« Les Esclaves (Lamartine) » : différence entre les versions

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{{journal|Les Esclaves|[[Auteur:Alphonse de Lamartine|Alphonse de Lamartine]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.1, 1843}}
 
==__MATCH__:[[Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/897]]==
 
<center>Fragment d’une tragédie <ref> M. de Lamartine a bien voulu nous communiquer le fragment qu’on va lire d’une tragédie intitulée ''les Esclaves'', composée il y a quelques années, et que sa position politique ne lui a pas permis de donner encore au Théâtre-Français. C’est le discours de Toussaint-Louverture aux noirs de Saint-Domingue pour les encourager à reconquérir leur liberté. </ref></center>
 
<poem>
<center>TOUSSAINT</center>
 
::Avancez,
::Mes enfans, mes amis, frères d’ignominie !
::Vous que hait la nature et que l’homme renie ;
::A qui le lait d’un sein par les chaînes meurtri
::N’a fait qu’un cœur de fiel dans un corps amaigri ;
::Vous, semblables en tout à ce qui fait la bête ;
::Reptiles, dont je suis et la main et la tête !
::Le moment est venu de piquer aux talons
::La race d’oppresseurs qui nous écrase… Allons !
::Ils s’avancent ; ils vont, dans leur dédain superbe,
::Poser imprudemment leurs pieds blancs sur notre herbe ;
::Le jour du jugement se lève entre eux et nous !
::Entassez tous les maux qu’ils ont versés sur vous :
::Les haines, les mépris, les hontes, les injures,
::La nudité, la faim, les sueurs, les tortures,
::Le fouet et le bambou marqués sur votre peau,
::Les alimens souillés, vils rebuts du troupeau ;
::Vos enfans nus suçant des mamelles séchées,
::Aux mères, aux époux, les vierges arrachées,
::Comme pour assouvir ses brutaux appétits
::Le tigre à la mamelle arrache les petits ;
::Vos membres, dévorés par d’immondes insectes,
::Pourrissant au cachot sur des pailles infectes ;
::Sans épouse et sans fils vos vils accouplemens,
::Et le sol refusé même à vos ossemens,
::Pour que le noir, partout proscrit et solitaire,
::Fût sans frère au soleil et sans dieu sur la terre.
::Rappelez tous les noms dont ils vous ont flétris,
::Titres d’abjection, de dégoût, de mépris ;
::Comptez-les ! Dites-les ! et dans notre mémoire,
::De ces affronts des blancs faisons-nous notre gloire !
::C’est l’aiguillon saignant qui, planté dans la peau,
::Fait contre le bouvier regimber le taureau ;
::Il détourne à la fin son front stupide et morne,
::Et frappe le tyran au ventre avec sa corne.
 
::Vous avez vu piler la poussière à canon,
::Avec le sel de pierre et le noir de charbon ;
::Sur une pierre creuse on les pétrit ensemble ;
::On charge, on bourre, et feu ! le coup part, le sol tremble.
::Avec ces vils rebuts de la terre et du feu,
::On a pour se tuer le tonnerre de Dieu !
::Eh bien ! bourrez vos cœurs comme on fait cette poudre,
::Vous êtes le charbon, le salpêtre et la foudre.
::Moi, je serai le feu, les blancs seront le but.
::De la terre et du ciel méprisable rebut,
::Montrez en éclatant, race à la fin vengée,
::De quelle explosion le temps vous a chargée !
 
<small>(Il se penche et écoute un moment à terre.) </small><br />
 
::Ils sont là ! — là, tout près, — vos lâches oppresseurs !
::Du pauvre gibier noir exécrables chasseurs,
::Vers le piège caché que ma main va leur tendre
::Ils montent à pas sourds et pensent nous surprendre.
::Mais j’ai l’oreille fine, et bien qu’ils parlent bas,
::Depuis le bord des mers j’entends monter leurs pas.
::Chut !… Leurs chevaux déjà boivent l’eau des cascades,
::Ils séparent leur troupe en fortes embuscades,
::Ils montent un à un nos âpres escaliers.
::Ils les redescendront avant peu par milliers !
::Que de temps pour monter ce rocher sur la butte !
::Pour le rouler en bas combien ? Une minute !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
::…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
::…
::Avez-vous peur des blancs ? Vous, peur d’eux ! Et pourquoi ?
::J’en eus moi-même aussi peur ; mais écoutez-moi.
::Au temps où m’enfuyant chez les marrons de l’île,
::Il n’était pas pour moi d’assez obscur asile,
::Je me réfugiai, pour m’endormir, un soir,
::Dans le champ où la mort met le blanc près du noir,
::Cimetière éloigné des cases du village,
::Où la lune en tremblant glissait dans le feuillage.
::Sous les rameaux d’un cèdre au long bras étendu,
::A peine mon hamac était-il suspendu,
::Qu’un grand tigre, aiguisant ses dents dont il nous broie,
::De fosse en fosse errant vint flairer une proie.
::De sa griffe acérée ouvrant le lit des morts,
::Deux cadavres humains m’apparurent dehors ;
::L’un était un esclave et l’autre était un maître ;
::Mon oreille des deux l’entendit se repaître,
::Et quand il eut fini ce lugubre repas,
::En se léchant la lèvre il sortit à longs pas.
::Plus tremblant que la feuille et plus froid que le marbre,
::Quand l’aurore blanchit, je descendis de l’arbre,
::Je voulus recouvrir d’un peu du sol pieux
::Ces os de notre frère exhumés sous mes yeux.
::Vain désir ! vains efforts ! de l’un, l’autre squelette
::Le tigre avait laissé la charpente complète,
::Et rongeant les deux corps de la tête aux orteils,
::En leur ôtant la peau les avait faits pareils.
::Surmontant mon horreur, voyons, dis-je en moi-même,
::Où Dieu mit entre eux deux la limite suprême ?
::Par quel organe à part, par quel faisceau de nerfs
::La nature les fit semblables et divers ?
::D’où vient entre leur sort la distance si grande ?
::Pourquoi l’un obéit, pourquoi l’autre commande ?…
::A loisir je plongeai dans ce mystère humain,
::De la plante des pieds jusqu’aux doigts de la main ;
::En vain je comparai membrane par membrane :
::C’étaient les mêmes jours perçant les murs du crâne ;
::Mêmes os, mêmes sens, tout pareil, tout égal,
::Me disais-je ; et le tigre en fait même régal,
::Et le ver du sépulcre et de la pourriture
::Avec même mépris en fait sa nourriture !
::Où donc la différence entre eux deux ? — Dans la peur ;
::Le plus lâche des deux est l’être inférieur !
::Lâches ? Sera-ce nous ? et craindrez-vous encore
::Celui qu’un ver dissèque et qu’un chakal dévore ?
::Alors tendez les mains et marchez à genoux,
::Brutes et vermisseaux sont plus hommes que nous !
::Ou si du cœur du blanc Dieu nous a fait les fibres,
::Conquérez aujourd’hui le ciel des hommes libres ;
::L’arme est dans votre main ; égalisez les sorts !
 
<center> LES NOIRS, avec acclamation.</center>
 
::Liberté pour nos fils et pour nous mille morts !
 
<center> TOUSSAINT. </center>
 
::Mille morts pour les blancs et pour nous mille vies !…
::Les voici ; je les tiens. Leurs cohortes impies
::Sur nos postes cachés vont surgir tout à coup.
::Silence jusque-là, puis d’un seul bond debout !
::Qu’au signal attendu du premier cri de guerre
::Un peuple sous leurs pieds semble sortir de terre !
::Chargez bien vos fusils, enfans, et visez bien :
::Chacun tient aujourd’hui son sort au bout du sien.
::A vos postes ! Allez !
 
<small>(Ils s’éloignent. Toussaint rappelle les principaux chefs, et leur serre la main tour à tour.) </small><br />
 
::A revoir ; demain, frères,
::Ou martyres au ciel, ou libres sur la terre !
 
<small>(Après un moment de silence.) </small><br />
 
::Mais il faut vous laisser conduire par un fil,
::Sans demander : Pourquoi ? Que veut-il ? Que fait-il ?
::Que chaque ame de noir aboutisse à mon ame ;
::Toute grande pensée est une seule trame
::Dont les milliers de fils, se plaçant à leur rang,
::Répondent comme un seul au doigt du tisserand ;
::Mais si chacun résiste et de son côté tire,
::Le dessein est manqué, la toile se déchire.
::Ainsi d’un peuple, enfans ! Je pense, obéissez !
::Pour des milliers de bras, une ame, c’est assez.
 
<center> LES NOIRS. </center>
 
::Oui, nous t’obéirons ! toi le vent, et nous l’onde !
::Toussaint sur Haïti, comme Dieu sur le monde !
 
<center> TOUSSAINT. </center>
 
::Eh bien ! si vous mon inspiration,
::Vous étiez un troupeau, je vous fais nation !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
::…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
::…
 
 
::<small>(Ils tombent à ses pieds.) </small><br />
</divpoem>
 
 
A. DE LAMARTINE.
<references/>
</div>