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Quarante cinquiesme nouvelle
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A la requeste de sa femme, un tapissier bailla les Innocens à sa chambriere, de laquelle il estoit amoureux, mais ce fut de telle façon, qu'il luy donnoit ce qui appartenoit à sa femme seule, qui estoit si simple, qu'elle ne put jamais croire que son mary luy tinst un tel tort, combien qu'elle en fut assez avertye par une sienne voysine.
 
En la ville de Tours y avoit ung homme de fort subtil et bon esperit, lequel estoit tapissier de feu Monsieur d'Orléans, filz du Roy Françoys premier. Et, combien que ce tapissier par fortune de maladie, fut devenu sourd, si n'avoit-il diminué son entendement, car il n'y avoit poinct de plus subtil de son mestier, et aux autres choses: vous verrez comment il s'en sçavoit ayder. Il avoit espousé une honneste et femme de bien, avecq laquelle il vivoit en grande paix et repos. Il craingnoit
En la ville de Tours y avoit ung homme de fort subtil et bon esperit, lequel estoit tapissier de feu Monsieur d'Orléans, filz du Roy Françoys premier. Et, combien que ce tapissier par fortune de maladie, fut devenu sourd, si n'avoit-il diminué son entendement, car il n'y avoit poinct de plus subtil de son mestier, et aux autres choses: vous verrez comment il s'en sçavoit ayder. Il avoit espousé une honneste et femme de bien, avecq laquelle il vivoit en grande paix et repos. Il craingnoit fort à luy desplaire; elle, aussi ne chercheoit que à luy obeir en toutes choses. Mais, avecq la bonne amitié qu'il luy portoit, estoit si charitable, que souvent il donnoit à ses voisines ce qui appartenoit à sa femme, combien que ce fut le plus secretement qu'il povoit. Ilz avoient en leur maison une chamberiere fort en bon poinct, de laquelle ce tapissier devint amoureux. Toutesfois, craingnant que sa femme ne le sceut, faisoit semblant souvent de la tanser et reprendre, disant que c'estoit la plus paresseuse garse que jamais il avoit veue, et qu'il ne s'en esbahissoit pas, veu que sa maistresse jamais ne la battoit. Et, ung jour qu'ilz parloient de donner les Innocens, le tapissier dist à sa femme: "Ce seroit belle aulmosne de les donner à ceste paresseuse garse que vous avez, mais il ne fauldroit pas que ce fust de vostre main, car elle est trop foible et vostre cueur trop piteux; si est ce que, si je y voulois emploier la myenne, nous serions mieulx serviz d'elle que nous ne sommes." La pauvre femme, qui n'y pensoit en nul mal, le pria d'en vouloir faire l'execution, confessant qu'elle n'avoit le cueur ne la force pour la battre. Le mary, qui accepta voluntiers ceste commission, faisant le rigoreux bourreau, feit achepter des verges des plus fines qu'il peut trouver; et, pour monstrer le grand desir qu'il avoit de ne l'espargner poinct, les feit tramper dedans de la saulmure, en sorte que sa pauvre femme eut plus de pitié de sa chamberiere, que de doubte de son mary. Le jour des Innocens venu, le tapissier se leva de bon matin, et s'en alla en la chambre haulte, où la chamberiere estoit toute seulle; et là, luy bailla les Innocens d'autre façon qu'il n'avoit dict à sa femme. La chamberiere se print fort à pleurer, mais rien ne luy vallut. Toutesfois, de paour que sa femme y survint, commencea à frapper des verges qu'il tenoit sur le bois du lict, tant que les escorchea et rompit; et ainsy rompues les raporta à sa femme, luy disant: "M'amye, je croy qu'il souviendra des Innocens à vostre chamberiere." Après que le tapissier fut allé hors de la maison, la pauvre chamberiere se vint gecter à deux genoulx devant sa maistresse, luy disant que son mary luy avoit faict le plus grand tort que jamais on feit à chamberiere. Mais la maistresse, cuydant que ce fust à cause des verges qu'elle pensoit luy avoir esté données, ne la laisa pas achever son propos, mais luy dist: "Nostre mary a bien faict, car il y a plus d'un mois que je suis après luy, pour l'en prier; et, si vous avez eu du mal, j'en suis bien ayse, ne vous en prenez que à moy, et encores n'en a-il pas tant faict qu'il devoit." La chamberiere, voiant que sa maistresse approuvoit ung tel cas, pensa que ce n'estoit pas ung si grand peché qu'elle cuydoit, veu que celle que l'on estimoit tant femme de bien en estoit l'occasion; et n'en osa plus parler depuis. Mais le maistre, voiant que sa femme estoit aussi contante d'estre trompée que luy de la tromper, delibera de la contanter souvent, et gaingna si bien ceste chamberiere qu'elle ne pleuroit plus pour avoir les Innocents. Il continua ceste vie longuement, sans que sa femme s'en apperceut, tant que les grandes neiges vindrent; et tout ainsy que le tapissier avoit donné les Innocents sur l'herbe en son jardin, il luy en vouloit autant donner sur la neige; et ung matin, avant que personne fut esveillé en sa maison, la mena toute en chemise faire le crucifix sur la neige, et, en se jouant tous deux à se bailler de la neige l'un l'aultre, n'oblierent le jeu des Innocents. Ce que advisa une de leurs voisines, qui s'estoit mise à la fenestre qui regardoit tout droict sur le jardin, pour veoir quel temps il faisoit; et, voiant ceste villenye, fut si courroucée qu'elle se delibera de le dire à sa bonne commere, afin qu'elle ne se laissast plus tromper d'un si mauvais mary, ny servir d'une si meschante garse. Le tapissier, après avoir faict ses beaulx tours, regarda à l'entour de luy si personne ne le povoit veoir; et advisa sa voisine à sa fenestre, dont il fut fort marry. Mais, luy, qui sçavoit donner couleur à toute tapisserie, pensa si bien colorer ce faict, que sa commere seroit aussi bien trompée que sa femme. Et, si tost qu'il fut recouché, feit lever sa femme du lict toute en chemise, et la mena au jardin comme il avoit mené sa chamberiere; et se joua long temps avecq elle de la neige, comme il avoit faict avecq l'autre, et puis luy bailla les Innocens tout ainsy qu'il avoit faict à sa chamberiere; et après s'en allerent tous deux coucher. Quant ceste bonne femme alla à la messe, sa voisine et bonne amye ne faillyt de s'y trouver; et, du grand zele qu'elle avoit, luy pria, sans luy en vouloir dire davantaige, qu'elle voulsist chasser sa chamberiere, et que c'estoit une très mauvaise et dangeureuse garse. Ce qu'elle ne voulut faire sans sçavoir pourquoy sa voisine l'avoit en si mauvaise estime; qui, à la fin, luy compta comme elle l'avoit veue au matin en son jardin avecq son mary. La bonne femme se print à rire bien fort, en luy disant: "Hélas, ma commere, m'amye, c'estoit moy! - Comment, ma commere? Elle estoit toute en chemise, au matin, environ les cinq heures." La bonne femme luy respondit: "Par ma foy, ma commere, c'estoit moy." L'autre continuant son propos: "Ilz se bailloient de la neige l'un à l'autre, puis aux tetins, puis en autre lieu, aussy privement qu'il estoit possible." La bonne femme luy dist: "Hé! hé! ma commere, c'estoit moy. - Voire, ma commere, ce dist l'aultre, mais je les ay veu après, sur la neige, faire telle chose qui me semble n'estre belle ne honneste. - Ma commere, dist la bonne femme, je le vous ay dict et le vous diz encores que c'estoit moy et non aultre, qui ay faict tout cela que vous me dictes; mais mon bon mary et moy nous jouons ainsy privement. Je vous prie, ne vous en scandalisez poinct, car vous sçavez que nous debvons complaire à noz mariz." Ainsy s'en alla la bonne commere, plus desirante d'avoir ung tel mary qu'elle n'estoit à venir demander celluy de bonne commere. Et, quand le tapissier fut retourné à sa femme, luy feit tout au long le compte de sa commere: "Or regardez, m'amye, ce respondit le tapissier, si vous n'estiez femme de bien et de bon entendement, longtemps a que nous fussions separez l'un de l'autre; mais j'espere que Dieu nous conservera en nostre bonne amityé, à sa gloire et à nostre bon contentement. - Amen, mon amy, dist la bonne femme; j'espere que de mon costé vous n'y trouverez jamais faulte."
==[[Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome III.djvu/76]]==
fort à luy desplaire; elle, aussi ne chercheoit que à luy obeir en toutes choses. Mais, avecq la bonne amitié qu'il luy portoit, estoit si charitable, que souvent il donnoit à ses voisines ce qui appartenoit à sa femme, combien que ce fut le plus secretement qu'il povoit. Ilz avoient en leur maison une chamberiere fort en bon poinct, de laquelle ce tapissier devint amoureux. Toutesfois, craingnant que sa femme ne le sceut, faisoit semblant souvent de la tanser et reprendre, disant que c'estoit la plus paresseuse garse que jamais il avoit veue, et qu'il ne s'en esbahissoit pas, veu que sa maistresse jamais ne la battoit. Et, ung jour qu'ilz parloient de donner les Innocens, le tapissier dist à sa femme: "Ce seroit belle aulmosne de les donner à ceste paresseuse garse que vous avez, mais il ne fauldroit pas que ce fust de vostre main, car elle est trop foible et vostre cueur trop piteux; si est ce que, si je y voulois emploier la myenne, nous serions mieulx serviz d'elle que nous ne sommes." La pauvre femme, qui n'y pensoit en nul mal, le pria d'en vouloir faire l'execution, confessant qu'elle n'avoit le cueur ne la force pour la battre. Le mary, qui accepta voluntiers ceste commission, faisant le rigoreux bourreau, feit achepter des verges des plus fines qu'il peut trouver; et, pour monstrer le grand desir qu'il avoit de ne
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l'espargner poinct, les feit tramper dedans de la saulmure, en sorte que sa pauvre femme eut plus de pitié de sa chamberiere, que de doubte de son mary. Le jour des Innocens venu, le tapissier se leva de bon matin, et s'en alla en la chambre haulte, où la chamberiere estoit toute seulle; et là, luy bailla les Innocens d'autre façon qu'il n'avoit dict à sa femme. La chamberiere se print fort à pleurer, mais rien ne luy vallut. Toutesfois, de paour que sa femme y survint, commencea à frapper des verges qu'il tenoit sur le bois du lict, tant que les escorchea et rompit; et ainsy rompues les raporta à sa femme, luy disant: "M'amye, je croy qu'il souviendra des Innocens à vostre chamberiere." Après que le tapissier fut allé hors de la maison, la pauvre chamberiere se vint gecter à deux genoulx devant sa maistresse, luy disant que son mary luy avoit faict le plus grand tort que jamais on feit à chamberiere. Mais la maistresse, cuydant que ce fust à cause des verges qu'elle pensoit luy avoir esté données, ne la laisa pas achever son propos, mais luy dist: "Nostre mary a bien faict, car il y a plus d'un mois que je suis après luy, pour l'en prier; et, si vous avez eu du mal, j'en suis bien ayse, ne vous en prenez que à moy, et encores n'en a-il pas tant faict qu'il devoit." La chamberiere, voiant que sa maistresse approuvoit
==[[Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome III.djvu/78]]==
ung tel cas, pensa que ce n'estoit pas ung si grand peché qu'elle cuydoit, veu que celle que l'on estimoit tant femme de bien en estoit l'occasion; et n'en osa plus parler depuis. Mais le maistre, voiant que sa femme estoit aussi contante d'estre trompée que luy de la tromper, delibera de la contanter souvent, et gaingna si bien ceste chamberiere qu'elle ne pleuroit plus pour avoir les Innocents. Il continua ceste vie longuement, sans que sa femme s'en apperceut, tant que les grandes neiges vindrent; et tout ainsy que le tapissier avoit donné les Innocents sur l'herbe en son jardin, il luy en vouloit autant donner sur la neige; et ung matin, avant que personne fut esveillé en sa maison, la mena toute en chemise faire le crucifix sur la neige, et, en se jouant tous deux à se bailler de la neige l'un l'aultre, n'oblierent le jeu des Innocents. Ce que advisa une de leurs voisines, qui s'estoit mise à la fenestre qui regardoit tout droict sur le jardin, pour veoir quel temps il faisoit; et, voiant ceste villenye, fut si courroucée qu'elle se delibera de le dire à sa bonne commere, afin qu'elle ne se laissast plus tromper d'un si mauvais mary, ny servir d'une si meschante garse. Le tapissier, après avoir faict ses beaulx tours, regarda à l'entour de luy si personne ne le povoit veoir; et advisa sa voisine à sa fenestre, dont il fut
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fort marry. Mais, luy, qui sçavoit donner couleur à toute tapisserie, pensa si bien colorer ce faict, que sa commere seroit aussi bien trompée que sa femme. Et, si tost qu'il fut recouché, feit lever sa femme du lict toute en chemise, et la mena au jardin comme il avoit mené sa chamberiere; et se joua long temps avecq elle de la neige, comme il avoit faict avecq l'autre, et puis luy bailla les Innocens tout ainsy qu'il avoit faict à sa chamberiere; et après s'en allerent tous deux coucher. Quant ceste bonne femme alla à la messe, sa voisine et bonne amye ne faillyt de s'y trouver; et, du grand zele qu'elle avoit, luy pria, sans luy en vouloir dire davantaige, qu'elle voulsist chasser sa chamberiere, et que c'estoit une très mauvaise et dangeureuse garse. Ce qu'elle ne voulut faire sans sçavoir pourquoy sa voisine l'avoit en si mauvaise estime; qui, à la fin, luy compta comme elle l'avoit veue au matin en son jardin avecq son mary. La bonne femme se print à rire bien fort, en luy disant: "Hélas, ma commere, m'amye, c'estoit moy! - Comment, ma commere? Elle estoit toute en chemise, au matin, environ les cinq heures." La bonne femme luy respondit: "Par ma foy, ma commere, c'estoit moy." L'autre continuant son propos: "Ilz se bailloient de la neige l'un à l'autre, puis aux tetins,
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puis en autre lieu, aussy privement qu'il estoit possible." La bonne femme luy dist: "Hé! hé! ma commere, c'estoit moy. - Voire, ma commere, ce dist l'aultre, mais je les ay veu après, sur la neige, faire telle chose qui me semble n'estre belle ne honneste. - Ma commere, dist la bonne femme, je le vous ay dict et le vous diz encores que c'estoit moy et non aultre, qui ay faict tout cela que vous me dictes; mais mon bon mary et moy nous jouons ainsy privement. Je vous prie, ne vous en scandalisez poinct, car vous sçavez que nous debvons complaire à noz mariz." Ainsy s'en alla la bonne commere, plus desirante d'avoir ung tel mary qu'elle n'estoit à venir demander celluy de bonne commere. Et, quand le tapissier fut retourné à sa femme, luy feit tout au long le compte de sa commere: "Or regardez, m'amye, ce respondit le tapissier, si vous n'estiez femme de bien et de bon entendement, longtemps a que nous fussions separez l'un de l'autre; mais j'espere que Dieu nous conservera en nostre bonne amityé, à sa gloire et à nostre bon contentement. - Amen, mon amy, dist la bonne femme; j'espere que de mon costé vous n'y trouverez jamais faulte."
==[[Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome III.djvu/81]]==
 
"Il seroit bien incredule, mes dames, celluy qui, après avoir veu une telle et veritable histoire, ne jugeroit que en vous il y ait une telle malice que aux hommes; combien que, sans faire tort à nul, pour bien louer à la vérité l'homme et la femme, l'on ne peult faillir de dire que le meilleur n'en vault rien. - Cest homme-là, dit Parlamente, estoit merveilleusement mauvays, car, d'un costé, il trompoit sa chamberiere, et, de l'autre, sa femme. - Vous n'avez doncques pas bien entendu le compte, dist Hircan, pour ce qu'il est dict qu'il les contanta toutes deux en une matinée; que je trouve ung grand acte de vertu, tant au corps que à l'esperit, de sçavoir dire et faire chose qui rend deux contraires contens. - Et cela est doublement mauvais, dist Parlamente, de satisfaire à la simplesse de l'une par sa mensonge, et à la malice de l'autre par son vice. Mais j'entendz que ces pechez là mis devant telz juges, qu'ilz vous seront tousjours pardonnez. - Si vous asseuray-je, dist Hircan, que je ne feray jamais si grande ne si difficille entreprinse, car, mais que je vous rende contente, je n'auray pas mal employé ma journée. - Si l'amour reciprocque, dist Parlamente, ne contente le cueur, tout aultre chose ne le peult contenter. - De vray, dist Simontault, je croy qu'il n'y a au monde nulle plus grande peyne que d'aymer et n'estre poinct aymé. - Il fauldroit, pour estre aymé, dist Parlamente,
==[[Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome III.djvu/82]]==
s'addresser aux lieux qui ayment. Mais bien souvent celles qui sont les bien aymées et ne veulent aymer, sont les plus aymées, et ceulx qui sont le moins aymez, ayment plus fort. - Vous me faictes souvenir, dist Oisille, d'un compte que je n'avois pas deliberé de mectre au rang des bons. - Je vous prye, dist Simontault, que vous nous le dictes. - Et je le feray voluntiers," dist Oisille.
 
 
Quarante sixiesme nouvelle
==[[Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome III.djvu/83]]==
 
De Valé, Cordelier, convyé pour disner en la maison du juge des exempts d'Angoulesme, advisa que sa femme, dont il estoit amoureux, montoit toute seule en son grainier, où, la cuydant surprendre, ala après, mais elle luy donna ung si grand coup de pié par le ventre, qu'il trebuscha du haut en bas et s'enfuyt hors la ville chez une damoiselle, qui aymoit si fort les gens de son ordre, que, par trop sotement croire plus de bien en eulx qu'il n'y en a, luy commeit la correction de sa fille, qu'il print par force, en lieu de la chastyer du peché de paresse, comme il avoit promis à sa mere.
 
En la ville d'Angoulesme où se tenoit souvent le conte Charles, pere du Roy François, y avoit ung Cordelier, nommé De Valé, estimé homme sçavant et grand prescheur, en sorte que ung advent il prescha en la ville devant le Conte: dont il acquist si grand bruict, que ceulx qui le congnoissoient le convyoient à grand requeste à disner en leur maison. Et entre aultres ung, qui estoit juge
En la ville d'Angoulesme où se tenoit souvent le conte Charles, pere du Roy François, y avoit ung Cordelier, nommé De Valé, estimé homme sçavant et grand prescheur, en sorte que ung advent il prescha en la ville devant le Conte: dont il acquist si grand bruict, que ceulx qui le congnoissoient le convyoient à grand requeste à disner en leur maison. Et entre aultres ung, qui estoit juge des exemptz de la conté, lequel avoit espousé une belle et honneste femme, dont le Cordelier fut tant amoureux qu'il en moroit, mais il n'avoit la hardiesse de luy dire: dont elle qui s'en apperceut se mocquoit très fort. Après qu'il eut faict plusieurs contenances de sa folle intention, l'advisa ung jour qu'elle montoit en son grenier, toute seulle, et, suydant la surprendre, monta après elle; mais, quant elle ouyt le bruict, elle se retourna et demanda où il alloit: "Je m'en vois, dist-il, après vous, pour vous dire quelque chose de secret. - N'y venez poinct, beau pere, dist la jugesse, car je ne veulx poinct parler à telles gens que vous en secret, et, si vous montez plus avant en ce degré, vous vous en repentirez." Luy, qui la voyoit seulle, ne tint compte de ses parolles, mais se haste de monter. Elle, qui estoit de bon esperit, le voyant au hault du degré, luy donna ung coup de pied par le ventre et, en luy disant: "Devallez, devallez, monsieur!" le gecta du hault en bas; dont le pauvre beau pere fut si honteulx, qu'il oblia le mal qu'il s'estoit faict à cheoir, et s'enfouyt le plus tost qu'il peut hors de la ville, car il pensoit bien qu'elle ne le celeroit pas à son mary. Ce qu'elle ne feit, ne au Conte ne à la Contesse; par quoy le Cordelier ne se osa plus trouver devant eulx. Et, pour parfaire sa malice, s'en alla chez une damoiselle qui aymoit les Cordeliers sur toutes gens; et, après avoir presché ung sermon ou deux devant elle, advisa sa fille qui estoit fort belle; et, pour ce qu'elle ne se levoit poinct au matin pour venir au sermon, la tansoit souvent devant sa mere, qui lui disoit: "Mon pere, pleust à Dieu qu'elle eust ung peu tasté des disciplines que entre vous religieux prenez!" Le beau pere luy jura que, si elle estoit plus si paresseuse, qu'il luy en bailleroit: dont la mere le pria bien fort. Au bout d'un jour ou de deux, le beau pere entra dans la chambre de la damoiselle, et, ne voiant poinct sa fille, lui demanda où elle estoit. La damoiselle luy dist: "Elle vous crainct si peu que je croy qu'elle est encores au lict. - Sans faulte, dist le Cordelier, c'est une tres mauvaise coustume à jeunes filles d'estre paresseuses. Peu de gens font compte du peché de paresse, mais quant à moy, je l'estime ung des plus dangereux qui soit, tant pour le corps que pour l'ame: parquoy, vous l'en debvez bien chastier, et, si vous m'en donnez la charge, je la garderois bien d'estre au lict à l'heure qu'il fault prier Dieu." La pauvre damoiselle, croyant qu'il fust homme de bien, le pria de la vouloir corriger; ce qu'il feit incontinant, et, en montant en hault par ung petit degré de bois, trouva la fille toute seulle dedans le lict, qui dormoit bien fort; et, toute endormye, la print par force. La pauvre fille, en s'esveillant, ne sçavoit si c'estoit homme ou diable; et se mit à crier, tant qu'il luy fust possible, appellant sa mere à l'ayde; laquelle, au bout du degré, cryoit au Cordelier: "N'en ayez poinct de pitié, monsieur, donnez-luy encores et chastiez ceste mauvaise garse." Et, quant le Cordelier eut parachevé sa mauvaise volunté, descendit où estoit la damoiselle et luy dit avecq ung visaige tout enflambé: "Je croy, ma damoiselle, qu'il souviendra à vostre fille de ma discipline." La mere, après l'avoir remercié bien fort, monta en la chambre où estoit sa fille, qui menoit ung tel deuil que debvoit faire une femme de bien à qui ung tel crime estoit advenu. Et, quant elle sceut la verité, feit chercher le Cordelier partout, mais il estoit desja bien loing; et oncques puis ne fut trouvé au royaulme de France.
==[[Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome III.djvu/84]]==
des exemptz de la conté, lequel avoit espousé une belle et honneste femme, dont le Cordelier fut tant amoureux qu'il en moroit, mais il n'avoit la hardiesse de luy dire: dont elle qui s'en apperceut se mocquoit très fort. Après qu'il eut faict plusieurs contenances de sa folle intention, l'advisa ung jour qu'elle montoit en son grenier, toute seulle, et, suydant la surprendre, monta après elle; mais, quant elle ouyt le bruict, elle se retourna et demanda où il alloit: "Je m'en vois, dist-il, après vous, pour vous dire quelque chose de secret. - N'y venez poinct, beau pere, dist la jugesse, car je ne veulx poinct parler à telles gens que vous en secret, et, si vous montez plus avant en ce degré, vous vous en repentirez." Luy, qui la voyoit seulle, ne tint compte de ses parolles, mais se haste de monter. Elle, qui estoit de bon esperit, le voyant au hault du degré, luy donna ung coup de pied par le ventre et, en luy disant: "Devallez, devallez, monsieur!" le gecta du hault en bas; dont le pauvre beau pere fut si honteulx, qu'il oblia le mal qu'il s'estoit faict à cheoir, et s'enfouyt le plus tost qu'il peut hors de la ville, car il pensoit bien qu'elle ne le celeroit pas à son mary. Ce qu'elle ne feit, ne au Conte ne à la Contesse; par quoy le Cordelier ne se osa plus trouver devant eulx.
==[[Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome III.djvu/85]]==
Et, pour parfaire sa malice, s'en alla chez une damoiselle qui aymoit les Cordeliers sur toutes gens; et, après avoir presché ung sermon ou deux devant elle, advisa sa fille qui estoit fort belle; et, pour ce qu'elle ne se levoit poinct au matin pour venir au sermon, la tansoit souvent devant sa mere, qui lui disoit: "Mon pere, pleust à Dieu qu'elle eust ung peu tasté des disciplines que entre vous religieux prenez!" Le beau pere luy jura que, si elle estoit plus si paresseuse, qu'il luy en bailleroit: dont la mere le pria bien fort. Au bout d'un jour ou de deux, le beau pere entra dans la chambre de la damoiselle, et, ne voiant poinct sa fille, lui demanda où elle estoit. La damoiselle luy dist: "Elle vous crainct si peu que je croy qu'elle est encores au lict. - Sans faulte, dist le Cordelier, c'est une tres mauvaise coustume à jeunes filles d'estre paresseuses. Peu de gens font compte du peché de paresse, mais quant à moy, je l'estime ung des plus dangereux qui soit, tant pour le corps que pour l'ame: parquoy, vous l'en debvez bien chastier, et, si vous m'en donnez la charge, je la garderois bien d'estre au lict à l'heure qu'il fault prier Dieu." La pauvre damoiselle, croyant qu'il fust homme de bien, le pria de la vouloir corriger; ce qu'il feit incontinant, et, en montant en hault par ung petit degré de bois, trouva la fille toute seulle dedans le lict, qui dormoit
==[[Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome III.djvu/86]]==
bien fort; et, toute endormye, la print par force. La pauvre fille, en s'esveillant, ne sçavoit si c'estoit homme ou diable; et se mit à crier, tant qu'il luy fust possible, appellant sa mere à l'ayde; laquelle, au bout du degré, cryoit au Cordelier: "N'en ayez poinct de pitié, monsieur, donnez-luy encores et chastiez ceste mauvaise garse." Et, quant le Cordelier eut parachevé sa mauvaise volunté, descendit où estoit la damoiselle et luy dit avecq ung visaige tout enflambé: "Je croy, ma damoiselle, qu'il souviendra à vostre fille de ma discipline." La mere, après l'avoir remercié bien fort, monta en la chambre où estoit sa fille, qui menoit ung tel deuil que debvoit faire une femme de bien à qui ung tel crime estoit advenu. Et, quant elle sceut la verité, feit chercher le Cordelier partout, mais il estoit desja bien loing; et oncques puis ne fut trouvé au royaulme de France.
 
"Vous voiez, mes dames, quelle seureté il y a à bailler telles charges à ceulx qui ne sont pour en bien user. La correction des hommes appartient aux hommes et des femmes aux femmes; car les femmes à corriger les hommes seroient aussi piteuses que les hommes-à corriger les femmes seroient cruelz. - Jesus! ma dame, dist Parlamente, que voylà ung vilain et meschant Cordelier! -
==[[Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome III.djvu/87]]==
Mais dictes plustost, dist Hircan, que c'estoit une sotte et folle mere, qui soubz couleur d'ypocrisie, donnoit tant de privaulté à ceux qu'on ne doibt jamais veoir que en l'eglise. - Vrayement, dist Parlamente, je la confesse une des sottes meres qui oncques fut, et, si elle eut esté aussi saige que la jugesse, elle luy eust plustost faict descendre le degré que de monter. Mais que voulez-vous? ce diable demi ange est le plus dangereux de tous; car il se sçait si bien transfigurer en ange de lumiere, que l'on faict conscience de les soupsonner telz qu'ilz sont, et, me semble, la personne qui n'est poinct soupsonneuse doibt estre louée. - Toutesfois, dist Oisille, l'on doibt soupsonner le mal qui est à eviter, principalement ceulx qui ont charge; car il vault mieux soupsonner le mal qui n'est poinct, que de tumber, par sottement croire, en icelluy qui est; et n'ay jamais veu femme trompée pour estre tardive à croire la parolle des hommes, mais oy bien plusieurs, par trop bien promptement adjouster foy à la mensonge; par quoy, je dictz que le mal qui peult advenir ne se peut trop soupsonner, voire ceulx qui ont charge d'hommes, de femmes, de villes et d'Estatz; car, encores quelque bon guet que l'on face, la meschanceté et les trahisons regnent assez, et le pasteur qui n'est vigilant sera tousjours trompé par les finesses du loup. - Si est-ce, dist Dagoucin, que la personne soupsonneuse ne peult entretenir ung parfaict amy; et assez sont separez par ung soupson. - Seullement, si vous en sçavez que'que exemple, dist Oisille, je vous donne ma voix pour la dire. -
==[[Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome III.djvu/88]]==
J'en sçay ung si veritable, dist Dagoucin, que vous prendrez plaisir à l'ouyr. Je vous diray ce que plus facillement rompt une bonne amityé, mes dames: c'est quant la seureté de l'amityé commence à donner lieu au soupson. Car, ainsy que croire en amy est le plus grand honneur que l'on puisse faire, aussy se doubter de luy est le plus grand deshonneur; car, par cela, on l'estime aultre que l'on ne veult qu'il soit, qui est cause de rompre beaucoup de bonnes amityez, et randre les amys ennemys, comme vous verrez par le compte que je vous veulx faire."
 
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Deux gentilz hommes vecurent en si parfaicte amytié, qu'exceptée la femme, n'eurent long temps à departir jusques à ce que celuy qui estoit maryé, sans occasion donnée, print soupson sur son compaignon, lequel, par despit de ce qu'il estoit à tort soupsonné, se separa de son amytié et ne cessa jamais qu'il ne l'eut fait coqu.
 
Auprè
Auprès du pays du Perche y avoit deux gentilz hommes qui, dès le temps de leur enfance, avoient vescu en si grande et parfaicte amityé, que ce n'estoit que un cueur, que une maison, ung lict, une table et une bource. Ilz vesquirent long temps, continuans ceste parfaicte amityé, sans que jamays il y eut entre eulx deux une volunté ou parolle où l'on peut veoir difference de personnes, tant ilz vivoient non seulement comme deux freres, mais comme ung homme tout seul. L'un de deux se maria; toutefois, pour cela, ne laissa-il à continuer sa bonne amityé et tousjours vivre, avecq son bon compaignon, comme il avoit accoustumé; et, quant ilz estoient en quelque logis estroict, ne laissoit à le faire coucher avecq sa femme et luy: il est vray qu'il estoit au milieu. Leurs biens estoient tous en commung, en sorte que, pour le mariage ne cas qui peut advenir, ne sceut empescher ceste parfaicte amityé; mais, au bout de quelque temps, la felicité de ce monde, qui avecq soy porte une mutabilité, ne peut durer en la maison, qui estoit trop heureuse, car le mary oublia la seureté qu'il avoit à son amy, sans nulle occasion de luy et de sa femme, à laquelle il ne le peut dissimuller, et luy en tint quelques fascheux propos; dont elle fut fort estonnée, car il luy avoit commandé de faire, en toutes ses choses, hors mys une, aussi bonne chere à son compaignon comme à luy, et neanmoins luy defendoit parler à luy, si elle n'estoit en grande compaignye. Ce qu'elle feit entendre au compaignon de son mary, lequel ne la creut pas, sçachant très bien qu'il n'avoit pensé de faire chose dont son compaignon deust estre marry; et aussy, qu'il avoit accoustumé de ne celer rien, luy dist ce qu'il avoit entendu, le priant de ne luy en celler la verité, car il ne vouldroit, en cella ne autre chose, luy donner occasion de rompre l'amityé qu'ilz avoient si longuement entretenue. Le gentil homme marié l'asseura qu'il n'y avoit jamais pensé et que ceulx qui avoient faict ce bruict-là avoient meschantement menty. Son compaignon luy dist: "Je sçay bien que la jalousie est une passion aussi importable comme l'amour; et, quant vous auriez ceste oppinion, fusse de moy-mesmes, je ne vous en donne poinct de tort, car vous ne vous en sçauriez garder; mais, d'une chose qui est en vostre puissance aurois-je occasion de me plaindre, c'est que me voulussiez celer vostre malladie, veu que jamais pensée, passion ne opinion que vous avez eue, ne m'a esté cachée. Pareillement de moy, si j'estois amoureux de vostre femme, vous ne me le devriez poinct imputer à meschanceté, car c'est ung feu que je ne tiens pas en ma main pour en faire ce qu'il me plaist; mais, si je le vous cellois et cherchois de faire congnoistre à vostre femme par demonstrance de mon amityé, je serois le plus meschant compaignon qui oncques fut. De ma part, je vous asseure bien que, combien qu'elle soit honneste et femme de bien, c'est la personne que je veis oncques, encores qu'elle ne fust vostre, où ma fantaisie se donneroit aussy peu. Mais, encores qu'il n'y ait poinct d'occasion, je vous requiers que, si en avez le moindre sentiment de soupson qui puisse estre, que vous le me dictes, à celle fin que je y donne tel ordre que nostre amityé qui a tant duré ne se rompe pour une femme. Car, quant je l'aymerois plus que toutes les choses du monde, si ne parlerois-je jamais à elle, pource que je prefere vostre honneur à tout aultre." Son compaignon lui jura, par tous les grands sermens qui luy fut possible, que jamais n'y avoit pensé, et le pria de faire en sa maison comme il avoit accoustumé. L'autre luy respondit: "Je le feray, mais je vous prie que, après cella, si vous avez oppinion de moy et que le me dissimullez ou que le trouvez mauvais, je ne demeureray jamais en vostre compaignye."
=== no match ===
Auprèss du pays du Perche y avoit deux gentilz hommes qui, dès le temps de leur enfance, avoient vescu en si grande et parfaicte amityé, que ce n'estoit que un cueur, que une maison, ung lict, une table et une bource. Ilz vesquirent long temps, continuans ceste parfaicte amityé, sans que jamays il y eut entre eulx deux une volunté ou parolle où l'on peut veoir difference de personnes, tant ilz vivoient non seulement comme deux freres, mais comme ung homme tout seul. L'un de deux se maria; toutefois, pour cela, ne laissa-il à continuer sa bonne amityé et tousjours vivre, avecq son bon compaignon, comme il avoit accoustumé; et, quant ilz estoient en quelque logis estroict, ne laissoit à le faire coucher avecq sa femme et luy: il est vray qu'il estoit au milieu. Leurs biens estoient tous en commung, en sorte que, pour le mariage ne cas qui peut advenir, ne sceut empescher ceste parfaicte amityé; mais, au bout de quelque temps, la felicité de ce monde, qui avecq soy porte une mutabilité, ne peut durer en la maison, qui estoit trop heureuse, car le mary oublia la seureté qu'il avoit à son amy, sans nulle occasion de luy et de sa femme, à laquelle il ne le peut dissimuller, et luy en tint quelques fascheux propos; dont elle fut fort estonnée, car il luy avoit commandé de faire, en toutes ses choses, hors mys une, aussi bonne chere à son compaignon comme à luy, et neanmoins luy defendoit parler à luy, si elle n'estoit en grande compaignye. Ce qu'elle feit entendre au compaignon de son mary, lequel ne la creut pas, sçachant très bien qu'il n'avoit pensé de faire chose dont son compaignon deust estre marry; et aussy, qu'il avoit accoustumé de ne celer rien, luy dist ce qu'il avoit entendu, le priant de ne luy en celler la verité, car il ne vouldroit, en cella ne autre chose, luy donner occasion de rompre l'amityé qu'ilz avoient si longuement entretenue. Le gentil homme marié l'asseura qu'il n'y avoit jamais pensé et que ceulx qui avoient faict ce bruict-là avoient meschantement menty. Son compaignon luy dist: "Je sçay bien que la jalousie est une passion aussi importable comme l'amour; et, quant vous auriez ceste oppinion, fusse de moy-mesmes, je ne vous en donne poinct de tort, car vous ne vous en sçauriez garder; mais, d'une chose qui est en vostre puissance aurois-je occasion de me plaindre, c'est que me voulussiez celer vostre malladie, veu que jamais pensée, passion ne opinion que vous avez eue, ne m'a esté cachée. Pareillement de moy, si j'estois amoureux de vostre femme, vous ne me le devriez poinct imputer à meschanceté, car c'est ung feu que je ne tiens pas en ma main pour en faire ce qu'il me plaist; mais, si je le vous cellois et cherchois de faire congnoistre à vostre femme par demonstrance de mon amityé, je serois le plus meschant compaignon qui oncques fut. De ma part, je vous asseure bien que, combien qu'elle soit honneste et femme de bien, c'est la personne que je veis oncques, encores qu'elle ne fust vostre, où ma fantaisie se donneroit aussy peu. Mais, encores qu'il n'y ait poinct d'occasion, je vous requiers que, si en avez le moindre sentiment de soupson qui puisse estre, que vous le me dictes, à celle fin que je y donne tel ordre que nostre amityé qui a tant duré ne se rompe pour une femme. Car, quant je l'aymerois plus que toutes les choses du monde, si ne parlerois-je jamais à elle, pource que je prefere vostre honneur à tout aultre." Son compaignon lui jura, par tous les grands sermens qui luy fut possible, que jamais n'y avoit pensé, et le pria de faire en sa maison comme il avoit accoustumé. L'autre luy respondit: "Je le feray, mais je vous prie que, après cella, si vous avez oppinion de moy et que le me dissimullez ou que le trouvez mauvais, je ne demeureray jamais en vostre compaignye."
 
Au bout de quelque temps qu'ilz vivoient tous deux comme ilz avoient accoustumé, le gentil homme maryé rentra en soupson plus que jamais et commanda à sa femme qu'elle ne lui feit plus le visaige qu'elle lui faisoit; ce qu'elle dist au compaignon de son mary, le priant de luy-mesmes se vouloir abstenir de parler plus à elle, car elle avoit commandement d'en faire autant de luy. Le gentil homme, entendant, par la parolle d'elle et par quelques contenances qu'il voyoit faire à son compaignon, qu'il ne luy avoit pas tenu sa promesse, luy dist en grande collere: "Si vous estes jaloux, mon compaignon, c'est chose naturelle; mais, après les sermens que vous avez faictz, je ne me puis contanter de ce que vous me l'avez tant cellé, car j'ay tousjours pensé qu'il n'y eust entre vostre cueur et le mien ung seul moien ny obstacle; mais, à mon très grand regret et sans qu'il y ayt de ma faulte, je voy le contraire, pource que non seulement vous estes bien fort jaloux de vostre femme et de moy, mais le me voullez couvrir, afin que vostre maladie dure si longuement qu'elle tourne du tout en hayne; et ainsy que l'amour a esté la plus grande que l'on ayt veu de nostre temps, l'inimitié sera la plus mortelle. J'ay faict ce que j'ay peu pour eviter cest inconvenient; mais, puisque vous me soupsonnez si meschant et le contraire de ce que je vous ay tousjours esté, je vous jure et promectz ma foy que je seray tel que vous m'estimez, et ne cesseray jamais jusques ad ce que j'ay eu de vostre femme ce que vous cuydez que j'en pourchasse; et doresnavant gardez-vous de moy, car, puisque le soupson vous a separé de mon amityé, le despit me separera de la vostre." Et, combien que son compaignon lui voulust faire croyre le contraire, si est-ce qu'il n'en creut plus rien, et retira sa part de ses meubles et biens, qui estoient tous en commung; et furent avecq leurs cueurs aussi separez, qu'ilz avoient esté uniz, en sorte que le gentilhomme qui n'estoit poinct marié ne cessa jamais qu'il n'eust faict son compaignon coqu, comme il luy avoit promis.