupson de son mary à la honte d'elles-mesmes; c'est faict comme celluy qui, ne pouvant tuer son ennemy, se donne un coup d'espée à travers le corps, ou, ne le povant esgratiner, se mord les doigtz; mais elle eust mieulx faict de ne parler jamais à luy, pour monstrer à son mary le tort qu'il avoit de la soupsonner, car le temps les eut tous deux appaisez. -
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Si estoit-ce faict en femme de cueur, dist Ennasuitte, et, si beaucoup de femmes faisoient ainsy, leurs maryz ne seroient pas si oultrageux qu'ilz sont. - Quoy qu'il y ayt, dist Longarine, la patience rend enfin la femme victorieuse et la chasteté louable; il fault que là nous arrestons. - Toutesfois, dist Ennasuitte, une femme peult bien estre non chaste, sans peché. - Comment l'entendez-vous? dist Oisille. - Quant elle en prend ung aultre pour son mary. - Et qui est la sotte, dist Parlemente, qui ne congnoist bien la difference de son mary ou d'un aultre, en quelque habillement que se puisse desguiser? - Il y en a peu et encores, dist Ennasuitte, qui ont esté trompées, demourans innocentes et inculpables du peché. - Si vous en sçavez quelqu'une, dist Dagoucin, je vous donne ma voix pour la dire, car je trouve bien estrange que innocence et peché puissent estre ensemble. - Or escoutez doncques, dist Ennasuitte, si, par les comptes precedans, mes dames, vous n'estes assez advertyes qu'il faict dangereux loger chez soy ceulx qui nous appellent mondains et qui s'estiment estre quelque chose saincte et plus digne que nous; j'en ay voulu encores icy mectre ung exemple, afin que, tout ainsy que j'entends quelque compte des faultes où sont tombez ceulx qui s'y fient aussy souvent, je les vous veulx mectre devant les oeilz, pour vous
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monstrer qu'ils sont non seulement hommes plus que les aultres, mais qu'ilz ont quelque chose diabolicque en eulx contre la commune malice des hommes, comme vous orrez par ceste histoire."
 
 
Quarante huictiesme nouvelle
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Le plus viel et malicieux de deux Cordeliers, logez en une hostellerye où l'on faisoit les noces de la fille de leans, voyans derober la maryée, alla tenir la place du nouveau maryé, pendant qu'il s'amusoit à danser avec la compaignie.
 
Au pais de Perigort, dedans ung villaige, en une hostellerie, fut faicte une nopce d'une fille de leans, où tous les parens et amys s'efforcerent faire la meilleure chere qu'il estoit possible. Durant le jour des nopces, arriverent leans deux Cordeliers, ausquelz on donna à soupper en leur chambre, veu que n'estoit poinct leur estat d'assister aux nopces. Mais le principal des deux, qui avoit plus d'auctorité et de malice, pensa, puisque on le separoit de la table, qu'il auroit part au lict, et qu'il leur joueroit un tour de son mestier. Et, quant le soir fut venu et que les dances commencerent,
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le Cordelier, par une fenestre, regarda long temps la maryée, qu'il trouvoit fort belle et à son gré. Et, s'enquerant soingneusement aux chamberieres de la chambre où elle debvoit coucher, trouva que c'estoit auprès de la syenne: dont il fut fort aise, faisant si bien le guet pour parvenir à son intention, qu'il veit desrober la mariée, que les vielles amenerent, comme ilz ont de coustume. Et, pource qu'il estoit de fort bonne heure, le marié ne voulut laisser la dance, mais y estoit tant affectionné, qu'il sembloit qu'il eut oblyé sa femme; ce que n'avoit pas faict le Cordelier, car, incontinant qu'il entendit que la maryée fut couchée, se despouilla de son habit gris, et s'en alla tenir la place de son mary; mais, de paour d'y estre trouvé, n'y arresta que bien peu; et s'en alla jusques au bout d'une allée où estoit son compaignon qui faisoit le guet pour luy, lequel luy feit signe que le marié dansoit encores. Le Cordelier, qui n'avoit pas achevé sa meschante concupiscence, s'en retourna encores coucher avecq la maryée jusques ad ce que son compaignon luy feit signe qu'il estoit temps de s'en aller. Le marié se vint coucher; et sa femme, qui avoit esté tant tormentée du Cordelier, qu'elle ne demandoit que le repos, ne se peut tenir de luy dire: "Avez-vous deliberé de ne dormir jamays et ne faire que me tormenter?"
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Le pauvre mary qui ne faisoit que de venir, fut bien estonné, et luy demanda quel torment il luy avoit faict, veu qu'il n'avoit party de la danse. "C'est bien dansé, dist la pauvre fille! voicy la troisiesme fois que vous estes venu coucher; il me semble que vous feriez mieulx de dormir." Le mary oyant ce propos, fut bien fort estonné, et oublia toutes choses pour entendre la verité de ce faict. Mais, quant elle luy eut compté, soupsonna que c'estoient les Cordeliers qui estoient logez leans. Et se leva incontinant et alla en leur chambre, qui estoit tout auprès de la sienne. Et, quand il ne les trouva poinct, se print à cryer à l'ayde si fort, qu'il assembla tous ses amys, lesquels, après avoir entendu le faict, luy ayderent, avecq chandelles, lanternes, et tous les chiens du villaige, à chercher ces Cordeliers. Et, quant ilz ne les trouverent poinct en leur maison, feirent si bonne dilligence qu'ils les attraperent dedans les vignes. Et là furent traictez comme il leur appartenoit; car, après les avoir bien battuz, leur couperent les bras et les jambes, et les laisserent dedans les vignes à la garde du dieu Baccus et Venus, dont ilz estoient meilleurs disciples que de sainct François.
 
"Ne vous esbahissez poinct, mes dames, si telles gens separez de nostre commune façon de vivre font
"Ne vous esbahissez poinct, mes dames, si telles gens separez de nostre commune façon de vivre font des choses que les advanturiers auroient honte de faire. Mais esmerveillez-vous qu'ilz ne font pis quant Dieu retire sa main d'eulx, car l'abit est si loing de faire le moyne, que bien souvent par orgueil il le deffaict. Et, quant à moy, je me arreste à la religion que dict sainct Jacques: avoir le cueur envers Dieu, pur et nect, et se exercer de tout son povoir à faire charité à son prochain. - Mon Dieu, dist Oisille, ne serons-nous jamays hors des comptes de ces fascheux Cordeliers!" Ennasuitte dist: "Si les dames, princes et gentilz hommes ne sont poinct espargnez, il me semble que les Cordeliers ont grand honneur, dont on daigne parler d'eulx; car ilz sont si très inutilles, que, s'ilz ne font quelque mal digne de memoire, on n'en parleroit jamais; et on dict qu'il vault mieulx mal faire, que ne faire rien. Et nostre boucquet sera plus beau, tant plus il sera remply de differentes choses. - Si vous me voullez promectre, dist Hircan, de ne vous courroucer poinct à moy, je vous en racompteray ung d'une grande dame si infame, que vous excuserez le pauvre Cordelier d'avoir prins sa necessité où il l'a peu trouver, veu que celle qui avoit assez à manger cherchoit sa friandise trop meschantement. - Puis que nous avons juré de dire la verité, dist Oisille, aussy avons-nous de l'escouter. Par quoy vous povez parler en liberté, car les maulx que nous disons des hommes et des femmes ne sont poinct pour la honte particulliere de ceulx dont est faict le compte, mais pour oster l'estime de la confiance des creatures, en monstrant les miseres, où ilz sont subgectz, afin que nostre espoir s'arreste et s'appuye à Celluy seul qui est parfaict et sans lequel tout homme n'est que imperfection. - Or doncques, dist Hircan, sans craincte je racompteray mon histoire."
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"Ne vous esbahissez poinct, mes dames, si telles gens separez de nostre commune façon de vivre font des choses que les advanturiers auroient honte de faire. Mais esmerveillez-vous qu'ilz ne font pis quant Dieu retire sa main d'eulx, car l'abit est si loing de faire le moyne, que bien souvent par orgueil il le deffaict. Et, quant à moy, je me arreste à la religion que dict sainct Jacques: avoir le cueur envers Dieu, pur et nect, et se exercer de tout son povoir à faire charité à son prochain. - Mon Dieu, dist Oisille, ne serons-nous jamays hors des comptes de ces fascheux Cordeliers!" Ennasuitte dist: "Si les dames, princes et gentilz hommes ne sont poinct espargnez, il me semble que les Cordeliers ont grand honneur, dont on daigne parler d'eulx; car ilz sont si très inutilles, que, s'ilz ne font quelque mal digne de memoire, on n'en parleroit jamais; et on dict qu'il vault mieulx mal faire, que ne faire rien. Et nostre boucquet sera plus beau, tant plus il sera remply de differentes choses. - Si vous me voullez promectre, dist Hircan, de ne vous courroucer poinct à moy, je vous en racompteray ung d'une grande dame si infame, que vous excuserez le pauvre Cordelier d'avoir prins sa necessité où il l'a peu trouver, veu que celle qui avoit assez à manger cherchoit sa friandise trop meschantement. - Puis que nous avons juré de dire la verité, dist Oisille, aussy avons-nous de l'escouter. Par quoy vous povez parler en liberté, car les maulx que nous disons des hommes et des femmes ne sont poinct pour la honte particulliere de ceulx dont est faict le compte, mais pour oster l'estime de la confiance des creatures, en monstrant les miseres, où ilz sont subgectz, afin que nostre espoir s'arreste et s'appuye à Celluy seul qui est parfaict et sans lequel tout homme n'est que imperfection. - Or doncques, dist Hircan, sans craincte je racompteray mon histoire."
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nostre espoir s'arreste et s'appuye à Celluy seul qui est parfaict et sans lequel tout homme n'est que imperfection. - Or doncques, dist Hircan, sans craincte je racompteray mon histoire."
 
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Quarante neufviesme nouvelle
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Quelques gentilz hommes françoys, voyans que le Roy leur maistre estoit fort bien traité d'une Comtesse estrangere qu'il aymoit, se hazarderent de parler à elle, et la poursuyvirent, de sorte qu'ilz eurent l'ung après l'aultre ce qu'ilz en demandoyent, pensant chascun avoir seul le bien où tous les autres avoyent part. Ce qu'estant decouvert par l'un d'entre eux, prindrent tous ensemble complot de se venger d'elle; mais, à force de faire bonne mine et ne leur porter pire visage qu'auparavant, rapporterent en leur sein la honte qu'ilz luy cuydoient faire.
 
En la cour du Roy Charles, je ne diray poinct le quantiesme pour l'honneur de celle dont je veulx parler, laquelle je ne veulx nommer par son nom propre, y avoit une Contesse de fort bonne maison, mais estrangiere. Et, pource que toutes choses nouvelles plaisent, ceste dame, à sa venue, tant pour la nouveauté de son habillement que pour la richesse dont il estoit plain, estoit regardée de chascun; et
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combien qu'elle ne fut des plus belles, si avoit-elle une grace avecq une audace tant bonne, qu'il n'estoit possible de plus, la parolle et la gravité de mesme, de sorte qu'il n'y avoit nul qui n'eust craincte à l'aborder, sinon le Roy, qui l'ayma très fort. Et, pour parler à elle plus priveement, donna quelque commission au conte son mary, en laquelle il demeura longuement; et, durant ce temps, le Roy feit grand chere avec sa femme. Plusieurs gentilz hommes du Roy, qui congnurent que leur maistre en estoit bien traicté, prindrent hardiesse de parler à elle; et entre autres ung nommé Astillon, qui estoit fort audatieux et homme de bonne grace. Au commencement, elle luy tint une si grande gravité, le menassant de le dire au Roy son maistre, qu'il en cuyda avoir paour; mais, luy, qui n'avoit poinct accoustumé de craindre les menasses d'un bien hardy capitaine, s'asseura des siennes; et il la poursuivyt de si près qu'elle luy accorda de parler à luy seulle, luy enseignant la maniere comme il devoit venir en sa chambre. A quoy il ne faillyt; et, afin que le Roy n'en eut nul soupson, luy demanda congé d'aller en quelque voiage. Et s'en partit de la court; mais, la premiere journée, laissa tout son train, et s'en revint de nuict recepvoir les promesses que la contesse luy avoit faictes;
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ce qu'elle luy tint: dont il demeura si satisfaict, qu'il fut content de demeurer cinq ou six jours enfermé en une garderobbe, sans saillyr dehors; et là ne vivoit que de restaurens. Durant les huict jours qu'il estoit caché, vint ung de ses compaignons faire l'amour à la contesse, lequel avoit nom Durassier. Elle tint telz termes à ce serviteur, qu'elle avoit faict au premier: au commencement, en rudes et audatieux propos, qui tous les jours s'adoucissoient; et, quant c'estoit le jour qu'elle donnoit congé au premier prisonnier, elle mectoit ung serviteur en sa place. Et, durant qu'il y estoit, ung autre sien compaignon, nommé Valnebon, feit pareille office que les deux premiers; et, après eulx, en vindrent deux ou trois aultres, qui avoient part à la doulse prison.
 
Ceste vie dura assez longuement, et conduicte si finement, que les ungs ne sçavoient riens des aultres. Et combien qu'ilz entendissent assez l'amour que chascun luy portoit, si n'y avoit-il nul qui ne pensast en avoir eu seul ce qu'il en demandoit: et se mocquoit chascun de son compaignon, qu'il pensoit avoir failly à ung si grand bien. Ung jour que les gentilz hommes dessus nommez estoient en ung bancquet, où ilz faisoient fort grand chere, ilz commencerent à parler de leurs fortunes et prisons qu'ilz avoient eues durant les guerres. Mais Valnebon, à qui il faisoit mal de
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celer si longuement une si bonne fortune que celle qu'il avoit eue, vat dire à ses compagnons: "Je ne sçay quelles prisons vous avez eu, mais quant à moy, pour l'amour d'une où j'ay esté, je diray toute ma vie louange et bien des autres; car je pense qu'il n'y a plaisir en ce monde qui approche de celluy que l'on a d'estre prisonnier." Astillon, qui avoit esté le premier prisonnier, se doubta de la prison qu'il vouloit dire, et luy respondit: "Valnebon, soubz quel geolier ou geoliere avez-vous esté si bien traicté, que vous aymez tant vostre prison?" Valnebon luy dist: "Quel que soit le geollier, la prison m'a esté si agreable, que j'eusse bien voulu qu'elle eut duré plus longuement, car je ne fuz jamais mieulx traicté ne plus contant." Durassier, qui estoit homme peu parlant, congnoissant très bien que l'on se debatoit de la prison où il avoit part comme les autres, dist à Valnebon: "De quelles viandes estiez-vous nourry en ceste prison, dont vous vous louez si fort. - De quelles viandes? dist Valnebon: le Roy n'en a poinct de meilleures ne plus norrissantes. - Mais encores faut-il que je sçache, dist Durassier, si celluy qui vous tenoit prisonnier vous faisoit bien gaingner vostre pain?" Valnebon, qui se doubta d'estre entendu, ne se
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peut tenir de jurer: "Ha, vertu Dieu! aurois-je bien des compaignons, où je pense estre tout seul?" Astillon voiant ce different, où il avoit part comme les aultres, dist en riant: "Nous sommes tous à ung maistre! compaignons et amys dès nostre jeunesse; parquoy, si nous sommes compaignons d'une bonne fortune, nous avons occasion d'en rire. Mais, pour sçavoir si ce que je pense est vray, je vous prie que je vous interroge et que vous tous me confessiez la verité, car, s'il est advenu ainsy de nous comme je pense, ce seroit une advanture aussi plaisante que l'on en sçauroit trouver en mil lieues." Ilz jurerent tous de dire verité, s'il estoit ainsy qu'ilz ne la peussent denyer. Il leur dist: "Je vous diray ma fortune, et vous me respondrez ouy ou nenny, si la vostre est pareille." Ilz se accorderent tous, et alors il dist: "Je demanday congé au Roy d'aller en quelque voiage." Ilz respondirent: "Et nous aussy. - Quant je fuz à deux lieues de la court, je laissay tout mon train et m'allay rendre prisonnier." Ils respondirent: "Nous en fismes autant. - Je demouray, dist Astillon, sept ou huict jours, et couchay en une garderobbe, où l'on ne me fit manger que restaurens et les meilleures viandes que je mangey jamais; et, au bout de huict
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jours, ceulx qui me tenoient me laisserent aller beaucoup plus foible que je n'estois arrivé." Ilz jurerent tous que ainsy leur estoit advenu. "Ma prison, dist Astillon, commencea tel jour et fina tel jour. - La myenne, dist Durassier, commencea le propre jour que la vostre fina; et dura jusques à ung tel jour." Valnebon, qui perdoit patience, commencea à jurer et dire: "Par le sang Dieu! à ce que je voy, je suis le tiers qui pensois estre le premier et le seul, car je y entray tel jour et en saillis tel jour." Les aultres trois, qui estoient à la table, jurerent qu'ils avoient bien gardé ce rang. "Or, puisque ainsy est, dist Astillon, je diray j'estat de nostre geoliere: elle est mariée et son mary est bien loing. - C'est ceste-là propre, respondirent-ilz tous. - Or, pour nous mectre hors de peyne, dist Astillon, moy qui suis le premier en roolle, la nommeray aussy le premier: c'est madame la contesse, qui estoit si audatieuse que, en gaingnant son amityé, je pensois avoir gaingné Cesar. - Que à tous les diables soit la villaine qui nous a faict d'une chose tant travailler, et nous reputer si heureux de l'avoir acquise! Il ne fut oncques une telle meschante, car, quant elle en tenoit ung en cache, elle praticquoit l'autre, pour n'estre
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jamais sans passetemps; et aymerois-je mieulx estre mort, qu'elle demorast sans pugnition!" Ilz demanderent chascun qu'il leur sembloit quelle debvoit avoir, et qu'ilz estoient tous prestz de la luy donner. "Il me semble, dist-il, que nous le debvons dire au Roy nostre maistre, lequel en faict ung cas comme d'une deesse. - Nous ne ferons poinct ainsy, dist Astillon; nous avons assez de moien pour nous venger d'elle, sans y appeller nostre maistre. Trouvons nous demain, quand elle ira à la messe; et que chascun de nous porte une chaine de fer au col; et, quant elle entrera en l'eglise, nous la saluerons comme il appartient."
 
Ce conseil fut trouvé très bon de toute la compaignye; et feirent provision de chascun une chaine de fer. Le matin venu, tous habillez de noir, leurs chesnes de fer tournées à l'entour de leur col, en façon de collier, vindrent trouver la contesse, qui alloit à l'eglise. Et, si tost qu'elle les veid ainsy habillez, se print à rire et leur dist: "Où vont ces gens si douloureux? - Madame, dist Astillon, nous vous venons accompagner comme pauvres esclaves prisonniers qui sont tenuz à vous faire service." La contesse, faisant semblant de n'y entendre rien, leur dist: "Vous n'estes poinct mes prisonniers,
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ne je n'entendz poinct que vous ayez occasion de me faire service plus que les aultres." Valnebon s'advancea et luy dist: "Si nous avons mangé de vostre pain si longuement, nous serions bien ingratz si nous ne vous faisions service." Elle feit si bonne myne de n'y rien entendre, qu'elle cuydoit par ceste gravité les estonner. Mais ilz poursuyvoient si bien leurs propos, qu'elle entendit que la chose estoit descouverte. Parquoy, trouva incontinant moien de les tromper, car elle, qui avoit perdu l'honneur et la conscience, ne voulut poinct recepvoir la honte qu'ilz lui cuydoient faire; mais, comme elle qui preferoit son plaisir à tout l'honneur du monde, ne leur en feit pire visaige, ny n'en changea de contenance: dont ilz furent tant estonnez, qu'ilz rapporterent en leur saing la honte qu'ilz luy avoient voulu faire.
 
"Si vous ne trovez, mes dames, ce compte digne de faire congnoistre les femmes aussi mauvaises que les hommes, j'en chercheray d'aultres pour vous compter; toutesfois, il me semble que cestuy-la suffise pour vous monstrer que une femme qui a perdu la honte est cent foys plus hardye à faire mal que n'est ung homme." Il n'y eut femme en la compaignye, oiant racompter ceste histoire, qui ne fist tant de signes de croix, qu'il sembloit
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qu'elles voyoient tous les diables d'enfer devant leurs oeilz. Mais Oisille leur dist: "Mes dames, humilions-nous, quand nous oyons cest horrible cas, d'autant que la personne delaissée de Dieu se rend pareille à celluy avecq lequel elle est joincte; car, puis que ceulx qui adherent à Dieu ont son esperit avec eulx, aussi sont ceulx qui adherent à son contraire; et n'est rien si bestial que la personne destituée de l'esperit de Dieu. - Quoy que ait faict ceste pauvre dame, dist Ennasuitte, si ne sçaurois-je louer ceulx qui se vantent de leur prison. - J'ay opinion, dist Longarine, que la peyne n'est moindre à ung homme de celler sa bonne fortune, que de la pourchasser, car il n'y a veneur qui ne prenne plaisir à corner sa prise, ny amoureulx, d'avoir la gloire de sa victoire. - Voilà une opinion, dist Simontault, que, devant tous les inquisiteurs de la Foy, je soutiendray hereticque, car il y a plus d'hommes secretz que de femmes; et sçay bien que l'on en trouveroit qui aymeroient mieulx n'en avoir bonne chere, que s'il falloit que creature du monde l'entendist. Et, par ce, a l'Eglise, comme bonne mere, ordonné les prestres confesseurs et non pas les femmes, parce qu'elles ne peuvent rien celer. - Ce n'est pas pour ceste occasion, dist Oisille, mais c'est parce que les femmes sont tant ennemyes du vice, qu'elles ne donneroient pas si facillement absolution que les hommes, et seroient trop austeres en leurs penitences. - Si elles l'estoient autant, dist Dagoucin, qu'elles
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sont en leurs responces, elles feroient desesperer plus de pecheurs qu'elles n'en attireroient à salut; parquoy l'Eglise, en toute sorte, y a bien pourveu. Mais si ne veulx-je pas, pour cela, excuser les gentilz hommes qui se vanterent ainsy de leur prison, car jamais homme n'eut honneur à dire mal des femmes. - Puis que le faict estoit commun, dist Hircan, il me semble qu'ilz faisoient bien de se consoler les ungs aux aultres. - Mais, dist Geburon, ilz ne le devoient jamais confesser pour leur honneur mesme. Car les livres de la Table Ronde nous apprennent que ce n'est poinct honneur à ung bon chevalier d'en abatre ung qui ne vault rien. - Je m'esbahys, dist Longarine, que ceste pauvre femme ne moroit de honte devant ses prisonniers. - Celles qui l'ont perdue, dist Oisille, à grand peyne la peuvent-elles jamais reprendre, sinon celle que fort amour a faict oblier. De telles en ay-je veu beaucoup revenir. - Je croy, dist Hircan, que vous en avez veu revenir celles qui y sont allées, car forte amour qui est en une femme, est malaisée à trouver. - Je ne suis pas de vostre opinion, dist Longarine, car je croy qu'il y en a qui ont aymé jusques à la mort. - J'ay tant d'envye d'oyr ceste nouvelle, dist Hircan, que je vous donne ma voix pour congnoistre aux femmes l'amour que je n'ay jamais estimé y estre. - Or, mays que vous l'oyez, dist Longarine, vous le croyrez, et qu'il n'est nulle plus forte passion
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que celle d'amour. Mais, tout ainsy qu'elle faict entreprendre choses quasi impossibles, pour acquerir quelque contentement en ceste vie, aussy mene-elle, plus que autre passion, à desespoir celluy ou celle qui pert l'esperance de son desir, comme vous verrez par ceste histoire."
 
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Cinquantiesme nouvelle
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Messire Jean Pierre poursuyvit longuement en vain une sienne voysine, de laquelle il estoit fort feru. Et, pour en divertir sa fantaysie, s'esloingna quelques jours de sa veue: qui luy causa une melencolye si grande, que les medecins lui ordonnerent la saignée. La dame, qui sçavoit d'ond procedoit son mal, cuydant sauver sa vie, advança sa mort, luy accordant ce que tousjours luy avoit refusé; puis, considerant qu'elle estoit cause de la perte d'un si perfait amy, par un coup d'espée, se feit compaigne de sa fortune.
 
En la ville de Cremonne, n'y a pas longtemps qu'il y avoit ung gentil homme nommé messire Jehan Pietre, lequel avoit aymé longuement une dame qui demoroit près de sa maison; mais, pour pourchatz qu'il sceut faire, ne povoit avoir d'elle la responce qu'il desiroit, combien qu'elle l'aymoit de tout son cueur. Dont le pauvre gentil homme fut si ennuyé et fasché, qu'il se retira en son logis deliberé de ne poursuyvre
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plus en vain le bien dont la poursuicte consumoit sa vie. Et, pour en cuyder divertir sa fantaisie, fut quelques jours sans la veoir; dont il tumba en telle tristesse, que l'on mescongnoissoit son visaige. Ses parens feirent venir les medecins, qui, voyans que le visaige luy devenoit jaulne, estimerent que c'estoit une oppilation de foye, et luy ordonnerent la seignée. Ceste dame, qui avoit tant faict la rigoureuse, sçachant très bien que la malladie ne luy venoit que par son refuz, envoia devers luy une vielle en qui elle se fyoit, et luy manda que, puis qu'elle congnoissoit que son amour estoit veritable et non faincte, elle estoit deliberée de tout luy accorder ce que si long temps luy avoit refusé. Elle avoit trouvé moien de saillir de son logis en ung lieu où privement il la povoit veoir. Le gentil homme, qui au matin avoit esté seigné au bras, se trouva par ceste parolle mieulx guery qu'il ne faisoit par medecine ne seignée qu'il sceut prendre: luy manda qu'il n'y auroit poinct de faulte qu'il ne se trouvast à l'heure qu'elle luy mandoit; et qu'elle avoit faict ung miracle evident, car, par une seulle parolle, elle avoit guery ung homme d'une malladye où tous les medecins ne povoient trouver remede. Le soir venu qu'il avoit tant desiré, s'en alla le gentil homme au lieu qui luy avoit esté ordonné,
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avecq ung si extresme contentement qu'il falloit que bien tost il print fin, ne povant augmenter. Et ne demeura gueres, après qu'il fut arrivé, que celle qu'il aymoit plus que son ame le vint trouver. Il ne s'amusa pas à luy faire grande harangue, car le feu qui le brusloit le faisoit hastivement pourchasser ce que à peyne povoit-il croire avoir en sa puissance. Et, plus yvre d'amour et de plaisir qu'il ne luy estoit besoing, cuydant sercher par un cousté le remede de sa vie, se donnoit par ung aultre l'advancement de sa mort; car, ayant pour s'amye mys en obly soy-mesmes, ne s'apperceut pas de son bras qui se desbanda, et la playe nouvelle, qui se vint à ouvrir, rendit tant de sang, que le pauvre gentil homme en estoit tout baigné. Mais, estimant que sa lasseté venoit à cause de ses excès, s'en cuyda retourner à son logis. Lors, amour, qui les avoit trop unys ensemble, feit en sorte que, en departant d'avecq s'amye, son ame departyt de son corps; et, pour la grande effusion de sang, tumba tout mort aux piedz de sa dame, qui demoura si hors d'elle-mesmes par son estonnement, en considerant la perte qu'elle avoit faicte d'un si parfaict amy, de la mort duquel elle estoit la seulle cause. Regardant d'aultre costé, avecq le regret et la honte en quoy elle demoroit, si on trouvoit ce corps mort en sa maison, afin de faire ignorer la chose, elle et une chamberiere en qui
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elle se fioit, porterent le corps mort dedans la rue, où elle ne le voulut laisser seul, mais, en prenant l'espée du trepassé, se voulut joindre à sa fortune, et, en punissant son cueur, cause de tout le mal, la passa tout au travers, et tomba son corps mort sur celluy de son amy. Le pere et la mere de ceste fille, en sortans au matin de leur maison, trouverent ce piteulx spectacle; et, après en avoir faict tel deuil que le cas meritoit, les enterrerent tous deux ensemble.
 
"Ainsy voyt-on, mes dames, que une extremité d'amour ameine ung autre malheur. - Voylà qui me plaist bien, dist Symontault, quant l'amour est si egalle, que, luy morant, l'autre ne vouloit plus vivre. Et si Dieu m'eust faict la grace d'en trouver une telle, je croy que jamais n'eust aymé plus parfaictement. - Si ay-je ceste opinion, dist Parlamente, qu'amour ne vous a pas tant aveuglé, que vous n'eussiez mieulx lyé vostre bras qu'il ne feit; car le temps est passé que les hommes oblient leurs vies pour les dames. - Mais il n'est pas passé, dist Simontault, que les dames oblient la vie de leurs serviteurs pour leurs plaisirs. - Je croy, dist Ennasuitte, qu'il n'y a femme au monde qui prenne plaisir à la mort d'un homme, encores qu'il fust son ennemy. Toutesfois, si les hommes se veulent tuer eulx-mesmes, les dames ne les en peuvent pas garder. -
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Si est-ce, dist Saffredent, que celle qui refuse son pain au pauvre mourant de faim, est estimée le meurtrier. - Si vos requestes, dist Oisille, estoient si raisonnables que celles du pauvre demandant sa necessité, les dames seroient trop cruelles de vous refuser; mais, Dieu mercy! ceste maladie ne tue que ceulx qui doyvent morir dans l'année. - Je ne treuve poinct, Madame, dist Saffredent, qu'il soit une plus grande necessité que celle qui faict oblier toutes les aultres; car, quant l'amour est forte, on ne congnoist autre pain ne aultre viande que le regard et la parolle de celle que l'on ayme. - Qui vous laisseroit jeusner, dist Oisille, sans vous bailler aultre viande, on vous feroit bien changer de propos? - Je vous confesse, dist-il, que le corps pourroit defaillir, mais le cueur et la volunté non. - Doncques, dist Parlamente, Dieu vous a faict grand grace de vous faire addresser en lieu où avez si peu de contentement, qu'il vous fault reconforter à boire et à manger, dont il me semble que vous vous acquitez si bien, que vous devez louer Dieu d'une si doulce cruaulté. - Je suis tant nourry au torment, dist-il, que je commence à me louer des maulx dont les autres se plaingnent! - Peut-estre que c'est, dist Longarine, que nostre plaincte vous recule de la compaignie où vostre contentement vous faict estre le bien venu; car il n'est rien si fascheux, que ung amoureux importun. - Mectez, dist Simontault, que une dame cruelle! -
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J'entendz bien, dist Oisille, que, si nous voulons entendre la fin des raisons de Symontault, veu que le cas luy touche, nous pourrions trouver complies au lieu de vespres; parquoy, allons-nous en louer Dieu, dont ceste Journée est passée sans plus grand debat." Elle commencea la premiere à se lever, et tous les aultres la suyvirent. Mais Simontault et Longarine ne cesserent de debatre leur querelle si doulcement, que, sans tirer espée, Simontault gaingna, monstrant que la passion la plus forte estoit la necessité la plus grande. Et, sur ce mot, entrerent en l'eglise, où les moynes les attendoient. Vespres oyes, s'en allerent soupper autant de parolles que de viandes, car leurs questions durerent tant qu'ilz furent à table, et du soir jusques ad ce que Oisille leur dist qu'ilz pouvoient bien aller reposer leurs esperitz, et que les cinq Journées estoient accomplies de si belles histoires, qu'elle avoit grand paour que la sixiesme ne fut pareille; car il n'estoit possible, encores qu'on les voulut inventer, de dire de meilleurs comptes que veritablement ilz en avoient racomptez en leur compaignye. Mais Geburon luy dist que, tant que le monde dureroit, il se feroit cas dignes de memoire. "Car la malice des hommes mauvais est toujours telle qu'elle a esté, comme la bonté des bons. Tant que malice et bonté regneront sur la terre, ilz la rempliront tousjours de nouveaulx actes, combien qu'il est escript qu'il n'y a rien nouveau soubz le soleil. Mais, à nous, qui n'avons esté appellez au conseil privé de Dieu, ignorans les premieres causes, trouvons toutes choses
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nouvelles tant plus admirables, que moins nous les vouldrions ou pourrions faire: parquoy n'ayez poinct de paour que les Journées qui viendront ne suyvent bien celles qui sont passées, et pensez de vostre part de bien faire vostre debvoir." Oisille dist qu'elle se rendoit à Dieu, au nom duquel elle leur donnoit le bonsoir. Ainsy se retira toute la compaignye, mectant fin à la cinquiesme Journée.
 
Fin de la cinquiesme journée.