« Expédition de « La Recherche » au Spitzberg/04 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
ThomasBot (discussion | contributions)
m Phe: match
Phe (discussion | contributions)
m split
Ligne 1 :
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/137]]==
 
IV - Hammerfest
 
Dans une des baies de Hvaloe, à droite en venant de la pleine mer, on aperçoit cinq à six maisons bâties au bord des rochers, surmontées d’un clocher en bois et défendues par deux pacifiques canons où les oiseaux viennent nicher. C’est Hammerfest, la dernière ville du nord. Elle est plus grande qu’on ne le croirait au premier abord. Plus de la moitié de ses habitations sont cachées dans un ravin, et lorsque, par une matinée d’été, on gravit la montagne rocailleuse qui la domine, un point de vue imposant se déroule aux regards. Au pied de la montagne est la ville avec ses jolies maisons de marchands, ses magasins rouges et ses cabanes de pécheurs, s’étendant comme une ceinture au bord de l’eau ; avec son port, creusé dans une enceinte de collines, couvert de barques et de bâtimens de commerce. Puis, de l’autre côté de la baie Fuglenoes<ref>Promontoire (des oiseaux.</ref>,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/138]]==
1), langue étroite de terre où s’élèvent aussi quelques habitations, on découvre la mer où flotte la grande voile carrée du bateau norvégien, et, dans le lointain, les montagnes de Soroe aux cimes échancrées et couvertes de glaces éternelles.
 
Dès le milieu du moyen-âge, le nom de Hammerfest apparaît dans les annales du commerce de Finmark. Ce n’était alors qu’un groupe de cabanes ; mais le port sûr et commode était déjà connu des marchands de Bergen, et des pêcheurs russes qui tantôt se contentaient de jeter leurs filets à la mer, et tantôt exerçaient sur les côtes le métier de pirates. Le commerce de Finmark, monopolisé pendant un siècle, réduisit la population de cette contrée à une espèce de servage et la plongea dans une profonde misère. En 1789, le gouvernement danois comprit enfin les funestes résultats du pacte qu’il avait conclu avec une société avide et cruelle. Le commerce redevint libre, et Hammerfest reçut en même temps ses privilèges de ville marchande. Dans la pensée des rédacteurs de l’ordonnance de 1789, cette ville devait prendre un rapide accroissement. On la croyait destinée à devenir le point central du commerce dans le nord, l’entrepôt du Finmark et d’Archangel ; mais ces espérances ne se réalisèrent pas ; Hammerfest resta long-temps un lieu de passage et rien de plus. M. Léopold de Bach qui la vit, en 1801, en fait un tableau fort triste : « Toute la ville, dit-il, y compris la demeure du prêtre, se compose de neuf habitations, quatre marchands, une maison de douane, une école et un cordonnier. Sa population ne s’élève pas à plus de quarante-quatre personnes. On n’y trouve aucune subsistance, pas même du bois pour se chauffer<ref>''Reise (2)nach Norwegen'', von Leopold won Buch, IIe th.</ref>.
 
Dans l’espace de trente ans, cette humble cité est sortie de l’état d’anéantissement auquel M. de Buch semblait la condamner. Si le savant voyageur y revenait aujourd’hui, il y trouverait environ quatre-vingts maisons et quatre cents habitans, plusieurs larges magasins, deux auberges portant le titre d’hôtel, des ouvriers, des fabriques, voire même un jeu de billard.
Ligne 16 ⟶ 15 :
L’été, cette petite ville de Hammerfest offre un tableau riant et animé :
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/139]]==
elle voit arriver près de deux cents bâtimens, soit norvégiens, soit étrangers, dans l’espace de quelques mois<ref>''Beretminger (3)om den œconomiske Tilstand y norge'', pag. 550.</ref>. Les uns, il est vrai, ne font que traverser la baie pour se diriger sur Archangel ou Tromsoe ; d’autres vont d’île en île compléter leur cargaison ; mais un grand nombre s’arrêtent. Ils apportent de la farine, du chanvre, des étoffes, et prennent en échange du poisson et de l’huile de poisson, des peaux de rennes, de chèvres, de loutres, de renards, et de l’édredon. Hammerfest est la capitale commerciale de tout le West-Finmark. Elle attire à elle la plupart des produits de la contrée, c’est-à-dire la chasse, la pêche, et répand en détail, dans les diverses stations marchandes du district, les denrées étrangères qu’elle a revues.
 
Les Russes arrivent en grand nombre dans cette ville. Depuis l’ordonnance de 1789, ils ont conquis tout le commerce de Finmark, affermé jusqu’alors aux négocians de Bergen. A peine voit-on par année deux ou trois bricks suédois, danois ou allemands ; mais chaque jour de bon vent amène plusieurs ''lodie'' russes. Ce sont de courts navires à trois mâts, la plupart si vieux et si usés, qu’on ne les croirait pas capables de résister à un orage. Les plus petits ne sont pas même cloués ; de l’avant à l’arrière les planches sont cousues avec du chanvre. On raconte que l’empereur de Russie, voyant un jour un de ces navires entrer dans le port de Saint-Petersbourg, en fut si frappé, qu’il l’exempta de tout droit de douane. Avec ces frêles bâtimens qui effraieraient un matelot de Portsmouth, les Russes doublent le cap Nord et pénètrent dans toutes les baies de l’Océan glacial. Tandis que les uns exploitent ainsi le Commerce de Finmark, d’autres s’en vont stationner près des bancs de pêche. Plus habiles et plus actifs que les Norvégiens, ils remportent souvent un bateau chargé de poisson d’un lieu où leurs concurrens ne retirent qu’un flet à moitié vide. Il leur est défendu de pêcher à un mille de la côte, mais ils dépassent chaque jour les limites qui leur sont imposées. Ils fatiguent par leur persévérance l’attention de ceux qui doivent les surveiller. A l’est, à l’ouest, au nord, ils cernent de toutes parts la côte de Finmark. Ils y reviennent sans cesse. N’était la forteresse de Vardœhus qui les force à rebrousser chemin, ils seraient déjà paisiblement installés sur le sol norvégien.
Ligne 59 ⟶ 58 :
L’heure de l’office sonna, et nous nous dirigeâmes vers l’église. En un instant la nef fut pleine de Lapons. Le prêtre prêchait dans leur langue, et, quoique son sermon, comme il avait lui-même l’humilité de l’avouer, ne fût ni correctement écrit, ni correctement prononcé, tous l’écoutaient avec attention. Au sermon succéda le chant des psaumes, et la plupart des Lapons avaient leur livre à la main et joignaient leur voix à celles du chœur. Cependant les désirs vulgaires se mêlaient encore à cette pieuse cérémonie. Au beau milieu du chant, je vis une vieille femme traverser la foule et s’approcher d’un homme assis près de la chaire. Elle lui dit quelques mots à l’oreille ; alors il tira gravement de sa poche une pipe, la lui donna, et la vieille femme sortit avec un visage radieux.
 
Dans l’après-midi, il y avait une joyeuse assemblée chez le marchand. Plusieurs dames étaient venues de Hammerfest visiter Hvalsund, et l’on buvait du punch et l’on chantait. Pendant ce temps, les Lapons s’en allaient au magasin, achetant pour quelques sckellings d’eau-de-vie et de tabac, ou implorant un crédit que le prudent caissier ne leur accordait pas sans de longs préambules et de nombreuses restrictions. L’un d’eux, attiré par notre gaieté bruyante, entra dans la maison du marchand et entr’ouvrit doucement la porte du salon. Nous lui fîmes signe de s’approcher. Il vint s’asseoir par terre à nos pieds et écouta. Dans ce moment on entonnait une mélodie tendre et plaintive. Le Lapon baissa la tête et essuya une larme qui coulait sur ses joues. « Oh ! me dit-il, quand il s’aperçut que je le regardais, nous ne chantons pas ici, nous, mais nous chanterons au ciel. » Je lui donnai quelques sckellings, et je lui demandai s’il avait beaucoup de rennes et beaucoup de moutons, s’il était riche. « Dieu est riche, répondit-il, mais l’homme est pauvre. » Et, pendant une demi-heure, il entremêla ainsi à sa conversation des paroles bibliques. C’était un Lapon des frontières de la Russie, qui vient à Hvalsund chaque été avec son troupeau et s’en retourne l’automne dans les montagnes. - Où demeures-tu ? lui dis-je quand il nous quitta. - Le Lapon, me répondit-il, n’a point de patrie et point de demeure. Il porte sa tente d’un lieu à l’autre ; mais, si tu veux venir l’hiver prochain à Kitell, tu demanderas Ole Olssen, et je te recevrai. Le lendemain, au moment où j’allais partir, il vint à moi, et me dit en me présentant une vieille pièce de monnaie norvénorvégienne :
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/146]]==
gienne : « Tu es un bon étranger, toi, tu ne méprises pas le pauvre Lapon. Garde cela pour souvenir de moi et viens me voir à Kitell. Je te dirai comment nous vivons. » Puis il me tendit la main et s’éloigna.
 
Le prêtre exerce sur toute cette communauté une sorte de juridiction paternelle. C’est lui qui règle les mariages, qui apaise les querelles, qui donne des conseils au père de famille et des encouragemens à l’enfant. Si deux époux ne peuvent s’accorder, ils s’adressent au prêtre. Si deux voisins ont à traiter quelque épineuse question d’intérêt, ils prennent pour arbitre le prêtre ; et si le Lapon et le marchand sont mécontens l’un de l’autre, c’est encore le prêtre qui s’interpose entre eux. Le soir, il y avait un procès à juger. Il s’agissait de deux jeunes fiancés qui demandaient à rompre leur contrat. Le jeune homme, séduit par les sept cents rennes de sa future, aurait encore volontiers consenti à ensevelir dans le silence ses griefs ; mais la jeune fille avait invariablement pris sa résolution. Les deux partis, accompagnés de leurs témoins, comparurent devant le prêtre, et, quand la fiancée eut déclaré qu’elle voulait redevenir libre, le jeune homme redemanda les présens qu’il lui avait faits. Elle prit une clé cachée sous sa robe, ouvrit une vieille caisse en bois, et en tira une bague d’argent, une ceinture de cuir, ornée de quelques plaques d’argent, et trois mouchoirs d’indienne. Le jeune homme rassembla ces objets, les retourna de tout côté pour voir s’ils étaient en bon état ; puis, quand cet examen fût fini, il raconta au prêtre que ses fiançailles lui avaient coûté beaucoup d’argent, que sa fiancée avait bu dix-huit pots d’eau-de-vie, et il demandait 10 dalers (50 fr.) pour s’indemniser de ses dépenses, de ses voyages et de ses chagrins. A cette déclaration inattendue, la jeune Laponne jeta sur lui un regard d’une magnifique fierté, puis elle en appela aux témoins, et il se trouva qu’au lieu de dix-huit pots d’eau-de-vie, l’innocente fille n’en avait bu que trois. Le prêtre lui dit de donner 5 francs à son rigoureux fiancé. Il les reçut avec autant de joie que s’il n’avait pas osé les espérer. Puis, tous deux, à la demande de leur juge, se tendirent la main en signe d’oubli du passé et se séparèrent.
Ligne 75 ⟶ 74 :
Quand la cérémonie fut achevée, la malade remercia Dieu et s’endormit. Per Nilsson nous mena dans une espèce de hangar où il renfermait ses provisions. Il étendit quelques peaux de rennes sur le plancher ; nous nous couchâmes là-dessus, et nous dormîmes d’un profond sommeil. Quelques heures plus tard, quand Per Nilsson ouvrit la porte, le prêtre lui demanda comment
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/148]]==
se trouvait sa mère. - Elle va bien, dit-il ; tes prières l’ont fortifiée et réjouie ; elle est assise dans son lit et voudrait te voir. - Nous rentrâmes dans la cabane, et tandis que le digne pasteur portait encore une consolation dans le cœur de la malade, les deux autres femmes préparaient notre déjeuner. La première faisait bouillir du poisson dans la marmite qui avait servi la veille à cuire des plantes marines ; la seconde pétrissait sur une planche des galettes de farine d’orge qu’elle rôtissait ensuite au moyen d’une pierre plate posée sur le feu. Un enfant nous apporta la marmite en plein air et mit une douzaine de galettes sur le gazon. Nous n’avions ni assiettes, ni fourchettes, nous pêchâmes avec la pointe d’un canif les queues de poisson qui flottaient dans l’eau, et puis nous allâmes boire au torrent, et la nouveauté de ce déjeuner nous fit oublier ce qu’il avait de peu confortable. Pendant ce temps, nos rameurs mangeaient une espèce de gruau composé d’huile et de foie de poisson. Quand ils eurent achevé ce triste repas, dont l’aspect seul me causait un profond dégoût, nous demandâmes à partir. Mais le bon Per Nilsson, qui devait encore être notre pilote, était retenu tantôt par sa mère, tantôt par sa femme ; puis il allait se promener sur la grève, tenant un enfant de chaque main, et, lorsque nous regardions du côté du bateau, il regardait sournoisement d’un autre côté. Enfin il s’arracha à son foyer et à ses affections ; il dit adieu à l’un, à l’autre, et rama bravement pendant huit heures pour nous reconduire sur le sol de Hvaloe.
=== no match ===
Hvaloe.
 
XAVIER MARMIER