« Histoire de l’école d’Alexandrie par M. Matter » : différence entre les versions

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La destinée de l’Égypte a toujours été de se faire oublier pendant des siècles, et de reparaître tout à coup pour devenir le théâtre d’un de ces grands évènemens qui laissent leurs traces dans la vie de tous les peuples. Alexandre, César, Napoléon, marquent jusqu’ici les trois grandes phases de son histoire ; qui sait si, dans quelques semaines, le sort de l’Europe entière ne va pas se décider sur les bords du Nil ? La vieille et immobile Égypte ne semblait pas réservée à un pareil avenir. Isolée du reste du monde avec ses castes et sa dynastie séculaire, Alexandre, au milieu de ses conquêtes, y fonde en courant une ville, qui devient un puissant empire. Cette colonie grecque, jetée sur les bords du Nil, fait fleurir dans son sein les arts de la métropole ; et pendant que la Grèce, en proie aux guerres civiles, voit s’éteindre peu à peu cet amour des lettres qui avait fait sa gloire, et qui devait se rallumer une fois encore, Alexandrie, sous la domination des
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Lagides, compose une bibliothèque, élève un musée, rassemble les savans et les érudits, et prend en quelque sorte la place d’Athènes à la tête de la civilisation grecque. On voit cette activité littéraire s’étendre et s’accroître, presque sans interruption, jusqu’aux premiers siècles de notre ère ; puis tout à coup Alexandrie abandonne la philologie et les lettres, jusque-là son unique étude, et s’attache à la philosophie qu’elle avait cultivée avec moins d’éclat. C’est alors que se produit l’école néoplatonicienne, dans laquelle viennent s’absorber toutes les philosophies de la Grèce et de L’Orient, et qui lutte seule, pendant cinq cents ans, pour les dieux et les traditions, contre le christianisme et l’esprit nouveau. Cette grande école occupe une telle place, non-seulement dans l’histoire des systèmes, mais dans l’histoire générale de l’esprit humain, que tous les travaux précédens accomplis à Alexandrie ne semblent destinés qu’à la préparer et à la rendre possible.
 
Il y a donc unité parfaite dans cette histoire, qui embrasse près de dix siècles. L’école néoplatonicienne est tout, et ce qui précède ne semble être là que pour concourir à la former. Une histoire de l’école d’Alexandrie doit faire ressortir cette filiation : elle doit montrer comment cette unique philosophie résume toutes les philosophies, toutes les religions, toutes les mœurs de l’antiquité. Il faut qu’en la comparant avec le christianisme, elle éclaire à la fois la philosophie qui va naître et celle qui va finir, et que l’on voie apparaître, dans un même moment et avec une égale évidence, ce qui a fait la force et la durée du polythéisme antique, et ce qui fait au fond sa faiblesse et son néant.
 
M. Matter, qui publie un livre sur l’école d’Alexandrie, n’a pas été frappé de l’importance capitale de la question philosophique. Tout l’intéresse au même titre dans ce qu’il raconte, ou plutôt la philosophie et tout ce qui s’y rapporte l’intéresse moins que le reste, car il mentionne à peine en passant les noms de Plotin, de Proclus, et se borne à nous promettre de consacrer plus tard un volume à l’exposition des doctrines philosophiques. Ce n’est pas une heureuse inspiration que d’avoir ainsi mis de côté la philosophie dans l’histoire d’une école qui doit à la philosophie son importance et son éclat. On ne se douterait guère, en lisant M. Matter, que pendant une période de cinq siècles, où le christianisme grandissait chaque jour, les ''alexandrins'' ont été à la tête de la résistance ; qu’ils ont lutté pour les doctrines du paganisme, dont ils étaient alors les uniques représentans ; que pour opposer avec quelque chance de succès ces vieux systèmes
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de la Grèce et de l’Orient aux doctrines toutes nouvelles qu’ils s’efforçaient d’arrêter dans leur marche, ils ont amassé plus d’érudition, remué plus d’idées, construit plus de systèmes qu’on n’en trouve en dix siècles d’une époque ordinaire. M. Matter traverse en indifférent tout ce champ de bataille ; il n’a ni admiration pour les vainqueurs ni sympathie pour les vaincus ; il ne se doute pas de la grande lutte qui remplit tous les siècles dont il croit faire l’histoire ; il attribue la chute des écoles grecques et le triomphe du christianisme à Constantin, à Théodose, à Justinien. Il ne sait pas que la conversion des empereurs est un effet, et non une cause, que ce ne sont pas les évènemens qui gouvernent les idées, mais les idées qui gouvernent les évènemens. Il bannit de son livre avec un soin si scrupuleux, non seulement toute histoire des doctrines philosophiques, mais toutes les réflexions qu’auraient suggérées à un penseur les faits mêmes qu’il raconte, que l’on reconnaît sans peine qu’il y a là de sa part un parti pris, une résolution bien arrêtée de se borner au récit des évènemens matériels. Sans cela, la philosophie serait entrée dans son livre malgré lui, elle se serait fait jour quelque part. A coup sûr Diogène de Laërce n’est qu’un biographe qui n’a pas de prétention au titre de philosophe, et pourtant, à l’aide de ses indications, on a pu retrouver et reconstruire des théories tout entières. M. Matter ne donne pas d’indications pareilles ; il a tenu jusqu’au bout cette singulière gageure d’écrire l’histoire d’une philosophie qui dure cinq siècles et déploie une activité prodigieuse, sans prononcer un seul mot qui, de près ou de loin, ait trait à la philosophie.
 
Puisque M. Matter fait abstraction de la philosophie, il est inutile d’ajouter qu’il s’occupe fort peu de la naissance et des progrès du christianisme. C’est là pour lui, à ce qu’il semble, un évènement ordinaire, beaucoup moins important que la fondation d’un nouveau musée à Alexandrie par l’empereur Claude. La dernière moitié de cette histoire, qui devait nous montrer le monde ancien aux prises avec le monde nouveau, tout le passé et tout l’avenir de la civilisation dans une seule lutte, cette période de grandeur et d’éclat pour l’école d’Alexandrie est, aux yeux de M. Matter, une époque de décadence. En effet, les idées s’agrandissent, les systèmes se coordonnent, la philosophie est défendue avec enthousiasme, et illumine le monde de ses clartés ; mais les bâtimens du musée commencent à tomber en ruine ; on déserte ce palais pour une autre école fondée par les chrétiens à Alexandrie. Les savans n’ont plus au milieu d’eux, comme au temps des Lagides, un roi qui les interroge et les écoute ;
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ils ne tiennent plus le même rang, je l’avoue, dans les rues de la cité et sur les places publiques ; mais c’est le moment où ils remplissent l’histoire.
 
L’histoire de l’école d’Alexandrie, esquissée, même rapidement, fera ressortir cette unité qui semble avoir échappé à M. Matter. Mais il faut d’abord montrer par quelle série d’évènemens Alexandrie était devenue, aux premiers siècles de notre ère, la véritable capitale du polythéisme et de la philosophie païenne.
 
Alexandrie a une histoire littéraire dès le premier jour. Ce n’était pas seulement une cité grecque ; elle avait été fondée par Alexandre, le royal disciple d’Aristote, versé lui-même dans la philosophie et les lettres, et dont on connaît l’amour passionné pour Homère. Les Lagides, entre les mains desquels tomba cette proie, quand fut dissous l’empire d’Alexandre, au lieu de se faire Égyptiens, entreprirent de rendre l’Égypte grecque, et, toujours Macédoniens par l’esprit et par le cœur, appelèrent à eux les arts et la littérature de leur pays. Rien ne leur coûta pour implanter en Égypte la civilisation de la Grèce. Ils ne réussirent qu’à moitié. Le peuple égyptien, avec ses castes et ses mœurs éternelles, tenait à son passé par des liens trop forts pour entrer dans une voie nouvelle ; mais la colonie grecque vit accourir chaque jour des hôtes plus nombreux et plus illustres. Ces deux civilisations si opposées se rencontrèrent, sans se mêler, sur les bords du même fleuve, objets d’étonnement et peut-être de mépris l’une pour l’autre. C’est en vain que Ptolémée-Soter, dans un esprit de sage conciliation, éleva dans sa capitale un temple aux divinités de l’Égypte. Ses nouveaux sujets se groupèrent autour du temple, laissant aux Grecs les autres quartiers, et le roi, au lieu d’une ville mixte qu’il voulait avoir, eut deux villes dans les mêmes murailles.
 
Ce n’était pas en élevant des temples à Jupiter ou à Minerve qu’on pouvait attirer les Grecs dans Alexandrie. Depuis long-temps les Grecs n’adoraient plus leurs dieux que dans Homère. Les Ptolémées érigèrent un musée, fondèrent une bibliothèque ; ils firent leurs commensaux et leurs amis des savans qui affluaient dans leur cour ; plusieurs rois de la dynastie de Lagus cultivèrent eux-mêmes les lettres avec succès, et, grace à cette protection libérale et éclairée, Alexandrie ne tarda pas à devenir le foyer de la civilisation grecque.
 
Démétrius de Phalère, exilé d’Athènes, dont il avait presque été le roi, et réfugié à la cour de Ptolémée-Soter, devint le conseiller et l’ami de ce prince, et dirigea sous lui la construction du musée et de la bibliothèque. Démétrius avait été l’ami de Théophraste, qui venait
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d’élever, à Athènes une école, un temple et des jardins pour servir de siége, et en quelque sorte de chef-lieu à la philosophie péripatéticienne. C’est à l’imitation de ce musée que celui d’Alexandrie fut conçu. On sait que les gymnases athéniens, que l’on a coutume de considérer comme le siège des écoles philosophiques, l’académie, le lycée, le cynosarge, le portique, appartenaient à la république, et non pas aux philosophes qui venaient y donner leurs leçons. Platon n’exerçait aucune autorité dans le gymnase de l’académie ; il n’avait accès que dans les parties ouvertes au public, et il y réunissait ses disciples, grace à la tolérance des magistrats plutôt que par une permission expresse. Il en fut de même d’Aristote dans le lycée ; il pouvait se rendre, deux fois par jour, avec ses disciples, dans, le péripatos de ce gymnase ; et cette permission ayant été retirée à son école après son départ pour Chalcis, Théophraste acheta de ses deniers un autre péripatos avec ses accessoires ; il y construisit un temple dédié aux muses, et donna le nom de musée à cette propriété de l’école péripatéticienne, qu’il transmit par testament, avec la direction de l’école, à celui qu’il se donna pour successeur. Le musée fondé à Alexandrie par Ptolémée-Soter ne fut pas, comme celui de Théophraste, exclusivement consacré à une seule école ; les poètes, les historiens, les philosophes, furent appelés à en faire partie ; le prince leur assigna pour demeure un de ses propres palais, et fournit royalement à leurs dépenses. Cette grande institution, qui ne compta jamais qu’un nombre de membres assez restreint, sut se maintenir assez haut dans l’opinion par la sévérité de ses choix, pour que l’honneur d’en faire partie devînt l’objet suprême de l’ambition des savans ; et comme les Ptolémées, au lieu de prendre sur le trésor royal les dépenses du musée, le dotèrent dès le principe d’un riche domaine, cette institution traversa les désastres de l’Égypte, survécut à la dynastie qui l’avait fondée, et se retrouve encore florissante plus de six siècles après son origine.
 
Quoique la flatterie des écrivains de l’époque attribue à Ptolémée-Philadelphe la fondation de la bibliothèque, il est certain qu’elle remonte à Ptolémée-Soter, et qu’elle devint sur-le-champ une collection considérable. Le nombre des rouleaux qu’elle contenait, suivant l’estimation la plus probable, s’élevait à cinq cent mille, ce qui, d’après les calculs de M. Matter, représente environ cent cinquante mille de nos volumes modernes. Un second dépôt fut fondé quelque temps après dans le Sérapéum ; et cette seconde bibliothèque devint la seule bibliothèque d’Alexandrie, lorsqu’après la bataille de Pharsale
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Jules-César incendia le quartier de la ville qui contenait la première. Rien n’égale l’activité que déployèrent les savans du musée sous la dynastie des Lagides. Pendant que les rois prescrivaient des voyages maritimes, des chasses lointaines, entretenaient à grands frais des collections d’animaux rares et précieux, achetaient de tous côtés des ouvrages, payaient au poids de l’or les manuscrits d’Aristote, et instituaient dans Alexandrie des jeux et des combats poétiques, les membres du musée et tous les savans que la bibliothèque, le musée et la libéralité des princes attiraient à Alexandrie, s’occupaient sans relâche de la révision, de la transcription, du classement des manuscrits. Les Zénodote, les Ératosthène, les Apollonius, les Callimaque, présidèrent successivement à la bibliothèque, et c’est sous cette habile direction que les diorthotes et les chorisontes accomplirent leur œuvre patiente. Tous les poètes, tous les historiens, tous les philosophes, furent revus, commentés, annotés. Les éditions excellentes, des abrégés et des compilations sans nombre, furent le fruit de tout ce travail, et Callimaque, au nom du musée, publia une classification par pléiades des poètes, des savans, des philosophes. Les illustres parmi les vivans et parmi les morts furent présentés officiellement dans l’ordre de leur mérite respectif à l’admiration des peuples, et le musée devint comme un tribunal qui dispensa la gloire, et jugea sans appel toutes les productions de l’esprit humain.
 
Il est remarquable qu’au milieu de cette activité, les critiques et les philologues abondent, tandis que les historiens, les poètes, et surtout les philosophes, font défaut. Ainsi, d’un côté, Alexandrie semble être devenue le plus grand centre d’activité littéraire, car elle possède une bibliothèque qui efface toutes les autres, et même celle de Pergame, la gloire et la passion des Attales ; elle a, dans son musée et à la tête de sa bibliothèque, des savans dont l’érudition et la sagacité n’ont pas été surpassées ; mais si l’on cherche le mouvement philosophique, on trouve que les chefs des écoles grecques refusent les honneurs du musée, et daignent à peine envoyer quelqu’un de leurs disciples pour y tenir leur place. Arcésilas et Carnéade, dans l’académie ; Critolaüs, parmi les péripatéticiens, Cléanthe, Chrysippe, Zénon de Tarse dans l’école stoïcienne, pour celle d’Épicure, Polystrate et Basilides, ce sont là les véritables chefs de la philosophie de ce temps. Il semble que cette civilisation factice, produite par l’or des Ptolémées, ne puisse aboutir qu’à des travaux d’érudits et de compilateurs. Il n’y a là qu’une apparence de mouvement et de prospérité : on y conserve, on y entretient le trésor amassé par les poètes
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et les Philosophes, mais on n’y ajoute plus. Il n’importe ; cette érudition, pour un temps stérile, produira plus tard ses fruits. Quoique les écoles philosophiques de la Grèce n’aient à Alexandrie que des représentans obscurs, elles y sont cependant représentées ; les traditions religieuses de l’Égypte s’y conservent au fond des sanctuaires ; les Arabes, les Perses et surtout les Juifs remplissent la ville ; toutes ces doctrines placées en présence, et qui vivent ensemble sans se combattre, fournissent au moins la matière d’une érudition qui pourra devenir féconde ; c’est l’avenir d’un éclectisme le plus érudit et le plus compréhensif qui fut jamais.
 
Il y avait peut-être une cause à cette stérilité philosophique, et si M. Matter, qui la remarque sans l’expliquer, avait comparé la situation des esprits à cette époque en Grèce et dans Alexandrie, il aurait trouvé le secret de cette infériorité des philosophes alexandrins. En Grèce, où les écoles socratiques avaient jeté tant d’éclat dès leur principe, où elles répondaient si bien au caractère national, où la présence d’écoles rivales entretenait le feu sacré dans tous les esprits, un grand mouvement philosophique n’était pas seulement naturel, il était en quelque sorte nécessaire. Mais l’Égypte, toute grecque qu’on avait voulu la faire, était demeurée l’Égypte. Ce vieux peuple, fier de sa vieillesse et de ses traditions, serré autour de ses prêtres et regardant toujours le passé, n’avait pu être entamé dans ses mœurs et dans ses croyances. Le génie plus mobile des vainqueurs avait subi au contraire l’influence des mœurs égyptiennes. Quelques sophistes venus des îles, et qui formaient la cour frivole et dissolue des Lagides, conservaient toute la légèreté de leur caractère national ; mais les membres du musée, fixés à Alexandrie, attachés à l’Égypte, placés sous la présidence d’un prêtre, avaient contracté à la longue une certaine affinité avec cette immuable civilisation, et quelque chose de religieux, de sacerdotal, s’était peu à peu glissé dans leurs esprits. Les Lagides eux-mêmes, dont la politique était d’amener une fusion qui ne se réalisa jamais complètement, s’étaient appliqués avec persévérance à faire naître et à entretenir chez les Grecs le respect des traditions, cette première religion de l’Égypte. La philosophie n’avait donc en Égypte qu’un intérêt de pure spéculation, et la tendance commune des esprits les portait à s’attacher aux dogmes traditionnels et à respecter tout ce qu’avaient consacré les siècles. L’érudition mise à la place de la réflexion, la foi implicite que réclame chaque religion accordée à toutes simultanément, les doctrines philosophiques assimilées aux dogmes religieux, tel est le caractère général qui se
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retrouve de bonne heure chez les savans de l’école d’Alexandrie, et il explique les deux phases de la philosophie alexandrine ; impuissante et stérile tant que le polythéisme ancien n’a d’autre ennemi que l’indifférence, elle se réveille tout à coup et devient une école puissante et originale, quand une religion nouvelle attaque toutes les religions et toutes les philosophies de l’antiquité. Cette érudition universelle élaborée pendant cinq siècles, cette fusion de la Grèce et de l’Égypte, cet attachement aux anciennes mœurs et aux vieilles doctrines qui triomphe peu à peu de la versatilité de l’esprit grec, tout cela prépare à merveille les savans d’Alexandrie à devenir plus tard les défenseurs opiniâtres du passé et à tenter cette résurrection d’un monde déjà mort, entreprise de géans dans laquelle ils ont péri.
 
La fin de ce grand et glorieux empire des Lapides est une lamentable histoire : les fureurs de Ptolémée-Kiakergète, qui faisait massacrer d’un seul coup tous les enfans d’un gymnase ; l’invasion d’Antiochus ; des minorités agitées et turbulentes ; l’usurpation par le meurtre et l’adultère ; la protection des Romains, fléau plus grand que tous les autres ensemble, achetée à prix d’or par Ptolémée-Auléte, et payée plus tard par des provinces, telle est la série de désastres qui se termina par la conquête romaine. Quand une jeune reine, presqu’un enfant, occupa le trône des Ptolémées, les graces de son esprit et de sa personne, sa passion pour la gloire, son amour de la science, ne purent préserver ni son peuple ni elle-même. Maîtresse de César, esclave d’Auguste, elle prodigua à l’un les trésors des Ptolémées et fut dépouillée par l’autre de son trône et de la vie.
 
Il est vrai que pour imiter Alexandre, et peut-être aussi dans des vues politiques bien entendues, les empereurs accordèrent leur protection au musée et aux écoles scientifiques d’Alexandrie. La bibliothèque de Pergame, déposée au Sérapéum, vint remplacer la grande bibliothèque incendiée. Auguste et ses successeurs s’étudièrent à l’envi à combler de bienfaits cette capitale du monde savant ; l’empereur Claude, à côté du musée des Lagides, éleva le Claudium, institution rivale, organisée sur le même plan, et il imposa aux savans des deux musées, l’obligation de lire alternativement chaque année, en séance publique, les ouvrages historiques qu’il avait lui-même composés. Mais tout cela ne rendait pas à Alexandrie la cour des Lagides, ces princes de race grecque, élevés parmi les savans du musée, cultivant eux-mêmes les lettres et passant leur vie dans des entretiens philosophiques. Transformée en province de l’empire, l’Égypte devenait comme un lieu d’exil pour les esprits du premier
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ordre. Rome les appelait à elle ; là était la puissance, là était la gloire. Bientôt l’établissement de chaires d’éloquence et de philosophie richement rétribuées, qui couvrirent en un clin d’œil la surface de l’empire, vint porter le dernier coup au monopole de l’enseignement littéraire, dont Alexandrie avait joui jusqu’alors. Athènes recouvra sa suprématie, et ses écoles furent une seconde fois le rendez-vous des savans de tous les peuples. Alexandrie était perdue, si l’existence du polythéisme, qu’elle seule était préparée à défendre, n’avait été mise en question par les progrès du christianisme.
 
C’est donc à ce moment de l’histoire, à l’apogée de la puissance romaine, quand l’excès de la civilisation eut usé tous les ressorts de l’esprit humain, et ramené le monde à cette enfance imbécile que produit l’extrême vieillesse ; c’est alors que la religion chrétienne, née dans les derniers rangs du peuple, propagée par des esclaves et décriée d’abord à Rome comme une secte exécrable, commença à remplir le monde et à faire présager une ère nouvelle. A partir de cette époque, l’histoire de l’école d’Alexandrie ne peut plus se séparer de l’histoire du christianisme.
 
Suivant M. Matter, la décadence de l’école d’Alexandrie commence à la chute des Ptolémées, tandis que je place au contraire dans le siècle suivant le commencement de sa gloire. La religion chrétienne, qui a fini par anéantir l’école d’Alexandrie, est précisément ce qui l’a sauvée au IIe siècle de notre ère. Appelée naturellement à la défense du polythéisme, Alexandrie se trouva à la tête d’un parti ; elle combattit sans succès, mais la lutte fut glorieuse, même pour elle, et le polythéisme parut tout brillant encore au moment où il allait s’éteindre et disparaître pour jamais. Au lieu de comparer les deux adversaires et de rechercher dans les élémens mêmes de la lutte ce qui en a déterminé le résultat, M. Matter prend pour la décadence de l’école d’Alexandrie ce qui est tout au plus la décadence d’Alexandrie elle-même, et il nous abandonne tout à coup, au moment précis où l’histoire qu’il raconte acquiert de l’importance et de la grandeur.
 
Ce fut une haute pensée des premiers apôtres du christianisme d’établir dans Alexandrie une école chrétienne. Ils comprirent, comme plus tard Julien l’Apostat, que c’était là la capitale du paganisme. A côté de ce musée où toutes les religions étaient reçues, hormis la juive, en face de ce temple de Sérapis où l’on avait accumulé tant de trésors, s’éleva une humble école, un didascalée, une école de petits enfans. Les maîtres de cette école n’étaient pas, comme dans le musée, des chevaliers romains et des gouverneurs de province ;
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en devenant chrétiens, ils abdiquaient leurs honneurs, et se vouaient à la persécution et à la pauvreté. Tous les souvenirs, toutes les gloires, toute la force, étaient à leurs adversaires ; pour eux, humbles parmi les plus humbles, pieds nus, revêtus d’habits grossiers, à peine nourris, mais indifférens sur leur misère, ils enseignaient pour quatre oboles toutes les lettres humaines, et prêchaient à tout le peuple les mystères de leur religion. Ils venaient renouveler par une religion nouvelle ce vieux monde que les Alexandrins voulaient sauver par l’éclectisme.
 
C’est une belle et noble chose que l’éclectisme appliqué à l’histoire, pourvu qu’on ne se renonce pas soi-même au profit du passé. L’autorité des siècles est imposante, mais la raison est au-dessus d’elle. L’éclectisme sans critique a bien encore quelque poésie : il comprend, il embrasse, il concilie tout ; cela est beau et grand au premier coup d’œil, mais cela n’est ni sage ni philosophique. On n’est philosophe qu’à condition de produire. On ne ressuscite pas un système en le recommençant, mais en le renouvelant.
 
Ce n’est ni la grandeur, ni la sublimité des doctrines qui manquent à l’éclectisme alexandrin. Ne parlons que de Plotin. Quel monde que les ''Ennéades'' ! Il y a dans les ''Ennéades'' des croyances pour vingt siècles. Mais sur quoi reposent ces croyances ? Sur le raisonnement, sur les faits, sur l’observation ? On trouve de l’observation dans Plotin, mais il est trop clair qu’elle est insuffisante, et que les conclusions la débordent de toutes parts. Sur l’extase ? L’extase explique l’existence d’une philosophie ; elle n’en saurait justifier les résultats. Sur l’autorité ? L’autorité n’est plus rien, quand on admet toutes les autorités au même titre.
 
L’éclectisme, pour être compris, demande une certaine culture ; il faut, pour le créer, une érudition immense, une vaste imagination, une souplesse d’esprit à se plier à tout, à comprendre tout, à reconnaître, à deviner, à créer des analogies. Ce n’est pas là une doctrine qui puisse, à elle seule, remplacer une religion ou en retarder le triomphe. D’ailleurs le mysticisme alexandrin est un tout par la communauté de vues, d’origine et de méthode ; mais les doctrines diffèrent pour chaque philosophe : chacun forme sa synthèse comme il peut et comme il veut. Les Alexandrins d’Athènes ne relèvent pas de ceux d’Alexandrie ; Syrien, Proclus, Marinus, Isidore, sont indépendans de Iamblique et d’Olympiodore. Il se rencontre dans l’école plus d’un esprit éminent qui ne peut porter le poids de sa propre érudition, et qui, au lieu de coordonner en un grand tout ces élémens
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divers, se perd dans des subtilités et devient victime d’une sorte d’éblouissement. A force de se complaire dans leur propre sagacité, ils en viennent à légitimer à leurs propres yeux jusqu’à l’imposture, pourvu qu’elle soit habile et qu’elle tende à leur unique but. Comment s’expliquer autrement leurs prétendus miracles ? Il y eut parmi eux des illuminés ; mais il y eut aussi des hommes habiles qui croyaient avec Platon qu’on peut tromper le vulgaire pour le sauver. Quand l’empereur Sévère réunissait dans son culte les images de Moïse et de Jésus-Christ à celles d’Apollonius de Tyane, il ne faisait peut-être qu’obéir à l’esprit de son temps ; mais Hiérocles, l’inventeur de la divinité d’Apollonius, voulait sans doute opposer ses miracles à ceux de Jésus-Christ, et pour combattre un Dieu, il en donnait un à sa secte.
 
L’unité et la simplicité même de la croyance des chrétiens, ce caractère qui frappe tous les yeux dans l’église écuménique, apparaissait déjà, même aux gentils, à l’origine de la religion. Jamais l’antiquité n’avait présenté un pareil spectacle ; ni l’institut de Pythagore, ni la religion des mages, ni les dogmes immuables des sanctuaires égyptiens, ne pouvaient en donner une idée. Réunis en concile dès les premiers siècles, les pères de l’église concentrèrent sous une formule brève et précise les principales vérités de leur foi, et ce symbole devint la règle inviolable de leur enseignement et de leur croyance. Cette simplicité, cette immobilité du symbole, rendit la propagande facile, et creusa dès le premier jour un abîme entre cette doctrine exclusive, invariable, et ces théories alexandrines, où les contraires pouvaient entrer, et qui, de l’aveu même des maîtres, pouvaient se contredire elles-mêmes impunément. Les deux doctrines opposées avaient sans doute quelques points de ressemblance, et c’est une étude curieuse de rechercher ces analogies et de les rapporter à leur véritable cause ; mais au fond l’opposition était complète, et le principe de chacune était expressément la négation de celui de l’autre. D’un côté, on se fait gloire de tout admettre et de ne rien exclure, et de l’autre on se renferme étroitement dans un symbole hors duquel il n’y a pas de salut. Ici, intolérance absolue ; là, indulgence universelle. Supposez une doctrine éclectique qui se fait gloire de n’être que cela, et cherchez quel est son contraire ; c’est une religion intolérante avec un symbole immuable : c’est le christianisme.
 
Aussi quelle différence ! Dès le premier jour, les Alexandrins se séparent. Les disciples immédiats de Plotin n’adorent pas tous le même dieu, et se construisent chacun une trinité différente. Dans
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l’église chrétienne, au contraire, la plus légère erreur en matière de dogme sépare celui qui la professe du culte commun, et pour choisir un exemple du même temps, Origène le chrétien, qui avait peut être été, à l’école de Plotin, le condisciple de l’autre Origène, et qui fut après Clément d’Alexandrie le chef du didascalée, ne put échapper à la censure, malgré tant de vertus et tant de services. Il y avait, dans cette église naissante, un pouvoir constitué, sans appel, maintenant la foi dans sa pureté et dans son intégrité, séparant le schisme de l’orthodoxie, et ne laissant aux membres de l’église que le droit d’enseigner, de commenter et de croire.
 
Ce qui assurait par-dessus toutes choses le triomphe du christianisme, c’est qu’il apportait une doctrine simple, raisonnable, à la portée de tous les esprits, du moins dans les points essentiels, composant un système facile à embrasser, et venant aboutir dans la pratique à la morale la plus pure. Les alexandrins, au contraire, défenseurs du polythéisme, avaient beaucoup à cacher, beaucoup à dissimuler la souplesse de leur esprit suffisait à peine pour leur faire à eux-mêmes illusion sur des contradictions par trop choquantes, et d’ailleurs ils ne pouvaient s’adresser qu’à des intelligences du premier ordre ; le peuple était incapable de comprendre leur philosophie, incapable de s’en tenir à une philosophie quelconque. Il lui fallait une religion. C’est parce qu’eux-mêmes l’avaient compris en hommes qui connaissent les exigences de leur temps, qu’ils avaient mis en avant ce vieux polythéisme auquel ils ne croyaient plus. Mais cette religion qu’il leur fallait subir, elle n’était plus pour tout le monde qu’un scandale ; il fallait une religion, à la vérité, mais une autre. Conserver les formes du culte, les transformer en symboles d’une métaphysique profonde, et concilier ainsi la philosophie avec les traditions, telle est la chimère qu’ils poursuivirent, ne s’apercevant pas que pour le philosophe, à qui la métaphysique suffisait, le symbole était inutile, et que pour le vulgaire, incapable de rien saisir au-delà, le symbole restait une réalité et n’en valait pas mieux après toutes leurs tentatives. En un mot, les deux doctrines opposées ne pouvaient réussir que comme doctrines religieuses, et c’est ce qui fit à la fois la force du christianisme et la faiblesse des alexandrins.
 
Enfin, il faut tenir compte aussi d’un autre ordre de faits, d’une moindre importance à la vérité, mais qui ne sont pas indignes de l’attention de l’histoire. On se fait souvent illusion sur le véritable caractère d’une école philosophique. Une telle école n’est pas une congrégation religieuse. Sans doute, entre les membres de l’institut
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pythagorique, il y eut une communauté parfaite de principes, de doctrines ; mais quel fut le sort, quelle fut la durée de cet institut ? Une philosophie, par sa nature, laisse aux esprits leur indépendance et dès que l’indépendance est reconnue, chaque disciple peut avoir une doctrine particulière, et il est rare que la philosophie du chef d’école se transmette après lui sans altération. Peu d’écoles ont dans l’histoire une aussi longue durée que l’académie ; comparez cependant le système de Speusippe à celui de son maître. Ce n’est plus Platon, c’est Speusippe ; c’est une doctrine toute nouvelle qui rappelle en beaucoup de points la doctrine du maître, mais qui peut-être s’en écarte encore plus qu’elle ne s’en rapproche. Il en est de même de ce que l’on appelle ordinairement l’école d’Alexandrie ; c’est une seule école, parce qu’elle procède d’un même maître, qu’elle emploie la même méthode, qu’elle conspire au même but et qu’elle défend la même cause ; mais chacun des membres qui la composent a son action personnelle, son influence propre, son système à lui ; il y a là plutôt un certain nombre d’écoles analogues qu’une seule école. Deux choses pourraient faire penser que le lien a été plus fort entre les philosophes de cette école, le musée et la ''chaîne dorée''. Mais, quant au musée, qui fut le berceau de la gloire littéraire d’Alexandrie, c’est une institution spéciale dont tous les philosophes de l’école n’ont pas été membres, il s’en faut de beaucoup ; et d’ailleurs le musée n’a jamais été qu’une sorte d’académie dont les membres vivaient en commun sans être soumis à un règlement ni astreints à un travail collectif. Le président du musée, que le roi devait toujours choisir parmi les prêtres, n’était que le premier entre ses égaux, et ne pouvait imprimer aucune direction aux travaux de ses collègues. Pour ce qui est de la chaîne dorée, par laquelle les alexandrins se rattachaient entre eux dans leur école, et rattachaient leur école aux écoles inspirées de siècle en siècle en remontant à Hermès, c’est une conception fort poétique sans doute et qui rappelle le fameux passage de l’''Ion'' ; mais cette chaîne n’était pas tellement serrée, qu’elle détruisît toute liberté et tout mouvement. Il restait quelque place à l’individualité de chaque doctrine et même de chaque philosophe, et il est permis de croire que Syrien, Proclus, Isidore, tout dévoués qu’ils étaient à ce grand intérêt commun du polythéisme et des doctrines de la chaîne dorée, conservaient aussi quelque ardeur pour la propagation de leurs propres idées et pour la gloire de leur nom. Il n’en était pas de même au didascalée ; il n’y avait là ni ambition de gloire ni jalousie de puissance ; on n’avait pas à défendre son influence
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dans sa propre école, ni à combattre pour l’honneur de ses idées. Réunis dans une même pensée, soumis au même symbole, les chrétiens renonçaient même à interpréter leur foi, ou du moins ils soumettaient leurs interprétations à la censure des pères de leur église ; cette unité parfaite de doctrines concentrait sans réserve toute leur action, toutes leurs forces, et cette unique action de tout un corps était nécessairement plus puissante que les efforts divisés de leurs adversaires. D’ailleurs la hiérarchie de l’église chrétienne, avec sa discipline inflexible, remonte au temps des premiers conciles, et l’on ne saurait trop insister sur la puissance d’une pareille organisation, qui jusque-là n’avait pas eu d’exemple. Les mystères, les collèges de prêtres, les sanctuaires même d’Égypte, n’en approchaient pas. La doctrine chrétienne est la première qui proclama sans restriction la soumission absolue de la raison à l’autorité, qui fit même aux plus grands docteurs un devoir de l’humilité, et qui mit au nombre des vertus l’obéissance passive et le renoncement de soi-même. Avec de tels principes, l’église enseignante forme l’unité la plus parfaite qui se puisse concevoir ; ce ne sont pas plusieurs volontés qui s’accordent, c’est une seule volonté devant laquelle toutes les autres volontés s’anéantissent. Et cela même ne leur coûtait pas, puisque la doctrine étant commune, le prosélytisme de chacun, au lieu de nuire à celui des autres, le fortifie au contraire et lui vient en aide. Cette unité dans la doctrine, cette hiérarchie puissante, cette abdication de toute volonté individuelle, ce renoncement de soi-même. Avec de tels principes, l’église enseignante forme l’unité la plus parfaite qui se puisse concevoir ; ce ne sont pas plusieurs volontés qui s’accordent, c’est une seule volonté devant laquelle toutes les autres volontés s’anéantissent. Et cela même ne leur coûtait pas, puisque la doctrine étant communes, le prosélytisme de chacun, au lieu de nuire à celui des autres, le fortifie au contraire et lui vient en aide. Cette unité dont la doctrine, cette hiérarchie puissante, cette abdication de toute volonté individuelle, ce renoncement absolu de soi-même, signes caractéristiques des congrégations religieuses, seront toujours pour elles, en tout temps et en tous lieux, une des plus infaillibles conditions de succès.
 
Ce sont là les causes extérieures qui expliquent le résultat de cette lutte. Mais quand on laisse de côté toutes ces questions de positions et de personnes, et que l’on entre dans l’histoire des idées, la seule véritable histoire d’une école de philosophie, on aperçoit avec bien plus d’évidence encore combien cette école, d’ailleurs si riche, avait peu de chances de durée. Il semblerait en vérité, à voir comment M. Matter décrit les bâtimens du musée et dresse la liste de ses habitans, qu’il s’occupe à rechercher curieusement les vestiges d’une de ces littératures entièrement perdues pour nous, et dont nous connaissons à peine l’existence par la tradition. Il s’agit pourtant de l’école d’Alexandrie, c’est-à-dire de l’école la plus féconde en livres, sinon en bons livres, et l’on pourrait dire aussi la plus féconde en systèmes ; car non-seulement chacun a le sien, mais il en est qui en
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ont plusieurs, et des systèmes qui se contredisent. C’est, je l’avoue, une longue et pénible étude, de prendre un à un et de dépouiller tous ces commentaires, écrits pour la plupart dans un fort mauvais grec, et dont quelques-uns, à l’heure qu’il est, ne sont pas même édités ; mais enfin, puisqu’ils existent, il n’est pas permis à un historien de l’école d’Alexandrie de les négliger. C’est dans leurs propres ouvrages qu’il faut étudier les alexandrins, et non pas dans Strabon, où M. Matter les a vus. Resserrer dans un dernier volume l’exposition des doctrines, et consacrer le premier à des catalogues, à des descriptions et à des plans, c’est se tromper sur le but même et le sens de la tâche qu’on s’est donnée ; c’est entendre l’histoire de la philosophie en architecte.
 
Quand on pénètre pour la première fois dans cette littérature à la suite, qui ne présente jamais un livre qu’à titre de commentaire, il est naturel de se figurer qu’on va tourner constamment dans le même cercle et commenter sans fin le même texte. M. Matter n’a pas réfléchi que ce sont ici des commentateurs d’une espèce toute particulière, qui ne s’attachent pas à un livre, comme les faiseurs de notes et d’illustrations, pour le développer et le délayer dans des périphrases, mais pour fournir un argument nouveau à leur thèse favorite, que les ouvrages de Platon contiennent toutes les philosophies et toute la philosophie. Avec une prétention pareille, on ne saurait analyser le moindre dialogue de Platon sans y mettre un système complet ; aussi, la plupart du temps, les commentaires des alexandrins sont une reproduction fidèle de la situation de leur intelligence au moment où ils écrivent ; aucune suite, aucun ordre dans les idées ; des digressions perpétuelles : c’est la pensée comme elle vient et à mesure qu’elle se présente. Si la lecture de la veille, la discussion, le besoin du moment, un ouvrage qu’un adversaire vient de faire paraître, ont imprimé à leur esprit une direction nouvelle, aussitôt ils introduisent dans leur système un élément nouveau, qu’ils empruntent aux mages, aux Éthiopiens, aux Juifs, à quiconque possède une idée qui puisse combler une lacune ou parer à une objection.
 
Au milieu de ce pêle-mêle d’explications philologiques et de systèmes, d’analogies puériles et de grandes pensées, ce n’est pas la moindre difficulté de l’histoire que de rattacher à une méthode commune ces éternelles divagations. Le lien existe cependant, et dans le silence complet de tous les historiens, et même du plus récent, j’essaierai de dire en peu de mots comment je conçois qu’on pourrait le retrouver.
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Si j’ai réussi, dans ce qui précède, à montrer de quelle façon les cinq premiers siècles de la domination grecque en Égypte, depuis Alexandre jusqu’à Vespasien, préparent et amènent l’école philosophique dans laquelle tout ce mouvement littéraire vient s’absorber, et qui de Plotin, vers le IIe siècle de notre ère, s’étend jusqu’à Isidore et Damascius dans le VIe, on comprend facilement quels sont les trois caractères principaux qui distinguent les philosophes alexandrins. Mystiques par l’influence de l’Orient et de l’Égypte, et parce qu’ils combattent une religion au nom d’une autre ; dialecticiens parce qu’ils voient Pythagore dans Platon, et dans Pythagore tout l’Orient, et que la méthode dialectique, qu’ils empruntent à Platon en la faussant, ou du moins en l’exagérant, convient à la fois aux exigences de leur position et à la nature de leur esprit ; éclectiques enfin, parce qu’ils vivent sur une terre devenue la terre classique de l’érudition. Le caractère de leur méthode est avant tout dialectique, et, si j’ose le dire, contre l’opinion presque universelle, le mysticisme et l’éclectisme ne sont chez eux qu’accessoires. Pour peu qu’on y réfléchisse, quelle est la tendance de la dialectique poussée à l’extrême ? La dialectique consiste à diviser et à rapprocher ; considérée uniquement dans sa forme extérieure, c’est une méthode de généralisation ; elle diffère de la généralisation purement logique en ce que les idées générales qu’elle découvre sont conçues par elle comme des réalités indépendantes des individus, comme des types existant réellement dans la nature des choses, et même plus réellement que tout le reste, car le reste n’existe que par eux. Cette méthode a le défaut d’attribuer à l’esprit trop de puissance, et de le laisser s’égarer trop loin des faits et de l’expérience. Il est évident en effet que l’esprit crée un nouvel être en créant un nouveau terme général, et que plus un philosophe aura de subtilité et d’imagination, plus il multipliera les réalités ou ce qu’il croit être des réalités. En appliquant ce procédé, qu’il ne s’agit pas ici de juger, puisqu’il appartient à Platon et non aux alexandrins, on crée une sorte d’échelle où tous les êtres dont le monde se compose occupent un ordre hiérarchique, suivant qu’ils sont plus ou moins généraux, c’est-à-dire, dans le point de vue des dialecticiens, plus ou moins réels. Or cette échelle, de quelque côté qu’on la considère, en montant ou en descendant, ne peut s’étendre jusqu’à l’infini ; car elle a son point de départ dans le monde des sens, et, d’un autre côté, il y a une idée dans l’esprit humain, au-delà de laquelle il lui est impossible de rien imaginer, une idée qui est de toutes la plus générale, et non pas la plus générale pour
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tel ou tel degré d’imagination dont on pourrait être doué, mais la plus générale pour tout esprit humain, quel qu’il soit, telle enfin qu’étant absolument et parfaitement simple, elle ne puisse être divisée et rapportée à une classe plus générale même par l’imagination la plus exercée et l’esprit le plus subtil. Cette idée suprême, qui arrête la dialectique et l’empêche de se perdre dans l’infini, c’est l’unité. Mais entre l’unité absolue et le monde des sens, l’imagination a beau jeu pour se développer, et il arrive, chose bizarre, que la même méthode qui procède par distinctions, et qui en vit, pour ainsi, dire, à force de distinguer avec subtilité, finit par combler presque entièrement les intervalles ; et à placer, par exemple entre deux distinctions données, tant de distinctions intermédiaires, que les différences tombent enfin dans l’infiniment petit, et qu’on arrive ainsi, par l’excès même de la distinction, à la confusion absolue. Platon ne s’était pas perdu dans cet abîme, préservé qu’il était par les leçons de Socrate, par l’excellence de son esprit, et aussi par le caractère, du génie grec, si plein de mesure et de retenue, et qui a horreur de tous les excès. Mais les alexandrins qui s’emparent de cette arme dangereuse de la dialectique à une époque de civilisation très raffinée, dans un temps où les peuples, réunis violemment pour former une seule nation, perdent leur caractère, leurs traditions, leur croyance exclusive, et sont disposés à admettre tout ce qui est nouveau, étrange, bizarre, comme dans une sorte d’ivresse, les alexandrins ne savent pas se retenir ; et il résulte de là que quand on se donne le spectacle de leur doctrine, on les voit osciller entre l’unité absolue et la confusion absolue, comme entre deux pôles opposés qui les attirent tour à tour, parce qu’ils ne voient pas, et ne peuvent pas voir au point de vue où ils sont placés, que ce sont là deux termes opposés, et même contradictoires. Il y a donc à la fois chez eux, par suite de cette dialectique poussée à l’excès, une tendance à tout diviser et une tendance à tout rapprocher. Rien n’est plus contraire évidemment qu’un pareil état à la philosophie et au sens commun ; mais en même temps rien n’est plus commode pour une école placée sans cesse en présence d’habiles adversaires, et qui veut prouver par toutes les voies qu’elle possède à elle seule toute la sagesse, et qu’il ne peut y avoir en dehors d’elle que des parties d’elle-même.
 
La dialectique particulière aux alexandrins une fois bien comprise, il n’y a rien de plus facile à saisir que leur éclectisme. Ils poussent, l’éclectisme à l’excès comme la dialectique ; l’excès de la dialectique consiste à anéantir la possibilité des distinctions précisément en multipliant
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les distinctions ; l’excès de l’éclectisme consiste à admettre simultanément deux doctrines contradictoires. A parler proprement, ce n’est là ni de l’éclectisme, ni de la dialectique ; c’est une situation non philosophique, à laquelle on parvient en poussant à la dernière extrémité, contre toute raison, deux méthodes philosophiques. On conçoit du moins que cette dialectique sans frein donne place à cet éclectisme, qui n’est plus alors de l’éclectisme, et qui devient une confusion universelle ; car si la dialectique épuise toutes les conceptions possibles de l’esprit humain, et les dispose dans un certain ordre, on peut rattacher tous les systèmes à quelque échelon de cette échelle immense. L’histoire de la philosophie y est à l’aise tout entière. Voici, par exemple, quels sont, chez la plupart des dialecticiens, les trois derniers termes généraux auxquels arrive la pensée, ce sont l’unité, l’intelligence et la force intelligente dans cet ordre. Or, les éléates ramènent tout à l’unité absolue sans intelligence ni puissance ; Aristote, à un être intelligent qui ne connaît que lui-même et n’agit sur rien en dehors de lui ; Platon, à une force intelligente. Ces trois dieux réunis n’en forment plus qu’un dans la philosophie de Plotin, et c’est à la fois un seul dieu et un dieu triple. L’unité placée au sommet de l’échelle est aussi la première personne, ou, comme parlent les alexandrins, la première hypostase de la trinité divine ; l’intelligence tient le second rang, et la puissance le troisième. Le polythéisme de la Grèce, de l’Orient, de l’Égypte, les grands et les petits dieux, les démons, les génies, se distribuent suivant le degré de leur importance dans les échelons intermédiaires. Le monde des alexandrins, tel que la dialectique le leur donne, ne contient pas de vide, et forme un plein continu depuis l’alpha jusqu’à l’oméga ; et dans ces espaces sans fin, ils jettent à profusion une myriade de divinités empruntées à tous les peuples et à tous les cultes.
 
On peut dire en un certain sens qu’il n’y a d’original chez les alexandrins que le parti pris de n’avoir point d’originalité. Cependant le caractère mystique de leur philosophie leur appartient en propre, et c’est assurément la première fois que l’extase est expliquée psychologiquement, et placée par une école philosophique au-dessus même de la raison. Il y a bien quelques traces obscures d’une opinion analogue dans Empédocle, et les alexandrins n’ont pas manqué de les faire ressortir, en les exagérant, suivant leur coutume ; mais enfin quoiqu’ils aient pu emprunter des théories mystiques aux illuminés du Ier et du IIe siècle de notre ère, quoiqu’ils aient considéré certains passages du ''Phèdre'', du ''Parménide'', et de ''la République'' de
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Platon comme une reconnaissance expresse de l’extase et des conceptions supérieures à la raison que l’extase produit, ils n’en sont pas moins, aux yeux de l’histoire, la première grande école mystique qui se soit produite en philosophie, et ce côté de leurs doctrines est même ce qui permet d’y découvrir les élémens d’une philosophie commune, au milieu de toutes ces opinions qui se heurtent et se contredisent, sans règle, frein ni mesure.
 
Une dialectique qui s’égare et se perd dans des subtilités, un éclectisme qui finit par n’être plus qu’une indulgence universelle et l’incapacité absolue de rien exclure, un mysticisme qui aboutit souvent à l’extravagance, tout cela fait que l’école d’Alexandrie ne pouvait naître et se soutenir qu’au moment où nous la rencontrons dans l’histoire, et qu’elle n’a pu vivre pendant cinq siècles qu’en se rattachant à tous les vieux souvenirs, et en appelant à elle tous ceux qui, par leur éducation, leurs principes et leur caractère, adhéraient fortement aux vieilles croyances et aux vieilles mœurs, et avaient en horreur toute innovation. M. Matter ne voit d’autre cause à la ruine de cette école que la décadence de la ville d’Alexandrie et le triomphe du christianisme par la protection de Constantin et de Théodose. Cela tient à son système général, sur lequel il est fort inutile de revenir ; mais s’il avait compté les idées pour quelque chose, s’il s’était demandé quel est l’avenir d’une doctrine mystique qui s’appuie sur une théologie empruntée à toutes les théologies humaines, et, si on l’ose dire, encombrée de dieux ; s’il avait comparé cette philosophie qui ne repose sur rien et qui renferme tant d’élémens étranges et disparates à cette autre doctrine si simple, si complète, si bien unie, appuyée uniquement sur le principe de l’autorité, et n’hésitant pas à le reconnaître ; si M. Matter avait pu peser tout cela, il est permis de penser que l’histoire de l’école d’Alexandrie serait devenue entre ses mains quelque chose de moins inanimé, qu’on aurait entrevu du moins qu’il y avait là de grandes questions, une grande lutte, et qu’il serait sorti de ses recherches quelque lumière sur cette religion dont le triomphe presque universel est, après tout, le plus grand fait de l’histoire.
 
Ce serait au surplus commettre une erreur capitale que de ne voir autre chose, dans l’école d’Alexandrie, qu’une sorte de syncrétisme aveugle. Il y a bien du fumier dans cette scholastique alexandrine, mais il y de l’or en abondance. La nature et les attributs de Dieu, son action sur le monde, la nécessité, le mal moral, l’extase, l’expiation, la prière, que de problèmes philosophiques ignorés jusqu’alors ou
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laissés dans l’ombre, et qui se trouvent tout à coup inondés des plus vives lumières ! L’antiquité n’a pas de génie plus vigoureux que Plotin, et on peut citer tel livre des ''Ennéades'' dont la critique moderne ne retrancherait pas un seul mot. Ne serait-ce pas un abondant sujet d’études, que de comparer la doctrine des ''Ennéades'' à celle du concile de Nicée ? Les ressemblances abondent ; à quelle cause les attribuer ? Y a-t-il eu des emprunts mutuels ? Les deux écoles ont-elles puisé dans une source commune, ou bien encore sont-elles arrivées par des chemins divers à des conclusions identiques ? Porphyre, Iamblique, Syrien, Proclus, venus après Plotin, construisent d’autres systèmes et donnent lieu à des rapprochemens nouveaux. En voici un que je signalerai, parce qu’il est propre à faire ressortir les contradictions et le défaut d’unité des théories alexandrines ; le caractère propre des doctrines païennes, c’est, comme personne ne l’ignore, d’une part le polythéisme, et de l’autre l’éternité, ou plutôt la nécessité de la matière. Or, l’école d’Alexandrie soutient l’unité de Dieu et la production de la matière, tantôt par voie de procession, tantôt par voie d’émanation. Peu importent les détails des systèmes ; mais, ce que chacun peut remarquer ici, c’est que voilà une école qui combat pour le polythéisme et le paganisme, et qui au fond n’est plus païenne. Elle conserve les dieux à la vérité ; mais, pour les soumettre au grand Dieu, qui est l’artisan et le père du monde, pour en faire les forces personnifiées de la nature, ou des anges et des archanges intermédiaires entre les dieux et les hommes. N’est-il pas évident qu’à force de tout admettre, elle perd l’intelligence du rôle qu’elle a voulu soutenir, et jusqu’à la conscience d’elle-même ?
 
Ce qui a fait la grandeur de l’école d’Alexandrie, c’est l’abondance des idées, le luxe de poésie et de sentimens qui déborde dans tous les ouvrages qu’elle a produits ; ce qui a déterminé sa chute, c’est l’ascendant supérieur d’une religion à laquelle l’avenir appartenait, et l’extravagance ou ont été conduits les alexandrins par l’abus de leur méthode. Cette folie qui s’était emparée des esprits au premier et au second siècle, et qui faisait surgir de tous côtés des prophètes et des miracles, se montre de nouveau vers la fin du cinquième ; mais cette fois, c’est dans l’école même que la théurgie tend à se substituer au mysticisme. Au reste, dans les derniers siècles, la ruine de l’école est imminente, et c’est à peine si le zèle de Syrien et le génie de Proclus rendent à la philosophie un éclat passager.
 
On avait trop mis à nu les plaies du polythéisme ; Alexandrie périssait par son principe. Déjà, sous le règne de Constantin, le peuple
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avait pris parti pour la religion nouvelle ; les chrétiens remplissaient alors la ville, et l’Égypte, et l’empire. Si le triomphe d’une des causes rivales avait dépendu du pouvoir, comme M. Matter paraît le croire, l’apostasie de Julien aurait pu être fatale au christianisme. Elle ne servit qu’à montrer qu’il avançait par sa propre force. Il avait déjà traversé des persécutions bien autrement cruelles. Ce qui marque, au surplus, que l’influence d’Alexandrie n’était pas méconnue, c’est le soin que prit l’empereur d’y réchauffer le zèle des écoles païennes. Il voulait restaurer le musée, rouvrir les sanctuaires. Le médecin Zénon de Chypre, à qui cette mission fut confiée, se consuma, pour y parvenir, en inutiles efforts. Rien n’y pouvait ; le paganisme n’avait plus de souffle. L’évêque arien qui occupait le siége d’Alexandrie pendant l’exil de saint Athanase, disait à la foule qui l’entourait, en passant devant le Sérapéum : « Jusqu’à quand tolérera-t-on ces sépulcres ? » Bientôt Théodose fit fermer les temples ou les convertit en églises chrétiennes. On montrait au peuple avec dérision les statues creuses dont les prêtres s’étaient servis pour faire parler leurs dieux. A Alexandrie, toutes les statues furent renversées ; on en laissa debout une seule, comme un monument de la folie du polythéisme ; c’était un cynocéphale. Enfin Théodose ferma l’école d’Athènes en 529. Celle d’Alexandrie végéta encore quelque temps, et il restait à peine quelques faibles traces de toute cette vie littéraire, quand Omar fit jeter à l’eau la seconde bibliothèque, et que l’Égypte devint musulmane.
 
En s’attachant aux faits matériels avec une persévérance opiniâtre, M. Matter est parvenu à supprimer tout l’intérêt que l’école d’Alexandrie inspire. Quand il n’a plus que des ruines à nous montrer, on n’éprouve ni pitié ni sympathie pour ces écoles détruites, pour cette civilisation anéantie. C’est qu’en supprimant les idées, il a supprimé tout, et qu’il ne reste dans son livre que des noms propres qui ne rappellent rien et ne disent rien.
 
Voilà un développement de dix siècles ; où est l’unité de cette histoire ? Quel en est le point culminant ? Quel rôle a joué cette école sur la scène du monde ? Comment se rattache-t-elle aux autres écoles ? A-t-elle vécu sur de vieilles idées, ou produit des idées qui lui appartiennent ? Et cette antiquité que l’école d’Alexandrie représente tout entière, ce vieux monde si héroïque, si poétique, avec ses traditions, ses arts, ses mœurs, sa littérature, a-t-il péri sans retour dans Alexandrie ? N’a-t-il rien laissé de lui dans la société nouvelle ? M. Matter annonce sur son titre et déclare dans sa préface qu’il comparera
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l’école d’Alexandrie aux écoles contemporaines ; mais cette comparaison roule, comme son histoire entière, sur les édifices, sur les catalogues, sur toutes ces menues questions qui n’ont d’intérêt qu’à condition de se rattacher par quelque endroit à l’histoire des idées. Singulière confusion, qui substitue les bâtimens d’une école à l’école elle-même, et qui croit que cette noble et sérieuse curiosité qu’excite une école de philosophie, s’attache aux lieux où elle a brillé, et non aux doctrines qu’elle a propagées ! On peut disserter sur des détails de temps et de lieu dans des notes à la suite d’un livre ; mais faire des notes le livre même, et appeler cela une histoire, c’est se tromper sur la valeur des mots qu’on emploie. Il fallait faire l’histoire du musée comme Parthey et Klippel, ou de la bibliothèque comme Ritschl. Cela intéresse les érudits et ne trompe personne.
 
M. Matter est assurément un homme exact et consciencieux, qui a cru de bonne foi qu’il faisait l’histoire de l’école d’Alexandrie. Il avait déjà publié, il y a vingt ans, un livre sur le même sujet, qu’il intitulait dans ce temps-là ''Essai historique''. Ce mot d’histoire, disait-il alors dans sa préface, lui avait paru trop ambitieux. De nouvelles recherches sur les bibliothèques et le musée auront sans doute apaisé ses scrupules ; et ce livre, composé avec soin sur un sujet fort ingrat, quand on le comprend comme lui, mérite en effet une part d’éloges. Toutefois, même à ce point de vue, il y a bien çà et là quelques reproches que l’on pourrait faire à l’auteur. Par exemple, pourquoi M. Matter a-t-il accueilli les calomnies odieuses dont la vie privée d’Aristote a été l’objet, et les a-t-il répétées comme des faits acquis à l’histoire ? Ses interprétations semblent aussi quelquefois un peu hasardées : à propos de la prière que les Égyptiens adressent aux dieux pour faire retomber sur les ministres les fautes du souverain, croirait-on que M. Matter appelle cela une idée tout-à-fait constitutionnelle ? Le contre-sens est complet, et ce n’est pas du côté de Dieu que la personne des rois constitutionnels est inviolable et sacrée. Mais à quoi bon ces objections de détail ? Le livre de M. Matter conserve son importance propre. Il fournira des matériaux utiles à une histoire future de l’école d’Alexandrie ; car, il faut bien le répéter, après ces savantes et curieuses dissertations, l’histoire de l’école d’Alexandrie reste à faire, non pas parce qu’elle a été mal faite, mais parce qu’elle n’a pas été faite.
 
Une histoire réelle de l’école d’Alexandrie serait le complément nécessaire de tous les grands travaux dont la philosophie ancienne a été récemment l’objet. Outre l’importance historique de cette école,
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ce livre pourrait éclairer tout un côté de la science de l’homme. Alexandrie est, dans l’histoire, la première école mystique. Plotin et ses successeurs ont étudié tous les phénomènes si compliqués, si délicats, si fugitifs, de l’extase, et cette analyse, souvent obscure, mais quelquefois lumineuse, a devancé sur beaucoup de points la profonde psychologie mystique du catholicisme, qui donne une si grande importance aux livres ascétiques du moyen-âge. Le mysticisme, je le sais, est le plus souvent un ennemi de la philosophie, ennemi d’autant plus dangereux qu’il s’appuie sur de plus nobles sentimens, et redoutable surtout en ce qu’il est l’écueil des ames tendres et passionnées. A quelle loi de la nature humaine, à quel dessein caché de la Providence, répondent ces aspirations ferventes, ces désirs inquiets, cet élan, ce soupir de l’homme vers Dieu ? Y a-t-il véritablement dans l’extase une force d’intuition refusée à la raison elle-même ? L’excès de l’amour est-il une surabondance de grace, ou faut-il mettre le devoir au-dessus de l’amour de Dieu, et soumettre l’illumination mystique au contrôle de la raison ? Alternative pleine d’incertitude, redoutable et mystérieuse question que l’humanité porte partout avec soi, comme son tourment et comme sa gloire, et dont la philosophie seule peut aujourd’hui lui donner la solution.
 
 
JULES SIMON.