« M. de Barante, Souvenirs de famille, sa Vie et ses Œuvres » : différence entre les versions

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Le 26 novembre dernier, un long cortège, fonctionnaires publics et simples citoyens, riches et pauvres, bourgeois, paysans et ouvriers, famille, parens et amis venus de loin, plus de huit mille personnes, suivaient silencieusement, pendant un long chemin, par un temps froid et sombre, un cercueil transporté du château à l'église du village. Un même sentiment régnait dans cette foule; le respect, l'affection, la reconnaissance, le regret, étaient empreints sur tous les visages et animaient toutes les paroles officielles ou spontanées, éloquentes ou simples, pieuses ou purement humaines, prononcées au bord de cette tombe. Tous rendaient avec émotion un sérieux et sincère hommage au mort, qu'ils connaissaient bien et qu'ils avaient longtemps vu vivre au milieu d'eux.
 
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Pas davantage : ces hommages publics, ces témoignages populaires s'adressaient à un homme qui n'avait jamais adopté que les
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idées les plus indépendantes et les plus modérées, qui les avait professées et mises en pratique soit qu'elles eussent la faveur ou la défaveur du pouvoir ou du peuple, qui avait plus d'une fois soutenu des causes difficiles et leur était resté fidèle dans leurs épreuves. C'était dans les régions les plus hautes et souvent les moins fréquentées que ce mort si accompagné avait porté sa pensée et pris les lois de sa conduite.
 
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Né le 10 juin 1782, M. de Barante a vu et traversé dans notre patrie sept régimes successifs, l'ancienne monarchie, la révolution de 1789, la première république, le premier empire, la restauration, la monarchie de 1830, la seconde république, le second empire.
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Quels événemens! quelles transformations dans l'état intellectuel, moral, social, politique de la France! quelles destructions et quels,; édifices nouveaux! quelles ruines et quelles origines ! et quelles épreuves, quelles tentations pour les hommes jetés sur le cours d'un tel torrent! quels périls pour leur jugement et leur vertu !
 
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Ses ancêtres, dont le nom propre était ''Brugière'', étaient vers 1550 des négocians notables et riches dans la petite ville de Thiers, alors très commerçante. En 1617, l'un d'eux, Antoine Brugière, acheta la métairie noble de ''Barante'', et en prit le nom, qui devint celui de ses descendans, toujours restés propriétaires de ce domaine agrandi. Ils furent dès lors en Auvergne une des familles les plus considérées de cette haute bourgeoisie qui, par le travail commercial ou agricole, par les fonctions locales, par l'autorité des mœurs et des lumières, s'était fait, en France cette grande place qu'on ne sut pas lui reconnaître alors dans le gouvernement de l'état, et qu'à défaut de ce légitime progrès elle devait se faire d'un seul coup, bien plus grande encore, par la plus grande des révolutions sociales
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de l'histoire. Le père de notre illustre contemporain, M. Claude-Ignace Brugière, baron de Barante, reçut toute l'éducation libérale de son temps, celle des collèges et celle du monde. « A seize ans, dit son fils dans les souvenirs de famille qu'il a recueillis avec une pieuse tendresse, ses études classiques étaient terminées; il resta à Paris pour y faire son droit, fort jeune fort libre, mais raisonnable et rempli de sentimens honnêtes et élevés. La conversation, les distractions de la société, l'accueil qu'il y recevait, ne firent pas de lui un homme frivole et oisif : bien au contraire il contracta l'habitude et le besoin des plaisirs de l'esprit, le dégoût du vulgaire et de l'ignorance; mais ses occupations n'avaient pas autant de suite qu'elles auraient pu en avoir. Les mœurs du temps étaient très favorables à cette manière d'être, elles répandaient partout un vif penchant à savoir, à examiner, à juger; mais on cultivait son esprit par l'excitation de la société plus que par l'étude et la méditation. Mon père était cependant un des hommes les plus sérieux que j'aie vus. Il avait un fonds de sentimens et d'opinions qui ne supportait aucune légèreté dans le langage; cela lui donnait même parfois quelque chose d'une gaucherie et d'une lourdeur d'honnête homme que je me mésestimais de ne pas avoir. Outre ce qu'il devait au caractère et à l'âme que Dieu lui avait donnés et aux premières impressions de famille, les sociétés où il vivait dans sa jeunesse avaient pu lui donner cette disposition; il avait été recommandé à des oratoriens et à des génovéfains, bons jansénistes, et c'était dans des maisons parlementaires qu'il avait d'abord été présenté. Le parlement de Paris, à cette époque, était exilé et remplacé par le parlement Maupeou; la vivacité des opinions parlementaires, la haine et le mépris qu'on avait pour le despotisme d'alors étaient des souvenirs toujours présens à mon père, ses récits m'ont souvent fait vivre dans ce temps-là; il m'a semblé qu'il avait dû alors être fort animé, mais sans fanatisme ni aveuglement. Ce spectacle exerça assurément de l'influence sur lui, et contribua à lui donner une antipathie prononcée contre le despotisme aristocratique de la cour. »
 
Après quelques années passées à Paris, M. de Barante revint à Riom pour y occuper la charge de lieutenant criminel du bailliage, et bientôt après il se maria. Sa femme, Mlle Tassin de Villepin, d'une très honorable famille d'Orléans, avait huit frères ou sœurs, et seulement 80,000 francs en dot. « Ce mariage, dit son fils, qui ne donna jamais à l'un ni à l'autre de mes parens un regret, n'était peut-être pas assez riche pour le monde où il les faisait vivre. Mon père, après avoir épousé une personne élevée à Paris et dont la famille y était fixée, pouvait ne pas se trouver satisfait de sa
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position; mais ce serait se tromper sur cette époque que d'imaginer qu'il en résultât pour mes parens un vrai chagrin, une vie d'ennui et de déplaisir. Tout dans l'ordre de la société était alors réglé de telle façon que le désir d'ambition ne pouvait pas être aiguisé par l'espérance; on ne pouvait pas changer sa situation et sa fortune du jour au lendemain; les positions sociales n'étaient point, comme elles l'ont été depuis, soumises sans cesse aux chances de la loterie des événemens. Mon père et ma mère savaient fort bien jouir de ce qu'il y avait d'heureux et de doux dans leur situation; le désir qu'ils concevaient d'en avoir une autre était vague et n'influait pas sur leur manière de vivre. Il se présenta d'ailleurs pour eux un intérêt qui absorba tous les autres, qui devint l'emploi et le but de leur vie, qui a été presque leur unique pensée. Ce fut leurs enfans. Je ne puis songer sans un attendrissement profond, sans une reconnaissance inexprimable, à ce que mes parens ont été pour moi, à ce que je dois à une tendresse et à des soins sans exemple. Du plus loin qu'il m'en souvienne, je me les rappelle occupés de moi sans cesse, et toujours dans l'idée de développer mon âme et mon esprit, toujours avec une affection éclairée, raisonnable et prévoyante. Nourri par ma mère, je ne la quittais pas; elle a veillé sur mes premières impressions, et je ne puis retrouver dans mon souvenir aucune idée reçue dans mon enfance qui ne soit liée avec la bonté attentive de mes parens. L'éducation était alors un des sujets qui occupaient le plus les esprits; de nouvelles opinions à ce sujet étaient dérivées de la nouvelle philosophie et des points de vue sous lesquels toutes choses étaient alors envisagées. Mon père et ma mère, chacun selon son caractère et sa tournure d'esprit, dirigèrent toutes leurs réflexions et leurs études de ce côté. C'était la conversation habituelle des hommes de leur société. Ainsi j'étais le sujet d'une constante préoccupation; on faisait ou l'on refaisait pour moi des livres élémentaires; il n'y avait rien qu'on n'essayât de m'expliquer et de m'apprendre par conversation; les promenades, les voyages, les amusemens, étaient arrangés en pensant à moi. Mon père composa une grammaire raisonnée extraite de Dumarsais, Duclos et Condillac; elle a été imprimée depuis. Lorsque je la relis, je suis touché de la patience complaisante qu'il a fallu pour faire comprendre de telles notions abstraites à une intelligence enfantine, et je m'étonne qu'il ait pu réussir à cet enseignement. Plus tard, mes parens ont fait aussi une géographie; les dialogues qui en forment l'introduction sont de ma mère. Elle écrivait beaucoup pour nous; elle faisait des contes, des extraits d'histoire; elle complétait l’instruction qu'elle avait reçue au couvent; elle apprenait assidûment afin de pouvoir enseigner. De la sorte, je devins très avancé dans
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mes études d'enfance, et comme mes parens, malgré leur tendresse et les soins qu'ils aimaient à prendre de moi, étaient convaincus de l'indispensable nécessité de l'instruction publique, je fus mis avant neuf ans au collège d'Effiat. »
 
Je saute tout à coup par-dessus vingt-neuf années; je passe de 1791 à 1820. M. Prosper de Barante avait perdu sa mère en 1801, son père en 1814 ; je retrouve au bout de vingt-neuf ans, dans les souvenirs écrits de sa main, les mêmes sentimens, la même tendresse respectueuse et reconnaissante envers ses parens qu'il se complaisait à exprimer en parlant de son enfance; leurs places sont vides dans sa maison, mais non dans son âme; ils vivent encore en lui d'une présence intime et chère. « Mon père, dit-il, était âgé de cinquante-huit ans lorsque nous l'avons perdu; son âge devait nous laisser espérer que nous jouirions encore longtemps de son affection; il n'avait jamais eu d'autre sentiment ni conçu d'autre contentement que l'intimité de la famille; c'était la douleur que lui avait causée la perte de ma mère et de mes frères qui avait usé son âme et qui lui donnait la mort. C'est à lui que je dois tout; ce que je peux valoir vient de lui, de ses soins, de sa sollicitude, de sa tendresse, Chaque année, chaque malheur nous avaient rendus plus intimes. Nous étions devenus deux amis, deux vieux amis, pleins des mêmes souvenirs, ayant partagé les mêmes douleurs. Nous nous entendions à demi-mot sur tout. Il avait du goût pour moi, pour ma conversation, pour ce que je disais, pour ce que j'écrivais. Quand nous étions séparés, jamais nous n'avons laissé passer cinq jours sans nous écrire, sans nous confier mutuellement notre situation d'âme et nos impressions. Ce qu'il avait d'inquiet, de réservé dans le caractère, et l'habitude qu'il me reprochait de travailler trop sur moi-même et de n'avoir point d'abandon, avaient fini par se mettre en harmonie, et ne troublaient plus le plaisir d'être ensemble. Maintenant j'ai sans cesse une foule de pensées, de réflexions, de sensations fugitives, qui auraient été en harmonie avec lui, avec lui seul, qui se rattachent à notre longue sympathie, et dont je ne sais plus que faire. Parfois il me vient des paroles que je renfonce, parce que c'est à lui que je voudrais les adresser; c'est lui qu'elles intéresseraient, c'est lui qu'elles feraient sourire. Moi seul, je l'ai bien connu; moi seul, j'ai su ce qu'il valait par l’âme et par l'esprit. Un de mes regrets, et il l'avait souvent aussi sans le dire, c'est qu'il n'ait pas été apprécié; il a bien passé dans le monde où il a vécu pour un homme rempli de raison, de savoir, de capacité et de vrai mérite; mais s'il n'avait eu une sorte de timidité d'amour-propre, si une position de quelque éclat ou de quelque activité l'eût encouragé, si le succès l'eût animé, il eût
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bien mieux manifesté tout ce qu'il avait d'esprit et de talent. Le malheur l'a frappé au milieu de sa carrière et l'a plongé dans le découragement. Il avait renfermé sa vie dans les affections domestiques, qui ne lui inspiraient ni émulation ni énergie; puis il a perdu le bonheur pour lequel il avait tout laissé. Dans cette pensée qui lui était habituelle, il écrivait, presque dans ses derniers jours : « J'avais espéré que j'augmenterais l'héritage d'honneur et de bonne réputation que je dois transmettre à mes enfans. » Non, sans doute, ce dépôt n'a pas diminué entre ses mains; il a laissé sa famille plus honorée, plus importante et mieux établie qu'elle ne l'était avant lui; s'il devait de la reconnaissance à ses pères, nous lui en devons une plus grande. C'est pour les léguer à mes enfans que j'écris ces souvenirs de famille. Si à mon tour je leur transmets cet héritage paternel après lui avoir donné quelque accroissement, ils sauront que je dois à la tendresse, aux leçons et aux exemples de mes parens les succès qui ont encouragé ma longue carrière. »
 
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Je sors de la famille. M. de Barante se présente à moi sous un autre aspect. Quel que fut pour lui le charme de la vie domestique, il ne s'y est pas renfermé; il avait des instincts, des goûts, des facultés qui appelaient d'autres satisfactions. De très bonne heure il avait assisté à la vie publique et pris part à ses intérêts et à ses impressions: d'abord à ses impressions les plus tristes et à ses intérêts les plus douloureux ; à peine âgé de dix ans il avait vu l'existence de sa famille bouleversée, son père arrêté, emprisonné, menacé du tribunal révolutionnaire, «j'étais parfois, dit-il, admis dans la prison, plus souvent repoussé, et même assez durement. Pour donner prétexte à mes visites, j'apportais des légumes, et comme on me fouillait, je cachais dans un artichaut les billets
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qu'on m'avait chargé de remettre à mon père. Plus d'une fois j'entendis chanter sous les fenêtres de la prison
 
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J'imaginai de faire une pétition, et je la présentai à un membre du comité que j'avais vu quelquefois chez les amis de mon père; il m'accueillit comme un enfant et m'appela ''mon petit ami''. Ce ton et le sourire qui accompagnait sa réponse m'offensèrent beaucoup; je trouvais indigne qu'il ne prît pas au sérieux la sollicitation d'un fils qui implorait pour la libération de son père. » L'infatigable dévouement, la courageuse présence d'esprit de Mme de Barante et le 9 thermidor sauvèrent seuls son mari. Un peu plus tard, quand on commença à croire à quelque retour de l'ordre social, le commissaire de la convention en Auvergne appela M. de Barante aux fonctions de procureur syndic du district de Thiers, « Il était très éloigné, dit son fils, du désir d'entrer, en un tel moment, dans les affaires publiques; toutefois ses amis et les plus honorables citoyens de Thiers le pressèrent d'accepter. Assurer le bon ordre et le repos dans son propre pays, calmer les esprits inquiets, établir une trêve entre les opinions opposées, apaiser les rancunes des uns et rassurer les autres contre une réaction menaçante, c'était une honorable tâche lorsqu'on y était encouragé par la bienveillante confiance de tous les honnêtes gens. Mon père céda aux instances de ses concitoyens. » Plus tard encore, dans les glorieux débuts du consulat, le premier consul avait chargé son collègue M. Lebrun de lui présenter une liste pour les nominations aux préfectures nouvellement instituées. « Un jour que M. Lebrun dictait un projet de cette liste à M. Creuzé, son secrétaire intime, qui était en grande liaison avec mon père et même avec moi, tout jeune que j'étais, il ne se présenta à la mémoire du consul aucun nom pour le département de l'Indre; M. Creuzé lui dit que, s'il voulait le lui permettre, il lui indiquerait un fort bon choix, et il lui parla de mon père. — Je ne le connais pas, répondit le consul; mais écrivez son nom, j'y penserai. — Par un heureux hasard, le nom resta sur la liste, et mon père fut nommé préfet de l'Aude, non pas de l'Indre, qui convenait mieux à un ami de M. Lebrun. Mon père alla remercier le consul, qui l'accueillit avec bienveillance. — J'ai fait pour vous, monsieur, lui dit-il, une chose un peu légère; j'ai désigné pour un poste important un homme que je ne connais pas, mais je ne m'en repens pas; tout ce que j'ai appris de vous me persuade que j'ai bien fait. Il est possible que vous soyez un peu aristocrate; il
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n'y a pas de mal quand on est dans une juste mesure. Vous ne trouverez sans doute pas mauvais que les jeunes filles aiment mieux danser le dimanche que le décadi; Vous mettrez dans tout cela de la prudence et du discernement. »
 
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Après la mort de sa mère, et pour apporter à la douleur de son père quelque distraction, M. de Barante fit avec lui un petit voyage
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dans le midi et le centre de la France. « Nous passâmes quelques jours à Barante environnés de nos souvenirs. Ce temps-là a beaucoup influé sur moi et opéra dans mon âme une sorte de révolution; il me semble que les pensées morales et religieuses, que les sentimens élevés que je puis avoir datent de ce moment. J'appris à valoir mieux qu'auparavant; ma conscience devint plus éclairée et plus sévère. Je lus beaucoup alors un livre que mon père aimait par-dessus tous les autres et qui auparavant m'avait plutôt cabré que soumis: c'étaient les ''Pensées'' de Pascal; elles ont laissé beaucoup de substance dans mon esprit. Nous nous rendîmes à Paris. Nous ne pensâmes plus aux affaires étrangères; M. Chaptal était alors ministre de l'intérieur, et avait très bien accueilli mon père; j'étais camarade de pension et ami de son fils ; il fut résolu que je travaillerais dans les bureaux de son ministère pour me préparer aux fonctions administratives. J'y entrai en effet en 1802 comme surnuméraire; mon père repartit seul avec ma jeune sœur, et je restai à Paris. Je gardai assez longtemps un fonds de tristesse et de goût pour la solitude; j'avais conservé de l'École polytechnique du dégoût pour la société frivole des salons: je lisais des livres sérieux, je faisais à moi seul quelques études de droit, je me formais des idées générales sur l'administration tout en travaillant à la besogne un peu routinière qui m'occupait au bureau. Je suivais avec un grand intérêt la marche des affaires publiques. Nous nous écrivions sans cesse, mon père et moi. Il vivait sombre et solitaire dans sa préfecture lorsqu'un incident imprévu vint troubler son repos. Le concordat conclu en 1801 avait été promulgué solennellement au mois d'avril 1802, et s'était trouvé peu en harmonie avec les opinions et les habitudes alors dominantes. Le premier consul, selon sa politique, ne se pressa point et laissa aux esprits le temps de s'accoutumer au grand acte qu'il avait risqué. Ce fut seulement vers la fin de l'année qu'on installa les évêques. Malgré ce délai et cette précaution, le moment fut critique; presque partout le déchaînement fut visible contre cette restauration de l'autorité ecclésiastique ; dans quelques villes, il y eut même des émeutes. A Carcassone, elle fut violente, des pierres furent jetées, le prêtre fut assailli et blessé devant l'autel. Mon père n'était jamais porté à mettre de la dureté et de la violence dans l'exercice du pouvoir; mais il montra de la fermeté, ne recula point devant la sédition et fit commencer des poursuites contre les perturbateurs. Le parti révolutionnaire se mit en grand mouvement; il envoya des courriers à Paris, où il avait, près de l'entourage du gouvernement, plus de crédit que le préfet. Le premier consul prit pour règle en cette occasion, comme en beaucoup d'autres, de donner tort à ceux qui
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n’avaient pas réussi; plusieurs préfets furent destitués, soit qu'ils eussent été trop faibles, soit qu'ils se fussent montrés trop sévères dans la répression. Autant en serait arrivé à mon père; mais il m’écrivait chaque jour les détails de sa situation, M. Chaptal était très bien disposé, il défendit mon père auprès du premier consul, qui finit par lui dire : — Eh bien ! mettons-le à Genève, qui est vacant; il s'arrangera mieux avec les protestans. »
 
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A elle seule, une telle société eût été pour le jeune Prosper de Barante, qui venait passer une partie de son temps à Genève auprès de son père, un grand agrément et un sérieux avantage; il y devait trouver bien plus encore. Tout près de Genève, à Coppet, sur
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la limite de la France et de la Suisse, vivaient M. Necker et sa fille Mme de Staël, objets, l'un et l'autre, de la curiosité empressée de tous les voyageurs en Suisse, et centre permanent d'une société d'élite européenne sans cesse renouvelée. « M. Necker; disent les souvenirs de M. de Barante, était alors vieux et malade, et sa vie privée le rendait un objet de vénération, même pour ceux qui jugeaient hostilement sa vie politique. Ce fut lui surtout dont la société plut à mon père. La conversation de Mme de Staël le séduisait, mais elle avait quelque chose de plus vif, de plus rapide, de plus hasardé que les habitudes de son esprit; il n'était pas accoutumé à voir les impressions les plus fugitives se traduire en un langage qui avait autant de mouvement et de force que les sentimens les plus réellement passionnés et les pensées les plus profondément méditées. » Un homme d'un âge mûr et un peu timide, un fonctionnaire sage et responsable devait éprouver quelque inquiétude en présence d'un tel élan de l'esprit et de la parole; mais pour les libres spectateurs c'était précisément là ce qui donnait à la société et à la conversation de Mme de Staël tant de charme et de puissance. Sa pensée et son âme bouillonnaient incessamment ensemble, aussi expansives que fécondes et toujours prêtes à éclater au dehors comme à fermenter au dedans, en toute occasion et sur toute sorte de sujets. Quelle séduction pour un jeune homme d'un esprit rare, neuf, prompt, qui n'avait jusque-là vécu que des leçons de l'École polytechnique, ou des habitudes de la famille, ou de ses lectures solitaires! Dans quel monde nouveau et riche le faisait entrer Mme de Staël! En même temps qu'elle lui en livrait à pleines mains les trésors, un vieillard vénérable et vénéré, l'un des hommes les plus célèbres de la révolution française répandait avec sérénité autour de lui les souvenirs et les enseignemens chèrement achetés de sa longue vie. Ces deux personnes, ces deux éloquences et les perspectives qu'elles ouvraient tantôt en arrière, tantôt en avant du temps présent, ne pouvaient manquer d'avoir pour M. Prosper de Barante cet attrait que suivent bientôt l'intimité et l'influence. La prudente sollicitude de son père s'en alarmait quelquefois pour son avenir. La méfiance et la malveillance de l'empereur Napoléon mettaient Mme de Staël et ses amis dans une situation toujours pénible et précaire, et le jeune Barante lui-même, en jouissant vivement de cette amitié brillante et douce, n'était pas disposé à y donner toute sa vie; mais ses idées et ses sentimens en reçurent an caractère et une impulsion qui ne tardèrent pas à se révéler dans un cercle plus étendu et moins bienveillant que la société de Coppet.
 
En 1805, l'Académie française proposa, pour sujet du prix
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d'éloquence, le ''Tableau littéraire de la France au dix-huitième siècle''. Pendant quatre ans, ce sujet, remis quatre fois au concours, ne produisit aucun ouvrage que l'Académie jugeât digne du prix; en 1810 seulement, elle le décerna à deux des concurrens, M. Jay et M. Victorin Fabre, et pour les récompenser l'un et l'autre le comte de Montalivet, alors ministre de l'intérieur, doubla le prix. Le jeune surnuméraire qui travaillait dans ses bureaux, M. Prosper de Barante, avait concouru; mais son travail n'avait trouvé dans l'Académie aucune faveur, et au lieu de le représenter au concours il le publia en 1808, avant que le prix ne fût décerné à ses deux plus heureux rivaux. Depuis leur triomphe à l'Académie, leurs ouvrages ont peu attiré les regards du public; celui de M. de Barante au contraire a eu sept éditions et est devenu un livre presque populaire, qu'on donne souvent en prix dans les concours des lycées et des collèges. Le fond des idées a eu autant de part que le talent dans ce succès durable de l'œuvre; c'était un pas nouveau et hardi dans une nouvelle voie intellectuelle : la littérature française du XVIIIe siècle y était considérée non-seulement au point de vue littéraire, mais dans son influence sur l'état social et politique, les croyances, les mœurs, toute la vie morale et active de la nation, et cette influence y était définie et appréciée avec une ferme indépendance. Il y avait là tout à la fois de la réaction contre le passé de la veille et un élan de la pensée vers l'avenir du lendemain; le XIXe siècle naissant commençait à s'affranchir du XVIIIe et à prendre, en le jugeant sans le renier, son propre et libre caractère. C'était précisément là ce qui avait suscité, dans l'Académie française de cette époque, un sentiment d'humeur contre l'œuvre du jeune écrivain inconnu, et quand elle fut publiée, un académicien homme d'esprit, mais disciple crédule et stationnaire du XVIIIe siècle, M. Garat, exprima vivement cette humeur. Le public ne la partagea point; resté puissant, le XVIIIe siècle avait cessé d'être à la mode; la liberté de jugement et de langage sur son compte et le goût de vues et de jouissances nouvelles en littérature comme en philosophie prévalaient de jour en jour dans les partis les plus divers; Mme de Staël avait publié naguère son ouvrage sur ''la Littérature considérée dans ses rapports avec l’état moral et politique des nations'', et M. de Bonald développait avec éclat cette thèse, que « la littérature est l'expression de la société et qu'elle a sa part de responsabilité dans les fautes et les malheurs des peuples. » Empreint d'un grand instinct d'ordre et de respect en même temps que d'une libre pensée, écrit d'un style à la fois piquant et naturel et animé sans déclamation, le livre de M. de Barante lui assura du premier coup un rang très distingué dans la nouvelle
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école philosophique et littéraire que suscitaient alors le cours des événemens et le tour des esprits.
 
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« La première discussion à laquelle j'assistai avait un intérêt particulier pour les auditeurs. En revenant d'Austerlitz, l'empereur s'était arrêté à Strasbourg; il y entendit de vives plaintes contre les Juifs. L'opinion populaire s'était soulevée contre l'usure qu'ils pratiquaient; un grand nombre de propriétaires et de cultivateurs étaient grevés d’énormes dettes usuraires, ils avaient reconnu des capitaux qui étaient au-dessus des sommes qui leur avaient été prêtées. On disait que plus de la moitié des propriétés de l'Alsace étaient frappées d'hypothèques pour le compte des Juifs. L'empereur promit de mettre ordre à un si grand abus, et arriva à Paris avec la conviction qu'un tel état de choses ne pouvait être toléré. Il envoya la question à l'examen du conseil d'état. Elle fut d'abord déférée à la section de l'intérieur. M. Regnault de Saint-Jean-d'Angély, qui la présidait, chargea M. Molé, jeune et nouvel auditeur, d'un rapport sur cette affaire. Pour les hommes politiques et les légistes, il ne semblait pas qu'il y eût aucune difficulté ni matière à un doute; aucune disposition légale n'autorisait à établir la moindre différence entre les citoyens professant une religion quelconque; s'enquérir de la croyance d'un créancier pour savoir s'il avait le droit d'être payé, c'était, dans les principes et les textes de nos lois, une étrange idée, aussi contraire aux opinions générales et aux mœurs actuelles qu'aux textes légaux. A la grande
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surprise des conseillers d'état, M. Molé donna lecture d'un rapport qui concluait à la nécessité de soumettre les Juifs à des lois d'exception, du moins en ce qui touchait les transactions d'intérêt privé. Je venais d'arriver à Paris quelques jours après la séance de la section où ce rapport avait été lu; on me raconta comment il avait été accueilli par le dédain et le sourire des conseillers d'état, qui n’y avaient vu qu'un article littéraire, une inspiration de 'la coterie antiphilosophique de M. de Fontanes et de M. de Bonald. M. Molé n'avait été nullement déconcerté; il n'y avait pas eu de discussion, la question devait être portée devant tout le conseil. M. Begnault l'exposa sommairement, et ne crut pas nécessaire de soutenir une opinion qui était universelle. M. Beugnot, qui venait d'être nommé conseiller d'état, trouva l'occasion bonne pour son début; il traita la question à fond, avec beaucoup de raison, d'esprit et de talent. Il n'y avait personne qui ne fût de son avis. Alors l'archi-chancelier dit au conseil que l'empereur attachait une grande importance à cette affaire, qu'il avait une opinion contraire à celle qui semblait prévaloir, et qu'il était nécessaire de reprendre la discussion un jour où l'empereur présiderait le conseil. La séance fut tenue à Saint-Cloud. M. Beugnot, qui parlait pour la première fois devant l'empereur et que son succès avait un peu enivré, fut cette fois emphatique, prétentieux, déclamateur, tout ce qu'il ne fallait pas être au conseil d'état, où la discussion, était une conversation de gens d'affaires, sans recherche, sans phrases, sans besoin d'effet. On voyait que l'empereur était impatiente. Il y eut surtout une certaine phrase qui parut ridicule; M. Beugnot appelait une mesure qui serait prise par exception contre les Juifs et une bataille perdue dans les champs de la justice. » Quand il eut fini, l'empereur prit la parole, et avec une verve, une vivacité plus marquées qu'à l'ordinaire, il répliqua au discours de M. Beugnot tantôt avec raillerie, tantôt avec calme; il parla contre les théories, contre les principes généraux et absolus, contre les hommes pour qui les faits n'étaient rien et qui sacrifiaient la réalité aux abstractions. Il releva avec amertume la malheureuse phrase de la bataille perdue, et, s'animant de plus en plus, il en vint à jurer, ce qui, à ma connaissance, ne lui est jamais arrivé au conseil d'état; puis il termina en disant : — Je sais que l'auditeur qui à fait le premier rapport n'était pas de cet avis; je veux l'entendre. — M. Molé se leva et donna lecture de son rapport; M. Regnault prit assez courageusement la défense de l'opinion commune et même de M. Beugnot; M. de Ségur risqua aussi quelques paroles. « Je ne vois pas, dit-il, ce qu'on pourrait faire. » L'empereur s'était radouci, et tout se termina par la résolution de faire une enquête sur
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l'état des Juifs en Alsace et sur leurs principes et leurs habitudes concernant l'usure. La commission fut composée de trois maîtres des requêtes : M. Portalis, M. Pasquier et M. Molé, qui fut nommé maître des requêtes à cet effet. Les préfets furent chargés de désigner des rabbins ou autres Juifs considérables qui viendraient donner des renseignemens à la commission. Ce fut M. Pasquier qui recueillit ces renseignemens, et pour la première fois on connut la situation des Juifs, la division de leurs sectes, leur hiérarchie, leurs règlemens. Le rapport de M. Pasquier fut très instructif. L'empereur s'était calmé, et en était venu à l'opinion très sensée que le culte juif devait être officiellement autorisé et prendre une existence régulière et légale. Après le rapport de la commission et pour donner quelque satisfaction aux plaintes de l'Alsace, un décret impérial prescrivit des dispositions transitoires et une sorte de vérification qui ne mettaient point à l'avenir les créanciers juifs hors du droit commun; puis, afin de régler l'exercice du culte juif, un grand sanhédrin fut convoqué, de telle sorte que toute cette affaire, commencée dans un mouvement d'irritation malveillante et d'intolérance, se termina par une reconnaissance solennelle des rabbins, des synagogues, et l'égalité civile des Juifs reçut une éclatante confirmation.
 
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« J'arrivai à Berlin, dit-il, le 8 novembre 1806. L'ordre de départ que nous avions reçu portait que nous serions sous les ordres de M. Daru, intendant général de l'armée; ce fut chez lui que je me
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présentai d'abord; je le connaissais un peu, et nous avions des amis communs. Il me reçut avec bienveillance. Je le trouvai affairé, entouré de commissaires et d'ordonnateurs, répondant à leurs questions, donnant ses instructions et ses ordres, recevant à chaque instant des officiers envoyés par les commandans des corps d'armée pour demander des fournitures ou de l'argent. Les conversations étaient courtes, les réponses brèves et tranchantes. Il me dit qu'il n'était pour rien dans la destination donnée aux auditeurs, et que l'empereur s'en occupait directement; puis il m'engagea à dîner. Ce jour-là, il avait invité les députés que le duc de Brunswick avait envoyés à l'empereur pour lui demander de le laisser mourir à Brunswick et de ménager son pays. Ils avaient été reçus avec dureté, on le savait; aussi les généraux et les ordonnateurs leur témoignaient peu d'égards. Il se trouva que je connaissais l'un d'entre eux, le baron de Sartoris, Genevois, chambellan du duc; je me plaçai à côté de lui à table. Son autre voisin était le général Chasseloup, avec qui il eut aussi un peu de conversation; il lui parla des craintes qu'avaient les habitans du duché de Brunswick. « C'est un pays pauvre, lui dit-il; l'armée française y trouvera peu de ressources, et elle aura bientôt tout mangé. — Eh bien ! répondit le général, quand nous aurons tout mangé, nous vous mangerons. »
 
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Six semaines plus tard, vers la fin de décembre, l'empereur quittait Varsovie pour aller se mettre à la tête de l'armée et poursuivre la guerre. « Les commissaires des guerres, les administrateurs des divers services, les ambulances, étaient encore embourbés dans la route. M. Daru ne savait comment il lui serait possible de pourvoir aux besoins des troupes, qui entraient en campagne sans que rien eût été disposé d'avance; on allait se battre, les blessés
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seraient dans quelques heures amenés à Varsovie, et il n'y avait pas un hôpital en état de les recevoir. Il appela à son aide tous ceux qui l'entouraient, et faute de commissaires des guerres il engagea M. de Canouville et moi à nous charger d'établir chacun un hôpital. Le temps pressait, on entendait le canon, le théâtre de la guerre était à peu de lieues de la ville, les blessés pouvaient arriver pendant la nuit. J'eus pour instruction de me faire fournir tout ce qui me serait nécessaire par la municipalité de Varsovie. J'y trouvai une bonne volonté complète et même empressée; on commença par me conduire aux plus grandes maisons qui pouvaient recevoir cette destination. Je choisis un hôtel qui avait été très beau, mais depuis longtemps abandonné, désert et démeublé; les lambris des vastes salons et des larges galeries étaient encore peints et dorés, les chambres et les cabinets étaient élégamment ornés; maintenant il fallait meubler mon hôpital. La municipalité mit à mes ordres un employé qui, de rue en rue, allait mettre en réquisition des lits, des matelas, du linge, qu'on enlevait à mesure, et que je faisais charger sur des chariots. Je n'entrais point chez les habitans, je ne m'occupais point des rigueurs de la réquisition, mais je hâtais l'opération. Le jour avançait, il n'y avait pas un moment à perdre; la nuit vint, et je n'avais pas encore les poteries nécessaires pour le service d'un hôpital. La municipalité me donna un bon moyennant lequel le marchand devait me délivrer tout ce que je lui demanderais; puis on chargea un des Juifs qui fourmillaient dans la ville, offrant et vendant leurs services, de me conduire chez le faïencier. L'ordre lui fut donné à la hâte et brusquement, le Juif n'osa pas le faire répéter. Nous nous mîmes en route; après avoir erré pendant plus d'une heure dans les rues mal ou point éclairées, le Juif, voyant mon impatience, m'expliqua en Allemand, que je n'entendais guère, qu'il ne savait pas où il devait me mener. Nous retournâmes à la municipalité, où je racontai le malentendu. A peine l'eus-je expliqué que le commissaire polonais tomba sur le pauvre Juif, le roua de coups, l'abattît par terre, le foulant à ses pieds. C'était à peu près de la sorte que Polonais et Français traitaient les Juifs, qui supportaient patiemment ces brutalités, cherchant les occasions de gagner quelque argent, de se faire payer cher quand on les payait et d'acheter bon marché aux soldats ce qui ne leur avait rien coûté.
 
« Lorsque mon hôpital fut prêt, assez avant dans la nuit, j'allai en prévenir M. Daru en lui disant qu'il ne me manquait plus que des chirurgiens et des infirmiers. Il n'en avait pas, et me renvoya encore à la municipalité, qui en mit en réquisition. Vers le soir du lendemain, les blessés commencèrent à arriver; je continuai à remplir avec scrupule et compassion mon triste devoir. Ces malheureux
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soldats ne pouvaient expliquer leurs souffrances à des chirurgiens qui ne comprenaient pas un mot de français. Il y en avait dont les membres étaient fracassés et l'amputation urgente; on n'avait point de caisses d'instrumens, et la municipalité ne pouvait en fournir. Il me semble avoir encore sous les yeux un grenadier d'une belle et mâle physionomie, mais d'une pâleur effrayante : — Monsieur, me dit-il, il faut me couper la jambe, la gangrène s'y met, elle est déjà toute bleue, voyez. — Il rejeta sa couverture et se montra nu et sanglant. — Je sais bien, ajouta-t-il, qu'on ne s'inquiète plus de nous quand nous sommes blessés; nous ne pouvons plus servir à rien, nous ne sommes plus qu'un embarras; on nous aime mieux morts : eh bien! qu'on nous tue, et que ce soit fini. »
 
En juillet 1807, la paix était faite à Tilsitt avec la Prusse comme avec la Russie; intendant en Silésie, M. de Barante se croyait au terme de ses travaux : « Nous nous hâtâmes de mettre nos comptes en bon ordre pour les présenter à M. Daru, afin de ne pas retarder d'un jour notre rentrée en France; il nous tardait de quitter des fonctions qui nous avaient été si déplaisantes. L'idée ne nous venait pas que la paix n'eût apporté aucun changement à l'état de la Prusse et qu'elle ne dût pas cesser d'être administrée en pays conquis. C'est cependant ce qu'il me fallut reconnaître en arrivant à Berlin; je trouvai toutes choses sur le même pied que huit mois auparavant, une administration française, nos collègues à la tête des administrations financières, et M. Daru gouvernant la Prusse. J'avais été chargé de lui apporter nos comptes de Silésie; je les lui remis en lui demandant à quelle heure je pourrais le lendemain les soumettre à son examen, et lui donner les explications qui seraient nécessaires. — Ah çà ! me dit-il, vous nous donnerez beaucoup d'argent. — Fort peu, lui répondis-je, deux ou trois millions seulement; la contribution a été acquittée en grande partie par des réquisitions, — Il y aura à débattre sur cela, je n'ai pas approuvé toutes ces imputations. — Il n'y en a pas une qui ne soit appuyée d'un décret de l'empereur ou d'une décision de vous. — Je ne m’explique pas toujours clairement, on pourra chicaner. Écoutez, me dit-il en prenant un ton plus sérieux, je n'ai pas envie de vous donner de mauvaises raisons; l'empereur m'a laissé l'autre jour à Kœnigsberg; au moment où il montait en voiture, il m'a dit : « Vous resterez, avec l'armée, vous la nourrirez et vous me rapporterez 200 millions. » Je me suis récrié.. « Va pour 150, » a-t-il repris. On a fermé la portière, et il est parti sans attendre ma réponse. Vous voyez bien qu'il faut que la Prusse doive encore 150 millions et que mes comptes le prouveront; nous saurons bien trouver des argumens et des calculs pour le démontrer. Dispensez-m'en pour
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aujourd'hui. — Je répondis à M. Daru : — Ce n'est pas moi qui aurai à les discuter avec les gens de Silésie; je n'éprouverai pas l'embarras de leur entendre dire que nous manquons aux promesses qui leur avaient été faites; l'empereur vient de me nommer sous-préfet. Ce n'est certes pas de l'avancement, mais je ne m'en plains pas; cela me tire d'ici, et je vais me rendre à mon nouveau poste. — A la bonne heure, me dit M. Daru, je conçois que vous preniez la chose ainsi. »
 
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Il ne donna point sa démission, et il n'eut point de raison de la donner; une de ses lettres de Silésie avait en effet été ouverte. « Elle avait paru imprudente, dit-il ailleurs, mais elle n'avait pas donné mauvaise idée de mon jugement ni de mes opinions. » Plusieurs auditeurs, ses collègues au conseil d'état, avaient aussi été nommés sous-préfets; M. Regnault de Saint-Jean d'Angély continuait de lui témoigner une bienveillance sérieuse et active. « Il me conseilla d'aller me présenter à l'empereur, qui était alors à Fontainebleau. Quoique je fusse rassuré sur la disposition que ma nomination à Bressuire avait pu me faire craindre, je ne voulus pas courir le risque d'entendre quelques paroles désagréables, et je ne suivis pas ce conseil. » Il eut encore raison, il était peu propre à accepter humblement une dureté de despote; il prit le parti de se rendre sans délai à son poste : « Il n'y a que vingt lieues, dit-il, de Poitiers à Bressuire; il me fallut trois jours pour faire arriver ma calèche; les chemins ressemblaient assez aux routes de Pologne. Il y avait d'abord douze lieues de plaine, c'est-à-dire de boue, puis huit lieues de bocage et de chemin creux entre deux haies; il me fallut prendre tantôt des chevaux de renfort, tantôt des bœufs; il m'arriva de verser et de rompre le timon, je couchai deux fois dans des auberges de village. Enfin le 25 décembre 1807, à onze heures du matin, je fis mon entrée à Bressuire. Je fus consterné à l'aspect de ces maisons en ruine où végétaient le lierre et les orties; de
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distance en distance, je voyais des cahutes qui avaient été bâties parmi ces débris; je suivis une rue sans voir une maison. La première que je rencontrai était celle où je devais descendre, c'était la demeure du receveur de l'arrondissement; il m'offrit un arrangement qui me convint, et un quart d'heure après mon arrivée tout était conclu. Sa maison devenait la mienne; les chambres qu'il me donnait étaient peu et mal meublées, les murailles n'étaient pas même couvertes de papier; le bureau de la sous-préfecture était à l'autre bout de la ville, ce qui n'était pas une grande distance. Quelques jours après mon installation, j'écrivis à mon père : « Je ne vous dirai point de mal de Bressuire; j'en pense tous les jours plus de bien sans pourtant m'y attacher beaucoup; jamais je n'ai vu un si bon peuple, simple, moral, religieux; les habitans n'ont pas, comme la bourgeoisie de la plupart de nos petites villes de province, cet esprit de malveillance et d'envie. Les crimes sont rares; sur six procès civils, cinq finissent par un accommodement; les mœurs sont meilleures que nulle part ailleurs. La vie qu'on mène ici est d'une simplicité extrême; les femmes sont beaucoup moins bien mises que les servantes de bonne maison; elles font la cuisine et se lèvent pour servir à table. On ne sait rien de ce qui se passe dans le monde, on cause de la chasse, on plaisante sur les maladroits, on se moque doucement de M. le curé tout en le respectant; après dîner, on chante de vieilles chansons en dansant en rond, entre hommes on raconte des histoires qui ont été léguées de génération en génération depuis Rabelais. Je ne saurai pas me mettre ainsi en joyeux train; il faudra que je me contente d'un succès d'estime. » Quel séjour et quelle société pour un homme jeune et spirituel qui venait de vivre dans le salon et l'intimité de Mme de Staël, d'assister aux séances du conseil d'état impérial et de suivre la grande armée à travers ses victoires! Mais M. de Barante avait reçu une éducation sérieuse; il avait le sentiment du devoir, le goût de l'étude, l'esprit d'observation, cette disposition laborieuse, sensée et douce qui sait sans effort prendre en patience les petites épreuves de la vie et mettre à profit ses plus modestes ressources. « Je crois, écrivait-il à son père, que je me tirerai bien de cette administration; elle est facile. Il importe surtout, si on veut maintenir le calme et l'obéissance, de ne pas prendre de mesures de police; elles ne seraient pas motivées. Les prêtres insoumis se tiennent parfaitement tranquilles et ne sont pour rien dans la désobéissance des conscrits; on me dit même que, lorsqu'ils verront des fonctionnaires publics respectueux pour la religion, ils se soumettront et rentreront dans le clergé officiel. Il n'y a pas dans l'arrondissement une seule personne en surveillance; les guerres de la Vendée n'y ont pas laissé
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un seul gentilhomme qui y ait pris part. Il n'y a ici de propriétaire important que M. de La Rochejaquelein, frère du héros vendéen et mari de Mme de Lescure, veuve d'un autre chef célèbre. Il est riche, et on a voulu me donner quelque méfiance de lui; mais il n'a point pris part aux guerres de la Vendée. A cette époque, il était à Saint-Domingue dans l'armée anglaise. Il a peu de relations avec Paris et n'y va presque jamais. Il reçoit peu de monde dans sa demeure de Clisson; le château a été brûlé et détruit, et il a rendu habitable un bâtiment d'exploitation. Il est aimé de tous ses voisins, et dans ses relations avec eux il n'a point de façons aristocratiques. »
 
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C'est bien là le caractère des ''Mémoires de Mme de La Rochejaquelein'', narration à la fois riche et simple, personnelle sans prétention, éloquente sans rhétorique, pittoresque et colorée sans
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travail d'artiste, pleine de descriptions et de détails précis qui la vivifient au lieu de la ralentir. Évidemment le narrateur a pris à son œuvre le même intérêt qu'il inspire à ses lecteurs. C'est une petite épopée historique écrite par un compagnon de ses héros.
 
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Le choix était bon et fut justifié par l'épreuve : pendant quatre ans, M. de Barante administra le département de la Vendée tranquillement, doucement, sans âpreté de pouvoir, sans murmure des administrés, exécutant ses instructions, souvent difficiles et tristes, à la satisfaction impériale et avec la reconnaissance populaire; Il reçut d'une autre main que de celle des hommes la récompense de
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son honnête habileté; ce fut à cette époque qu'il contracta l'union qui devait faire le bonheur de sa longue vie et répandre sur ses derniers jours les douces et puissantes consolations d'une pieuse tendresse. Il épousa vers la fin de 1811 Mlle Césarine d'Houdetot, sœur de l'un de ses plus intimes amis; elle était belle, peu riche, mais bien née, bien apparentée, aussi douce à vivre que charmante à regarder; il lui a dû les plus agréables satisfactions mondaines et les joies domestiques les plus pures.
 
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« Il parla d'abord du projet qu'il avait de déférer la régence à l'impératrice; il disait que ce pouvoir ne devait être confié à personne autre, car nul n'avait un dévouement plus certain et plus ferme pour le royal pupille. Il cita la mère de saint Louis et Anne d'Autriche, mère de Louis XIV, car, disait-il, Mazarin n'était qu’un
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conseiller, l'autorité était à la régente. De la minorité de Louis XIV il passa à son règne, et nous eûmes un beau panégyrique du grand roi. — Il était grave, il avait un grand sentiment de la dignité et de l'honneur de la France; c'est lui qui fut le créateur de l'administration; il eut de grandes armées et remporta de belles victoires; il résista à toute l'Europe. C'est lui et non pas Henri IV qui a donné à la France cette prééminence que nous avons conservée, — Il fit droit à une réclamation que je me permis de faire pour Henri IV, et revenant sur son jugement, porté trop vite, il se mit à parler de Henri IV, de ses grandes qualités comme chef d'armée et comme politique, mais toujours sur un ton de supériorité; puis il dit : — Sa vie a été malheureuse, il méritait mieux. — Alors il reprit toute la carrière de Henri IV. — Dès sa jeunesse, un mariage forcé; presque massacré à la Saint-Barthélémy, contraint de changer de religion, tenu captif dans une cour qui voulait sa perte, chef d'un parti méfiant et indiscipliné, conquérant sa couronne à la pointe de l'épée, régnant au milieu des conspirations et des assassins, trahi par ses maîtresses, troublé par une femme acariâtre, et finir par un coup de poignard! — Alors il s'arrêta un moment. — Je compare quelquefois son sort au mien : la couronne lui appartenait, et combien il lui fut difficile de la gagner! Il régna en bon et habile souverain, et on l'assassina! Tandis que moi, qui n'étais pas né pour monter sur un trône, j'y suis arrivé tout simplement, sans grande difficulté, et je puis m'y maintenir calme et sans péril. C'est que je suis l'œuvre des circonstances, j'ai toujours marché avec elles.
 
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Quelques semaines après cette conversation, l'empereur nomma M. de Barante préfet de la Loire-Inférieure. C'était un grand poste
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et une grande marque d'estime: toujours la région des guerres civiles de l'ouest, mais la plus grande ville de cette région au lieu de la plus petite; les bourgeois de Nantes à gouverner au lieu des paysans de Bressuire. En reconnaissant cette faveur, M. de Barante fut loin de s'en réjouir. « Je suis triste, écrivit-il à Mme de Barante en lui racontant son départ de Napoléonville, triste et bien touché des adieux que je reçois de ce pays; le chagrin que cause notre départ n'est pas concevable et m'étonne; chacun m'aborde les larmes aux yeux; les plus secs et les plus insoucians sont attendris comme des enfans. Ce sentiment, qui m'honore et dont je suis ému, est général; c'est dans tout le pays et dans toutes les classes; l'autre jour à Luçon, pendant le conseil de recrutement, chacun disait à voix basse : « Jamais nous n'aurons un homme aussi juste. » C'est une bien douce récompense. Je vous assure, ma chère amie, que c'est mal à moi de quitter des gens qui m'aiment tant; j'aurais dû demander à rester ici en disant que j'étais plus sûr d'y faire le bien que partout ailleurs. Je lisais l'autre jour que les premiers évêques se faisaient scrupule de changer d'église et regardaient cela comme un adultère. Je suis heureux de ne pas avoir demandé à sortir d'ici; si j'avais dit une parole pour cela, j'en serais honteux à jamais vis-à-vis de moi-même. Je ne retrouverai pas ailleurs cette bienveillance, cette facilité à obtenir la confiance de tous; ce n'est pas dans une ville de soixante mille habitans qu'on est connu et apprécié. Dans la Vendée, j'avais journellement des rapports avec tout le monde; un ouvrier, un paysan trouvait toujours ma porte ouverte; j'avais le loisir de parler avec lui et de m'occuper de son affaire. A Nantes, je serai forcé de faire le ministre, et je ressemblerai à tous les préfets de France, ici, j'étais comme j'avais rêvé d'être, quand, dans ma jeunesse, j'imaginais mon devoir. »
 
Il avait raison de regretter sa modeste préfecture de la Vendée. A Nantes il porta le même esprit de sagesse, de douceur, d'équité affectueuse envers ses administrés, de loyauté sans aveugle et trompeuse complaisance envers le pouvoir qu'il servait; mais son administration dans la Loire-Inférieure, de 1813 à 1814, fut difficile et triste : c'était le temps des périls et des efforts suprêmes du régime impérial, de ses exigences indéfinies et de ses revers pressentis, des sacrifices et des souffrances sans mesure et sans terme qu'il imposait à la France. La modération et la prudence d'un préfet étaient parfaitement vaines pour lutter contre ce courant, comme les rigueurs du gouvernement central et les victoires même de son maître étaient vaines pour le surmonter. Et M. de Barante était engagé dans ce mouvement fatal sans illusion, sans passion, avec une clairvoyance qui datait de loin, et qu'il devait à la constante
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élévation de son sens moral et à la rectitude imperturbable de son jugement autant qu'à son libre et fin esprit d'observation. Je ne prendrai dans ses souvenirs que deux exemples de ses appréciations prophétiques sur les événemens auxquels il assistait et sur le fougueux génie de leur auteur, et je prendrai ces exemples, non pas à la fin de la carrière administrative de M. de Barante, quand la sinistre lumière des conséquences imminentes éclatait à tous les yeux; mats au début de sa vie publique et dans les impressions du jeune auditeur en Silésie et du petit sous-préfet de Bressuire au milieu des splendeurs de l'empire.
 
«Les dix mois que je venais de passer en Allemagne, dit-il à la première de ces deux époques, sinon sur le théâtre de la guerre, du moins dans la région conquise et occupée par nos armées, laissèrent dans mon esprit des notions qui ne s'effacèrent point. Sans doute le spectacle des calamités et des misères de la guerre, les souffrances des soldats, l'oppression des vaincus, doivent produire des impressions vives sur le spectateur qui, n'ayant point couru de danger, n'a pas le droit d'être sans pitié; mais, s'il se bornait à éprouver ce sentiment sympathique et à raconter comment il a été ému, il répéterait des lieux communs que toute guerre soutenue à une époque quelconque par tel ou tel général aurait pu inspirer. En ce sens, l'empereur avait raison d'écrire dans une lettre adressée à M. Maret: « Concertez-vous avec M. Daru pour faire partir de Varsovie les auditeurs qui sont inutiles, qui perdent leur temps, et qui, peu habitués aux événemens de la guerre, n'écrivent à Paris que des bêtises; » mais on pouvait, à part toute sensibilité, tirer de ce qu'on voyait en Allemagne et en Pologne des enseignemens politiques, apprendre à connaître le caractère et le génie de l'empereur et conjecturer sur l'avenir. Ainsi la campagne entreprise après la bataille d'Iéna et l'invasion de la Russie au commencement de l'hiver sans projet déterminé, sans intention formelle de rétablir la Pologne et sans croire beaucoup à la possibilité de cette restauration, l'armée dispersée sur la rive gauche de la Vistule sans prévoyance de la marche de l'armée ennemie, puis cette concentration subite à Varsovie sans préparatifs, sans magasins, l'entrée en campagne à la fin de décembre et l'essai d'une guerre dans la boue tentée contre toute apparence de succès, l'agressive reprise trois semaines après sur la neige, au risque du dégel et sans moyens de nourrir l'armée, — tout cela en laissant en arrière l'Autriche, que la vengeance et le plus simple calcul de ses intérêts devaient décider profiter de l'occasion, et l'Allemagne, qui pouvait se soulever : telles étaient les circonstances dont il était impossible de ne pas être frappé, d'autant qu'il s'agissait non pas de
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l’accomplissement d'un dessein conçu à faux et mal calculé, mais de l'entraînement d'une passion guerrière et aventureuse, d'un besoin d'agir sans but déterminé, se fiant à son habileté, qui consistait surtout à saisir la chance dont il pouvait espérer le succès et à en tirer tout l'avantage possible. Voilà ce que chacun savait et voyait, ce que beaucoup même disaient avant que, par sa grande et forte résolution de ne point repasser la Vistule et de recomposer une superbe armée pendant l'hiver, l'empereur eût préparé la victoire de Friedland et le traité de Tilsitt.
 
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« En France, la guerre apparaissait dans son auréole de gloire
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dans les récits du bulletin de la grande armée ou les notes du ''Moniteur''. Les anciens amis de la liberté conservaient leurs méfiances et leurs opinions. Les rares partisans de la légitimité des Bourbons conservaient leur aversion et regardaient l'empire comme une phase de la révolution; ils ne savaient ni juger, ni prévoir. La masse nationale s'enorgueillissait de cette grandeur éclatante de la patrie française, et se livrait à une admiration sincère de l'empereur; mais elle commençait à détester la guerre, et par instinct elle désespérait d'en voir la fin. »
 
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Pour un esprit depuis si longtemps si libre et si clairvoyant, la chute de l'empire et la restauration de-1814 ne pouvaient avoir rien d'étrange ni d'imprévu. M. de Barante les accepta sur-le-champ comme un événement nécessaire, et aussi comme un gage de liberté et de paix pour la France épuisée et compromise par le pouvoir absolu et la guerre. Sans nouvelles de Paris pendant quelques jours, il attendait avec anxiété l'issue de la crise, uniquement appliqué à maintenir à Nantes et dans le département l’ordre public et l'accord entre les diverses autorités locales, « Les Vendéens, dit-il, me préoccupaient fort; je craignais qu'ils ne fissent quelque
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tentative qui rallumât la guerre civile. Jusqu'à ce moment, ils s'étaient tenus fort tranquilles dans les villes et dans les campagnes; un certain nombre d'entre eux étaient enrôlés, inscrits, armés, et se tenaient prêts pour le moment où ils seraient appelés. Sans être dans la confidence de ce qu'ils préparaient, j'étais assuré de leurs dispositions, et je ne doutais pas de leurs projets. D'autre part je connaissais l'état de l'esprit public à Nantes : la population de cette ville n'avait aucune affection pour le régime impérial, la ruine de son commerce et les sacrifices qui lui avaient été imposés pour soutenir la guerre l'avaient entretenue dans un mécontentement habituel; mais elle n’aimait pas non plus les Vendéens, dont la résistance avait été pour elle une cause de souffrance. La plupart des gentilshommes étaient vus avec malveillance et inquiétude; la ville tout entière se serait soulevée pour s'opposer à toute, tentative de leur part.
 
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« Dès qu'on avait su l'arrivée du courrier, une foule nombreuse s'était amoncelée autour du bureau de la poste; il eût été impossible de m'apporter les dépêches, elles auraient été arrachées à l'employé qui en eût été chargé. Je me rendis au bureau avec le général Brouard, commandant le département; je le savais d'opinions opposées aux miennes et fort capable de refuser obéissance au gouvernement provisoire qui venait de proclamer les Bourbons. Je lui fis comprendre que c'en était fait de l'empire, que Napoléon abdiquait et n'avait plus d'armée, qu'il n'y avait d'autre chance que le rappel des Bourbons pour conclure une paix moins funeste à la France. Le général ne répondit point, son chagrin était visible. Le voyant à peu près résigné, je lui dis : — Toute la population est là dehors, impatiente de savoir les nouvelles, allons les donner. — Il vint avec moi sur le perron, et je donnai à haute voix lecture de la proclamation du gouvernement provisoire, qui fut très bien accueillie de cette foule; puis je proposai au général de venir avec moi au théâtre pour procéder à la même publication. Tout cela lui déplaisait, mais il s'y prêta. Au théâtre, les nouvelles trouvèrent le même accueil. J'entendis pourtant quelques murmures; mais ils se perdirent au milieu du contentement général. Je sortis du théâtre; il était neuf heures du soir, la ville de Nantes était calme et même
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très heureuse de voir finir enfin les déplorables anxiétés d'une situation insupportable. »
 
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Le royaliste fut bientôt appelé à faire envers son parti acte d'indépendance et de clairvoyance, comme il l’avait fait naguère dans ses fonctions de préfet envers le gouvernement impérial. L'empire des cent-jours était tombé; une réaction naturelle et violente avait amené des élections en harmonie avec les événemens; la chambre de 1815 était réunie; une situation toute nouvelle, sans exemple depuis 1789, apparut brusquement. Le parti hostile à la révolution et à l'empire avait l'ascendant d'une victoire qui n'était pas son propre ouvrage; bien plus, il avait en main les armes de la nouvelle lutte près de s'engager; il était en possession des institutions et des forces du régime représentatif et de la liberté politique. Il en usa
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avec hardiesse, il en réclama avec fierté les conséquences, il entendait que la victoire lui valût le pouvoir; mais un fait supérieur, certain, prouvé par tout ce qui depuis vingt-cinq ans s'était passé en France et en Europe, s'opposait à ses prétentions et à ses espérances. Par lui-même, ce parti n'était en France qu'une faible minorité, autant en minorité que l'étaient à la fin du XVIe siècle les protestans français, lorsqu'après quarante ans de guerres civiles Henri IV devint roi. Les protestans aussi avaient été les fidèles compagnons, les dévoués champions de Henri IV dans les jours de la lutte : ils avaient vaillamment combattu et cruellement souffert pour lui, ils se croyaient en droit de triompher et de régner avec lui; mais Henri IV n'était plus protestant, il avait reconnu avec raison, et ses plus éclairés amis comme ses plus nécessaires alliés avaient reconnu comme lui que, pour devenir roi, il fallait qu'il devînt catholique. Il s'y était décidé, il était sorti des rangs de la minorité religieuse pour entrer dans ceux de la majorité nationale; après un tel acte, il n'avait pu, il n'avait dû gouverner qu'en harmonie avec cette situation nouvelle. Par l'édit de Nantes, il assura aux protestans une part de liberté, toute la part que comportait le temps, et que seul il pouvait et voulait sincèrement leur garantir; mais le pouvoir appartint essentiellement aux catholiques. A cette condition seulement, la France pouvait sortir enfin de la guerre civile et retrouver, comme elle les retrouva en effet, la prospérité et le progrès social avec l'ordre et la paix. Les siècles s'écoulent, mais les choses humaines changent plus à la surface qu'au fond et en apparence qu'en réalité : les questions politiques avaient, à la fin du XVIIIe siècle, remplacé les questions religieuses du XVIe; mais la situation du roi Louis XVIII, après la promulgation de la charte, était la même que celle de Henri IV après sa conversion au catholicisme: la majorité, l'immense majorité de la France était évidemment et ardemment attachée aux principes de 1789 et aux résultats essentiels de la révolution. En rentrant deux fois en France la charte à la main, c'était dans les rangs de cette majorité qu'était entré Louis XVIII; il ne pouvait gouverner qu'avec elle et par elle. Là étaient à la fois pour la nation française la force et le droit, pour le roi de France la nécessité et son serment.
 
Une grande partie des amis sincères de la maison de Bourbon pensa que telle était en effet la situation, et accepta, de concert avec le roi Louis XVIII et ses ministres, la politique qu'elle commandait. Dès le premier jour, M. de Barante fut de ceux-là, regrettant la scission des royalistes, mais soutenant fermement la lutte qu'elle suscitait. De 1815 à 1820, soit comme conseiller d'état et directeur-général des contributions indirectes, soit comme membre,
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d'abord de la chambre des députés, à laquelle il fut élu en 1815 par les départemens du Puy-de-Dôme et de la Loire-Inférieure, puis de la chambre des pairs dans laquelle le roi l'appela en 1819, il persévéra dans cette ligne de conduite. L'inamovibilité des juges, la loi du recrutement, les lois de la presse, la loi électorale, les diverses lois financières, toutes les questions qui s'élevèrent pendant cette époque furent pour lui l'occasion de discours qui, sans produire au moment même un grand effet, furent remarqués et restent remarquables comme des modèles d'esprit politique et de mesure dans la chaleur du combat. Il n'était, dans l'arène parlementaire, ni un lutteur assidu et passionné ni un orateur soudain et puissant; mais il avait une justesse et une élévation constantes dans les idées, une précision ingénieuse dans le langage et un instinct sûr des sentimens généraux comme des vrais besoins du pays. Et lorsqu'en 1820 la scission dans les rangs des royalistes fit un pas de plus, lorsque, parmi les modérés eux-mêmes qui jusque-là avaient soutenu le pouvoir, quelques-uns, plus ambitieux pour le pays ou plus exigeans pour leurs propres vues, témoignèrent hautement leur dissidence avec le cabinet que présidait le duc de Richelieu, et furent, par l'organe de M. de Serre, alors garde des sceaux, éliminés du conseil d'état, M. de Barante, le moins engagé d’entre eux dans cette dissidence, mais aussi fidèle à ses amis particuliers qu'à ses idées générales, fut, avec M. Royer-Collard, M. Camille Jordan et moi, compris dans cette mesuré, triste pour ceux qui la prenaient comme pour ceux qui la subissaient, mais naturelle des deux parts <ref> ''Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps'', t. Ier, p. 228-471. </ref>; le cabinet du duc de Richelieu et sa politique ne suffisaient pas, selon nous, à fonder le gouvernement que nous avions tous à cœur de fonder, et pourtant ni la situation de la couronne, ni celle des partis dans les chambres ne comportaient en ce moment un autre cabinet que celui du duc de Richelieu et sa politique. M. de Barante refusa le poste de ministre à Copenhague, qui lui fut offert comme dédommagement, ne voulant pas dans une disgrâce commune être traité autrement que ses amis.
 
Alors commença, pour lui comme pour moi, une nouvelle époque d'activité et d'influence, et pour lui aussi, je pense, comme pour moi, une des époques les plus heureusement animées de notre vie. Nous étions hors de toute fonction et de toute responsabilité politique : non que la politique nous fût devenue étrangère ou indifférente, elle tenait toujours une grande place dans nos pensées; et nous y rentrions quelquefois par une apposition franche et vive,
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jamais hostile ni factieuse; mais cette opposition n'absorbait ni notre esprit, ni notre temps; la libre et pure activité intellectuelle, les lettres, la philosophie, l'histoire nationale et étrangère, devinrent notre occupation choisie, la source de nos sympathies sociales et notre lien avec le public, en qui nos idées et nos publications éveillaient et alimentaient une sérieuse curiosité. C'est le privilège des lettres que, même dans des époques où la liberté politique sommeille, elles peuvent fleurir et briller, seules alors, mais encore assez puissantes pour élever les esprits, unir les hommes dans des plaisirs nobles et donner satisfaction aux grandes parties de la nature humaine. Les siècles d'Auguste et de Louis XIV, pour parler le langage convenu, sont de beaux exemples de cet élan de la vie intellectuelle en l'absence de la vie politique; mais les siècles de Périclès et des Médicis, et des époques plus modernes en France et en Angleterre, attestent aussi que la liberté politique et ses luttes se peuvent merveilleusement concilier avec l'éclat des lettres et le mouvement de l'esprit humain dégagé de toute autre préoccupation que la recherche du beau et du vrai. Le mélange de la liberté politique et de l'activité littéraire a même alors ce salutaire effet, qu'il donne aux œuvres de l'intelligence pure, un caractère plus viril, plus large, plus empreint de réalité. Ce fut là ce qui arriva sous la restauration, dans les dix années qui s'écoulèrent de 1820 à 1830; des hommes naguère mêlés à la vie politique en furent éloignés, et, sans cesser d'en réclamer et d'en pratiquer les libertés, ils portèrent sur les études et les travaux littéraires l'activité, de leurs pensées; d'autres, plus jeunes et animés aussi d'un vif esprit politique, entrèrent dans les mêmes voies de goût et d'ardeur pour le pur élan de l'intelligence, et les lettres, sous leurs diverses formes, la poésie, la philosophie, la critique, l'histoire, y gagnèrent en étendue et en variété d'idées comme en recherche hardie de la vérité simple sans rien perdre de leurs originales et idéales aspirations.
 
Dans ce mouvement des esprits, ce fut sur l'histoire et les littératures étrangères que se portèrent les préférences de M. de Barante : sa traduction des ''Œuvres dramatiques de Schiller'' et son ''Histoire des ducs de Bourgogne'' datent de cette époque, et ces deux ouvrages ont ce remarquable caractère, qu'en même temps qu'ils témoignent des voies nouvelles; dans lesquelles entraient alors les études historiques et la critique littéraire, ils sont empreints d'une originalité sans parti-pris, sans effort, et attestent la judicieuse indépendance aussi bien que la flexibilité des impressions et des idées de l'auteur. Il admire chaudement l'œuvre dramatique de Shakspeare et de Schiller, cette peinture large et libre de la nature, de la vie et de la société humaines sondées dans leurs plus
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intimes profondeurs et mises en scène dans toute la variété de leurs élémens et de leurs formes; il se rend compte avec une ferme sagacité de la différence essentielle qui existe entre ce système qu'on appela romantique et le système classique de notre théâtre national : « Il ne s'agit point, dit-il, de savoir si en rapportant les drames de Schiller à de certaines règles, en les comparant à des formes dont on a le goût et l'habitude, on les trouvera bons ou mauvais; se livrer à un tel examen serait une tâche superflue et stérile. Au contraire il peut y avoir quelque avantage à rechercher les rapports que les ouvrages de Schiller ont avec le caractère, la situation et les opinions de l'auteur, et avec les circonstances qui l'ont entouré. La critique envisagée ainsi n'a peut-être pas un caractère aussi facile et aussi absolu que lorsqu'elle absout ou condamne d'après la plus ou moins grande ressemblance avec des formes données; mais elle se rapproche davantage de l'étude de l'homme et de cette observation de la marche de l'esprit humain, la plus utile et la plus curieuse de toutes les recherches. » C'est là, en effet la nouvelle méthode que M. de Barante applique à l'examen et à l'appréciation du théâtre romantique et de ses grandes œuvres; mais son jugement n'a rien d'exclusif ni d'étroit; son admiration pour Shakspeare et Schiller ne le refroidit point pour Corneille et Racine; parce qu'il rend justice et hommage à des littératures étrangères, il ne cesse pas de comprendre et de goûter avec une passion fidèle notre littérature nationale, et il termine sa ''Vie de Schiller'' par ces libres et judicieuses paroles : « C'est sans doute la victorieuse domination des Français, jointe au souvenir de l'oppression littéraire dont l'Allemagne s'était affranchie, qui donna à Schiller les préventions étroites et aveugles qu'il conserva toujours contre la littérature française. Il y a en Allemagne tout un recueil de lieux communs de déclamation contre notre théâtre et notre poésie dont les hommes les plus distingués ne savent pas se préserver. L'examen philosophique, les idées générales, l'impartiale sagacité, ne passent point le Rhin, et nous sommes mis hors la loi de la critique tout aussi frivolement que nous y mettons les Allemands, ce qui est plus surprenant et plus répréhensible de leur part, car nous du moins nous les jugeons sans les connaître. »
 
''L'Histoire dès ducs de Bourgogne'' est écrite dans un point de vue plus spécial et avec un peu plus d'esprit systématique, bien moins cependant qu'on ne s'est plu quelquefois à le dire. Quand M. de Barante a pris pour épigraphe de son livre cette maxime de Quintilien : « l'histoire est écrite pour raconter, non pour prouver <ref> ''Historia scribitur ad narrandum, non ad probandum''. </ref>, » tout ce qu'il a voulu dire, c'est que l'histoire ne devait
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pas être, comme l'éloquence du barreau ou de la tribune un plaidoyer en faveur d'une cause, une démonstration apportée à l'appui d'une opinion ou d'une résolution préconçue; il n'a nullement songé à exclure de l'histoire les jugemens définitifs ou les idées générales qui découlent légitimement des faits historiques et en sont le résumé naturel : que les faits soient la base et la matière de l'histoire, que l'exactitude matérielle et la vérité morale du récit, le dessin correct et la couleur vivante du tableau doivent être le but et la loi suprême de l'historien, ce sont là des axiomes évidens que M. de Barante acceptait autant que personne; mais il avait observé et constaté l'esprit de son temps : « Nous sommes, dit-il, dans une époque de doute, les opinions absolues ont été ébranlées; ce ne sont plus des systèmes et des jugemens qu'on attend de celui qui veut écrire l'histoire; on est las de la voir, comme un sophiste docile et gagé, se prêter à toutes les preuves que chacun prétend en tirer. Ce qu'on veut d'elle, ce sont des faits; on exige qu'ils soient évoqués et ramenés vivans sous nos yeux; chacun en tirera ensuite tel jugement qu'il lui plaira, ou même ne songera point à en faire résulter aucune opinion précise, car il n'y a rien de si impartial que l'imagination; elle n'a nul besoin de conclure, il lui suffit qu'un tableau de la vérité soit venu se retracer devant elle. « Mais comme s'il craignait qu'on n'abusât de ces dernières paroles, et pour bien expliquer le sens qu'il y attache, il se hâte d'ajouter : « L'histoire ainsi racontée, lorsque les faits sont présentés avec clarté et disposés dans un ordre convenable, lorsque l'écrivain a soin de faire ressortir ceux qui donnent le mieux la connaissance du temps, doit suggérer au lecteur les réflexions et les jugemens que l'auteur n'a pas voulu exprimer. J'espère donc, sans l'avoir traitée explicitement, ne pas être demeuré inutile à cette vaste question qui occupe et absorbe tous les esprits et qui se plaide sur toute la surface du monde civilisé par la parole ou par les armes, à cette question qui embrasse aujourd'hui la politique, la morale, la religion et jusqu'à l'intelligence humaine, à la question du pouvoir et de la liberté, ou, pour mieux parler, de la force et de la justice. Si donc les récits qui vont passer sous les yeux du lecteur lui font sentir combien plus de lumières, plus de raison, plus de sympathie et d'égalité entre les hommes, ont perfectionné, non pas seulement les arts et le bien-être de la vie, mais l'ordre des sociétés, la morale des individus, le sentiment du devoir, l'intelligence de la religion, s'il reste convaincu qu'à travers tant de vicissitudes et de calamités les peuples civilisés peuvent se comparer avec un juste orgueil à leurs devanciers courbés sous des jougs pesans et retenus par tant de liens, je ne croirai pas avoir accompli une tâche inutile. Étudiés isolément, les exemples de l'histoire
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peuvent enseigner la perversité ou l'indifférence; on y peut voir la violence, la ruse, la corruption, justifiées par le succès; regardée de plus haut et dans son ensemble, l'histoire de la race humaine a toujours un aspect moral, elle montre sans cesse cette Providence qui, ayant mis au cœur de l'homme le besoin et la faculté de s'améliorer, n'a pas permis que la succession des événemens pût faire un instant douter des dons qu'elle nous a faits. »
 
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Ce ne fut point là, de 1820 à 1830, le seul travail historique de M. de Barante; il prit de concert avec moi une part active à la rédaction de la ''Revue française'', recueil périodique publié du mois de janvier 1828 au mois de juillet 1830; il y inséra plusieurs articles sur les principales publications récentes relatives à l'histoire de France pendant les XVIIe et XVIIIe siècles. il projetait alors un grand ouvrage, plus important peut-être encore que son ''Histoire des ducs de Bourgogne'' ; c'était ''l’Histoire, du parlement de Paris''. Je trouve dans les lettres qu'il m'écrivait à cette époque quelques traces de ses études et de ses réflexions préparatoires à ce sujet; il me disait le 19 juin 1827 : « Je lis un peu mes registres du XIIIe siècle et je deviens royaliste comme un vieux Français. C'est la bonne justice grandissant aux dépens de la mauvaise et l’ordre naissant peu à peu au seul lieu qui en renfermât quelques élémens. Si mes jugemens ne se modifient pas, ce qui est possible en étudiant mieux, je ne tomberai pas dans les colères et les doléances de Boulainvilliers, Montlosier et Sismondi sur les légistes, d'autant
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que ce n'est pas la cour du roi qui est devenue le parlement, c'est la cour du seigneur. L'institution me semble n'avoir point porté d'abord et habituellement un caractère de centralité. J'ai grand besoin d'examiner tout cela par le menu. » Et le 10 juillet suivant : « Je m'enfonce de plus en plus dans mon travail, mais je ne puis avoir encore d'idées bien arrêtées. Les documens sont si dispersés que tout ensemble est une hypothèse, et il ne faut pas s'y attacher trop tôt. De première vue, il me paraît que le parlement s'est créé peu à peu et ne s'est substitué à rien; il n'y avait pas une telle chose qu'une cour des pairs ou des barons qui serait devenue un tribunal de légistes. Plus on remonte, plus on trouve un conseil privé qui peu à peu prend un caractère et des formes judiciaires. Je ne vois pas non plus que ce soit Philippe le Bel qui, ainsi que l'a dit Pasquier, ait rendu le parlement sédentaire et constitué sa forme. Tout ce commencement me coûtera assez de peine, et j'ai peur de me tromper. » Le 29 août 1829 enfin; peu après, avoir appris la formation du ministère Polignac ; « Je suis tout distrait de ma besogne du parlement, et je n'avais pas besoin, pour cela, du changement de ministère. Je me suis mis à lire les capitulaires, la diplomatique de Mabillon, le recueil de Baluze, etc., de sorte que je fais des recherches, je prends des notes et ne commence pas. Cependant je ne veux pas faire une œuvre de discussion, et après m'être formé une opinion je ne me ferai pas honneur du soin que j'aurai mis à l'étudier. Je poursuis souvent beaucoup de choses qui me seront inutiles; mais pour bien savoir un point il faut connaître tout ce qui l'environne. »
 
Le 19 juin 1828, M. de Barante fut élu membre de l'Académie française, en remplacement de M. de Sèze, mort le 2 mai précédent, et il prononça le 20 novembre de la même année son discours de réception. La tâche était difficile : l'acte de courage qui avait si justement illustré le nom de M. de Sèze était plus grand que le reste de sa vie et de ses œuvres; il fallait le maintenir à la hauteur où s'était placé le défenseur de Louis XVI et ne pas tomber dans l'exagération sur le talent de l'avocat. De plus, M. de Chateaubriand venait de prononcer, à la chambre des pairs <ref> Le 20 juin 1828.</ref>, l'éloge de M. de Sèze, et quoique son discours n'offrît que çà et là quelques traits de sa brillante et puissante éloquence écrite, la comparaison était dangereuse. M. de Barante porta dignement le poids de cette situation; son discours fut à la fois grave et ému, élevé sans emphase et au niveau des souvenirs qu'il rappelait, sans aucun effort pour aggraver outre mesure les impressions qu'il avait à réveiller, et qu'il
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réveilla en effet trente-cinq ans après l'odieuse et sublime tragédie qui en était l'objet.
 
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Il était impossible de mieux pressentir les fautes probables des deux parts et la gravité de leurs conséquences. La révolution de 1830 ne fut pour M. de Barante que la confirmation de son double
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pressentiment; il n'y prit aucune part directe et active, mais il en reconnut sans hésitation la nécessité, et quand elle fut accomplie, toujours d'accord avec ses amis politiques dans leurs diverses nuances, depuis le duc de Broglie et moi jusqu'à M. Molé, il donna à la monarchie nouvelle sa ferme adhésion et son loyal concours.
 
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Peu après son arrivée à Turin, au milieu des fêtes qu'y provoquait le mariage de la princesse Marianne, nièce du roi Charles-Félix avec le roi de Hongrie, il écrivit <ref> le 29 janvier 1831. </ref> au général Sébastiani, alors ministre des affaires étrangères : « La plus grande nouveauté de cette semaine, c'est un bal donné par la noblesse à la bourgeoisie
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de Turin. En France, et même depuis longtemps, la seule idée d'une telle réunion aurait quelque chose de blessant et constaterait une différence et une division que les mœurs effacent et que l'opinion repousse. Je ne suis pas bien convaincu que la bourgeoisie de Turin sache beaucoup de gré à la noblesse de cette politesse un peu hautaine; cependant l'intention était sincère, et l'effet m'a semblé bon. La fête a été animée; on y était fort bien et fort naturellement mêlé; l'égalité entre les toilettes était complète, et les uns n'avaient pas meilleure façon que les autres. Le roi y est venu. La princesse de Carignan y a dansé. J'ai entendu les personnes les plus aristocratiques regretter qu'elle n'ait pris pour danseurs que des gentilshommes. On blâmait aussi la reine douairière Marie-Thérèse de ne pas avoir laissé danser sa fille. En somme, ce besoin de ménager et d'honorer la classe moyenne, ce sentiment plus ou moins instinctif qu'il faut trouver quelque moyen de transition pour passer à un état de société nouveau, m'ont singulièrement frappé. La bourgeoisie rendra un de ces jours à la noblesse la fête qu'elle a reçue. »
 
A côté de ce travail instinctif d'innovation sociale qui dès son arrivée à Turin frappait M. de Barante, le fait contraire, l'esprit d'immobilité, précisément sur le même point, sur les rapports de la noblesse et de la bourgeoisie piémontaise, ne tarda pas à le frapper également. Trois mois après les fêtes du mois de janvier 1831, le roi Charles-Félix était mort <ref> Le 27 avril 1831. </ref>; le roi Charles-Albert montait sur le trône : « Je puis montrer à votre excellence par un exemple peu sérieux, écrivait M. de Barante au général Sébastiani <ref> Le 9 décembre 1831. </ref>, jusqu'à quel point on lui impose le respect du ''statu quo''. Le théâtre est attenant au palais. Le roi fournit une subvention à l'entreprise; lorsqu'on allait à l'opéra, on était censé être chez le roi. De là c'était le roi qui distribuait les loges; on les payait à l'entrepreneur, mais c'était une faveur de cour, un privilège aristocratique; pas un bourgeois n'avait la permission de louer une loge, la magistrature elle-même et la seconde noblesse n'avaient guère que des quarts de loge aux derniers étages. Grand sujet de petites intrigues, de vanités, de jalousies! La restauration rétablit cet usage choquant, et chaque année à l'entrée de l'hiver c'était toujours un sujet de mécontentemens et de murmures plus prononcés que pour choses plus sérieuses. Le feu roi n'avait pas un plus grand plaisir que la comédie; il n'y manquait pas une seule soirée, de sorte que ce tripotage de loges l'occupait et l'amusait. Au contraire le roi
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Charles-Albert a le spectacle en déplaisance, il n'y mettra peut-être pas les pieds; rien ne va moins à son caractère réellement sérieux que de se mêler d'une telle chose, elle est ridicule, blâmée de tous les gens raisonnables; c'est une occasion bien gratuite de blesser une foule de personnes, d'exciter l'esprit de jalousie entré la noblesse et la bourgeoisie. N'importe; pour ne pas innover, pour ne rien concéder à l'esprit du temps, le roi Charles-Albert distribuera les loges comme son prédécesseur. »
 
Si le Piémont eût été un petit état isolé, ses petites agitations sociales intérieures auraient eu peu d'importance, et M. de Barante les eût peu remarquées; mais c'était là, pour nous, la tête de l'Italie : le sort de l'Italie tout entière et la question de la situation de la France en Italie à côté de l'Autriche se débattaient à Turin. Peu après son arrivée à son poste, pour se rendre un compte éclairé de l'état des faits à cet égard, M. de Barante fit une course à Milan. « Milan, écrivait-il au général Sébastiani <ref> Les 19 et 28 février 1831. </ref>, présente un aspect bien frappant, et si je n'y étais pas allé, aucun récit ne m'eût donné l'idée d'une pareille situation. Tout ce qu'on peut dire de l'antipathie des Italiens pour les Autrichiens est au-dessous de la vérité, c'est la séparation la plus complète qui se puisse imaginer. J'ai vu Paris occupé par des armées étrangères, c'était certes un spectacle frappant; il l'était moins que ce qu'on voit à Milan. Ce n'est pas seulement dans la classe inférieure et les classes moyennes que se manifestent cette répugnance et cet éloignement; on ne trouverait pas à Milan un homme dont le gouvernement autrichien ait affaibli la haine, quelques marques de faveur ou d'honneur qu'il ait prodiguées à lui ou à sa famille; la haute aristocratie, qu'on a ménagée, qu'on a décorée de rubans et d'habits de chambellan, est aussi nationale dans ses sentimens que l'opinion populaire. A un grand dîner chez le comte Borromée, le général Zichy se trouvait placé auprès de la comtesse Vitalien Borromée, belle-fille du comte; vers la fin du repas, le général Zichy, buvant un verre de vin de Champagne, se mit à dire qu'il espérait bien aller incessamment en boire en France; la comtesse Vitalien répondit : — Sûrement, car les Français, sont si hospitaliers qu'ils traitent de leur mieux leurs prisonniers. — Le général Zichy, soit brutalité autrichienne, soit qu'il eût déjà ou trop souvent, n'eut ni le bon goût ni le savoir-vivre d'endurer cette plaisanterie d'une jeune femme; il s'emporta, disant qu'il n'ignorait pas le mauvais esprit des Milanais, leur affection pour les Français, leur haine pour les Autrichiens. — Si jamais nous avions à quitter Milan, ajouta-t-il, je me donnerais la
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consolation de faire auparavant fusiller au moins trente personnes. — Sur ce propos, le comte Vitalien a déclaré à son père que, chaque fois que le général Zichy serait invité à l'hôtel Borromée, il en sortirait avec sa femme. Toute cette scène se passait chez le plus considérable des nobles milanais, que l'empereur d'Autriche a caressé plus que nul autre, chevalier de la Toison d'or, commissaire pour la remise de la reine de Hongrie; son fils, le comte Vitalien, a le titre de chambellan de l'empereur. A ces sentimens se joint-il quelque projet positif? C'est ce que je ne puis savoir; autre chose est l'opinion publique qui prête force aux conspirations, autre chose les conspirations elles-mêmes ; beaucoup de gens abhorrent les Autrichiens et redoutent les convulsions et les calamités des révolutions et de la guerre. Ceux-là mêmes placent toute leur espérance dans les Français; c'est de nous qu'ils attendent, qu’ils implorent leur délivrance et leur salut. »
 
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Il s'acquitta avec une franchise intelligente de ce devoir compliqué, il informa soigneusement son gouvernement des dispositions des divers partis piémontais et les divers partis piémontais des intentions du gouvernement français. Il écrivait le 10 février 1831 au général Sébastiani : « Vous m'avez souvent entretenu de l'action de l'Autriche sur ce pays-ci et de la possibilité d'une intervention
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militaire demandée ou consentie par le cabinet sarde; mais nous en raisonnions comme d'un événement sans probabilité actuelle. Aujourd'hui ce n'est plus cela : le Piémont est tranquille, et l'Autriche n'ira pas, il est vrai, accroître ses embarras en y entrant; mais d'un jour à l'autre ce qui se passe à Modène et à Bologne peut avoir un contre-coup à Gênes et même ici. Je me crois suffisamment autorisé par vos paroles, par la marche de notre gouvernement, à déclarer que toute intervention armée de l'Autriche est pour nous une rupture des traités; et que nous aviserons selon notre honneur et notre intérêt à ce que nous aurons à faire. En vérité, dans l'état des esprits, je ne conçois pas l'attitude d'un ambassadeur de France qui en agirait autrement; tout le prestige de force et de grandeur attaché à notre révolution de juillet serait effacé, ce serait le triomphe hautain de toutes les opinions hostiles à la France et aux principes qui y règnent, il n'y aurait plus ni crainte, ni respect, ni égards. » Et le lendemain 11 février : « A force de presser M. le comte de la Tour <ref> Alors ministre des affaires étrangères à Turin. </ref>, que je vois au moins une fois tous les jours pour lui demander des nouvelles d'Italie et en parler avec lui plus qu'il ne voudrait, je crois être parvenu à me faire une idée plus précise des relations actuelles du cabinet sarde avec l'Autriche. Je lui témoignais encore une fois mes craintes que l'intervention autrichienne en Italie n'amenât des suites graves. — Mais, m’a-t-il dit, la France ne professe pas sur ce point de principe absolu; elle admet que des motifs particuliers, un voisinage immédiat, peuvent motiver l'intervention; l'Autriche a fait sur l'Italie des réserves qui ont été admises. — Je l'ignore, ai-je répondu; mais ce que je puis garantir, c'est que rien de pareil ne m'a été dit ni écrit pour le Piémont; je suis fondé à croire qu'en ce qui touche votre pays nous ne dérogeons en rien au principe de non-intervention. Je pourrais dire aussi qu'il en est de même pour le royaume de Naples. — Naples, cela se peut, a dit M. de la Tour, comme trône de la maison de Bourbon. — Ce motif a peu de valeur dans la politique actuelle; Naples et la Sardaigne ont aux yeux de la France le même caractère. — Cependant, a repris M. de la Tour, je suis à peu près certain que, dans une conversation entre le comte Sébastiani et M. Appony, la Savoie fut prise pour exemple d'une intervention justifiée par le voisinage. — Est-ce à dire que l'Autriche pourrait intervenir pour le Piémont, et nous pour la Savoie? Ceci serait trop grave, trop nouveau pour que mon gouvernement me le laissât ignorer; nous regardons le royaume de Sardaigne comme un et indépendant, il n'est pas pour une moitié sous le patronage de la
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France, pour l'autre sous le patronage de l'Autriche. — De paroles en paroles toujours fort modérées, M. de la Tour a pourtant fini par me dire : — L'intervention peut toujours se résoudre en une question de fait; on intervient quand on le croit indispensable, qu'on est assez fort pour cela et qu'on en est requis. Mieux vaut une guerre qu'une révolution : l'une a des chances favorables, l'autre n'en a pas. — Nous avancions ainsi vers quelque chose de plus positif. — Mais, a continué M. de la Tour (j'extrais ces paroles significatives d'une conversation fort longue), Dieu nous préserve de toute intervention! nous n'en avons pas, nous n'en aurons nul besoin; selon moi, nous n'en avions pas besoin même en 1821. Nous avons une bonne armée, nous pouvons maintenir ou rétablir le bon ordre chez nous; le roi ne veut pas d'intervention, elle lui déplairait beaucoup; avant d'y avoir recours, nous ferions tous les efforts possibles, nous avons un jeune prince hardi et très décidé. — pour moi, je suis toujours resté sur le même texte, qui est revenu sous toutes les faces, et nous nous sommes quittés en excellentes relations, comme de coutume.
 
« De tout cela, combiné avec ce que j'ai entrevu d'ailleurs, je conclus que l'Autriche, même avant les troubles de Modène et de Bologne, qu'elle prévoyait et n'a pu empêcher, a encore une fois pressé la cour de Turin de prendre quelque engagement, qu'il lui a été répondu qu'on n'avait pas besoin d'elle et qu'il valait mieux se passer de son secours; mais qu'à cette réponse on a joint la promesse plus ou moins formelle de ne faire aucune concession constitutionnelle ni populaire, et d'accepter l'intervention plutôt que de consentir à rien de pareil. Je pense que le prince de Carignan a pris pour son compte un pareil engagement….. Ceux qui connaissent beaucoup ce prince et qui lui sont attachés disent qu'il a montré, dans sa première jeunesse, un caractère généreux, un esprit assez élevé, une ardeur sincère pour le bien de son pays, mais que les circonstances malheureuses où il s'est trouvé lors des troubles de 1821, l'opinion, injuste selon lui, qu'on s'est formée de sa conduite, la situation où il est ici, en butte à la méfiance des uns sans être soutenu par la confiance, des autres, ses relations avec le roi et la cour, l'ont dégoûté de tout et de tous, ont flétri son âme et l'ont livré à l'humeur et à l'ennui dont il paraît accablé….. On assure que les événemens de France, le trouvant dans cette disposition chagrine, ont été jugés par lui avec amertume….. On ajoute même qu'il a dans cette occasion assuré le roi qu'il pouvait compter sur son dévouement, si jamais l'autorité royale était attaquée. Ainsi, soit dans cette pensée, soit que l'activité morale ait diminué en lui, il n'est nullement certain qu'à son avènement il accueillît
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des conseils de réforme, lors même, qu'il ne serait pas question de charte et de gouvernement représentatif; il hériterait purement et simplement du gouvernement inerte de son prédécesseur. »
 
Trois mois après que M. de Barante écrivait cette lettre, le prince de Carignan était le roi Charles-Albert. Les événemens se pressèrent en Italie; l'insurrection éclata à Modène, à Parme, à Bologne; les Autrichiens intervenaient, comprimaient, se retiraient, intervenaient de nouveau contre une nouvelle insurrection. Le gouvernement français tint alors avec éclat la conduite que, dès le début, il avait annoncée. Nous occupâmes Ancône. M. de Barante avait vivement conseillé et approuva hautement cet acte. L'influence française, sans dépasser les principes de notre politique générale, grandissait visiblement en Italie; elle était plus que jamais redoutée et repoussée à la cour de Turin, et le 10 octobre 1832 M. de Barante écrivait au général Sébastiani : « Il faut que je revienne avec plus de détail sur le caractère du roi Charles-Albert et sur le train actuel de son gouvernement. J'ai, depuis près d'un an, exposé à votre excellence comment il a de plus en plus accordé, je ne dirai pas de la confiance, c'est un mot qui ne va pas au roi de Sardaigne, mais du crédit à toute la faction congréganiste; elle est passionnément hostile à notre gouvernement, elle occupe ici presque tous les emplois; dans le corps diplomatique, elle a deux auxiliaires dévoués; dans le ministère, M. le comte de la Tour appartient par ses alentours, ses opinions et ses souvenirs à ce parti, mais il est un homme si prudent, si éloignée de tout ce qui est décision et action, qu'il arrête plutôt qu'il ne sert les gens ardens. Ils n'en sont pas moins en possession de l'influence dominante, et cependant on ne peut pas dire que le roi Charles-Albert y cède aveuglément. Il y voit sa sûreté actuelle; il est sur cette voie et la suit, ne trouvant en lui-même ni une volonté ni une conviction suffisante pour en sortir; mais il n'a ni illusion ni penchant véritable pour ce genre d'opinions. Dans son intérieur, dans les conversations particulières, et il n'en a jamais d'autres, il se laisse dire tout ce qu'on veut sur le parti qu'il favorise, sur les hommes qu'il emploie, sur ses ministres même; il renchérit sur les observations qu'on lui présente, si bien que j'ai vu parfois des personnes qui l'approchaient convaincues qu'il allait changer de direction. Pourtant il n'est pas à croire qu'il en ait la pensée actuelle; c'est de sa part une sorte, non pas de mobilité, mais d'indécision. Au fond, il est sans conviction aucune et, sans avoir de malveillance active, sans avoir jamais nul plaisir à affliger personne, il ne sait ce que c'est que la confiance, l'affection, rattachement; il a les hommes en dégoût et presque en mépris; il aime les conversations dénigrantes. Quant aux opinions,
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il n'y a pas plus de foi qu'aux personnes; c'est une sorte de découragement et de dédain qui s'applique à tout et à tous; dix ans passés dans la contrainte et la dissimulation l'ont accoutumé à ne pas aimer ce qu'il fait et à ne pas tenir à ce qu'il pense.
 
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Il est impossible de démêler avec plus de pénétration et de peindre avec plus de vérité l'esprit compliqué et le caractère flottant de ce prince, voué d'abord à une immobilité obstinée, quoique sceptique, saisi plus tard, quand l'occasion lui sembla favorable, d'une vaste ambition, glorieux dans la lutte et jusque dans la défaite, et fuyant tout à coup le trône et le monde pour aller cacher et finir dans un cloître lointain une vie pleine de langueurs, d'élans, de découragemens et de mécomptes. M. de Barante assista de près pendant quatre ans au spectacle de cette âme troublée et des penchans si divers qui s'y laissaient dès lors entrevoir, et pendant quatre ans il maintint, en face de ce spectacle, la politique de la France, compliquée aussi, mais franche et conséquente, sans jamais la laisser faiblir et sans l'engager au-delà des intentions hautement déclarées du gouvernement français. Nul n'était plus propre que lui à cette mission d'observation et de conversation plutôt que d'action; il la comprenait aussi nettement qu'il la pratiquait, et n'avait aucune envie remuante ou vaniteuse de la dépasser. Je trouve, sous la date du 21 mars 1832, au moment où la question des réformes à apporter dans les états romains se débattait entre la cour de Rome et les
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grandes puissances européennes, une lettre de lui au général Sébastiani ainsi conçue : « Je me proposais depuis quelque temps de faire part à votre excellence de l'opinion où j'étais qu'il était impossible de suivre à Rome, et au siège même du gouvernement pontifical, une négociation dont le résultat fût efficace. M. de Sainte-Aulaire me fait connaître que tel est aussi son avis, et que depuis longtemps il en a entretenu votre excellence. Les motifs qu'il a dû vous présenter sont, sans nul doute, d'un tout autre poids que ceux que j'aurais donnés, il voit par lui-même ce que je puis seulement conjecturer; mais M. de Sainte-Aulaire ajoute qu'il a désigné à votre excellence Turin ou Florence comme des lieux où pourrait se suivre avantageusement une négociation relative aux affaires du gouvernement pontifical. Sur ce point, je ne partage pas son opinion. Florence et même Turin sont encore trop rapprochés de l'influence du sacré-collège; l'esprit qui anime en ce moment la plupart des cardinaux, et qui forme la plus grande difficulté de la négociation, se ferait sentir dans toute ville d'Italie; le parti qui se rattache à l'oligarchie de l'église romaine réussit facilement à présenter cette question de politique et d'administration comme une question de religion. Avoir contre soi l'opinion de la cour chez laquelle on aurait fixé le lieu de la négociation, placer les membres de la conférence au milieu d'une société hostilement disposée contre le résultat qu'on voudrait atteindre ne me semblerait pas une combinaison heureuse. J'ajouterai, s'il s'agissait de Turin, qu'il ne s'y trouve pas un corps diplomatique composé de manière à bien traiter une si grande affaire: j'ignore si votre excellence me jugerait suffisant pour une pareille mission, mais je ne vois pas que les ministres des autres puissances près la cour de Sardaigne aient assez de capacité ou d'importance pour en être chargés : il y faut évidemment des hommes d'un esprit à la fois éclairé, libre et ferme. En outre il est indispensable qu'ils aient beaucoup de poids et d'autorité auprès des cabinets que chacun aurait charge de représenter.
 
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En septembre 1835, le duc de Broglie, rentré depuis peu au ministère des affaires étrangères, eut à faire un assez grand
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mouvement dans le corps diplomatique français. La connaissance personnelle qu'il avait et l'épreuve déjà faite à Turin de la sagacité impartiale et de la dignité tranquille de M. de Barante lui firent penser que nul ne convenait mieux à l'ambassade de Saint-Pétersbourg. C'était là en effet, pour le gouvernement de 1830, bien plus encore que Turin, une mission de bonne attitude et d'observation attentive, non d'action directe et positive; le sentiment manifesté et la position prise par l'empereur Nicolas envers le roi Louis-Philippe écartaient toute idée de relations intimes et de concert plus ou moins efficace; il n'y avait alors, entre la France et la Russie, point d'intérêt national en jeu, point de grave question pendante. Depuis ses revers de 1831, la Pologne sommeillait; la formation concertée du royaume de Grèce avait mis un temps d'arrêt dans les affaires d'Orient; la cour de Russie n'était nullement engagée, comme celle de Sardaigne, dans les troubles des états ses voisins. L'ambassade de Saint-Pétersbourg était un poste considérable, mais point chargé d'embarras et de problèmes. Il y fallait voir de haut et regarder au loin; mais il n'y avait rien à faire dans le présent, rien d'urgent à préparer pour l'avenir. M. de Barante y fut envoyé.
 
Pendant six ans, de 1835 à 1841, sauf quelques rares intervalles de congé, il résida effectivement à Saint-Pétersbourg, et il y tint constamment la même attitude, le même langage; il y jouit constamment de la même considération qu'il y avait promptement obtenue. L'empereur Nicolas avait peu de goût pour les étrangers, pour les gens d'esprit et pour les esprits indépendans; mais quand ils ne lui demandaient rien, ne l'inquiétaient point et gardaient envers lui une réserve respectueuse, il prenait quelque plaisir à les avoir auprès de lui comme un ornement européen pour sa cour, un peu nouvelle en Europe. Les ''Mémoires de Mme de La Rochejaquelein'' et l’''Histoire des ducs de Bourgogne'' avaient fait à M. de Barante un renom littéraire partout répandu; sa conduite comme ambassadeur à Turin avait montré en lui un diplomate tranquille et loyal; sa conversation plaisait et son caractère inspirait confiance. Son séjour à Saint-Pétersbourg justifia pleinement notre pensée en l'y envoyant, et l'idée qu'on s'en était formée en Russie en l'y voyant arriver; jamais peut-être une si grande ambassade n'a été si froide dans les relations, si vide d'événemens, et pourtant si convenablement occupée, grâce au tact, à la mesure, à l'esprit pénétrant et calme, à la dignité à la fois attentive et douce de l'ambassadeur. Deux ou trois fragmens de sa correspondance, pris au début et à la fin de son séjour en Russie, suffiront à faire bien connaître le caractère et le mérite de son attitude dans la situation délicate et stérile où il était placé.
 
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Il écrivait le 12 janvier 1836 au duc de Broglie : « J'ai présenté avant-hier 10 mes lettres de créance à l'empereur. J'ai été conduit au palais et introduit avec toute l'étiquette pratiquée en pareille occasion. Je me proposais, en remettant mes lettres, d'adresser à l'empereur quelques paroles, sinon solennelles, du moins un peu officielles; mais il m'a reçu dans son cabinet, seul. A peine étais-je entré que je me suis trouvé près de lui, et il m'a sur-le-champ adressé la parole avec une familiarité tout obligeante, parlant avec une sorte de volubilité facile et élégante qui ne laissait plus aucune place à ce que je me proposais de dire. La conversation a commencé par des complimens tout à fait personnels; l'empereur a assuré qu'il se ressouvenait de m'avoir vu à Paris, ce qui n'est vraiment pas possible; puis il m'a parlé des emplois que j'ai occupés, de la préfecture de la Vendée, des missions que j'ai eues comme auditeur. La conversation continuait toujours à son gré et telle qu'il la voulait; il a parlé de la diplomatie, qui ne ressemblait plus à ce qu'elle avait été: — « Maintenant on se dit tout; chacun a la même intention, chacun veut la paix; elle fait le bonheur de toute l'Europe; vous avez vu combien l'Allemagne en profite, et combien elle souhaite sa conservation; quoi qu'on pense et qu'on puisse dire, c'est de même ici; la Russie aussi a besoin de la paix, elle a fait quatre guerres depuis vingt ans, elles ont coûté beaucoup de millions, et, ce qui est plus regrettable, la vie de trois ou quatre cent mille hommes. Il est temps de ne s'occuper que du bien des peuples. Vous verrez que je vous parle sincèrement et que je n'ai point d'arrière-pensée, ma politique est toute de franchise et de loyauté. » — Il prenait ma main en la serrant, et continuait : — « On parle de guerre; mais elle ne se fait que par nécessité ou volonté; par nécessité, il n'y en a aucune personne ne veut rien; il n'y a nulle affaire, nulle difficulté; par volonté, ni moi, ni aucune autre puissance ne veut la guerre. » — Tout cela était entremêlé de quelques mots de moi, j'appuyais sur ce qui, dans les paroles de l'empereur, me semblait utile à remarquer, je donnais aux choses une nuance qui se rapportât mieux à notre politique française ou à notre situation. Cependant je craignais que cette audience ne se passât sans qu'il y eût un mot dit sur le roi, ce qui eût été grave; il me semblait même que, pour échapper à cette obligation, l’empereur avait donné ce tour vif à la conversation et en avait fait une causerie familière; je guettais une occasion. Comme je tenais à la main mes lettres de créance, l'empereur les a prises en disant : — « Il faut que je vous débarrasse de cela, » — et il les a posées sur une table. Je lui ai dit alors que dans sa bonté il avait ôté à ma présentation tout
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caractère d'étiquette, de sorte que je n'avais pu lui adresser aucune parole officielle, ni lui porter l'expression des sentimens du roi. La phrase qui avait précédé se rapportait au désir de la paix, de sorte que le mot ''sentimens'' pouvait être pris dans son sens politique. Alors l'empereur s'est exécuté de bonne grâce; sans embarras, sans aigreur, mais aussi sans rien d'affectueux, il a parlé du roi, de ce que l'Europe lui doit pour la conservation de la paix, de la tâche difficile qu'il a entreprise, des succès qu'il y a obtenus, de son habileté, de sa sagesse. J'aidais à faire arriver toutes ces paroles et à prolonger cet article de la conversation. Il a parlé alors de l'attentat du 28 juillet <ref> L'attentat de Fieschi sur le roi et son cortège. </ref> en fort bons termes, avec horreur, mais toujours avec un fond de froideur, ne rappelant ni le calme et le courage du roi, ni ce que la reine avait dû éprouver; rien enfin ne ressemblait à ce que j'ai entendu à Berlin. Puis il a ajouté : — « Ce crime a dessillé tous les yeux, et la situation en est devenue meilleure. » — J'ai parlé des lois de septembre et de leur parfaite conformité avec l'opinion générale. — « Il en faudra quelques autres, a dit l'empereur, et vous y viendrez. — Selon l'occasion et selon l'opinion, ai-je répondu; dans notre forme de gouvernement et dans notre situation, il faut attendre que l'opinion soit avertie et éclairée; alors le mérite consiste à profiter du moment. » — Tout en continuant sur ce sujet, il lui est arrivé de me dire, en reconnaissant notre bonne situation: — « Mais cela durera-t-il? » — J'ai répliqué froidement : — « Il n'y a pas une raison pour avoir sur cela une inquiétude quelconque. » — Rien de plus n'a été ajouté sur ce ton. »
 
Après la conversation impériale vinrent les conversations avec les ministres, le comte de Nesselrode, vice-chancelier et ministre des affaires étrangères, M. Ouvaroff, ministre de l'instruction publique, etc., puis les visites et les propos des principaux personnages de la cour. M. de Barante les trouva presque tous disposés, quelques-uns même empressés à exprimer leur désapprobation, leur regret du moins de l'attitude de l'empereur envers le roi Louis-Philippe, et ces témoignages se renouvelèrent plus fréquens et plus explicites à mesure que M. de Barante s'établissait et durait dans son ambassade : « Tout en en rendant compte à votre excellence et à ses prédécesseurs, m'écrivait-il le 28 mai 1841, je n'y ai pas attaché une grande importance; le caractère de l'empereur résiste à toute sorte d'influence; il écoute peu les idées des autres, et ne les conçoit guère, pour peu qu'elles s'éloignent des siennes. Aussi personne n'essaie de changer, même de modifier ses
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convictions; c'est moins encore parce qu'on craint sa disgrâce qu'on ne lui dit point la vérité que par la certitude qu'on prendrait une peine inutile, d'autant que, par la tournure de son esprit, ses opinions sont absolues et ne comportent pas de nuances. Je parle surtout pour ce qui se rapporte à la politique extérieure et à la connaissance de l'Europe, car en ce qui touche la Russie et son gouvernement intérieur l'empereur a un mélange remarquable de volonté et de prudence, de despotisme et de ménagemens. »
 
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En novembre 1840, j'avais quitté l'ambassade de Londres; le cabinet du 29 octobre venait de se former; j'avais la charge des affaires étrangères, M. de Barante m'écrivit <ref> Le 11 novembre 1840. </ref> : « Mon cher ami, me voici sous vos ordres, et je vais me trouver en correspondance officielle avec vous, après avoir vu cesser avec regret notre correspondance intime. Il me semble que nous devons nous trouver en parfaite conformité de vues sur la politique extérieure, comme aussi sur la situation intérieure. Vous prenez les affaires à un moment difficile. La situation actuelle pouvait-elle être évitée? C'est ce que vous savez et ce que j'ignore; si je suis assez bien au courant des cabinets du continent, je n'ai nulle connaissance de l'Angleterre, et encore moins de lord Palmerston. Vous n'aurez certes pas le temps de lire la série de lettres où j'ai essayé de faire connaître comment et pourquoi la Russie s'est mise avec tant d'empressement à la disposition de lord Palmerston pour signer tout ce que nous ne voudrions pas et ce que l'Angleterre voudrait. Rompre l'alliance entre la France et l'Angleterre a été, depuis dix ans, la pensée fixe de l'empereur Nicolas. Longtemps il a cru que cette rupture entraînerait nécessairement la guerre européenne, et dans son imagination il se donnait le rôle de l'empereur Alexandre et de chef magnanime de la croisade contre la France. Peu à peu il a vu que l'Autriche et la Prusse n'étaient nullement disposées à lui donner cette joie, de sorte qu'en poussant au traité du 15 juillet dernier, c'était presque sans idée ultérieure de guerre; il voulait satisfaire si passion, placer la France en mauvaise posture et nous faire quelque affront.
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Quant à l'Orient, il n'y a pas pensé un jour : outre qu'on songe ici beaucoup moins aux conquêtes que l'Europe ne le suppose, on se sent en étroite surveillance. Ainsi envoyer des troupes et des vaisseaux à Constantinople était chose plutôt crainte que désirée, et l'on s'applaudit beaucoup et sincèrement de n'avoir pas été obligé à cet embarras et à cette dépense. Lorsque tout a commencé à s'aigrir, lorsque nous avons fait de grands préparatifs, je crois que les pensées de guerre européenne sont plus ou moins revenues, et qu'on a envoyé à Vienne et à Berlin pour demander compte de la quiétude où restaient l'Autriche et la Prusse. Il a été répondu d'une manière très calmante. Depuis ce moment, l'empereur a prodigué le langage le plus pacifique et déploré les malheurs que pourrait amener la guerre. Évidemment il ne veut pas que, si tout s'arrange, on puisse lui imputer d'avoir été plus brouillon et plus belliqueux que les autres; mais cette disposition ne signifie point qu'on recule sur la route où l'on est entré. On ira sans objection jusqu'où voudra l'Angleterre; si elle veut un accommodement avec nous, il sera accepté volontiers, sauf un peu d'humeur, si notre honneur national obtient des ménagemens. On ne se fera pas promoteur de cet arrangement, comme feront peut-être l'Autriche et la Prusse; mais on ne se mettra pas en contradiction manifeste. Vous conclurez de là, mon cher ami, que je n'ai rien à tenter ici; je regarde et j'écoute, et voilà tout. En Russie, trois choses distinctes influent sur la direction politique : les opinions et les impressions momentanées de l'empereur, qui se manifestent en paroles indirectes, dites sans conséquence, et n'appartiennent pas à son rôle officiel. Il en résulte pourtant une sorte de direction générale; mais elle est modifiée, arrêtée, rectifiée par la conduite prudente et mesurée de M. de Nesselrode; pour lui, il est identique avec les cabinets de Vienne et de Berlin, sauf assez d'indifférence sur certains points qui ne le touchant guère, comme par exemple l'Espagne et la Belgique. Enfin il y a l'opinion russe, qui n'a aucun moyen de se prononcer, aucune influence directe; mais c'est pourtant le milieu où vit le gouvernement, l'air qu'il respire. Cette opinion ne se soucie en nulle façon des affaires d'Europe, aimerait que l'empereur ne s'en occupât point, a une bienveillance assez marquée pour la France, et n'est irritable à l'occident que pour la Pologne, à l'orient que pour les Dardanelles..... Vous aurez besoin de courage et de fermeté, et je suis sûr que vous n'en manquerez pas; si vous terminez d'une façon prompte et suffisamment honorable la question qui trouble la France et inquiète l'Europe, vous aurez, je pense, un grand et bel appui dans la véritable opinion publique. » Cette lettre me confirmait pleinement dans les idées que je
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m'étais formées à Londres sur les dispositions de l'empereur Nicolas envers nous, sur la part qu'elles avaient eue dans le traité du 15 juillet 1840, et sur la situation qu'elles nous faisaient envers la Russie après ce traité. J'attendis, pour répondre à M. de Barante, que les débats de l'adresse dans les deux chambres fussent terminés, et que le nouveau cabinet eût droit de se considérer comme établi. Je lui écrivis alors <ref> Le 13 décembre 1840. </ref>, en lui envoyant la dépêche officielle que j'adressais à nos agens dans les diverses cours : « Je sors d'une grande lutte. La bataille est, je crois, bien gagnée; mais je ne me fais aucune illusion, cette bataille n'est que le commencement d'une longue et rude campagne. Depuis 1836, depuis la chute du cabinet du 11 octobre 1832, le parti gouvernemental est dissous parmi nous, et le gouvernement est flottant, abaissé, énervé. Le grand péril où nous sommes arrivés par cette voie nous en fera-t-il sortir? Ressaisirons-nous le bien d'une majorité vraie et durable par l'évidence du mal que nous a fait son absence? Je l'espère, et j'y travaillerai sans relâche. C'est commencé. La chambre est coupée en deux. Le pouvoir est sorti de cette situation oscillatoire entre le centre et la gauche qui a tout gâté depuis quatre ans, même le bien; mais tout cela n'est encore qu'un commencement. Du reste, je ne veux pas vous envoyer mes doutes, mes inquiétudes. Je crois le bien possible, probable même, à travers des obstacles, des embarras, des ennuis, des échecs innombrables. Cela me suffit, et cela doit suffire à tous les hommes de sens; la condition humaine n'est pas plus douce que cela. Quant à nos affaires au dehors, j'ajouterai peu de chose à ma dépêche officielle; elle vous dit, je crois, clairement l'attitude et le langage que je vous demande, car il n'y a en ce moment rien de plus à faire qu'une attitude à prendre et un langage à tenir. L'isolement n'est pas une situation qu'on choisisse de propos délibéré, ni dans laquelle on s'établisse pour toujours; mais, quand on y est, il faut y vivre avec tranquillité jusqu'à ce qu'on en puisse sortir avec profit. L'isolement a pour nous aujourd'hui un grand mérite, la liberté. La nôtre est désormais entière. Nous ne devons rien à personne. Nous sommes en dehors de toutes les rivalités comme de tous les engagemens. Nous verrons venir. Nous n'avons nul dessein de rester étrangers aux affaires générales de l'Europe. Nous croyons qu'il nous est bon d'en être, et qu'il est bon pour tous que nous en soyons. Nous sommes très sûrs que nous y rentrerons. La France est trop grande pour qu'on ne sente pas bientôt le vide de son absence. Nous attendrons qu’on le sente en effet et qu'on nous le dise.
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J'ai un dégoût immense de la fanfaronnade; mais la tranquillité de l'attente et la liberté du choix nous conviennent bien. »
 
Je n'ai garde de revenir ici sur les négociations qu'amena cette situation, je les ai retracées ailleurs avec détail et précision <ref> Dans mes ''Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps'', t. VI, p. 37-129. </ref>. On sait qu'elles eurent pour résultat la convention du 13 juillet 1841, qui mit fin à l'isolement de la France, et lui fit reprendre sa place dans les délibérations communes des grandes puissances sur leurs relations avec la Porte et les affaires d'Orient, devenues ainsi l'objet du concert européen. Ce n'était point l'abolition du traité du 15 juillet 1840, puisqu'il avait, quant à la question d'Egypte, reçu son exécution et atteint son but; mais c'était la fin de la situation exceptionnelle et périlleuse que ce traité avait faite à la France et à l'Europe. En apprenant cette conclusion, M. de Barante m'écrivit <ref> Le 23 juillet 1841. </ref> : « Le paquebot de Lübeck a apporté hier la convention signée à Londres le 13 de ce mois par les plénipotentiaires des cinq grandes puissances. M. de Nesselrode m'en a envoyé tout aussitôt un exemplaire, ainsi que le protocole du 10 juillet; son billet d'envoi exprimait la satisfaction que lui donnait cette bonne nouvelle, et il me rappelait que la veille il m'avait annoncé qu'elle ne pouvait tarder à arriver. J'avais eu grand soin de ne montrer aucun empressement, aucun désir vif de notre rentrée dans les délibérations des quatre grandes puissances, de sorte que M. de Nesselrode, en ayant pour moi cette attention, ne pouvait avoir la pensée de me faire un grand plaisir et de mettre fin à une attente impatiente; son billet était un signe de son contentement plutôt que du mien. L'effet a été le même dans le corps diplomatique; les ministres d'Angleterre et de Prusse et le chargé d'affaires d'Autriche se sont empressés de me témoigner combien ils se réjouissaient de cet heureux accord entre ces puissances et la France. Je n'ai aucun motif de supposer que l'empereur en ait reçu une impression contraire : il est fort dans son caractère d'attendre avec une sorte d'impatience un événement regardé comme nécessaire et dont il a pris son parti. Il lui reste toujours la satisfaction d'avoir essentiellement contribué à ce que l'affaire d'Egypte, reçût une solution opposée aux désirs du gouvernement du roi. A dire vrai, ses vues ne se sont guère portées au-delà; il n'a point songé à tirer un bénéfice de conquête, ni même d'influence des embarras et des périls où se trouve l'empire ottoman; il n'a point désiré la guerre, il avait même fini par la craindre, ou, du moins par voir que les puissances allemandes l'éviteraient presque à tout prix. Il a pu
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espérer que l'isolement de la France serait prolongé et que nous obtiendrions moins de ménagemens et d'égards; mais depuis plus de deux mois il a cessé de compter sur ce plaisir. Le voilà tout accoutumé à la situation nouvelle, elle avait déjà commencé pour lui avant la signature de la convention. »
 
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Nous ne pouvions nous méprendre et nous ne nous méprîmes pas un moment sur le vrai motif de cet ordre impérial et du départ inattendu de l'ambassadeur. C'était l'usage que chaque année, le 1er janvier et aussi le 1er mai, jour de la fête du roi Louis-Philippe, le corps diplomatique vînt, comme les diverses autorités nationales, offrir au roi ses hommages, et celui des ambassadeurs étrangers qui se trouvait à cette époque le doyen de ce corps portait la parole en son nom. Plusieurs fois cette mission était échue à l'ambassadeur de Russie, qui s'en était acquitté sans embarras, comme eût fait tout autre de ses collègues; le 1er mai 1834, entre autres, et aussi le 1er janvier 1835, le comte Pozzo di Borgo, alors doyen des ambassadeurs à Paris, avait été auprès du roi, avec une parfaite convenance, l'interprète de leurs sentimens. Dans l’automne de 1841, le comte d'Appony, alors doyen, du corps diplomatique, se trouvait absent de Paris, et son absence devait se prolonger au-delà du 1er janvier 1842. Le comte de Pahlen, après lui le plus, ancien des ambassadeurs, était appelé à le remplacer dans la cérémonie de ce jour. L'empereur Nicolas, encore plein du déplaisir que lui avait causé, dans la convention récente du 13 juillet 1841, l'échec de son mauvais vouloir envers le gouvernement français, ne voulut pas que, si près de cet échec, son ambassadeur vînt rendre à la
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sagesse et à la situation du roi Louis-Philippe un hommage public, et il se donna la mesquine satisfaction de témoigner indirectement, par cet appel momentané du comte de Pahlen à Saint-Pétersbourg, l'humeur que jusque-là il n'avait eu garde de montrer.
 
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Pendant ces six années de vacances involontaires, M. de Barante ne demeura point inactif: à l'époque des sessions, il prenait aux travaux de la chambre des pairs une part assidue; il y était fort considéré et toujours prêt à donner à notre gouvernement un utile appui. Il passait presque tout le reste de l'année dans sa terre de Barante, s'occupant tour à tour des affaires locales de son pays natal, des établissemens d'instruction, de bien public et de charité chrétienne qu'il y fondait ou qu'il y soutenait, et entretenant avec moi une correspondance intime pleine de ses idées et de ses impressions agréables ou tristes, confiantes ou craintives, sur la situation de la France, de son gouvernement, du cabinet, sur ma
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propre situation et sur les bonnes ou mauvaises chances de la politique à laquelle nous étions l'un et l'autre voués et dévoués. A l'approche de la session de 1843, quand l'ébranlement de 1840 eut bien réellement cessé, il m'écrivait <ref> Le 9 octobre 1842. </ref>: « Le calme dont nous jouissons continue et semble prendre un caractère naturel et plus que transitoire. Je ne me souviens guère d'avoir vu un moment où il y eût tant de repos dans les esprits, et je dirais presque de sécurité pour le lendemain. Vous n'en aurez pas moins à livrer bataille dans trois mois; mais chaque jour passé tranquillement vous donne des chances meilleures. Une opposition qui ne sait pas quels seront ses points d'attaque voit nécessairement diminuer ses forces. Si vous franchissez cette session, vous aurez une grande et belle position. » Trois semaines plus tard, il était plus frappé des périls permanens de la situation : « Il y a, me disait-il <ref> Le 27 octobre 1842. </ref>, dans le gouvernement de ce pays une difficulté radicale, il a besoin de repos, il aime le ''statu quo'', il tient à ses routines; le soin des intérêts n'a rien de hasardeux ni de remuant. D'autre part, les esprits veulent être occupés et amusés, les imaginations ne veulent pas être ennuyées; il leur souvient des révolutions et de l'empire. De ces deux dispositions, la première est plus réelle que la secondé; M. Thiers lui-même ne s'y trompe pas, du moins sa raison sait cela à merveille; je crois vous avoir dit qu'une fois il m'écrivait : « Je sais ce qu'il faut à la France, un ministère du cardinal de Fleury. » Vous devez donc vous réduire au plaisir patient et souvent sans gloire de mettre chaque jour un grain de sable dans le bassin de la balance que vous aurez jugé le meilleur; ainsi vous ne ferez point de traité d'union douanière avec la Belgique, vous ne trancherez rien en Orient; votre habileté ministérielle consistera à démontrer aux chambres et à l'opinion publique que c'est non point votre faute, mais la leur, et que personne ne pourrait plus que vous les pousser aux grandes choses. » Un an plus tard encore, après la visite de la reine Victoria au château d'Eu et le rétablissement décidé de nos bonnes relations avec l'Angleterre, son impression redevenait plus confiante : « Vous devez être content, m'écrivait-il <ref> Le 7 novembre 1843. </ref>, car il me paraît que le pays l'est aussi. Sans doute son bien-être ne lui donne ni conviction, ni affection, ni reconnaissance ; il est même en garde contre de tels sentimens, mais il est sciemment calme et s'applaudit de son repos. Comme vous dites, il n'y a là point de garanties d'une session facile; la chambre représente assez bien l'état des opinions, et pourtant elle renferme d'autres ingrédiens,
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des intérêts exigeans, des amours-propres blessés, des rancunes, des ambitions. Tout cela peut se combiner par coteries ou intrigues d'une manière embarrassante. Vous avez bon courage, c'est une chance pour la victoire. Comme d'autres, vous aimez le succès et le pouvoir; mais ce que vous avez de plus qu'eux, c'est que vous ne craignez pas la peine : vous l'acceptez comme nécessaire, et même elle ne vous déplaît pas. » Il était ainsi pour moi un spectateur à distance, clairvoyant, judicieux, de sang-froid, et sa correspondance m'apportait tour à tour de sages inquiétudes ou d'affectueux encouragemens.
 
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A ne considérer que les sujets et les titres, les travaux historiques de M. de Barante ont, dans le cercle où ils sont renfermés, l'histoire de France, un premier et frappant caractère, l'étendue et la
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variété : il a parcouru et retracé les âges les plus divers de notre vie nationale, le moyen âge près de son terme, le XVIIe siècle dans son éclat et son déclin, le XVIIIe dans son travail de décomposition et d'ambition de la société, française, la révolution, l'empire, la restauration, la monarchie de 1830, dans leurs élans et leurs essais. Sous la figure des ducs de Bourgogne, de Louis XIV, de la régence, de Voltaire, de Louis XVI, de Mirabeau et de Robespierre, de Napoléon, de Louis XVIII, de Louis-Philippe, il a suivi la France à travers toutes ses épreuves et toutes ses transformations jusqu'à l'avènement du nouvel état social qu'elle travaille encore à fonder. Et à côté de tant d'étendue et de variété, un second caractère, plus rare encore, apparaît : l'intelligence la plus libre et la plus parfaite équité règnent constamment dans ces récits et ces tableaux de temps si divers; l'auteur contemple et comprend en spectateur à la fois indépendant et sympathique les idées, les mœurs, les faits les plus éloignés de notre état actuel; la vérité a sur lui tant de puissance et pour lui tant de charme qu'il se complaît à la présenter sous ses plus natifs et plus authentiques traits. Ne croyez pas pourtant qu'il s'arrête là, et qu'il se contente de cette exactitude d'érudition et de cette fidélité d'imagination : au fond, et même quand il paraît ne se soucier que de peindre, il veut et il fait autre chose encore; il a sur les sociétés humaines, sur leurs institutions, leurs gouvernemens, sur les devoirs et les droits de tous ceux qu'elles rapprochent, grands ou petits, princes ou peuples, des idées générales qu'il fait entrevoir, ou qu'il laisse percer dans ses modestes et exacts récits. Ce n'est, à vrai dire, ni un philosophe ni un politique, il ne travaille ni à établir un système ni à soutenir un parti; mais c'est un moraliste en même temps qu'un narrateur. Dans sa libre et flexible allure, il garde constamment un flambeau qui l'éclaire, un fil qui le guide, un but vers lequel il marche, et s'il reproduit les faits et les hommes comme dans un miroir, leurs images comparaissent devant un jugé éclairé et intègre qui, par sa seule attitude ou par quelques simples paroles, les qualifie selon le bon sens et le bon droit.
 
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Les plus éloquens anathèmes ne valent pas cette simple expression du régime de la terreur, et les plus fanatiques apothéoses ne sauraient l'effacer.
 
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Les écrits politiques de M. de Barante, de principe ou de circonstance, son travail ''sur les communes et l'aristocratie'', ses ''Réflexions sur les œuvres politiques de Jean-Jacques Rousseau'', ou, comme il les intitule aussi, son ''Histoire de l’égalité en France'', ses ''Questions constitutionnelles'' ou ''Essais sur la souveraineté, le suffrage universel, les emplois publics, la propriété, le travail'', etc., offrent le même caractère d'étendue et de liberté d'esprit, d'équité impartiale et de fermeté morale. Il a des idées arrêtées et point d'idée fixe ni exclusive; il veut le respect des droits de tous, mais aussi le respect de tous les droits; il ne sacrifie jamais un principe à un autre principe, un intérêt à un autre intérêt; il connaît la variété et la complication des élémens de toute société humaine; il tient compte de tous et ne perd jamais de vue le rôle et la part qui reviennent à chacun. Il accepte ainsi le problème social dans toute son étendue sans renoncer à le résoudre; il est étranger à tout scepticisme indifférent et chancelant comme à tout dogmatisme étroit et tyrannique; il n'admet pas que la raison savante et le bon sens pratique soient en contradiction, ni que l'ordre et la liberté ne puissent et ne doivent se concilier, sous des formes et à des degrés divers, selon les lieux et le temps. Il persiste à poursuivre avec foi le grand but de la nature et de la société humaine, sans méconnaître la diversité et la rudesse des routes, et en acceptant avec résignation la lenteur des progrès.
 
Ce sont là les caractères et les mérites qui font de M. de Barante l'un des plus fidèles représentans de ce grand et modeste parti que j'ai appelé le parti du sens moral et du bon sens, de ce parti si souvent méconnu, battu, attristé, découragé, et pourtant invaincu, invincible et persévérant dans ses vœux et ses efforts, malgré ses douleurs et ses revers. L'humanité a des instincts profonds plus puissans que ses plus amères épreuves, et auxquels elle obéit sans savoir combien elle aura de peine à prendre et de temps à attendre pour en obtenir la satisfaction. Telle est la condition du parti dont je parle : il est destiné à souffrir beaucoup et à ne jamais périr; il a au fond, dans son droit et sa force, plus de foi qu'il ne s’en rend compte; il espère encore quand il se croit désespéré; il travaille toujours, même quand il semble renoncer, — et si dans l'une de ses mauvaises saisons il rencontre un homme qui lui soit sérieusement analogue et qui lui ait donné, avec quelque éclat, sa pensée et sa vie, aussitôt la sympathie publique s'éveille et va chercher cet homme jusque dans son tombeau pour le distinguer entre tous et l'honorer hautement. C'est là la cause obscure, instinctive plutôt que réfléchie, mais réelle et décisive, du sentiment qui s'est manifesté, à la mort.de M. de Barante, dans la population
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qui avait assisté à sa vie, et même dans le public qui, de plus loin, connaissait son nom et ses œuvres. Il est mort populaire, comme un sincère et constant défenseur des idées, des sentimens, des intérêts et des espérances qui, en France et je pourrais dire en Europe, vivent dans l'âme des hommes de bien et de sens, en dehors des luttes du présent et au-dessus des nuages de l'avenir.