« Des Révolutions dans les sociétés nouvelles » : différence entre les versions

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{{journal|Les révolutions dans les sociétés nouvelles|[[Auteur:Alexis de Tocqueville|Alexis de Tocqueville]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.22, 1840}}
 
 
==__MATCH__:[[Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/326]]==
 
Les révolutions dans les sociétés nouvelles <ref> M. de Tocqueville, qui va publier le complément de son remarquable ouvrage ''sur la Démocratie en Amérique'', a bien voulu nous communiquer ce fragment de son travail.</ref>
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Sur ce point, le raisonnement semble d’accord avec l’expérience.
 
Chez un peuple où les rangs sont à peu près égaux, aucun lien apparent ne réunit les hommes et ne les tient fermes à leur place. Nul
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d’entre eux n’a le droit permanent, ni le pouvoir de commander, et nul n’a pour condition d’obéir ; mais chacun, se trouvant pourvu de quelques lumières et de quelques ressources, peut choisir sa voie, et marcher à part de tous ses semblables.
 
Les mêmes causes qui rendent les citoyens indépendans les uns des autres, les poussent chaque jour vers de nouveaux et inquiets désirs, et les aiguillonnent sans cesse.
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Je n’ignore pas que, chez un grand peuple démocratique, il se rencontre toujours des citoyens très pauvres et des citoyens très riches ; mais les pauvres, au lieu d’y former l’immense majorité de la nation, comme cela arrive toujours dans les sociétés aristocratiques, sont en petit nombre, et la loi ne les a pas attachés les uns aux autres par les liens d’une misère irrémédiable et héréditaire.
 
Les riches, de leur côté, sont clairsemés et impuissans ; ils n’on point de privilèges qui attirent les regards ; leur richesse même n’étant plus incorporée à la terre et représentée par elle, est insaisissable et comme indivisible. De même qu’il n’y a plus de races de pauvres, il n’y a plus de races de riches ; ceux-ci sortent chaque jour du sein de la foule, et y retournent sans cesse. ils ne forment donc point une classe à part, qu’on puisse aisément définir et dépouiller ; et, tenant d’ailleurs par mille fils secrets à la masse de leurs concitoyens, le peuple ne saurait guère les frapper sans s’atteindre lui-même. Entre ces deux extrémités des sociétés démocratiques se trouve une
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multitude innombrable d’hommes presque pareils, qui, sans être précisément ni riches ni pauvres, possèdent assez de biens pour désirer l’ordre, et n’en ont pas assez pour exciter l’envie.
 
Ceux-là sont naturellement ennemis des mouvemens violens ; leur immobilité maintient en repos tout ce qui se trouve au-dessus et au-dessous d’eux, et assure le corps social dans son assiette.
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Souvent les pauvres ne se soucient guère de ce qu’ils possèdent, parce qu’ils souffrent beaucoup plus de ce qui leur manque qu’ils ne jouissent du peu qu’ils ont. Les riches ont beaucoup d’autres passions à satisfaire que celle des richesses, et d’ailleurs le long et pénible usage d’une grande fortune finit quelquefois par les rendre comme insensibles à ses douceurs.
 
Mais les hommes qui vivent dans une aisance également éloignée de l’opulence et de la misère mettent à leurs biens un prix immense. Comme ils sont encore fort voisins de la pauvreté, ils voient de près ses rigueurs, et ils les redoutent ; entre elle et eux il n’y a rien qu’un petit patrimoine sur lequel ils fixent aussitôt leurs craintes et leurs espérances. A chaque instant, ils s’y intéressent davantage par les soucis constans qu’il leur donne, et ils s’y attachent par les efforts journaliers qu’ils font pour l’augmenter. L’idée d’en céder la moindre partie leur est insupportable, et ils considèrent sa perte entière comme le dernier des malheurs. Or, c’est le nombre de ces petits
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propriétaires ardens et inquiets que l’égalité des conditions accroît sans cesse.
 
Ainsi, dans les sociétés démocratiques, la majorité des citoyens ne voit pas clairement ce qu’elle pourrait gagner à une révolution, et elle sent à chaque instant, et de mille manières, ce qu’elle pourrait y perdre.
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Quelle que soit d’ailleurs la profession qu’embrassent les hommes, et le genre de biens dont ils jouissent, un trait leur est commun à tous.
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Nul n’est pleinement satisfait de sa fortune présente ; et tous s’efforcent chaque jour, par mille moyens divers, de l’augmenter. Considérez chacun d’entre eux à une époque quelconque de sa vie, et vous le verrez préoccupé de quelques plans nouveaux dont l’objet est d’accroître son aisance ; ne lui parlez pas des intérêts et des droits du genre humain : cette petite entreprise domestique absorbe pour le moment toutes ses pensées, et lui fait souhaiter de remettre les agitations publiques à un autre temps.
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Ce n’est pas qu’ils lui résistent d’une manière ouverte, à l’aide de combinaisons savantes, ou même par un dessein prémédité de résister. Ils ne le combattent point avec énergie, ils lui applaudissent même quelquefois, mais ils ne le suivent point. A sa fougue, ils opposent en secret leur inertie ; à ses instincts révolutionnaires, leurs intérêts conservateurs ; leurs goûts casaniers à ses passions aventureuses ; leur bon sens aux écarts de son génie ; à sa poésie, leur prose. Il les soulève un moment avec mille efforts, et bientôt ils lui échappent, et comme entraînés par leur propre poids, ils retombent. Il s’épuise à vouloir animer cette foule indifférente et distraite, et il se voit enfin réduit à l’impuissance, non qu’il soit vaincu, mais parce qu’il est seul.
 
Je ne prétends point que les hommes qui vivent dans les sociétés démocratiques soient naturellement immobiles ; je pense, au contraire, qu’il règne au sein d’une pareille société un mouvement éternel, et que personne n’y connaît le repos ; mais je crois que les hommes
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s’y agitent entre de certaines limites qu’ils ne dépassent guère. Ils varient, altèrent ou renouvellent chaque jour les choses secondaires ; ils ont grand soin de ne pas toucher aux principales. Ils aiment le changement ; mais ils redoutent les révolutions.
 
Quoique les Américains modifient ou abrogent sans cesse quelques-unes de leurs lois, ils sont bien loin de faire voir des passions révolutionnaires. Il est facile de découvrir, à la promptitude avec laquelle ils s’arrêtent et se calment lorsque l’agitation publique commence à devenir menaçante et au moment même où les passions semblent le plus excitées, qu’ils redoutent une révolution comme le plus grand des malheurs, et que chacun d’entre eux est résolu intérieurement à faire de grands sacrifices pour l’éviter. Il n’y a pas de pays au monde où le sentiment de la propriété se montre plus actif et plus inquiet qu’aux États-Unis, et où la majorité témoigne moins de penchant pour les doctrines qui menacent d’altérer d’une manière quelconque la constitution des biens.
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Lorsque les conditions sont égales, chacun s’isole volontiers en soi-même et oublie le public. Si les législateurs des peuples démocratiques ne cherchaient point à corriger cette funeste tendance ou la favorisaient, dans la pensée qu’elle détourne les citoyens des passions politiques et les écarte ainsi des révolutions, il se pourrait qu’ils finissent eux-mêmes par produire le mal qu’ils veulent éviter, et qu’il arrivât un moment où les passions désordonnées de quelques hommes, s’aidant de l’égoïsme inintelligent et de la pusillanimité du plus grand nombre, finissent par contraindre le corps social à subir d’étranges vicissitudes.
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Dans les sociétés démocratiques, il n’y a guère que de petites minorités qui désirent les révolutions ; mais les minorités peuvent quelquefois les faire.
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Lorsqu’une opinion s’est une fois étendue sur le sol américain et y a pris racine, on dirait que nul pouvoir sur la terre n’est en état de l’extirper. Aux États-Unis, les doctrines générales en matière de religion, de philosophie, de morale et même de politique, ne varient point, ou du moins elles ne se modifient qu’après un travail caché et souvent insensible ; les plus grossiers préjugés eux-mêmes ne s’effacent qu’avec une lenteur inconcevable au milieu de ces frottemens mille fois répétés des choses et des hommes.
 
J’entends dire qu’il est dans la nature et dans les habitudes des démocraties de changer à tout moment de sentimens et de pensées. Cela peut être vrai de petites nations démocratiques, comme celles de l’antiquité qu’on réunissait tout entières sur une place publique et qu’on agitait ensuite au gré d’un orateur. Je n’ai rien vu de semblable dans le sein du grand peuple démocratique qui occupe les rivages opposés de notre Océan. Ce qui m’a frappé aux États-Unis, c’est la
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peine qu’on éprouve à désabuser la majorité d’une idée qu’elle a conçue, et de la détacher d’un homme qu’elle adopte. Les écrits ni les discours ne sauraient guère y réussir ; l’expérience seule en vient à bout ; quelquefois encore faut-il qu’elle se répète.
 
Cela étonne au premier abord ; un examen plus attentif l’explique.
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Plus je considère attentivement les effets de l’égalité sur l’intelligence, et plus je me persuade que l’anarchie intellectuelle dont nous sommes témoins n’est pas, ainsi que plusieurs le supposent, l’état naturel des peuples démocratiques. Je crois qu’il faut plutôt la considérer comme un accident particulier à leur jeunesse, et qu’elle ne se montre qu’à cette époque de passage où les hommes ont déjà brisé les antiques liens qui les attachaient les uns aux autres, et diffèrent encore prodigieusement par l’origine, l’éducation et les moeurs, de telle sorte que, ayant conservé des idées, des instincts et des goûts fort divers, rien ne les empêche plus de les produire. Les principales opinions des hommes deviennent semblables à mesure que les conditions se ressemblent. Tel me paraît être le fait général et permanent ; le reste est fortuit et passager.
 
Je crois qu’il arrivera rarement que, dans le sein d’une société démocratique, un homme vienne à concevoir, d’un seul coup, un
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système d’idées fort éloignées de celui qu’ont adopté ses contemporains ; et, si un pareil novateur se présentait, j’imagine qu’il aurait d’abord grand’peine à se faire écouter, et plus encore à se faire croire.
 
Lorsque les conditions sont presque pareilles, un homme ne se laisse pas aisément persuader par un autre. Comme tous se voient de très près, qu’ils ont appris ensemble les mêmes choses et mènent la même vie ils ne sont pas naturellement disposés à prendre l’un d’entre eux pour guide, et à le suivre aveuglément : on ne croit guère sur parole son semblable ou son égal.
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Remarquez d’ailleurs que, comme les hommes qui vivent dans les sociétés démocratiques ne sont attachés par aucun lien les uns aux autres, il faut à part convaincre chacun d’eux, tandis que, dans les sociétés aristocratiques, c’est assez de pouvoir agir sur l’esprit de quelques-uns ; tous les autres suivent. Si Luther avait vécu dans une société d’égalité, et qu’il n’eût point eu pour auditeurs des seigneurs et des princes, il aurait peut-être trouvé plus de difficulté à changer la face de l’Europe.
 
Ce n’est pas que les hommes des démocraties soient naturellement fort convaincus de la certitude de leurs opinions, et très fermes dans leurs croyances ; ils ont souvent des doutes que personne, à leurs yeux, ne peut résoudre. Il arrive quelquefois dans ce temps-là que l’esprit humain changerait volontiers de place ; mais, comme rien ne le pousse puissamment ni ne le dirige, il oscille sur lui-même et ne se déplace pas <ref> Si je recherche quel est l’état de société le plus favorable aux grandes révolutions
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volutions de l’intelligence, je trouve qu’il se rencontre quelque part entre l’égalité complète de tous les citoyens et la séparation absolue des classes.<br/>
Sous le régime des castes, les générations se succèdent sans que les hommes changent de place ; les uns n’attendent rien de plus, et les autres n’espèrent rien de mieux. L’imagination s’endort au milieu de ce silence et de cette immobilité universelle, et l’idée même du mouvement ne s’offre plus à l’esprit humain.<br/>
Quand les classes ont été abolies et que les conditions sont devenues presque égales, tous les hommes s’agitent sans cesse, mais chacun d’eux est isolé, indépendant et faible. Ce dernier état diffère prodigieusement du premier ; cependant il lui est analogue en un point. Les grandes révolutions de l’esprit humain y sont fort rares.<br/>
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Je pense qu’il est fort malaisé d’exciter l’enthousiasme d’un peuple démocratique pour une théorie quelconque qui n’ait pas un rapport visible, direct et immédiat avec la pratique journalière de sa vie. Un pareil peuple n’abandonne donc pas aisément ses anciennes croyances ; car c’est l’enthousiasme qui précipite l’esprit humain hors des routes frayées, et qui fait les grandes révolutions intellectuelles comme les grandes révolutions politiques.
 
Ainsi, les peuples démocratiques n’ont ni le loisir ni le goût d’aller à la recherche d’opinions nouvelles. Lors même qu’ils viennent à douter de celles qu’ils possèdent, ils les conservent néanmoins, parce qu’ilqu’
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il leur faudrait trop de temps et d’examen pour en changer ; ils les gardent, non comme certaines, mais comme établies.
 
Il y a d’autres raisons encore et de plus puissantes qui s’opposent à ce qu’un grand changement s’opère aisément dans les doctrines d’un peuple démocratique.
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Ceci favorise merveilleusement la stabilité des croyances.
 
Lorsqu’une opinion a pris pied chez un peuple démocratique et s’est établie dans l’esprit du plus grand nombre, elle subsiste ensuite d’elle-même et se perpétue sans efforts, parce que personne ne l’attaque.
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Ceux qui l’avaient d’abord repoussée comme fausse finissent par la recevoir comme générale, et ceux qui continuent à la combattre au fond de leur cœur n’en font rien voir ; ils ont bien soin de ne point s’engager dans une lutte dangereuse et inutile.
 
Il est vrai que quand la majorité d’un peuple démocratique change d’opinion, elle peut opérer à son gré d’étranges et subites révolutions dans le monde des intelligences ; mais il est très difficile que son opinion change, et presque aussi difficile de constater qu’elle est changée.
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A mesure que j’examine de plus près les besoins et les instincts naturels des peuples démocratiques, je me persuade que, si jamais l’égalité s’établit d’une manière générale et permanente dans le monde, les grandes révolutions intellectuelles et politiques deviendront bien plus difficiles et plus rares qu’on ne le suppose.
 
Parce que les hommes des démocraties paraissent toujours émus, incertains, haletans, prêts à changer de volonté et de place, on se figure qu’ils vont abolir tout à coup leurs lois, adopter de nouvelles croyances et prendre de nouvelles moeurs. On ne songe point que si l’égalité porte les hommes au changement, elle leur suggère des intérêts et des goûts qui ont besoin de la stabilité pour se satisfaire ;
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elle les pousse, et, en même temps, elle les arrête ; elle les aiguillonne et les attache à la terre ; elle enflamme leurs désirs et limite leurs forces.
 
C’est ce qui ne se découvre pas d’abord : les passions qui écartent les citoyens les uns des autres dans une démocratie se manifestent d’elles-mêmes ; mais on n’aperçoit pas du premier coup d’œil la force cachée qui les retient et les rassemble.