« La Princesse de Clèves (édition originale)/Deuxième partie » : différence entre les versions

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— « Vous ſçavez l’amitié qu’il y a entre Sancerre & moy ; néanmoins il devint amoureux de madame de Tournon, il y a environ deux ans, & me le cacha avec beaucoup de ſoynſoin, auſſi bien qu’à tout le reſte du monde. J’étaisJ’eſtois bien éloigné de le ſoupçonner. Madame de Tournon paraiſſçoitparaiſſoit encore inconſolable de la mort de ſon mari, & vivoit dans une retraite auſtèreauſtere. La sœur de Sancerre étoiteſtoit quaſi la ſeule perſonne qu’elle vit, & c’étoitc’eſtoit chez elle qu’il en étoiteſtoit devenu amoureux.
 
— « Un ſoyr qu’il devoit y avoir une comédie au Louvre, & que l’on n’attendoit plus que le Roy & madame de Valentinois pour commencer, l’on vint dire qu’elle s’étoits’eſtoit trouvée mal, & que le Roy ne viendroit pas. On jugea aiſément que le mal de cette ducheſſe étoiteſtoit quelque démeſlé avec le roiRoy. Nous ſavions les jalouſies qu’il avoit eues du maréchal de Briſſac, pendant qu’il avoit été à la cour ; mais il étoiteſtoit retourné en Piémont depuis quelques jours, & nous ne pouvions imaginer le ſujet de cette brouillerie.
 
— « Comme j’en parlais avec Sancerre, monſieur d’Anville arriva dans la ſalle, & me dit tout bas que le Roy étoiteſtoit dans une affliction & dans une colère qui faiſoient pitié ; qu’en un raccommodement qui s’étoits’eſtoit fait entre luy & madame de Valentinois, il y avoit quelques jours, ſur des démeſlez qu’ils avoient eus pour le maréchal de Briſſac, le Roy luy avoit donné une bague, & l’avoit priée de la porter ; que pendant qu’elle s’habilloit pour venir à la comédie, il avoit remarqué qu’elle n’avoit point cette bague, & luy en avoit demandé la raiſon ; qu’elle avoit paru étonnée de ne la pas avoir ; qu’elle l’avoit demandée à ſes femmes, leſquelles par malheur, ou faute d’eſtre bien inſtruites, avoient répondu qu’il y avoit quatre ou cinq jours qu’elles ne l’avoient vue.
 
— « Ce temps eſt préciſément celuy du départ du maréchal de Briſſac, continua monſieur d’Anville ; le Roy n’a point douté qu’elle ne luy oit donné la bague en luy diſant adieu. Cette penſée a réveillé ſi vivement toute cette jalouſie, qui n’étoitn’eſtoit pas encore bien éteinte, qu’il s’eſt emporté contre ſon ordinaire, & luy a fait mille reproches. Il vient de rentrer chez luy, tres-affligé ; mais je ne ſais s’il l’eſt davantage de l’opinion que madame de Valentinois a ſacrifié ſa bague, que de la crainte de luy avoir déplu par ſa colère.
 
— « Sitoſt que monſieur d’Anville eut achevé de me conter cette nouvelle, je me rapprochai de Sancerre pour la luy apprendre ; je la luy dis comme un ſecret que l’on venoit de me confier, & dont je luy défendais d’en parler.
 
— « Le lendemain matin, j’allai d’aſſez bonne heure chez ma belle-sœur ; je trouvai madame de Tournon au chevet de ſon lit. Elle n’aimoit pas madame de Valentinois, & elle ſavoit bien que ma belle-sœur n’avoit pas ſujet de s’en louer. Sancerre avoit été chez elle au ſortir de la comédie. Il luy avoit appris la brouillerie du Roy avec cette ducheſſe, & madame de Tournon étoiteſtoit venue la conter à ma belle-sœur, ſans ſavoir ou ſans faire réflexion que c’étoitc’eſtoit moy qui l’avoit appriſe à ſon amant.
 
— « Sitoſt que je m’approchai de ma belle-sœur, elle dit à madame de Tournon que l’on pouvoit me confier ce qu’elle venoit de luy dire, & ſans attendre la permiſſion de madame de Tournon elle me conta mot pour mot tout ce que j’avais dit à Sancerre le ſoyr précédent. Vous pouvez juger comme j’en fus étonné. Je regardai madame de Tournon, elle me parut embarraſſée. Son embarras me donna du ſoupçon ; je n’avais dit la choſe qu’à Sancerre, il m’avoit quitté au ſortir de la comédie ſans m’en dire la raiſon ; je me ſouvins de luy avoir ouï extreſmement louer madame de Tournon. Toutes ces choſes m’ouvrirent les yeux, & je n’eus pas de peine à démeſler qu’il avoit une galanterie avec elle, & qu’il l’avoit vue depuis qu’il m’avoit quitté.
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— « Je fus ſi piqué de voir qu’il me cachoit cette aventure, que je dis pluſieurs choſes qui firent connaître à madame de Tournon l’imprudence qu’elle avoit faite ; je la remis à ſon carroſſe, & je l’aſſurai, en la quittant, que j’enviais le bonheur de celuy qui luy avoit appris la brouillerie du Roy & de madame de Valentinois.
 
— « Je m’en allai à l’heure meſme trouver Sancerre, je luy fis des reproches, & je luy dis que je ſavais ſa paſſion pour madame de Tournon, ſans luy dire comment je l’avais découverte. Il fut contraint de me l’avouer. Je luy contai enſuite ce qui me l’avoit appriſe, & il m’apprit auſſi le détail de leur aventure ; il me dit que, quoyqu’il fût cadet de ſa maiſon, & tres-éloigné de pouvoir prétendre un auſſi bon parti, que néanmoins elle étoiteſtoit réſolue de l’épouſer. L’on ne peut eſtre plus ſurpris que je le fus. Je dis à Sancerre de preſſer la concluſion de ſon mariage, & qu’il n’y avoit rien qu’il ne dût craindre d’une femme qui avoit l’artifice de ſoutenir aux yeux du public un perſonnage ſi éloigné de la vérité. Il me répondit qu’elle avoit été véritablement affligée, mais que l’inclination qu’elle avoit eue pour luy avoit ſurmonté cette affliction, & qu’elle n’avoit pu laiſſer paraître tout d’un coup un ſi grand changement. Il me dit encore pluſieurs autres raiſons pour l’excuſer, qui me firent voir à quel point il en étoiteſtoit amoureux ; il m’aſſura qu’il la feroit conſentir que je ſuſſe la paſſion qu’il avoit pour elle, puiſque auſſi bien c’étoitc’eſtoit elle-meſme qui me l’avoit appriſe. Il l’y obligea en effet, quoyque avec beaucoup de peine, & je fus enſuite tres-avant dans leur confidence.
 
— « Je n’ay jamais vu une femme avoir une conduite ſi honneſte & ſi agréable à l’égard de ſon amant ; néanmoins j’étaisj’eſtois toujours choqué de ſon affectation à paraître encore affligée. Sancerre étoiteſtoit ſi amoureux & ſi content de la manière dont elle en uſçoit pour luy, qu’il n’oſoit quaſi la preſſer de conclure leur mariage, de peur qu’elle ne crût qu’il le ſouhaitoit plutoſt par intéreſt que par une véritable paſſion. Il luy en parla toutefois, & elle luy parut réſolue à l’épouſer ; elle commença meſme à quitter cette retraite où elle vivait, & à ſe remettre dans le monde. Elle venoit chez ma belle-sœur à des heures où une partie de la cour s’y trouvait. Sancerre n’y venoit que rarement ; mais ceux qui y étoient tous les ſoyrs, & qui l’y voyoient ſouvent, la trouvoient tres-aimable.
 
— « Peu de temps après qu’elle eut commencé à quitter la ſolitude, Sancerre crut voir quelque refroidiſſement dans la paſſion qu’elle avoit pour luy. Il m’en parla pluſieurs fois, ſans que je fiſſe aucun fondement ſur ſes plaintes ; mais à la fin, comme il me dit qu’au lieu d’achever leur mariage, elle ſembloit l’éloigner, je commençai à croire qu’il n’avoit pas de tort d’avoir de l’inquiétude. Je luy répondis que quand la paſſion de madame de Tournon diminueroit après avoir duré deux ans, il ne faudroit pas s’en étonner ; que quand meſme ſans eſtre diminuée, elle ne ſeroit pas aſſez forte pour l’obliger à l’épouſer, qu’il ne devroit pas s’en plaindre ; que ce mariage, à l’égard du public, luy feroit un extreſme tort, non ſeulement parce qu’il n’étoitn’eſtoit pas un aſſez bon parti pour elle, mais par le préjudice qu’il apporteroit à ſa réputation ; qu’ainſi tout ce qu’il pouvoit ſouhaiter, étoiteſtoit qu’elle ne le trompat point & qu’elle ne luy donnat pas de fauſſes eſpérances. Je luy dis encore que ſi elle n’avoit pas la force de l’épouſer, ou qu’elle luy avouat qu’elle en aimoit quelque autre, il ne falloit point qu’il s’emportat, ni qu’il ſe plaignît ; mais qu’il devroit conſerver pour elle de l’eſtime & de la reconnaiſſance.
 
— « Je vous donne, luy dis-je, le conſeil que je prendrais pour moi-meſme ; car la ſincérité me touche d’une telle ſorte, que je crois que ſi ma maîtreſſe, & meſme ma femme, m’avouoit que quelqu’un luy plût, j’en ſerais affligé ſans en eſtre aigri. Je quitterais le perſonnage d’amant ou de mari, pour la conſeiller & pour la plaindre. »
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— « Sancerre parla à madame de Tournon, continua monſieur de Clèves, il luy dit tout ce que je luy avais conſeillé, mais elle le raſſura avec tant de ſoyn, & parut ſi offenſée de ſes ſoupçons, qu’elle les luy oſta entièrement. Elle remit néanmoins leur mariage après un voyage qu’il alloit faire, & qui devoit eſtre aſſez long ; mais elle ſe conduiſit ſi bien juſqu’à ſon départ, & en parut ſi affligée, que je crus, auſſi bien que luy, qu’elle l’aimoit véritablement. Il partit, il y a environ trois mois pendant ſon abſence, j’ay peu vu madame de Tournon ; vous m’avez entièrement occupé, & je ſavais ſeulement qu’il devoit bientoſt revenir.
 
— « Avant-hier, en arrivant à Paris, j’appris qu’elle étoiteſtoit morte ; j’envoyai ſavoir chez luy ſi on n’avoit point eu de ſes nouvelles. On me manda qu’il étoiteſtoit arrivé de la veille, qui étoiteſtoit préciſément le jour de la mort de madame de Tournon. J’allai le voir à l’heure meſme, me doutant bien de l’état où je le trouverais ; mais ſon affliction paſſçoit de beaucoup ce que je m’en étaiseſtois imaginé.
 
— « Je n’ay jamais vu une douleur ſi profonde & ſi tendre ; dès le moment qu’il me vit, il m’embraſſa, fondant en larmes : Je ne la verrai plus, me dit-il, je ne la verrai plus, elle eſt morte ! je n’en étaiseſtois pas digne, mais je la ſuivrai bientoſt.
 
— « Après cela il ſe tut ; & puis, de temps en temps rediſant toujours : Elle eſt morte, & je ne la verrai plus ! il revenoit aux cris & aux larmes, & demeuroit comme un homme qui n’avoit plus de raiſon. Il me dit qu’il n’avoit pas reçu ſouvent de ſes lettres pendant ſon abſence, mais qu’il ne s’en étoiteſtoit pas étonné, parce qu’il la connaiſſçoit & qu’il ſavoit la peine qu’elle avoit à haſarder de ſes lettres. Il ne doutoit point qu’il ne l’eût épouſée à ſon retour ; il la regardoit comme la plus aimable & la plus fidèle perſonne qui eût jamais été, il s’en croyoit tendrement aimé ; il la perdoit dans le moment qu’il penſçoit s’attacher à elle pour jamais. Toutes ces penſées le plongeoient dans une affliction violente, dont il étoiteſtoit entièrement accablé ; & j’avoue que je ne pouvais m’empeſcher d’en eſtre touché.
 
— « Je fus néanmoins contraint de le quitter pour aller chez le Roy ; je luy promis que je reviendrais bientoſt. Je revins en effet, & je ne fus jamais ſi ſurpris, que de le trouver tout différent de ce que je l’avais quitté. Il étoiteſtoit debout dans ſa chambre, avec un viſage furieux, marchant & s’arreſtant comme s’il eût été hors de luy-meſme. Venez, venez, me dit-il, venez voir l’homme du monde le plus déſeſpéré ; je ſuis plus malheureux mille fois que je n’étaisn’eſtois tantoſt, & ce que je viens d’apprendre de madame de Tournon eſt pire que ſa mort.
 
— « Je crus que la douleur le troubloit entièrement, & je ne pouvais m’imaginer qu’il y eût quelque choſe de pire que la mort d’une maîtreſſe que l’on aime, & dont on eſt aimé. Je luy dis que tant que ſon affliction avoit eu des bornes, je l’avais approuvée, & que j’y étaiseſtois entré ; mais que je ne le plaindrais plus s’il s’abandonnoit au déſeſpoir, & s’il perdoit la raiſon.
 
— Je ſerais trop heureux de l’avoir perdue, & la vie auſſi, s’écria-t-il : madame de Tournon m’étoitm’eſtoit infidèle, & j’apprends ſon infidélité & ſa trahiſon le lendemain que j’ay appris ſa mort, dans un temps où mon ame eſt remplie & pénétrée de la plus vive douleur & de la plus tendre amour que l’on oit jamais ſenties ; dans un temps où ſon idée eſt dans mon cœur comme la plus parfaite choſe qui oit jamais été, & la plus parfaite à mon égard ; je trouve que je ſuis trompé, & qu’elle ne mérite pas que je la pleure ; cependant j’ay la meſme affection de ſa mort que ſi elle m’étoitm’eſtoit fidèle, & je ſens ſon infidélité comme ſi elle n’étoitn’eſtoit point morte. Si j’avais appris ſon changement avant ſa mort, la jalouſie, la colère, la rage m’auroient rempli, & m’auroient endurci en quelque ſorte contre la douleur de ſa perte ; mais je ſuis dans un état où je ne puis ni m’en conſoler, ni la haïr.
 
— « Vous pouvez juger ſi je fus ſurpris de ce que me diſçoit Sancerre ; je luy demandai comment il avoit ſu ce qu’il venoit de me dire. Il me conta qu’un moment après que j’étaisj’eſtois ſorti de ſa chambre, Eſtouteville, qui eſt ſon ami intime, mais qui ne ſavoit pourtant rien de ſon amour pour madame de Tournon, l’étoitl’eſtoit venu voir ; que d’abord qu’il avoit été aſſis, il avoit commencé à pleurer & qu’il luy avoit dit qu’il luy demandoit pardon de luy avoir caché ce qu’il luy alloit apprendre ; qu’il le prioit d’avoir pitié de luy ; qu’il venoit luy ouvrir ſon cœur, & qu’il voyoit l’homme du monde le plus affligé de la mort de madame de Tournon.
 
— « Ce nom, me dit Sancerre, m’a tellement ſurpris, que, quoyque mon premier mouvement oit été de luy dire que j’en étaiseſtois plus affligé que luy, je n’ay pas eu néanmoins la force de parler. Il a continué, & m’a dit qu’il étoiteſtoit amoureux d’elle depuis ſix mois ; qu’il avoit toujours voulu me le dire, mais qu’elle le luy avoit défendu expreſſément, & avec tant d’autorité, qu’il n’avoit oſé luy déſobéir ; qu’il luy avoit plu quaſi dans le meſme temps qu’il l’avoit aimée ; qu’ils avoient caché leur paſſion à tout le monde ; qu’il n’avoit jamais été chez elle publiquement ; qu’il avoit eu le plaiſir de la conſoler de la mort de ſon mari ; & qu’enfin il l’alloit épouſer dans le temps qu’elle étoiteſtoit morte ; mais que ce mariage, qui étoiteſtoit un effet de paſſion, auroit paru un effet de devoir & d’obéiſſance ; qu’elle avoit gagné ſon père pour ſe faire commander de l’épouſer, afin qu’il n’y eût pas un trop grand changement dans ſa conduite, qui avoit été ſi éloignée de ſe remarier.
 
— « Tant qu’Eſtouteville m’a parlé, me dit Sancerre, j’ay ajouté foi a ſes paroles, parce que j’y ay trouvé de la vraiſemblance, & que le temps où il m’a dit qu’il avoit commencé à aimer madame de Tournon eſt préciſément celuy où elle m’a paru changée ; mais un moment après, je l’ay cru un menteur, ou du moins un viſionnaire. J’ay été preſt à le luy dire ; j’ay paſſé enſuite à vouloir m’éclaircir, je l’ay queſtionné, je luy ay fait paraître des doutes ; enfin j’ay tant fait pour m’aſſurer de mon malheur, qu’il m’a demandé ſi je connaiſſais l’écriture de madame de Tournon. Il a mis ſur mon lit quatre de ſes lettres & ſon portroit ; mon frère eſt entré dans ce moment. Eſtouteville avoit le viſage ſi plein de larmes, qu’il a été contraint de ſortir pour ne ſe pas laiſſer voir ; il m’a dit qu’il reviendroit ce ſoyr requérir ce qu’il me laiſſçoit ; & moy je chaſſai mon frère, ſur le prétexte de me trouver mal, par l’impatience de voir ces lettres que l’on m’avoit laiſſées, & eſpérant d’y trouver quelque choſe qui ne me perſuaderoit pas tout ce qu’Eſtouteville venoit de me dire. Mais hélas ! que n’y ai-je point trouvé ? Quelle tendreſſe ! quels ſerments ! quelles aſſurances de l’épouſer ! quelles lettres ! Jamais elle ne m’en a écrit de ſemblables. Ainſi, ajouta-t-il, j’éprouve à la fois la douleur de la mort & celle de l’infidélité ; ce ſont deux maux que l’on a ſouvent comparez, mais qui n’ont jamais été ſentis en meſme temps par la meſme perſonne. J’avoue, à ma honte, que je ſens encore plus ſa perte que ſon changement, je ne puis la trouver aſſez coupable pour conſentir à ſa mort. Si elle vivait, j’aurais le plaiſir de luy faire des reproches, & de me venger d’elle en luy faiſant connaître ſon injuſtice. Mais je ne la verrai plus, reprenait-il, je ne la verrai plus ; ce mal eſt le plus grand de tous les maux. Je ſouhaiterais de luy rendre la vie aux dépens de la mienne. Quel ſouhoit ! ſi elle revenoit elle vivroit pour Eſtouteville. Que j’étaisj’eſtois heureux hier ! s’écriait-il, que j’étaisj’eſtois heureux ! j’étaisj’eſtois l’homme du monde le plus affligé ; mais mon affliction étoiteſtoit raiſonnable, & je trouvais quelque douceur à penſer que je ne devais jamais me conſoler. Aujourd’hui, tous mes ſentiments ſont injuſtes. Je paye à une paſſion feinte qu’elle a eue pour moy le meſme tribut de douleur que je croyais devoir à une paſſion véritable. Je ne puis ni haïr, ni aimer ſa mémoire ; je ne puis me conſoler ni m’affliger. Du moins, me dit-il, en ſe retournant tout d’un coup vers moy, faites, je vous en conjure, que je ne voie jamais Eſtouteville ; ſon nom ſeul me fait horreur. Je ſais bien que je n’ay nul ſujet de m’en plaindre ; c’eſt ma faute de luy avoir caché que j’aimais madame de Tournon ; s’il l’eût ſu il ne s’y ſeroit peut-eſtre pas attaché, elle ne m’auroit pas été infidèle ; il eſt venu me chercher pour me confier ſa douleur ; il me fait pitié. Et ! c’eſt avec raiſon, s’écriait-il ; il aimoit madame de Tournon, il en étoiteſtoit aimé, & il ne la verra jamais ; je ſens bien néanmoins que je ne ſaurais m’empeſcher de le haïr. Et encore une fois, je vous conjure de faire en ſorte que je ne le voie point.
 
— « Sancerre ſe remit enſuite à pleurer, à regretter madame de Tournon, à luy parler, & à luy dire les choſes du monde les plus tendres ; il repaſſa enſuite à la haine, aux plaintes, aux reproches & aux imprécations contre elle. Comme je le vis dans un état ſi violent, je connus bien qu’il me falloit quelque ſecours pour m’aider à calmer ſon eſprit. J’envoyai quérir ſon frère, que je venais de quitter chez le Roy ; j’allai luy parler dans l’antichambre avant qu’il entrat, & je luy contai l’état où étoiteſtoit Sancerre. Nous donnames des ordres pour empeſcher qu’il ne vît Eſtouteville, & nous employames une partie de la nuit à tacher de le rendre capable de raiſon. Ce matin je l’ay encore trouvé plus affligé ; ſon frère eſt demeuré auprès de luy, & je ſuis revenu auprès de vous. »
 
— L’on ne peut eſtre plus ſurpriſe que je le ſuis, dit alors madame de Clèves, & je croyais madame de Tournon incapable d’amour & de tromperie.
 
— L’adreſſe & la diſſimulation, reprit monſieur de Clèves, ne peuvent aller plus loin qu’elle les a portées. Remarquez que quand Sancerre crut qu’elle étoiteſtoit changée pour luy, elle l’étoitl’eſtoit véritablement, & qu’elle commençoit à aimer Eſtouteville. Elle diſçoit à ce dernier qu’il la conſoloit de la mort de ſon mari, & que c’étoitc’eſtoit luy qui étoiteſtoit cauſe qu’elle quittoit cette grande retraite, & il paraiſſçoit à Sancerre que c’étoitc’eſtoit parce que nous avions réſolu qu’elle ne témoigneroit plus d’eſtre ſi affligée. Elle faiſçoit valoir à Eſtouteville de cacher leur intelligence, & de paraître obligée à l’épouſer par le commandement de ſon père, comme un effet du ſoyn qu’elle avoit de ſa réputation ; & c’étoitc’eſtoit pour abandonner Sancerre, ſans qu’il eût ſujet de s’en plaindre. Il faut que je m’en retourne, continua monſieur de Clèves, pour voir ce malheureux, & je crois qu’il faut que vous reveniez auſſi à Paris. Il eſt temps que vous voyiez le monde, & que vous receviez ce nombre infini de viſites, dont auſſi bien vous ne ſauriez vous diſpenſer.
 
Madame de Clèves conſentit à ſon retour, & elle revint le lendemain. Elle ſe trouva plus tranquille ſur monſieur de Nemours qu’elle n’avoit été ; tout ce que luy avoit dit madame de Chartres en mourant, & la douleur de ſa mort, avoient fait une ſuſpenſion à ſes ſentiments, qui luy faiſçoit croire qu’ils étoient entièrement effacez.
 
Dès le meſme ſoyr qu’elle fut arrivée, madame la dauphine la vint voir, & après luy avoir témoigné la part qu’elle avoit priſe à ſon affliction, elle luy dit que, pour la détourner de ces triſtes penſées, elle vouloit l’inſtruire de tout ce qui s’étoits’eſtoit paſſé à la cour en ſon abſence ; elle luy conta enſuite pluſieurs choſes particulières.
 
— Mais ce que j’ay le plus d’envie de vous apprendre, ajouta-t-elle, c’eſt qu’il eſt certain que monſieur de Nemours eſt paſſionnément amoureux, & que ſes amis les plus intimes, non ſeulement ne ſont point dans ſa confidence, mais qu’ils ne peuvent deviner qui eſt la perſonne qu’il aime. Cependant cet amour eſt aſſez fort pour luy faire négliger ou abandonner, pour mieux dire, les eſpérances d’une couronne.
 
Madame la dauphine conta enſuite tout ce qui s’étoits’eſtoit paſſé ſur l’Angleterre.
 
— J’ay appris ce que je viens de vous dire, continua-t-elle, de monſieur d’Anville ; & il m’a dit ce matin que le Roy envoya quérir, hier au ſoyr, monſieur de Nemours, ſur des lettres de Lignerolles, qui demande à revenir, & qui écrit au Roy qu’il ne peut plus ſoutenir auprès de la Reine d’Angleterre les retardements de monſieur de Nemours ; qu’elle commence à s’en offenſer, & qu’encore qu’elle n’eût point donné de parole poſitive, elle en avoit aſſez dit pour faire haſarder un voyage. Le Roy lut cette lettre à monſieur de Nemours, qui, au lieu de parler ſérieuſement, comme il avoit fait dans les commencements, ne fit que rire, que badiner, & ſe moquer des eſpérances de Lignerolles. Il dit que toute l’Europe condamneroit ſon imprudence, s’il haſardoit d’aller en Angleterre comme un prétendu mari de la Reine, ſans eſtre aſſuré du ſuccès. « Il me ſemble auſſi, ajouta-t-il, que je prendrais mal mon temps, de faire ce voyage préſentement que le Roy d’Eſpagne fait de ſi grandes inſtances pour épouſer cette reine. Ce ne ſeroit peut-eſtre pas un rival bien redoutable dans une galanterie ; mais je penſe que dans un mariage Votre Majeſté ne me conſeilleroit pas de luy diſputer quelque choſe. Je vous le conſeillerais en cette occaſion, reprit le Roy ; mais vous n’aurez rien à luy diſputer ; je ſais qu’il a d’autres penſées ; & quand il n’en auroit pas, la Reine Marie s’eſt trop mal trouvée du joug de l’Eſpagne, pour croire que ſa sœur le veuille reprendre, & qu’elle ſe laiſſe éblouir à l’éclat de tant de couronnes jointes enſemble. — Si elle ne s’en laiſſe pas éblouir, repartit monſieur de Nemours, il y a apparence qu’elle voudra ſe rendre heureuſe par l’amour. Elle a aimé le milord Courtenay, il y a déjà quelques années ; il étoiteſtoit auſſi aimé de la Reine Marie, qui l’auroit épouſé du conſentement de toute l’Angleterre, ſans qu’elle connût que la jeuneſſe & la beauté de ſa sœur Éliſabeth le touchoient davantage que l’eſpérance de régner. Votre Majeſté ſçoit que les violentes jalouſies qu’elle en eut la portèrent à les mettre l’un & l’autre en priſon, à exiler enſuite le milord Courtenay, & la déterminèrent enfin à épouſer le Roy d’Eſpagne. Je crois qu’Éliſabeth, qui eſt préſentement ſur le troſne, rappellera bientoſt ce milord & qu’elle choiſira un homme qu’elle a aimé, qui eſt fort aimable, qui a tant ſouffert pour elle, plutoſt qu’un autre qu’elle n’a jamais vu.
 
— Je ſerais de votre avis, repartit le roi, ſi Courtenay vivoit encore ; mais j’ay ſu, depuis quelques jours, qu’il eſt mort à Padoue, où il étoiteſtoit relégué. Je vois bien, ajouta-t-il, en quittant monſieur de Nemours, qu’il faudroit faire votre mariage comme on feroit celuy de monſieur le dauphin, & envoyer épouſer la Reine d’Angleterre par des ambaſſadeurs.
 
— « Monſieur d’Anville & monſieur le vidame, qui étoient chez le Roy avec monſieur de Nemours, ſont perſuadez que c’eſt cette meſme paſſion dont il eſt occupé, qui le détourne d’un ſi grand deſſein. Le vidame, qui le voit de plus près que perſonne, a dit à madame de Martigues que ce prince eſt tellement changé qu’il ne le reconnaît plus ; & ce qui l’étonne davantage, c’eſt qu’il ne luy voit aucun commerce, ni aucunes heures particulières où il ſe dérobe, en ſorte qu’il croit qu’il n’a point d’intelligence avec la perſonne qu’il aime ; & c’eſt ce qui fait méconnaître monſieur de Nemours de luy voir aimer une femme qui ne répond point à ſon amour. »
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— Je ſerais aiſément de l’avis de monſieur d’Anville, répondit-elle ; & il y a beaucoup d’apparence, Madame, qu’il ne faut pas moins qu’une princeſſe telle que vous, pour faire mépriſer la Reine d’Angleterre.
 
— Je vous l’avouerais ſi je le ſavais, repartit madame la dauphine, & je le ſaurais s’il étoiteſtoit véritable. Ces ſortes de paſſions n’échappent point à la vue de celles qui les cauſent ; elles s’en aperçoivent les premières. Monſieur de Nemours ne m’a jamais témoigné que de légères complaiſances ; mais il y a néanmoins une ſi grande différence de la manière dont il a vécu avec moy, à celle dont il y vit préſentement, que je puis vous répondre que je ne ſuis pas la cauſe de l’indifférence qu’il a pour la couronne d’Angleterre.
 
— « Je m’oublie avec vous, ajouta madame la dauphine, & je ne me ſouviens pas qu’il faut que j’aille voir Madame. Vous ſçavez que la paix eſt quaſi conclue ; mais vous ne ſçavez pas que le Roy d’Eſpagne n’a voulu paſſer aucun article qu’à condition d’épouſer cette princeſſe, au lieu du prince don Carlos, ſon fils. Le Roy a eu beaucoup de peine à s’y réſoudre ; enfin il y a conſenti, & il eſt allé tantoſt annoncer cette nouvelle à Madame. Je crois qu’elle ſera inconſolable ; ce n’eſt pas une choſe qui puiſſe plaire d’épouſer un homme de l’age & de l’humeur du Roy d’Eſpagne, ſurtout à elle qui a toute la joie que donne la première jeuneſſe jointe à la beauté, & qui s’attendoit d’épouſer un jeune prince pour qui elle a de l’inclination ſans l’avoir vu. Je ne ſais ſi le Roy en elle trouvera toute l’obéiſſance qu’il déſire ; il m’a chargée de la voir parce qu’il ſçoit qu’elle m’aime, & qu’il croit que j’aurai quelque pouvoir ſur ſon eſprit. Je ferai enſuite une autre viſite bien différente ; j’irai me réjouir avec Madame, sœur du roiRoy. Tout eſt arreſté pour ſon mariage avec monſieur de Savoie ; & il ſera icy dans peu de temps. Jamais perſonne de l’age de cette princeſſe n’a eu une joie ſi entière de ſe marier. La cour va eſtre plus belle & plus groſſe qu’on ne l’a jamais vue, et, malgré votre affliction, il faut que vous veniez nous aider à faire voir aux étrangers que nous n’avons pas de médiocres beautez. »
 
Après ces paroles, madame la dauphine quitta madame de Clèves, et, le lendemain, le mariage de Madame fut ſu de tout le monde. Les jours ſuivants, le Roy & les reines allèrent voir madame de Clèves. Monſieur de Nemours, qui avoit attendu ſon retour avec une extreſme impatience, & qui ſouhaitoit ardemment de luy pouvoir parler ſans témoins, attendit pour aller chez elle l’heure que tout le monde en ſortirait, & qu’apparemment il ne reviendroit plus perſonne. Il réuſſit dans ſon deſſein, & il arriva comme les dernières viſites en ſortoient.
 
Cette princeſſe étoiteſtoit ſur ſon lit ; il faiſçoit chaud, & la vue de monſieur de Nemours acheva de luy donner une rougeur qui ne diminuoit pas ſa beauté. Il s’aſſit vis-à-vis d’elle, avec cette crainte & cette timidité que donnent les véritables paſſions. Il demeura quelque temps ſans pouvoir parler. Madame de Clèves n’étoitn’eſtoit pas moins interdite, de ſorte qu’ils gardèrent aſſez longtemps le ſilence. Enfin monſieur de Nemours prit la parole, & luy fit des compliments ſur ſon affliction ; madame de Clèves, étant bien aiſe de continuer la converſation ſur ce ſujet, parla aſſez longtemps de la perte qu’elle avoit faite ; & enfin, elle dit que, quand le temps auroit diminué la violence de ſa douleur, il luy en demeureroit toujours une ſi forte impreſſion, que ſon humeur en ſeroit changée.
 
— Les grandes afflictions & les paſſions violentes, repartit monſieur de Nemours, font de grands changements dans l’eſprit ; & pour moy, je ne me reconnais pas depuis que je ſuis revenu de Flandre. Beaucoup de gens ont remarqué ce changement, & meſme madame la dauphine m’en parloit encore hier.
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— Je ne ſuis pas faché, Madame, répliqua monſieur de Nemours, qu’elle s’en ſoyt aperçue ; mais je voudrais qu’elle ne fût pas ſeule à s’en apercevoir. Il y a des perſonnes à qui on n’oſe donner d’autres marques de la paſſion qu’on a pour elles, que par les choſes qui ne les regardent point ; et, n’oſant leur faire paraître qu’on les aime, on voudroit du moins qu’elles viſſent que l’on ne veut eſtre aimé de perſonne. L’on voudroit qu’elles ſuſſent qu’il n’y a point de beauté, dans quelque rang qu’elle pût eſtre, que l’on ne regardat avec indifférence, & qu’il n’y a point de couronne que l’on voulût acheter au prix de ne les voir jamais. Les femmes jugent d’ordinaire de la paſſion qu’on a pour elles, continua-t-il, par le ſoyn qu’on prend de leur plaire & de les chercher ; mais ce n’eſt pas une choſe difficyle pour peu qu’elles ſoyent aimables ; ce qui eſt difficyle, c’eſt de ne s’abandonner pas au plaiſir de les ſuivre ; c’eſt de les éviter, par la peur de laiſſer paraître au public, & quaſi à elles-meſmes, les ſentiments que l’on a pour elles. Et ce qui marque encore mieux un véritable attachement, c’eſt de devenir entièrement oppoſé à ce que l’on était, & de n’avoir plus d’ambition, ni de plaiſir, après avoir été toute ſa vie occupé de l’un & de l’autre.
 
Madame de Clèves entendoit aiſément la part qu’elle avoit à ces paroles. Il luy ſembloit qu’elle devoit y répondre, & ne les pas ſouffrir. Il luy ſembloit auſſi qu’elle ne devoit pas les entendre, ni témoigner qu’elle les prît pour elle. Elle croyoit devoir parler, & croyoit ne devoir rien dire. Le diſcours de monſieur de Nemours luy plaiſçoit & l’offenſçoit quaſi également ; elle y voyoit la confirmation de tout ce que luy avoit fait penſer madame la dauphine ; elle y trouvoit quelque choſe de galant & de reſpectueux, mais auſſi quelque choſe de hardi & de trop intelligible. L’inclination qu’elle avoit pour ce prince luy donnoit un trouble dont elle n’étoitn’eſtoit pas maîtreſſe. Les paroles les plus obſcures d’un homme qui plaît donnent plus d’agitation que les déclarations ouvertes d’un homme qui ne plaît pas. Elle demeuroit donc ſans répondre, & monſieur de Nemours ſe fût aperçu de ſon ſilence, dont il n’auroit peut-eſtre pas tiré de mauvais préſages, ſi l’arrivée de monſieur de Clèves n’eût fini la converſation & ſa viſite.
 
Ce prince venoit conter à ſa femme des nouvelles de Sancerre ; mais elle n’avoit pas une grande curioſité pour la ſuite de cette aventure. Elle étoiteſtoit ſi occupée de ce qui ſe venoit de paſſer, qu’à peine pouvait-elle cacher la diſtraction de ſon eſprit. Quand elle fut en liberté de reſver, elle connut bien qu’elle s’étoits’eſtoit trompée, lorſqu’elle avoit cru n’avoir plus que de l’indifférence pour monſieur de Nemours. Ce qu’il luy avoit dit avoit fait toute l’impreſſion qu’il pouvoit ſouhaiter, & l’avoit entièrement perſuadée de ſa paſſion. Les actions de ce prince s’accordoient trop bien avec ſes paroles, pour laiſſer quelque doute à cette princeſſe. Elle ne ſe flatta plus de l’eſpérance de ne le pas aimer ; elle ſongea ſeulement à ne luy en donner jamais aucune marque. C’étoitC’eſtoit une entrepriſe difficyle, dont elle connaiſſçoit déjà les peines ; elle ſavoit que le ſeul moyen d’y réuſſir étoiteſtoit d’éviter la préſence de ce prince ; & comme ſon deuil luy donnoit lieu d’eſtre plus retirée que de coutume, elle ſe ſervit de ce prétexte pour n’aller plus dans les lieux où il la pouvoit voir. Elle étoiteſtoit dans une triſteſſe profonde ; la mort de ſa mère en paraiſſçoit la cauſe, & l’on n’en cherchoit point d’autre.
 
Monſieur de Nemours étoiteſtoit déſeſpéré de ne la voir preſque plus ; & ſachant qu’il ne la trouveroit dans aucune aſſemblée & dans aucun des divertiſſements ou étoiteſtoit toute la cour, il ne pouvoit ſe réſoudre d’y paraître ; il feignit une paſſion grande pour la chaſſe, & il en faiſçoit des parties les meſmes jours qu’il y avoit des aſſemblées chez les reines. Une légère maladie luy ſervit longtemps de prétexte pour demeurer chez luy, & pour éviter d’aller dans tous les lieux où il ſavoit bien que madame de Clèves ne ſeroit pas.
 
Monſieur de Clèves fut malade à peu près dans le meſme temps. Madame de Clèves ne ſortit point de ſa chambre pendant ſon mal ; mais quand il ſe porta mieux, qu’il vit du monde, & entre autres monſieur de Nemours qui, ſur le prétexte d’eſtre encore faible, y paſſçoit la plus grande partie du jour, elle trouva qu’elle n’y pouvoit plus demeurer ; elle n’eut pas néanmoins la force d’en ſortir les premières fois qu’il y vint. Il y avoit trop longtemps qu’elle ne l’avoit vu, pour ſe réſoudre à ne le voir pas. Ce prince trouva le moyen de luy faire entendre par des diſcours qui ne ſembloient que généraux, mais qu’elle entendoit néanmoins parce qu’ils avoient du rapport à ce qu’il luy avoit dit chez elle, qu’il alloit à la chaſſe pour reſver, & qu’il n’alloit point aux aſſemblées parce qu’elle n’y étoiteſtoit pas.
 
Elle exécuta enfin la réſolution qu’elle avoit priſe de ſortir de chez ſon mari, lorſqu’il y ſeroit ; ce fut toutefois en ſe faiſant une extreſme violence. Ce prince vit bien qu’elle le fuyait, & en fut ſenſiblement touché
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Monſieur de Clèves ne prit pas garde d’abord à la conduite de ſa femme : mais enfin il s’aperçut qu’elle ne vouloit pas eſtre dans ſa chambre lorſqu’il y avoit du monde. Il luy en parla, & elle luy répondit qu’elle ne croyoit pas que la bienſéance voulût qu’elle fût tous les ſoyrs avec ce qu’il y avoit de plus jeune à la cour ; qu’elle le ſupplioit de trouver bon qu’elle fît une vie plus retirée qu’elle n’avoit accoutumé ; que la vertu & la préſence de ſa mère autoriſoient beaucoup de choſes, qu’une femme de ſon age ne pouvoit ſoutenir.
 
Monſieur de Clèves, qui avoit naturellement beaucoup de douceur & de complaiſance pour ſa femme, n’en eut pas en cette occaſion, & il luy dit qu’il ne vouloit pas abſolument qu’elle changeat de conduite. Elle fut preſte de luy dire que le bruit étoiteſtoit dans le monde, que monſieur de Nemours étoiteſtoit amoureux d’elle ; mais elle n’eut pas la force de le nommer. Elle ſentit auſſi de la honte de ſe vouloir ſervir d’une fauſſe raiſon, & de déguiſer la vérité à un homme qui avoit ſi bonne opinion d’elle.
 
Quelques jours après, le Roy étoiteſtoit chez la Reine à l’heure du cercle ; l’on parla des horoſcopes & des prédictions. Les opinions étoient partagées ſur la croyance que l’on y devoit donner. La Reine y ajoutoit beaucoup de foi ; elle ſoutint qu’après tant de choſes qui avoient été prédites, & que l’on avoit vu arriver, on ne pouvoit douter qu’il n’y eût quelque certitude dans cette ſcience. D’autres ſoutenoient que, parmi ce nombre infini de prédictions, le peu qui ſe trouvoient véritables faiſçoit bien voir que ce n’étoitn’eſtoit qu’un effet du haſard.
 
— J’ay eu autrefois beaucoup de curioſité pour l’avenir, dit le Roy ; mais on m’a dit tant de choſes fauſſes & ſi peu vraiſemblables, que je ſuis demeuré convaincu que l’on ne peut rien ſavoir de véritable. Il y a quelques années qu’il vint icy un homme d’une grande réputation dans l’aſtrologie. Tout le monde l’alla voir ; j’y allai comme les autres, mais ſans luy dire qui j’étais, & je menai monſieur de Guiſe, & d’Eſcars ; je les fis paſſer les premiers. L’aſtrologue néanmoins s’adreſſa d’abord à moy, comme s’il m’eût jugé le maître des autres. Peut-eſtre qu’il me connaiſſçoit ; cependant il me dit une choſe qui ne me convenoit pas, s’il m’eût connu. Il me prédit que je ſerais tué en duel. Il dit enſuite à monſieur de Guiſe qu’il ſeroit tué par derrière & à d’Eſcars qu’il auroit la teſte caſſée d’un coup de pied de cheval. Monſieur de Guiſe s’offenſa quaſi de cette prédiction, comme ſi on l’eût accuſé de devoir fuir. D’Eſcars ne fut guère ſatiſfait de trouver qu’il devoit finir par un accident ſi malheureux. Enfin nous ſortîmes tous tres-malcontents de l’aſtrologue. Je ne ſais ce qui arrivera à monſieur de Guiſe & à d’Eſcars ; mais il n’y a guère d’apparence que je ſoys tué en duel. Nous venons de faire la paix, le Roy d’Eſpagne & moy ; & quand nous ne l’aurions pas faite, je doute que nous nous battions, & que je le fiſſe appeler comme le Roy mon père fit appeler Charles-Quint.
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Après le malheur que le Roy conta qu’on luy avoit prédit, ceux qui avoient ſoutenu l’aſtrologie en abandonnèrent le parti, & tombèrent d’accord qu’il n’y falloit donner aucune croyance.
 
— Pour moy, dit tout haut monſieur de Nemours, je ſuis l’homme du monde qui dois le moins y en avoir ; & ſe tournant vers madame de Clèves, auprès de qui il étoiteſtoit : On m’a prédit, luy dit-il tout bas, que je ſerais heureux par les bontez de la perſonne du monde pour qui j’aurais la plus violente & la plus reſpectueuſe paſſion. Vous pouvez juger, Madame, ſi je dois croire aux prédictions.
 
Madame la dauphine qui crut par ce que monſieur de Nemours avoit dit tout haut, que ce qu’il diſçoit tout bas étoiteſtoit quelque fauſſe prédiction qu’on luy avoit faite, demanda à ce prince ce qu’il diſçoit à madame de Clèves. S’il eût eu moins de préſence d’eſprit, il eût été ſurpris de cette demande. Mais prenant la parole ſans héſiter : — Je luy diſais, Madame, répondit-il, que l’on m’a prédit que je ſerais élevé à une ſi haute fortune, que je n’oſerais meſme y prétendre.
 
— Si l’on ne vous a fait que cette prédiction, repartit madame la dauphine en ſouriant, & penſant à l’affaire d’Angleterre, je ne vous conſeille pas de décrier l’aſtrologie, & vous pourriez trouver des raiſons pour la ſoutenir.
 
Madame de Clèves comprit bien ce que vouloit dire madame la dauphine ; mais elle entendoit bien auſſi que la fortune dont monſieur de Nemours vouloit parler n’étoitn’eſtoit pas d’eſtre Roy d’Angleterre.
 
Comme il y avoit déjà aſſez longtemps de la mort de ſa mère, il falloit qu’elle commençat à paraître dans le monde, & à faire ſa cour comme elle avoit accoutumé. Elle voyoit monſieur de Nemours chez madame la dauphine, elle le voyoit chez monſieur de Clèves, où il venoit ſouvent avec d’autres perſonnes de qualité de ſon age, afin de ne ſe pas faire remarquer ; mais elle ne le voyoit plus qu’avec un trouble dont il s’apercevoit aiſément.
 
Quelque application qu’elle eût à éviter ſes regards, & à luy parler moins qu’à un autre, il luy échappoit de certaines choſes qui partoient d’un premier mouvement, qui faiſoient juger à ce prince qu’il ne luy étoiteſtoit pas indifférent. Un homme moins pénétrant que luy ne s’en fût peut-eſtre pas aperçu ; mais il avoit déjà été aimé tant de fois, qu’il étoiteſtoit difficyle qu’il ne connût pas quand on l’aimait. Il voyoit bien que le chevalier de Guiſe étoiteſtoit ſon rival, & ce prince connaiſſçoit que monſieur de Nemours étoiteſtoit le ſien. Il étoiteſtoit le ſeul homme de la cour qui eût démeſlé cette vérité ; ſon intéreſt l’avoit rendu plus clairvoyant que les autres ; la connaiſſance qu’ils avoient de leurs ſentiments leur donnoit une aigreur qui paraiſſçoit en toutes choſes, ſans éclater néanmoins par aucun démeſlé ; mais ils étoient oppoſez en tout. Ils étoient toujours de différent parti dans les courſes de bague, dans les combats, à la barrière & dans tous les divertiſſements où le Roy s’occupoit ; & leur émulation étoiteſtoit ſi grande, qu’elle ne ſe pouvoit cacher.
 
L’affaire d’Angleterre revenoit ſouvent dans l’eſprit de madame de Clèves : il luy ſembloit que monſieur de Nemours ne réſiſteroit point aux conſeils du Roy & aux inſtances de Lignerolles. Elle voyoit avec peine que ce dernier n’étoitn’eſtoit point encore de retour, & elle l’attendoit avec impatience. Si elle eût ſuivi ſes mouvemens, elle ſe ſeroit informée avec ſoyn de l’état de cette affaire, mais le meſme ſentiment qui luy donnoit de la curioſité l’obligeoit à la cacher, & elle s’enquéroit ſeulement de la beauté, de l’eſprit & de l’humeur de la Reine Éliſabeth. On apporta un de ſes portraits chez le roi, qu’elle trouva plus beau qu’elle n’avoit envie de le trouver ; & elle ne put s’empeſcher de dire qu’il étoiteſtoit flatté.
 
— Je ne le crois pas, reprit madame la dauphine, qui étoiteſtoit préſente ; cette princeſſe a la réputation d’eſtre belle, & d’avoir un eſprit fort au-deſſus du commun, & je ſais bien qu’on me l’a propoſée toute ma vie pour exemple. Elle doit eſtre aimable, ſi elle reſſemble à Anne de Boulen, ſa mère. Jamais femme n’a eu tant de charmes & tant d’agrément dans ſa perſonne & dans ſon humeur. J’ay ouï dire que ſon viſage avoit quelque choſe de vif & de ſingulier, & qu’elle n’avoit aucune reſſemblance avec les autres beautez anglaiſes.
 
— Il me ſemble auſſi, reprit madame de Clèves, que l’on dit qu’elle étoiteſtoit née en France.
 
— Ceux qui l’ont cru ſe ſont trompez, répondit madame la dauphine, & je vais vous conter ſon hiſtoire en peu de mots.
 
— « Elle étoiteſtoit d’une bonne maiſon d’Angleterre. Henri VIII avoit été amoureux de ſa sœur & de ſa mère, & l’on a meſme ſoupçonné qu’elle étoiteſtoit ſa fille. Elle vint icy avec la sœur de Henri VII, qui épouſa le Roy Louis XII. Cette princeſſe, qui étoiteſtoit jeune & galante, eut beaucoup de peine à quitter la cour de France après la mort de ſon mari ; mais Anne de Boulen, qui avoit les meſmes inclinations que ſa maîtreſſe, ne ſe put réſoudre à en partir. Le feu Roy en étoiteſtoit amoureux, & elle demeura fille d’honneur de la Reine Claude. Cette Reine mourut, & madame Marguerite sœur du roi, ducheſſe d’Alençon, & depuis Reine de Navarre, dont vous avez vu les contes, la prit auprès d’elle, & elle prit auprès de cette princeſſe les teintures de la religion nouvelle. Elle retourna enſuite en Angleterre & y charma tout le monde ; elle avoit les manières de France qui plaiſent à toutes les nations ; elle chantoit bien, elle danſçoit admirablement ; on la mit fille de la Reine Catherine d’Aragon, & le Roy Henri VIII en devint éperdument amoureux.
 
— « Le cardinal de Wolſey, ſon favori & ſon premier miniſtre, avoit prétendu au pontificat ; & mal ſatiſfait de l’Empereur, qui ne l’avoit pas ſoutenu dans cette prétention, il réſolut de s’en venger, & d’unir le roi, ſon maître, à la France. Il mit dans l’eſprit de Henri VIII que ſon mariage avec la tante de l’Empereur étoiteſtoit nul, & luy propoſa d’épouſer la ducheſſe d’Alençon, dont le mari venoit de mourir. Anne de Boulen, qui avoit de l’ambition, regarda ce divorce comme un chemin qui la pouvoit conduire au troſne. Elle commença à donner au Roy d’Angleterre des impreſſions de la religion de Luther, & engagea le feu Roy à favoriſer à Rome le divorce de Henri, ſur l’eſpérance du mariage de madame d’Alençon. Le cardinal de Wolſey ſe fit députer en France ſur d’autres prétextes, pour traiter cette affaire ; mais ſon maître ne put ſe réſoudre à ſouffrir qu’on en fît ſeulement la propoſition & il luy envoya un ordre à Calais, de ne point parler de ce mariage.
 
— « Au retour de France, le cardinal de Wolſey fut reçu avec des honneurs pareils à ceux que l’on rendoit au Roy meſme ; jamais favori n’a porté l’orgueil & la vanité à un ſi haut point. Il ménagea une entrevue entre les deux rois, qui ſe fit à Boulogne. François premier donna la main à Henri VIII, qui ne la vouloit point recevoir. Ils ſe traitèrent tour à tour avec une magnificence extraordinaire, & ſe donnèrent des habits pareils à ceux qu’ils avoient fait faire pour eux-meſmes. Je me ſouviens d’avoir ouï dire que ceux que le feu Roy envoya au Roy d’Angleterre étoient de ſatin cramoiſi, chamarré en triangle, avec des perles & des diamants, & la robe de velours blanc brodé d’or. Après avoir été quelques jours à Boulogne, ils allèrent encore à Calais. Anne de Boulen étoiteſtoit logée chez Henri VIII avec le train d’une Reine, & François premier luy fit les meſmes préſents & luy rendit les meſmes honneurs que ſi elle l’eût été. Enfin, après une paſſion de neuf années, Henry l’épouſa ſans attendre la diſſolution de ſon premier mariage, qu’il demandoit à Rome depuis longtemps. Le pape prononça les fulminations contre luy avec précipitation & Henri en fut tellement irrité, qu’il ſe déclara chef de la religion, & entraîna toute l’Angleterre dans le malheureux changement où vous la voyez.
 
— « Anne de Boulen ne jouit pas longtemps de ſa grandeur ; car lorſqu’elle la croyoit plus aſſurée par la mort de Catherine d’Aragon, un jour qu’elle aſſiſtoit avec toute la cour à des courſes de bague que faiſçoit le vicomte de Rochefort, ſon frère, le Roy en fut frappé d’une telle jalouſie, qu’il quitta bruſquement le ſpectacle, s’en vint à Londres, & laiſſa ordre d’arreſter la Reine, le vicomte de Rochefort & pluſieurs autres, qu’il croyoit amants ou confidents de cette princeſſe. Quoique cette jalouſie parût née dans ce moment, il y avoit déjà quelque temps qu’elle luy avoit été inſpirée par la vicomteſſe de Rochefort, qui, ne pouvant ſouffrir la liaiſon étroite de ſon mari avec la Reine, la fit regarder au Roy comme une amitié criminelle ; en ſorte que ce prince, qui d’ailleurs étoiteſtoit amoureux de Jeanne Seymour, ne ſongea qu’à ſe défaire d’Anne de Boulen. En moins de trois ſemaines, il fit faire le procès à cette Reine & à ſon frère, leur fit couper la teſte, & épouſa Jeanne Seymour. Il eut enſuite pluſieurs femmes, qu’il répudia, ou qu’il fit mourir, & entre autres Catherine Howard, dont la comteſſe de Rochefort étoiteſtoit confidente, & qui eut la teſte coupée avec elle. Elle fut ainſi punie des crimes qu’elle avoit ſuppoſez à Anne de Boulen, & Henri VIII mourut étant devenu d’une groſſeur prodigieuſe. »
 
Toutes les dames, qui étoient préſentes au récit de madame la dauphine, la remercièrent de les avoir ſi bien inſtruites de la cour d’Angleterre, & entre autres madame de Clèves, qui ne put s’empeſcher de luy faire encore pluſieurs queſtions ſur la Reine Éliſabeth.
 
La Reine dauphine faiſçoit faire des portraits en petit de toutes les belles perſonnes de la cour, pour les envoyer à la Reine ſa mère. Le jour qu’on achevoit celuy de madame de Clèves, madame la dauphine vint paſſer l’après-dînée chez elle. Monſieur de Nemours ne manqua pas de s’y trouver ; il ne laiſſçoit échapper aucune occaſion de voir madame de Clèves, ſans laiſſer paraître néanmoins qu’il les cherchat. Elle étoiteſtoit ſi belle, ce jour-là, qu’il en ſeroit devenu amoureux quand il ne l’auroit pas été. Il n’oſoit pourtant avoir les yeux attachez ſur elle pendant qu’on la peignait, & il craignoit de laiſſer trop voir le plaiſir qu’il avoit à la regarder.
 
Madame la dauphine demanda à monſieur de Clèves un petit portroit qu’il avoit de ſa femme, pour le voir auprès de celuy que l’on achevoit ; tout le monde dit ſon ſentiment de l’un & de l’autre, & madame de Clèves ordonna au peintre de raccommoder quelque choſe à la coiffure de celuy que l’on venoit d’apporter. Le peintre, pour luy obéir, oſta le portroit de la boîte où il était, et, après y avoir travaillé, il le remit ſur la table.
 
Il y avoit longtemps que monſieur de Nemours ſouhaitoit d’avoir le portroit de madame de Clèves. Lorſqu’il vit celuy qui étoiteſtoit à monſieur de Clèves, il ne put réſiſter à l’envie de le dérober à un mari qu’il croyoit tendrement aimé ; & il penſa que, parmi tant de perſonnes qui étoient dans ce meſme lieu, il ne ſeroit pas ſoupçonné plutoſt qu’un autre.
 
Madame la dauphine étoiteſtoit aſſiſe ſur le lit, & parloit bas à madame de Clèves, qui étoiteſtoit debout devant elle. Madame de Clèves aperçut, par un des rideaux qui n’étoitn’eſtoit qu’à demi fermé, monſieur de Nemours, le dos contre la table, qui étoiteſtoit au pied du lit, & elle vit que, ſans tourner la teſte, il prenoit adroitement quelque choſe ſur cette table. Elle n’eut pas de peine à deviner que c’étoitc’eſtoit ſon portrait, & elle en fut ſi troublée, que madame la dauphine remarqua qu’elle ne l’écoutoit pas, & luy demanda tout haut ce qu’elle regardait. Monſieur de Nemours ſe tourna à ces paroles ; il rencontra les yeux de madame de Clèves, qui étoient encore attachez ſur luy, & il penſa qu’il n’étoitn’eſtoit pas impoſſible qu’elle eût vu ce qu’il venoit de faire.
 
Madame de Clèves n’étoitn’eſtoit pas peu embarraſſée. La raiſon vouloit qu’elle demandat ſon portroit ; mais en le demandant publiquement, c’étoitc’eſtoit apprendre à tout le monde les ſentiments que ce prince avoit pour elle, & en le luy demandant en particulier, c’étoitc’eſtoit quaſi l’engager à luy parler de ſa paſſion. Enfin elle jugea qu’il valoit mieux le luy laiſſer, & elle fut bien aiſe de luy accorder une faveur qu’elle luy pouvoit faire, ſans qu’il sût meſme qu’elle la luy faiſçait. Monſieur de Nemours, qui remarquoit ſon embarras, & qui en devinoit quaſi la cauſe s’approcha d’elle, & luy dit tout bas : — Si vous avez vu ce que j’ay oſé faire, ayez la bonté, Madame, de me laiſſer croire que vous l’ignorez, je n’oſe vous en demander davantage.
 
Et il ſe retira après ces paroles, & n’attendit point ſa réponſe.
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Madame la dauphine ſortit pour s’aller promener, ſuivie de toutes les dames, & monſieur de Nemours alla ſe renfermer chez luy, ne pouvant ſoutenir en public la joie d’avoir un portroit de madame de Clèves. Il ſentoit tout ce que la paſſion peut faire ſentir de plus agréable ; il aimoit la plus aimable perſonne de la cour, il s’en faiſçoit aimer malgré elle, & il voyoit dans toutes ſes actions cette ſorte de trouble & d’embarras que cauſe l’amour dans l’innocence de la première jeuneſſe.
 
Le ſoyr, on chercha ce portroit avec beaucoup de ſoyn ; comme on trouvoit la boîte où il devoit eſtre, l’on ne ſoupçonna point qu’il eût été dérobé, & l’on crut qu’il étoiteſtoit tombé par haſard. Monſieur de Clèves étoiteſtoit affligé de cette perte, et, après qu’on eut encore cherché inutilement, il dit à ſa femme, mais d’une manière qui faiſçoit voir qu’il ne le penſçoit pas, qu’elle avoit ſans doute quelque amant caché, à qui elle avoit donné ce portrait, ou qui l’avoit dérobé, & qu’un autre qu’un amant ne ſe ſeroit pas contenté de la peinture ſans la boîte.
 
Ces paroles, quoyque dites en riant, firent une vive impreſſion dans l’eſprit de madame de Clèves. Elles luy donnèrent des remords ; elle fit réflexion à la violence de l’inclination qui l’entraînoit vers monſieur de Nemours ; elle trouva qu’elle n’étoitn’eſtoit plus maîtreſſe de ſes paroles & de ſon viſage ; elle penſa que Lignerolles étoiteſtoit revenu ; qu’elle ne craignoit plus l’affaire d’Angleterre ; qu’elle n’avoit plus de ſoupçons ſur madame la dauphine ; qu’enfin il n’y avoit plus rien qui la pût défendre, & qu’il n’y avoit de sûreté pour elle qu’en s’éloignant. Mais comme elle n’étoitn’eſtoit pas maîtreſſe de s’éloigner, elle ſe trouvoit dans une grande extrémité & preſte à tomber dans ce qui luy paraiſſçoit le plus grand des malheurs, qui étoiteſtoit de laiſſer voir à monſieur de Nemours l’inclination qu’elle avoit pour luy. Elle ſe ſouvenoit de tout ce que madame de Chartres luy avoit dit en mourant, & des conſeils qu’elle luy avoit donnez de prendre toutes ſortes de partis, quelque difficyles qu’ils puſſent eſtre, plutoſt que de s’embarquer dans une galanterie. Ce que monſieur de Clèves luy avoit dit ſur la ſincérité, en parlant de madame de Tournon, luy revint dans l’eſprit ; il luy ſembla qu’elle luy devoit avouer l’inclination qu’elle avoit pour monſieur de Nemours. Cette penſée l’occupa longtemps ; enſuite elle fut étonnée de l’avoir eue, elle y trouva de la folie, & retomba dans l’embarras de ne ſavoir quel parti prendre.
 
La paix étoiteſtoit ſignée ; madame Éliſabeth, après beaucoup de répugnance, s’étoits’eſtoit réſolue à obéir au Roy ſon père. Le duc d’Albe avoit été nommé pour venir l’épouſer au nom du Roy catholique, & il devoit bientoſt arriver. L’on attendoit le duc de Savoie, qui venoit épouſer Madame, sœur du roi, & dont les noces ſe devoient faire en meſme temps. Le Roy ne ſongeoit qu’à rendre ces noces célèbres par des divertiſſements où il pût faire paraître l’adreſſe & la magnificence de ſa cour. On propoſa tout ce qui ſe pouvoit faire de plus grand pour des ballets & des comédies, mais le Roy trouva ces divertiſſements trop particuliers, & il en voulut d’un plus grand éclat. Il réſolut de faire un tournoi, où les étrangers ſeroient reçus, & dont le peuple pourroit eſtre ſpectateur. Tous les princes & les jeunes ſeigneurs entrèrent avec joie dans le deſſein du roi, & ſurtout le duc de Ferrare, monſieur de Guiſe, & monſieur de Nemours, qui ſurpaſſoient tous les autres dans ces ſortes d’exercices. Le Roy les choiſit pour eſtre avec luy les quatre tenants du tournoi.
 
L’on fit publier par tout le royaume, qu’en la ville de Paris le pas étoiteſtoit ouvert au quinzième juin, par Sa Majeſté Très Chrétienne, & par les princes Alphonſe d’Eſte, duc de Ferrare, François de Lorraine, duc de Guiſe, & Jacques de Savoie, duc de Nemours pour eſtre tenu contre tous venants : à commencer le premier combat à cheval en lice, en double pièce, quatre coups de lance & un pour les dames ; le deuxième combat, à coups d’épée, un à un, ou deux à deux, à la volonté des maîtres du camp ; le troiſième combat à pied, trois coups de pique & ſix coups d’épée ; que les tenants fourniroient de lances, d’épées & de piques, au choix des aſſaillants ; & que, ſi en courant on donnoit au cheval, on ſeroit mis hors des rangs ; qu’il y auroit quatre maîtres de camp pour donner les ordres, & que ceux des aſſaillants qui auroient le plus rompu & le mieux fait, auroient un prix dont la valeur ſeroit à la diſcrétion des juges ; que tous les aſſaillants, tant français qu’étrangers, ſeroient tenus de venir toucher à l’un des écus qui ſeroient pendus au perron au bout de la lice, ou à pluſieurs, ſelon leur choix ; que là ils trouveroient un officyer d’armes, qui les recevroit pour les enroſler ſelon leur rang & ſelon les écus qu’ils auroient touchez ; que les aſſaillants ſeroient tenus de faire apporter par un gentilhomme leur écu, avec leurs armes, pour le pendre au perron trois jours avant le commencement du tournoi ; qu’autrement, ils n’y ſeroient point reçus ſans le congé des tenants.
 
On fit faire une grande lice proche de la Baſtille, qui venoit du chateau des Tournelles, qui traverſçoit la rue Saint-Antoine, & qui alloit ſe rendre aux écuries royales. Il y avoit des deux coſtez des échafauds & des amphithéatres, avec des loges couvertes, qui formoient des eſpèces de galeries qui faiſoient un tres-bel effet à la vue, & qui pouvoient contenir un nombre infini de perſonnes. Tous les princes & ſeigneurs ne furent plus occupez que du ſoyn d’ordonner ce qui leur étoiteſtoit néceſſaire pour paraître avec éclat, & pour meſler dans leurs chiffres, ou dans leurs deviſes, quelque choſe de galant qui eût rapport aux perſonnes qu’ils aimoient.
 
Peu de jours avant l’arrivée du duc d’Albe, le Roy fit une partie de paume avec monſieur de Nemours, le chevalier de Guiſe, & le vidame de Chartres. Les reines les allèrent voir jouer, ſuivies de toutes les dames, & entre autres de madame de Clèves. Après que la partie fut finie, comme l’on ſortoit du jeu de paume, Chatelart s’approcha de la Reine dauphine, & luy dit que le haſard luy venoit de mettre entre les mains une lettre de galanterie qui étoiteſtoit tombée de la poche de monſieur de Nemours. Cette Reine, qui avoit toujours de la curioſité pour ce qui regardoit ce prince, dit à Chatelart de la luy donner, elle la prit, & ſuivit la Reine ſa belle-mère, qui s’en alloit avec le Roy voir travailler à la lice. Après que l’on y eût été quelque temps, le Roy fit amener des chevaux qu’il avoit fait venir depuis peu. Quoiqu’ils ne fuſſent pas encore dreſſez, il les voulut monter, & en fit donner à tous ceux qui l’avoient ſuivi. Le Roy & monſieur de Nemours ſe trouvèrent ſur les plus fougueux ; ces chevaux ſe voulurent jeter l’un à l’autre. Monſieur de Nemours, par la crainte de bleſſer le roi, recula bruſquement, & porta ſon cheval contre un pilier du manège, avec tant de violence, que la ſecouſſe le fit chanceler. On courut à luy, & on le crut conſidérablement bleſſé. Madame de Clèves le crut encore plus bleſſé que les autres. L’intéreſt qu’elle y prenoit luy donna une appréhenſion & un trouble qu’elle ne ſongea pas à cacher ; elle s’approcha de luy avec les reines, & avec un viſage ſi changé, qu’un homme moins intéreſſé que le chevalier de Guiſe s’en fût aperçu : auſſi le remarqua-t-il aiſément, & il eut bien plus d’attention à l’état où étoiteſtoit madame de Clèves qu’à celuy où étoiteſtoit monſieur de Nemours. Le coup que ce prince s’étoits’eſtoit donné luy cauſa un ſi grand éblouiſſement, qu’il demeura quelque temps la teſte penchée ſur ceux qui le ſoutenoient. Quand il la releva, il vit d’abord madame de Clèves ; il connut ſur ſon viſage la pitié qu’elle avoit de luy, & il la regarda d’une ſorte qui pût luy faire juger combien il en étoiteſtoit touché. Il fit enſuite des remerciements aux reines de la bonté qu’elles luy témoignoient, & des excuſes de l’état où il avoit été devant elles. Le Roy luy ordonna de s’aller repoſer.
 
Madame de Clèves, après s’eſtre remiſe de la frayeur qu’elle avoit eue, fit bientoſt réflexion aux marques qu’elle en avoit données. Le chevalier de Guiſe ne la laiſſa pas longtemps dans l’eſpérance que perſonne ne s’en ſeroit aperçu ; il luy donna la main pour la conduire hors de la lice.
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— Je ſuis plus à plaindre que monſieur de Nemours. Madame, luy dit-il ; pardonnez-moi ſi je ſors de ce profond reſpect que j’ay toujours eu pour vous, & ſi je vous fais paraître la vive douleur que je ſens de ce que je viens de voir : c’eſt la première fois que j’ay été aſſez hardi pour vous parler, & ce ſera auſſi la dernière. La mort, ou du moins un éloignement éternel, m’oſteront d’un lieu où je ne puis plus vivre, puiſque je viens de perdre la triſte conſolation de croire que tous ceux qui oſent vous regarder ſont auſſi malheureux que moi.
 
Madame de Clèves ne répondit que quelques paroles mal arrangées, comme ſi elle n’eût pas entendu ce que ſignifioient celles du chevalier de Guiſe. Dans un autre temps elle auroit été offenſée qu’il luy eût parlé des ſentiments qu’il avoit pour elle ; mais dans ce moment elle ne ſentit que l’affliction de voir qu’il s’étoits’eſtoit aperçu de ceux qu’elle avoit pour monſieur de Nemours. Le chevalier de Guiſe en fut ſi convaincu & ſi pénétré de douleur que, dès ce jour, il prit la réſolution de ne penſer jamais à eſtre aimé de madame de Clèves. Mais pour quitter cette entrepriſe qui luy avoit paru ſi difficyle & ſi glorieuſe, il en falloit quelque autre dont la grandeur pût l’occuper. Il ſe mit dans l’eſprit de prendre Rhodes, dont il avoit déjà eu quelque penſée ; & quand la mort l’oſta du monde dans la fleur de ſa jeuneſſe, & dans le temps qu’il avoit acquis la réputation d’un des plus grands princes de ſon ſiècle, le ſeul regret qu’il témoigna de quitter la vie fut de n’avoir pu exécuter une ſi belle réſolution, dont il croyoit le ſuccès infaillible par tous les ſoyns qu’il en avoit pris.
 
Madame de Clèves, en ſortant de la lice, alla chez la Reine, l’eſprit bien occupé de ce qui s’étoits’eſtoit paſſé. Monſieur de Nemours y vint peu de temps après, habillé magnifiquement & comme un homme qui ne ſe ſentoit pas de l’accident qui luy étoiteſtoit arrivé. Il paraiſſçoit meſme plus gai que de coutume ; & la joie de ce qu’il croyoit avoir vu luy donnoit un air qui augmentoit encore ſon agrément. Tout le monde fut ſurpris lorſqu’il entra, & il n’y eut perſonne qui ne luy demandat de ſes nouvelles, excepté madame de Clèves, qui demeura auprès de la cheminée ſans faire ſemblant de le voir. Le Roy ſortit d’un cabinet où il étoiteſtoit et, le voyant parmi les autres, il l’appela pour luy parler de ſon aventure. Monſieur de Nemours paſſa auprès de madame de Clèves & luy dit tout bas : — J’ay reçu aujourd’hui des marques de votre pitié, Madame ; mais ce n’eſt pas de celles dont je ſuis le plus digne.
 
Madame de Clèves s’étoits’eſtoit bien doutée que ce prince s’étoits’eſtoit aperçu de la ſenſibilité qu’elle avoit eue pour luy, & ſes paroles luy firent voir qu’elle ne s’étoits’eſtoit pas trompée. Ce luy étoiteſtoit une grande douleur, de voir qu’elle n’étoitn’eſtoit plus maîtreſſe de cacher ſes ſentiments, & de les avoir laiſſé paraître au chevalier de Guiſe. Elle en avoit auſſi beaucoup que monſieur de Nemours les connût ; mais cette dernière douleur n’étoitn’eſtoit pas ſi entière, & elle étoiteſtoit meſlée de quelque ſorte de douceur.
 
La Reine dauphine, qui avoit une extreſme impatience de ſavoir ce qu’il y avoit dans la lettre que Chatelart luy avoit donnée, s’approcha de madame de Clèves : — Allez lire cette lettre, luy dit-elle ; elle s’adreſſe à monſieur de Nemours, et, ſelon les apparences, elle eſt de cette maîtreſſe pour qui il a quitté toutes les autres. Si vous ne la pouvez lire préſentement, gardez-la ; venez ce ſoyr à mon coucher pour me la rendre, & pour me dire ſi vous en connaiſſez l’écriture.
 
Madame la dauphine quitta madame de Clèves après ces paroles, & la laiſſa ſi étonnée & dans un ſi grand ſaiſiſſement, qu’elle fut quelque temps ſans pouvoir ſortir de ſa place. L’impatience & le trouble où elle étoiteſtoit ne luy permirent pas de demeurer chez la Reine ; elle s’en alla chez elle ; quoyqu’il ne fût pas l’heure où elle avoit accoutumé de ſe retirer. Elle tenoit cette lettre avec une main tremblante ; ſes penſées étoient ſi confuſes, qu’elle n’en avoit aucune diſtincte, & elle ſe trouvoit dans une ſorte de douleur inſupportable, qu’elle ne connaiſſçoit point, & qu’elle n’avoit jamais ſentie. Sitoſt qu’elle fut dans ſon cabinet, elle ouvrit cette lettre, & la trouva telle : LETTRE : — « Je vous ay trop aimé pour vous laiſſer croire que le changement qui vous paraît en moy ſoyt un effet de ma légèreté ; je veux vous apprendre que votre infidélité en eſt la cauſe. Vous eſtes bien ſurpris que je vous parle de votre infidélité ; vous me l’aviez cachée avec tant d’adreſſe, & j’ay pris tant de ſoyn de vous cacher que je la ſavais, que vous avez raiſon d’eſtre étonné qu’elle me ſoyt connue. Je ſuis ſurpriſe moi-meſme, que j’aie pu ne vous en rien faire paraître. Jamais douleur n’a été pareille à la mienne. Je croyais que vous aviez pour moy une paſſion violente ; je ne vous cachais plus celle que j’avais pour vous, & dans le temps que je vous la laiſſais voir tout entière, j’appris que vous me trompiez, que vous en aimiez une autre, & que, ſelon toutes les apparences, vous me ſacrifiez à cette nouvelle maîtreſſe. Je le ſus le jour de la courſe de bague ; c’eſt ce qui fit que je n’y allais point. Je feignis d’eſtre malade pour cacher le déſordre de mon eſprit ; mais je le devins en effet, & mon corps ne put ſupporter une ſi violente agitation. Quand je commençai à me porter mieux, je feignis encore d’eſtre fort mal, afin d’avoir un prétexte de ne vous point voir & de ne vous point écrire. Je voulus avoir du temps pour réſoudre de quelle ſorte j’en devais uſer avec vous ; je pris & je quittai vingt fois les meſmes réſolutions ; mais enfin je vous trouvai indigne de voir ma douleur, & je réſolus de ne vous la point faire paraître. Je voulus bleſſer votre orgueil, en vous faiſant voir que ma paſſion s’affaibliſſçoit d’elle-meſme. Je crus diminuer par là le prix du ſacrifice que vous en faiſiez ; je ne voulus pas que vous euſſiez le plaiſir de montrer combien je vous aimais pour en paraître plus aimable. Je réſolus de vous écrire des lettres tièdes & languiſſantes, pour jeter dans l’eſprit de celle à qui vous les donniez, que l’on ceſſçoit de vous aimer. Je ne voulus pas qu’elle eut le plaiſir d’apprendre que je ſavais qu’elle triomphoit de moy, ni augmenter ſon triomphe par mon déſeſpoir & par mes reproches. Je penſais que je ne vous punirais pas aſſez en rompant avec vous, & que je ne vous donnerais qu’une légère douleur ſi je ceſſais de vous aimer lors que vous ne m’aimiez plus. Je trouvai qu’il falloit que vous m’aimaſſiez pour ſentir le mal de n’eſtre point aimé, que j’éprouvais ſi cruellement. Je crus que ſi quelque choſe pouvoit rallumer les ſentiments que vous aviez eus pour moy, c’étoitc’eſtoit de vous faire voir que les miens étoient changez ; mais de vous le faire voir en feignant de vous le cacher, & comme ſi je n’euſſe pas eu la force de vous l’avouer. Je m’arreſtai à cette réſolution ; mais qu’elle me fut difficyle à prendre, & qu’en vous revoyant elle me parut impoſſible à exécuter ! Je fus preſte cent fois à éclater par mes reproches & par mes pleurs ; l’état où j’étaisj’eſtois encore par ma ſanté me ſervit à vous déguiſer mon trouble & mon affliction. Je fus ſoutenue enſuite par le plaiſir de diſſimuler avec vous, comme vous diſſimuliez avec moy ; néanmoins, je me faiſais une ſi grande violence pour vous dire & pour vous écrire que je vous aimais, que vous vîtes plus toſt que je n’avais eu deſſein de vous laiſſer voir, que mes ſentiments étoient changez. Vous en fûtes bleſſé ; vous vous en plaignîtes. Je tachais de vous raſſurer ; mais c’étoitc’eſtoit d’une manière ſi forcée, que vous en étiez encore mieux perſuadé que je ne vous aimais plus. Enfin, je fis tout ce que j’avais eu intention de faire. La bizarrerie de votre cœur vous fit revenir vers moy, à meſure que vous voyiez que je m’éloignais de vous. J’ay joui de tout le plaiſir que peut donner la vengeance ; il m’a paru que vous m’aimiez mieux que vous n’aviez jamais fait, & je vous ay fait voir que je ne vous aimais plus. J’ay eu lieu de croire que vous aviez entièrement abandonné celle pour qui vous m’aviez quittée. J’ay eu auſſi des raiſons pour eſtre perſuadée que vous ne luy aviez jamais parlé de moy ; mais votre retour & votre diſcrétion n’ont pu réparer votre légèreté. Votre cœur a été partagé entre moy & une autre, vous m’avez trompée ; cela ſuffit pour m’oſter le plaiſir d’eſtre aimée de vous, comme je croyais mériter de l’eſtre, & pour me laiſſer dans cette réſolution que j’ay priſe de ne vous voir jamais, & dont vous eſtes ſi ſurpris.
 
Madame de Clèves lut cette lettre & la relut pluſieurs fois, ſans ſavoir néanmoins ce qu’elle avoit lu. Elle voyoit ſeulement que monſieur de Nemours ne l’aimoit pas comme elle l’avoit penſé, & qu’il en aimoit d’autres qu’il trompoit comme elle. Quelle vue & quelle connaiſſance pour une perſonne de ſon humeur, qui avoit une paſſion violente, qui venoit d’en donner des marques à un homme qu’elle en jugeoit indigne, & à un autre qu’elle maltraitoit pour l’amour de luy ! Jamais affliction n’a été ſi piquante & ſi vive : il luy ſembloit que ce qui faiſçoit l’aigreur de cette affliction étoiteſtoit ce qui s’étoits’eſtoit paſſé dans cette journée, & que, ſi monſieur de Nemours n’eût point eu lieu de croire qu’elle l’aimait, elle ne ſe fût pas ſouciée qu’il en eût aimé une autre. Mais elle ſe trompoit elle-meſme ; & ce mal qu’elle trouvoit ſi inſupportable étoiteſtoit la jalouſie avec toutes les horreurs dont elle peut eſtre accompagnée. Elle voyoit par cette lettre que monſieur de Nemours avoit une galanterie depuis longtemps. Elle trouvoit que celle qui avoit écrit la lettre avoit de l’eſprit & du mérite ; elle luy paraiſſçoit digne d’eſtre aimée ; elle luy trouvoit plus de courage qu’elle ne s’en trouvoit à elle-meſme, & elle envioit la force qu’elle avoit eue de cacher ſes ſentiments à monſieur de Nemours. Elle voyait, par la fin de la lettre, que cette perſonne ſe croyoit aimée ; elle penſçoit que la diſcrétion que ce prince luy avoit fait paraître, & dont elle avoit été ſi touchée, n’étoitn’eſtoit peut-eſtre que l’effet de la paſſion qu’il avoit pour cette autre perſonne, à qui il craignoit de déplaire. Enfin elle penſçoit tout ce qui pouvoit augmenter ſon affliction & ſon déſeſpoir. Quels retours ne fit-elle point ſur elle-meſme ! quelles réflexions ſur les conſeils que ſa mère luy avoit donnez ! Combien ſe repentit-elle de ne s’eſtre pas opiniatrée à ſe ſéparer du commerce du monde, malgré monſieur de Clèves, ou de n’avoir pas ſuivi la penſée qu’elle avoit eue de luy avouer l’inclination qu’elle avoit pour monſieur de Nemours ! Elle trouvoit qu’elle auroit mieux fait de la découvrir à un mari dont elle connaiſſçoit la bonté, & qui auroit eu intéreſt à la cacher, que de la laiſſer voir à un homme qui en étoiteſtoit indigne, qui la trompait, qui la ſacrifioit peut-eſtre, & qui ne penſçoit à eſtre aimé d’elle que par un ſentiment d’orgueil & de vanité. Enfin, elle trouva que tous les maux qui luy pouvoient arriver, & toutes les extrémitez où elle ſe pouvoit porter, étoient moindres que d’avoir laiſſé voir à monſieur de Nemours qu’elle l’aimait, & de connaître qu’il en aimoit une autre. Tout ce qui la conſoloit étoiteſtoit de penſer au moins, qu’après cette connaiſſance, elle n’avoit plus rien à craindre d’elle-meſme, & qu’elle ſeroit entièrement guérie de l’inclination qu’elle avoit pour ce prince.
 
Elle ne penſa guère à l’ordre que madame la dauphine luy avoit donné de ſe trouver à ſon coucher ; elle ſe mit au lit & feignit de ſe trouver mal, en ſorte que quand monſieur de Clèves revint de chez le roi, on luy dit qu’elle étoiteſtoit endormie ; mais elle étoiteſtoit bien éloignée de la tranquillité qui conduit au ſommeil. Elle paſſa la nuit ſans faire autre choſe que s’affliger & relire la lettre qu’elle avoit entre les mains.
 
Madame de Clèves n’étoitn’eſtoit pas la ſeule perſonne dont cette lettre troubloit le repos. Le vidame de Chartres, qui l’avoit perdue, & non pas monſieur de Nemours, en étoiteſtoit dans une extreſme inquiétude ; il avoit paſſé tout le ſoyr chez monſieur de Guiſe, qui avoit donné un grand ſouper au duc de Ferrare, ſon beau-frère, & à toute la jeuneſſe de la cour. Le haſard fit qu’en ſoupant on parla de jolies lettres. Le vidame de Chartres dit qu’il en avoit une ſur luy, plus jolie que toutes celles qui avoient jamais été écrites. On le preſſa de la montrer : il s’en défendit. Monſieur de Nemours luy ſoutint qu’il n’en avoit point, & qu’il ne parloit que par vanité. Le vidame luy répondit qu’il pouſſçoit ſa diſcrétion à bout, que néanmoins il ne montreroit pas la lettre ; mais qu’il en liroit quelques endroits, qui feroient juger que peu d’hommes en recevoient de pareilles. En meſme temps, il voulut prendre cette lettre, & ne la trouva point ; il la chercha inutilement, on luy en fit la guerre ; mais il parut ſi inquiet, que l’on ceſſa de luy en parler. Il ſe retira plus toſt que les autres, & s’en alla chez luy avec impatience, pour voir s’il n’y avoit point laiſſé la lettre qui luy manquait. Comme il la cherchoit encore, un premier valet de chambre de la Reine le vint trouver, pour luy dire que la vicomteſſe d’Uzès avoit cru néceſſaire de l’avertir en diligence, que l’on avoit dit chez la Reine qu’il étoiteſtoit tombé une lettre de galanterie de ſa poche pendant qu’il étoiteſtoit au jeu de paume ; que l’on avoit raconté une grande partie de ce qui étoiteſtoit dans la lettre ; que la Reine avoit témoigné beaucoup de curioſité de la voir ; qu’elle l’avoit envoyé demander à un de ſes gentilſhommes ſervants, mais qu’il avoit répondu qu’il l’avoit laiſſée entre les mains de Chatelart.
 
Le premier valet de chambre dit encore beaucoup d’autres choſes au vidame de Chartres, qui achevèrent de luy donner un grand trouble. Il ſortit à l’heure meſme pour aller chez un gentilhomme qui étoiteſtoit ami intime de Chatelart ; il le fit lever, quoyque l’heure fût extraordinaire, pour aller demander cette lettre, ſans dire qui étoiteſtoit celuy qui la demandait, & qui l’avoit perdue. Chatelart, qui avoit l’eſprit prévenu qu’elle étoiteſtoit à monſieur de Nemours, & que ce prince étoiteſtoit amoureux de madame la dauphine, ne douta point que ce ne fût luy qui la faiſçoit redemander. Il répondit avec une maligne joie, qu’il avoit remis la lettre entre les mains de la Reine dauphine. Le gentilhomme vint faire cette réponſe au vidame de Chartres. Elle augmenta l’inquiétude qu’il avoit déjà, & y en joignit encore de nouvelles ; après avoir été longtemps irréſolu ſur ce qu’il devoit faire, il trouva qu’il n’y avoit que monſieur de Nemours qui pût luy aider à ſortir de l’embarras où il était.
 
Il s’en alla chez luy, & entra dans ſa chambre que le jour ne commençoit qu’à paraître. Ce prince dormoit d’un ſommeil tranquille ; ce qu’il avoit vu, le jour précédent, de madame de Clèves, ne luy avoit donné que des idées agréables. Il fut bien ſurpris de ſe voir éveillé par le vidame de Chartres ; & il luy demanda ſi c’étoitc’eſtoit pour ſe venger de ce qu’il luy avoit dit pendant le ſouper, qu’il venoit troubler ſon repos. Le vidame luy fit bien juger par ſon viſage, qu’il n’y avoit rien que de ſérieux au ſujet qui l’amenait.
 
— Je viens vous confier la plus importante affaire de ma vie, luy dit-il. Je ſais bien que vous ne m’en devez pas eſtre obligé, puiſque c’eſt dans un temps où j’ay beſoin de votre ſecours ; mais je ſais bien auſſi que j’aurais perdu de votre eſtime, ſi je vous avais appris tout ce que je vais vous dire, ſans que la néceſſité m’y eût contraint. J’ay laiſſé tomber cette lettre dont je parlais hier au ſoyr ; il m’eſt d’une conſéquence extreſme, que perſonne ne ſache qu’elle s’adreſſe à moi. Elle a été vue de beaucoup de gens qui étoient dans le jeu de paume où elle tomba hier ; vous y étiez auſſi & je vous demande en grace, de vouloir bien dire que c’eſt vous qui l’avez perdue.
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— Ils ne le ſont pas auſſi, repartit le vidame de Chartres ; & plût à Dieu qu’ils le fuſſent : je ne me trouverais pas dans l’embarras où je me trouve ; mais il faut vous raconter tout ce qui s’eſt paſſé, pour vous faire voir tout ce que j’ay à craindre.
 
— « Depuis que je ſuis à la cour, la Reine m’a toujours traité avec beaucoup de diſtinction & d’agrément, & j’avais eu lieu de croire qu’elle avoit de la bonté pour moy ; néanmoins, il n’y avoit rien de particulier, & je n’avais jamais ſongé à avoir d’autres ſentiments pour elle que ceux du reſpect. J’étaisJ’eſtois meſme fort amoureux de madame de Thémines ; il eſt aiſé de juger en la voyant, qu’on peut avoir beaucoup d’amour pour elle quand on en eſt aimé ; & je l’étais. Il y a près de deux ans que, comme la cour étoiteſtoit à Fontainebleau, je me trouvai deux ou trois fois en converſation avec la Reine, à des heures où il y avoit tres-peu de monde. Il me parut que mon eſprit luy plaiſçait, & qu’elle entroit dans tout ce que je diſais. Un jour entre autres, on ſe mit à parler de la confiance. Je dis qu’il n’y avoit perſonne en qui j’en euſſe une entière ; que je trouvais que l’on ſe repentoit toujours d’en avoir, & que je ſavais beaucoup de choſes dont je n’avais jamais parlé. La Reine me dit qu’elle m’en eſtimoit davantage, qu’elle n’avoit trouvé perſonne en France qui eût du ſecret, & que c’étoitc’eſtoit ce qui l’avoit le plus embarraſſée, parce que cela luy avoit oſté le plaiſir de donner ſa confiance ; que c’étoitc’eſtoit une choſe néceſſaire dans la vie, que d’avoir quelqu’un à qui on pût parler, & ſurtout pour les perſonnes de ſon rang. Les jours ſuivants, elle reprit encore pluſieurs fois la meſme converſation ; elle m’apprit meſme des choſes aſſez particulières qui ſe paſſoient. Enfin, il me ſembla qu’elle ſouhaitoit de s’aſſurer de mon ſecret, & qu’elle avoit envie de me confier les ſiens. Cette penſée m’attacha à elle, je fus touché de cette diſtinction, & je luy fis ma cour avec beaucoup plus d’aſſiduité que je n’avais accoutumé. Un ſoyr que le Roy & toutes les dames s’étoient allez promener à cheval dans la foreſt, où elle n’avoit pas voulu aller parce qu’elle s’étoits’eſtoit trouvée un peu mal, je demeurai auprès d’elle ; elle deſcendit au bord de l’étang, & quitta la main de ſes écuyers pour marcher avec plus de liberté. Après qu’elle eut fait quelques tours, elle s’approcha de moy, & m’ordonna de la ſuivre. « Je veux vous parler, me dit-elle ; & vous verrez par ce que je veux vous dire, que je ſuis de vos amies » . Elle s’arreſta à ces paroles, & me regardant fixement : « Vous eſtes amoureux, continua-t-elle, & parce que vous ne vous fiez peut-eſtre à perſonne, vous croyez que votre amour n’eſt pas ſu ; mais il eſt connu, & meſme des perſonnes intéreſſées. On vous obſerve, on ſçoit les lieux où vous voyez votre maîtreſſe, on a deſſein de vous y ſurprendre. Je ne ſais qui elle eſt ; je ne vous le demande point, & je veux ſeulement vous garantir des malheurs où vous pouvez tomber » . Voyez, je vous prie, quel piège me tendoit la Reine, & combien il étoiteſtoit difficyle de n’y pas tomber. Elle vouloit ſavoir ſi j’étaisj’eſtois amoureux ; & en ne me demandant point de qui je l’étais, & en ne me laiſſant voir que la ſeule intention de me faire plaiſir, elle m’oſtoit la penſée qu’elle me parlat par curioſité ou par deſſein.
 
— « Cependant, contre toutes ſortes d’apparences, je démeſlai la vérité. J’étaisJ’eſtois amoureux de madame de Thémines ; mais quoyqu’elle m’aimat, je n’étaisn’eſtois pas aſſez heureux pour avoir des lieux particuliers à la voir, & pour craindre d’y eſtre ſurpris ; & ainſi je vis bien que ce ne pouvoit eſtre elle dont la Reine vouloit parler. Je ſavais bien auſſi que j’avais un commerce de galanterie avec une autre femme moins belle & moins ſévère que madame de Thémines, & qu’il n’étoitn’eſtoit pas impoſſible que l’on eût découvert le lieu où je la voyais ; mais comme je m’en ſouciais peu, il m’étoitm’eſtoit aiſé de me mettre à couvert de toutes ſortes de périls en ceſſant de la voir. Ainſi je pris le parti de ne rien avouer à la Reine, & de l’aſſurer au contraire, qu’il y avoit tres-longtemps que j’avais abandonné le déſir de me faire aimer des femmes dont je pouvais eſpérer de l’eſtre, parce que je les trouvais quaſi toutes indignes d’attacher un honneſte homme, & qu’il n’y avoit que quelque choſe fort au-deſſus d’elles qui pût m’engager. « Vous ne me répondez pas ſincèrement, répliqua la Reine ; je ſais le contraire de ce que vous me dites. La manière dont je vous parle vous doit obliger à ne me rien cacher. Je veux que vous ſoyez de mes amis, continua-t-elle ; mais je ne veux pas, en vous donnant cette place, ignorer quels ſont vos attachements. Voyez ſi vous la voulez acheter au prix de me les apprendre : je vous donne deux jours pour y penſer ; mais après ce temps-là, ſongez bien à ce que vous me direz, & ſouvenez-vous que ſi, dans la ſuite, je trouve que vous m’ayez trompée, je ne vous le pardonnerai de ma vie. »
 
— « La Reine me quitta après m’avoir dit ces paroles ſans attendre ma réponſe. Vous pouvez croire que je demeurai l’eſprit bien rempli de ce qu’elle me venoit de dire. Les deux jours qu’elle m’avoit donnez pour y penſer ne me parurent pas trop longs pour me déterminer. Je voyais qu’elle vouloit ſavoir ſi j’étaisj’eſtois amoureux, & qu’elle ne ſouhaitoit pas que je le fuſſe. Je voyais les ſuites & les conſéquences du parti que j’allais prendre ; ma vanité n’étoitn’eſtoit pas peu flattée d’une liaiſon particulière avec une Reine, & une Reine dont la perſonne eſt encore extreſmement aimable. D’un autre coſté, j’aimais madame de Thémines, & quoyque je luy fiſſe une eſpèce d’infidélité pour cette autre femme dont je vous ay parlé, je ne me pouvais réſoudre à rompre avec elle. Je voyais auſſi le péril où je m’expoſais en trompant la Reine, & combien il étoiteſtoit difficyle de la tromper ; néanmoins, je ne pus me réſoudre à refuſer ce que la fortune m’offrait, & je pris le haſard de tout ce que ma mauvaiſe conduite pouvoit m’attirer. Je rompis avec cette femme dont on pouvoit découvrir le commerce, & j’eſpérai de cacher celuy que j’avais avec madame de Thémines.
 
— « Au bout des deux jours que la Reine m’avoit donnez, comme j’entrais dans la chambre où toutes les dames étoient au cercle, elle me dit tout haut, avec un air grave qui me ſurprit : « Avez-vous penſé à cette affaire dont je vous ay chargé, & en ſçavez-vous la vérité ?
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— Venez ce ſoyr à l’heure que je dois écrire, répliqua-t-elle, & j’achèverai de vous donner mes ordres » .
 
Je fis une profonde révérence ſans rien répondre, & ne manquai pas de me trouver à l’heure qu’elle m’avoit marquée. Je la trouvai dans la galerie où étoiteſtoit ſon ſecrétaire & quelqu’une de ſes femmes. Sitoſt qu’elle me vit, elle vint à moy, & me mena à l’autre bout de la galerie.
 
— « Eh bien ! me dit-elle, eſt-ce après y avoir bien penſé que vous n’avez rien à me dire ? & la manière dont j’en uſe avec vous ne mérite-t-elle pas que vous me parliez ſincèrement ?