« Itinéraire de Paris à Jérusalem/Voyage/Partie 7 » : différence entre les versions

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Je trouvai chez M. et Mme Devoise l'hospitalité la plus généreuse et la société la plus aimable : ils eurent la bonté de me garder six semaines au sein de leur famille, et je jouis enfin d'un repos dont j'avais un extrême besoin. On approchait du carnaval, et l'on ne songeait qu'à rire, en dépit des Maures. Les cendres de Didon et les ruines de Carthage entendaient le son d'un violon français. On ne s'embarrassait ni de Scipion, ni d'Annibal, ni de Marius, ni de Caton d'Utique, qu'on eut fait boire (car il aimait le vin) s'il se fût avisé de venir gourmander l'assemblée. Saint Louis seul eût été respecté en sa qualité de Français ; mais le bon et grand roi n'eût pas trouvé mauvais que ses sujets s'amusassent dans le même lieu où il avait tant souffert.
 
Le caractère national ne peut s'effacer. Nos marins disent que dans les colonies nouvelles les Espagnols commencent par bâtir une église, les Anglais une taverne et les Français un fort ; et j'ajoute une salle de bal. Je me trouvais en Amérique, sur la frontière du pays des sauvages : j'appris qu'à la première journée je rencontrerais parmi les Indiens un de mes compatriotes. Arrivé chez les Cayougas, tribu qui faisait partie de la nation des Iroquois, mon guide me conduisit dans une forêt. Au milieu de cette forêt on voyait une espèce de grange ; je trouvai dans cette grange une vingtaine de sauvages, hommes et femmes, barbouillés comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles découpées, des plumes de corbeau sur la tête et des anneaux passés dans les narines. Un petit Français, poudré et frisé comme autrefois, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche et faisait danser ''Madelon Friquet'' à ces Iroquois. M. Violet (c'était son nom) était maître de danse chez les sauvages. On lui payait ses leçons en peaux de castor et en jambons d'ours : il avait été marmiton au service du général Rochambeau pendant la guerre d'Amérique. Demeuré à New-York après le départ de notre armée, il résolut d'enseigner les beaux-arts aux Américains. Ses vues s'étant agrandies avec ses succès, le nouvel Orphée porta la civilisation jusque chez les hordes errantes du Nouveau-Monde. En me parlant des Indiens, il me disait toujours : " Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses. " Il se louait beaucoup de la légèreté de ses écoliers : en effet, je n'ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l'instrument fatal ; il criait en iroquois : ''A vos places'' ! Et toute la troupe sautait comme une bande de démons. Voilà ce que c'est que le génie des peuples.
 
Nous dansâmes donc aussi sur les débris de Carthage. Ayant vécu à Tunis absolument comme en France, je ne suivrai plus les dates de mon journal. Je traiterai les sujets d'une manière générale et selon l'ordre dans lequel ils s'offriront à ma mémoire. Mais avant de parler de Carthage et de ses ruines je dois nommer les différentes personnes que j'ai connues en Barbarie. Outre M. le consul de France, je voyais souvent M. Lessing, consul de Hollande ; son beau-frère, M. Humberg, officier-ingénieur hollandais, commandait à La Goulette. C'est avec le dernier que j'ai visité les ruines de Carthage ; j'ai eu infiniment à me louer de sa complaisance et de sa politesse. Je rencontrai aussi M. Lear, consul des Etats-Unis. J'avais été autrefois recommandé en Amérique au général Washington. M. Lear avait occupé une place auprès de ce grand homme : il voulut bien, en mémoire de mon illustre patron, me faire donner passage sur un schooner des Etats-Unis. Ce schooner me déposa en Espagne, comme je le dirai à la fin de cet Itinéraire. Enfin, je vis à Tunis, tant à la légation que dans la ville, plusieurs jeunes Français à qui mon nom n'était pas tout à fait étranger. Je ne dois point oublier les restes de l'intéressante famille de M. Adanson.
 
Si la multitude des récits fatigue l'écrivain qui veut parler aujourd'hui de l'Egypte et de la Judée, il éprouve au sujet des antiquités de l'Afrique un embarras, tout contraire par la disette des documents. Ce n'est pas qu'on manque de Voyages en Barbarie ; je connais une trentaine de Relations des royaumes de Maroc, d'Alger et de Tunis. Toutefois ces Relations sont insuffisantes. Parmi les anciens Voyages, il faut distinguer l' ''Africa illustrata'' de Grammaye et le savant ouvrage de Shaw. Les ''Missions'' des Pères de La Trinité et des Pères de La Merci renferment des miracles de charité ; mais elles ne parlent point, et ne doivent point parler des Romains et des Carthaginois. Les Mémoires imprimés à la suite des Voyages de Paul Lucas ne contiennent que le récit d'une guerre civile à Tunis. Shaw aurait pu suppléer à tout s'il avait étendu ses recherches à l'histoire ; malheureusement il ne la considère que sous les rapports géographiques. Il touche à peine, en passant, les antiquités : Carthage, par exemple, n'occupe pas dans ses observations plus de place que Tunis. Parmi les voyageurs tout à fait modernes, lady Montague, l'abbé Poiret, M. Desfontaines, disent quelques mots de Carthage, mais sans s'y arrêter aucunement. On a publié à Milan, en 1806, l'année même de mon voyage, un ouvrage sous ce titre : ''Ragguaglio di alcuni Monumenti di antichità ed arti, raccolti negli ultimi Viaggi d'un ''dilettante [Voyez{{refa la Préface de la troisième édition. (N.d.A.)]|1}} .
 
Je crois qu'il est question de Carthage dans ce livre : j'en ai retrouvé la note trop tard pour le faire venir d'Italie. On peut donc dire que le sujet que je vais traiter est neuf, j'ouvrirai la route ; les habiles viendront après moi.
 
Avant de parler de Carthage, qui est ici le seul objet intéressant, il faut commencer par nous débarrasser de Tunis. Cette ville conserve à peu près son nom antique. Les Grecs et les Latins l'appelaient ''Tunes '', et Diodore lui donne l'épithète de ''Blanche '', Leucon parce qu'elle est bâtie sur une colline crayeuse : elle est à douze milles des ruines de Carthage, et presque au bord d'un lac dont l'eau est salée. Ce lac communique avec la mer, au moyen d'un canal appelé ''La Goulette '', et ce canal est défendu par un fort. Les vaisseaux marchands mouillent devant ce fort, où ils se mettent à l'abri derrière la jetée de La Goulette, en payant un droit d'ancrage considérable.
 
Le lac de Tunis pouvait servir de port aux flottes des anciens ; aujourd'hui une de nos barques a bien de la peine à le traverser sans échouer. Il faut avoir soin de suivre le principal canal qu'indiquent des pieux plantés dans la vase. Abulfeda marque dans ce lac une île qui sert maintenant de lazaret. Les voyageurs ont parlé des flamants ou phénicoptères qui animent cette grande flaque d'eau, d'ailleurs assez triste. Quand ces beaux oiseaux volent à l'encontre du soleil, tendant le cou en avant et allongeant les pieds en arrière, ils ont l'air de flèches empennées avec des plumes couleur de rose.
 
Des bords du lac pour arriver à Tunis il faut traverser un terrain qui sert de promenade aux Francs. La ville est murée ; elle peut avoir une lieue de tour, en y comprenant le faubourg extérieur, Bled-el-Had-rah. Les maisons en sont basses, les rues étroites, les boutiques pauvres, les mosquées chétives. Le peuple, qui se montre peu au dehors, a quelque chose de hagard et de sauvage. On rencontre sous les portes de la ville ce qu'on appelle des ''siddi'' ou des ''saints'' : ce sont des négresses et des nègres tout nus, dévorés par la vermine, vautrés dans leurs ordures et mangeant insolemment le pain de la charité. Ces sales créatures sont sous la protection immédiate de Mahomet. Des marchands européens, des Turcs enrôlés à Smyrne, des Maures dégénérés, des renégats et des captifs, composent le reste de la population.
 
La campagne aux environs de Tunis est agréable : elle présente de grandes plaines semées de blé et bordées de collines qu'ombragent des oliviers et des caroubiers. Un aqueduc moderne, d'un bon effet, traverse une vallée derrière la ville. Le bey a sa maison de campagne au fond de cette vallée. De Tunis même on découvre, au midi, les collines dont j'ai parlé. On voit à l'orient les montagnes du Mamélife : montagnes singulièrement déchirées, d'une figure bizarre et au pied desquelles se trouvent les eaux chaudes connues des anciens. A l'ouest et au Nord on aperçoit la mer, le port de La Goulette et les ruines de Carthage.
 
Les Tunisiens sont cependant moins cruels et plus civilisés que les peuples d'Alger. Ils ont recueilli les Maures d'Andalousie, qui habitent le village de Tub-Urbo, à six lieues de Tunis, sur la Me-Jerdah [La{{refa Bagrada de l'antiquité, au bord de laquelle Régulus tua le fameux serpent. (N.d.A.)]|2}} . Le bey actuel est un homme habile : il cherche à se tirer de la dépendance d'Alger, à laquelle Tunis est soumise depuis la conquête qu'en firent les Algériens en 1757. Ce prince parle italien, cause avec esprit et entend mieux la politique de l'Europe que la plupart des Orientaux. On sait au reste que Tunis fut attaquée par saint Louis en 1270 et prise par Charles Quint en 1535. Comme la mort de saint Louis se lie à l'histoire de Carthage, j'en parlerai ailleurs. Quant à Charles Quint, il défit le fameux Barberousse et rétablit le roi de Tunis sur son trône, en l'obligeant toutefois à payer un tribut à l'Espagne : on peut consulter à ce sujet l'ouvrage de Robertson [{{refa Histoire de Charles Quint , liv. V. (N.d.A.)]|3}} . Charles Quint garda le fort de La Goulette, mais les Turcs le reprirent en 1574.
 
Je ne dis rien de la Tunis des anciens, parce qu'on va la voir figurer à l'instant dans les guerres de Rome et de Carthage.
 
Au reste, on m'a fait présent à Tunis d'un manuscrit qui traite de l'état actuel de ce royaume, de son gouvernement, de son commerce, de son revenu, de ses armées, de ses caravanes. Je n'ai point voulu profiter de ce manuscrit ; je n'en connais point l'auteur, mais, quel qu'il soit, il est juste qu'il recueille l'honneur de son travail. Je donnerai cet excellent ''Mémoire'' à la fin de l'Itinéraire [Ce Mémoire méritait bien de fixer l'attention des critiques, et personne ne l'a remarqué.{{refa (N.d.A.)]|4}} . Je passe maintenant à l'histoire et aux ruines de Carthage.
 
L'an 883 avant notre ère, Didon, obligée de fuir sa terre natale, vint aborder en Afrique. Carthage, fondée par l'épouse de Sichée, dut ainsi sa naissance à l'une de ces aventures tragiques qui marquent le berceau des peuples et qui sont comme le germe et le présage des maux, fruits plus ou moins tardifs de toute société humaine. On connaît l'heureux anachronisme de l' ''Enéide ''. Tel est le privilège du génie, que les poétiques malheurs de Didon sont devenus une partie de la gloire de Carthage. A la vue des ruines de cette cité, on cherche les flammes du bûcher funèbre ; on croit entendre les imprécations d'une femme abandonnée ; on admire ces puissants mensonges qui peuvent occuper l'imagination, dans des lieux remplis des plus grands souvenirs de l'histoire. Certes, lorsqu'une reine expirante appelle dans les murs de Carthage les divinités ennemies de Rome et les dieux vengeurs de l'hospitalité ; lorsque Vénus, sourde aux prières de l'amour, exauce les voeux de la haine, qu'elle refuse à Didon un descendant d'Enée et lui accorde Annibal, de telles merveilles, exprimées dans un merveilleux langage, ne peuvent plus être passées sous silence. L'histoire prend alors son rang parmi les Muses, et la fiction devient aussi grave que la vérité.
 
Après la mort de Didon, la nouvelle colonie adopta un gouvernement dont Aristote a vanté les lois. Des pouvoirs balancés avec art entre les deux premiers magistrats, les nobles et le peuple, eurent cela de particulier qu'ils subsistèrent pendant sept siècles sans se détruire : à peine furent-ils ébranlés par des séditions populaires et par quelques conspirations des grands. Comme les guerres civiles, sources des crimes publics, sont cependant mères des vertus particulières, la république gagna plus qu'elle ne perdit à ces orages. Si ses destinées sur la terre ne furent pas aussi longues que celles de sa rivale, du moins à Carthage la liberté ne succomba qu'avec la patrie.
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Régulus, marchant de victoire en victoire, s'empara bientôt de Tunis ; la prise de cette ville jeta la consternation parmi les Carthaginois ; ils demandèrent la paix au proconsul. Ce laboureur romain prouva qu'il est plus facile de conduire la charrue après avoir remporté des victoires que de diriger d'une main ferme une prospérité éclatante : le véritable grand homme est surtout fait pour briller dans le malheur ; il semble égaré dans le succès, et paraît comme étranger à la fortune. Régulus proposa aux ennemis des conditions si dures, qu'ils se virent forcés de continuer la guerre.
 
Pendant ces négociations, la destinée amenait au travers des mers un homme qui devait changer le cours des événements : un Lacédémonien nommé ''Xantippe'' vient retarder la chute de Carthage ; il livre bataille aux Romains sous les murs de Tunis, détruit leur armée, fait Régulus prisonnier, se rembarque et disparaît sans laisser d'autres traces dans l'histoire [Quelques{{refa auteurs accusent les Carthaginois de l'avoir fait périr par jalousie de sa gloire, mais cela n'est pas prouvé. (N.d.A.)]|5}} .
 
Régulus, conduit à Carthage, éprouva les traitements les plus inhumains ; on lui fit expier les durs triomphes de sa patrie. Ceux qui traînaient à leurs chars avec tant d'orgueil des rois tombés du trône, des femmes, des enfants en pleurs, pouvaient-ils espérer qu'on respectât dans les fers un citoyen de Rome ?
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Pressé de dire son avis, il représenta fortement toutes les raisons que Rome avait de continuer la guerre contre Carthage. Les sénateurs, admirant sa fermeté, désiraient sauver un tel citoyen : le grand pontife soutenait qu'on pouvait le dégager des serments qu'il avait faits.
 
:" Suivez les conseils que je vous ai donnés, dit l'illustre captif, d'une voix qui étonna l'assemblée, et oubliez Régulus : je ne demeurerai point dans Rome après avoir été l'esclave de Carthage. Je n'attirerai point sur vous la colère des dieux. J'ai promis aux ennemis de me remettre entre leurs mains si vous rejetiez la paix ; je tiendrai mon serment. On ne trompe point Jupiter par de vaines expiations ; le sang des taureaux et des brebis ne peut effacer un mensonge, et le sacrilège est puni tôt ou tard.
 
:" Je n'ignore point le sort qui m'attend, mais un crime flétrirait mon âme : la douleur ne brisera que mon corps. D'ailleurs il n'est point de maux pour celui qui sait les souffrir ; s'ils passent les forces de la nature, la mort nous en délivre. Pères conscrits, cessez de me plaindre : j'ai disposé de moi, et rien ne pourra me faire changer de sentiments. Je retourne à Carthage ; je fais mon devoir, et je laisse faire aux dieux. "
 
Régulus mit le comble à sa magnanimité afin de diminuer l'intérêt qu'on prenait à sa vie, et pour se débarrasser d'une compassion inutile, il dit aux sénateurs que les Carthaginois lui avaient fait boire un poison lent avant de sortir de prison : " Ainsi, ajouta-t-il, vous ne perdez de moi que quelques instants qui ne valent pas la peine d'être achetés par un parjure. " Il se leva, s'éloigna de Rome sans proférer une parole de plus, tenant les yeux attachés à la terre, et repoussant sa femme et ses enfants, soit qu'il craignît d'être attendri par leurs adieux, soit que, comme esclave carthaginois, il se trouvât indigne des embrassements d'une matrone romaine. Il finit ses jours dans d'affreux supplices, si toutefois le silence de Polybe et de Diodore ne balance pas le récit des historiens latins. Régulus fut un exemple mémorable de ce que peuvent sur une âme courageuse la religion du serment et l'amour de la patrie. Que si l'orgueil eut peut-être un peu de part à la résolution de ce mâle génie, se punir ainsi d'avoir été vaincu, c'était être digne de la victoire.
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Le jour du départ ne tarda pas d'arriver. Au lever de l'aurore, Scipion parut sur la poupe de la galère de Lélius, à la vue de la flotte et de la multitude qui couvrait les hauteurs du rivage. Un héraut leva son sceptre et fit faire silence :
 
:" Dieux et déesses de la terre, s'écria Scipion, et vous, divinités de la mer, accordez une heureuse issue à mon entreprise ! que mes desseins tournent à ma gloire et à celle du peuple romain ! Que, pleins de joie, nous retournions un jour dans nos foyers chargés des dépouilles de l'ennemi, et que Carthage éprouve les malheurs dont elle avait menacé ma patrie ! "
 
Cela dit, on égorge une victime ; Scipion en jette les entrailles fumantes dans la mer : les voiles se déploient au son de la trompette ; un vent favorable emporte la flotte entière loin des rivages de la Sicile.
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C'était un grand sujet de joie pour ce dernier prince de tenir prisonnier celui qui lui avait ravi la couronne : quelque temps après, le sort des armes mit aussi au pouvoir de Massinissa Sophonisbe, femme de Syphax. Elle se jette aux pieds du vainqueur.
 
:" Je suis ta prisonnière : ainsi le veulent les dieux, ton courage et la fortune, mais par tes genoux que j'embrasse, par cette main triomphante que tu me permets de toucher, je t'en supplie, ô Massinissa ! garde-moi pour ton esclave, sauve-moi de l'horreur de devenir la proie d'un barbare. Hélas ! il n'y a qu'un moment que j'étais, ainsi que toi-même, environnée de la majesté des rois ! Songe que tu ne peux renier ton sang ; que tu partages avec Syphax le nom de Numide. Mon époux sortit de ce palais par la colère des dieux : puisses-tu y être entré sous de plus heureux auspices ! Citoyenne de Carthage, fille d'Asdrubal, juge de ce que je dois attendre d'un Romain. Si je ne puis rester dans les fers d'un prince né sur le sol de ma patrie, si la mort peut seule me soustraire au joug de l'étranger, donne-moi cette mort : je la compterai au nombre de tes bienfaits. "
 
Massinissa fut touché des pleurs et du sort de Sophonisbe : elle était dans tout l'éclat de la jeunesse et d'une incomparable beauté. Ses supplications, dit Tite-Live, étaient moins des prières que des caresses. Massinissa vaincu lui promit tout, et, non moins passionné que Syphax, il fit son épouse de sa prisonnière.
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Il conduisit son armée à Zama. Scipion rapprocha son camp de celui d'Annibal. Le général carthaginois eut un pressentiment de l'infidélité de la fortune : car il demanda une entrevue au général romain, afin de lui proposer la paix. On fixa le lieu du rendez-vous. Quand les deux capitaines furent en présence, ils demeurèrent muets et saisis d'admiration l'un pour l'autre. Annibal prit enfin la parole :
 
:" Scipion, les dieux ont voulu que votre père ait été le premier des généraux ennemis à qui je me sois montré en Italie les armes à la main ; ces mêmes dieux m'ordonnent de venir aujourd'hui, désarmé, demander la paix à son fils. Vous avez vu les Carthaginois campés aux portes de Rome : le bruit d'un camp romain se fait entendre à présent jusque dans les murs de Carthage. Sorti enfant de ma patrie, j'y rentre plein de jours ; une longue expérience de la bonne et de la mauvaise fortune m'a appris à juger des choses par la raison et non par l'événement. Votre jeunesse et le bonheur qui ne vous a point encore abandonné vous rendront peut-être ennemi du repos ; dans la prospérité on ne songe point aux revers. Vous avez l'âge que j'avais à Cannes et à Trasimène. Voyez ce que j'ai été, et connaissez par mon exemple l'inconstance du sort. Celui qui vous parle en suppliant est ce même Annibal qui, campé entre le Tibre et le Téveron, prêt à donner l'assaut à Rome, délibérait sur ce qu'il ferait de votre patrie. J'ai porté l'épouvante dans les champs de vos pères, et je suis réduit à vous prier d'épargner de tels malheurs à mon pays. Rien n'est plus incertain que le succès des armes : un moment peut vous ravir votre gloire et vos espérances. Consentir à la paix, c'est rester vous-même l'arbitre de vos destinées ; combattre, c'est remettre votre sort entre les mains des dieux. "
 
A ce discours étudié, Scipion répondit avec plus de franchise, mais moins d'éloquence : il rejeta comme insuffisantes les propositions de paix que lui faisait Annibal, et l'on ne songea plus qu'à combattre. Il est probable que l'intérêt de la patrie ne fut pas le seul motif qui porta le général romain à rompre avec le général carthaginois, et que Scipion ne put se défendre du désir de se mesurer avec Annibal.
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Scipion éprouva comme Annibal les peines attachées à la gloire. Il finit ses jours à Literne, dans un exil volontaire. On a remarqué qu'Annibal, Philopoemen et Scipion moururent à peu près dans le même temps, tous trois victimes de l'ingratitude de leur pays. L'Africain fit graver sur son tombeau cette inscription si connue :
 
::Ingrate patrie,
 
::Tu n'auras pas mes os.
Ingrate patrie,
 
Tu n'auras pas mes os.
 
 
Mais, après tout, la proscription et l'exil, qui peuvent faire oublier des noms vulgaires, attirent les yeux sur des noms illustres : la vertu heureuse nous éblouit ; elle charme nos regards lorsqu'elle est persécutée.
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Ils employèrent d'abord une insigne perfidie pour dépouiller les ennemis de leurs armes. Les Carthaginois, ayant en vain demandé la paix, résolurent de s'ensevelir sous les ruines de leur cité. Les consuls Marcius et Manilius parurent bientôt sous les murs de Carthage. Avant d'en former le siège, ils eurent recours à deux cérémonies formidables : l'évocation des divinités tutélaires de cette ville et le dévouement de la patrie d'Annibal aux dieux infernaux.
 
:" Dieu ou déesse, qui protégez le peuple et la république de Carthage, génie à qui la défense de cette ville est confiée, abandonnez vos anciennes demeures ; venez habiter nos temples. Puissent Rome et nos sacrifices vous être plus agréables que la ville et les sacrifices des Carthaginois ! "
 
Passant ensuite à la formule de dévouement :
 
:" Dieu Pluton, Jupiter malfaisant, dieux Mânes, frappez de terreur la ville de Carthage ; entraînez ses habitants aux enfers. Je vous dévoue la tête des ennemis, leurs biens, leurs villes, leurs campagnes ; remplissez mes voeux, et je vous immolerai trois brebis noires. Terre, mère des hommes, et vous, Jupiter, je vous atteste. "
 
Cependant les consuls furent repoussés avec vigueur. Le génie d'Annibal s'était réveillé dans la ville assiégée. Les femmes coupèrent leurs cheveux ; elles en firent des cordes pour les arcs et pour les machines de guerre. Scipion, le second Africain, servait alors comme tribun dans l'armée romaine. Quelques vieillards qui avaient vu le premier Scipion en Afrique vivaient encore, entre autres le célèbre Massinissa. Ce roi numide, âgé de plus de quatre-vingts ans, invita le jeune Scipion à sa cour ; c'est sur la supposition de cette entrevue [Scipion avait vu auparavant Massinissa. Sa dernière entrevue n'eut pas lieu, car Massinissa était mort quand Scipion arriva à sa cour.{{refa (N.d.A.)]|6}} que Cicéron composa le beau morceau de sa ''République '', connu sous le nom du ''Songe de Scipion ''. Il fait parler ainsi l'Emilien à Lélius, à Philus, à Manilius et à Scévola :
 
:" J'aborde Massinissa. Le vieillard me reçoit dans ses bras et m'arrose de ses pleurs. Il lève les yeux au ciel, et s'écrie : " Soleil, dieux célestes, je vous remercie ! Je reçois, avant de mourir, dans mon royaume et à mes foyers le digne héritier de l'homme vertueux et du grand capitaine toujours présent à ma mémoire ! "
 
:" La nuit, plein des discours de Massinissa, je rêvai que l'Africain s'offrait devant moi : je tremblais, saisi de respect et de crainte. L'Africain me rassura, et me transporta avec lui au plus haut du ciel, dans un lieu tout brillant d'étoiles. Il me dit :
 
:" Abaissez vos regards et voyez Carthage : je la forçai de se soumettre au peuple romain ; dans deux ans vous la détruirez de fond en comble, et vous mériterez par vous-même le nom d'Africain que vous ne tenez encore que de mon héritage...héritage… Sachez, pour vous encourager à la vertu, qu'il est dans le ciel un lieu destiné à l'homme juste. Ce qu'on appelle la vie sur la terre, c'est la mort. On n'existe que dans la demeure éternelle des âmes, et l'on ne parvient à cette demeure que par la sainteté, la religion, la justice, le respect envers ses parents et le dévouement à la patrie. Sachez surtout mépriser les récompenses des mortels. Vous voyez d'ici combien cette terre est petite, combien les plus vastes royaumes occupent peu de place sur le globe que vous découvrez à peine, combien de solitudes et de mers divisent les peuples entre eux ! Quel serait donc l'objet de votre ambition ? Le nom d'un Romain a-t-il jamais franchi les sommets du Caucase ou les rivages du Gange ? Que de peuples à l'orient, à l'occident, au midi, au septentrion, n'entendront jamais parler de l'Africain ! Et ceux qui en parlent aujourd'hui, combien de temps en parleront-ils ? Ils vont mourir. Dans le bouleversement des empires, dans ces grandes révolutions que le temps amène, ma mémoire périra sans retour. O mon fils ! ne songez donc qu'aux sanctuaires divins où vous entendez cette harmonie des sphères qui charme maintenant vos oreilles ; n'aspirez qu'à ces temples éternels préparés pour les grandes âmes et pour ces génies sublimes qui pendant la vie se sont élevés à la contemplation des choses du ciel. " L'Africain se tut, et je m'éveillai. "
 
Cette noble fiction d'un consul romain, surnommé le ''Père de la patrie '', ne déroge point à la gravité de l'histoire. Si l'histoire est faite pour conserver les grands noms et les pensées du génie, ces grands noms et ces pensées se trouvent ici [Ce{{refa songe est une imitation d'un passage de la République de Platon. (N.d.A.)]|7}} .
 
Scipion, l'Emilien, nommé consul par la faveur du peuple, eut ordre de continuer le siège de Carthage. Il surprit d'abord la ville basse, qui portait le nom de ''Mégara'' ou de Magara [Je ne ferai la description de Carthage qu'en parlant de ses ruines.{{refa (N.d.A.)]|8}} . Il voulut ensuite fermer le port extérieur au moyen d'une chaussée. Les Carthaginois ouvrirent une autre entrée à ce port et parurent en mer, au grand étonnement des Romains. Ils auraient pu brûler la flotte de Scipion ; mais l'heure de Carthage était venue, et le trouble s'était emparé des conseils de cette ville infortunée.
 
Elle fut défendue par un certain Asdrubal, homme cruel, qui commandait trente mille mercenaires et qui traitait les citoyens avec autant de rigueur que les ennemis. L'hiver s'étant passé dans les entreprises que j'ai décrites, Scipion attaqua au printemps le port intérieur appelé le ''Cothon ''.
 
Bientôt maître des murailles de ce port, il s'avança jusque dans la grande place de la ville. Trois rues s'ouvraient sur cette place et montaient en pente jusqu'à la citadelle connue sous le nom de ''Byrsa ''. Les habitants se défendirent dans les maisons de ces rues : Scipion fut obligé de les assiéger et de prendre chaque maison tour à tour. Ce combat dura six jours et six nuits. Une partie des soldats romains forçait les retraites des Carthaginois, tandis qu'une autre partie était occupée à tirer avec des crocs les corps entassés dans les maisons ou précipités dans les rues. Beaucoup de vivants furent jetés pêle-mêle dans les fossés avec les morts.
 
Le septième jour, des députés parurent en habits de suppliants ; ils se bornaient à demander la vie des citoyens réfugiés dans la citadelle. Scipion leur accorda leur demande, exceptant toutefois de cette grâce les déserteurs romains qui avaient passé du côté des Carthaginois. Cinquante mille personnes, hommes, femmes, enfants et vieillards, sortirent ainsi de Byrsa.
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Mais la victoire obtenue sur le descendant de Massinissa fait naître entre Sylla et Marius cette jalousie qui va couvrir Rome de deuil. Obligé de fuir devant son rival, Marins vint chercher un asile parmi les tombeaux d'Hannon et d'Hamilcar. Un esclave de Sextilius, préfet d'Afrique, apporte à Marius l'ordre de quitter les débris qui lui servent de retraite : " Va dire à ton maître, répond le terrible consul, que tu as vu Marins fugitif assis sur les ruines de Carthage. "
 
:" Marius et Carthage, disent un historien et un poète, se consolaient mutuellement de leur sort ; et, tombés l'un et l'autre, ils pardonnaient aux dieux. "
 
Enfin, la liberté de Rome expire aux pieds de Carthage détruite et enchaînée. La vengeance est complète : c'est un Scipion qui succombe en Afrique sous les coups de César, et son corps est le jouet des dots qui portèrent les vaisseaux triomphants de ses aïeux.
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Mais Caton vit encore à Utique, et avec lui Rome et la liberté sont encore debout. César approche : Caton juge que les dieux de la patrie se sont retirés. Il demande son épée ; un enfant la lui apporte ; Caton la tire du fourreau, en touche la pointe, et dit : " Je suis mon maître ! " Ensuite il se couche, et lit deux fois le dialogue de Platon sur l'immortalité de l'âme, après quoi il s'endort. Le chant des oiseaux le réveille au point du jour : il pense alors qu'il est temps de changer une vie libre en une vie immortelle : il se donne un coup d'épée au-dessous de l'estomac. Il tombe de son lit, se débat contre la mort. On accourt, on bande sa plaie : il revient de son évanouissement, déchire l'appareil et arrache ses entrailles. Il aime mieux mourir pour une cause sainte que de vivre sous un grand homme.
 
Le destin de Rome républicaine étant accompli, les hommes, les lois, ayant changé, le sort de Carthage changea pareillement. Déjà Tibérius Gracchus avait établi une colonie dans l'enceinte déserte de la ville de Didon ; mais sans doute cette colonie n'y prospéra pas, puisque Marius ne trouva à Carthage que des cabanes et des ruines. Jules César, étant en Afrique, fit un songe : il crut voir pendant son sommeil une grande armée qui l'appelait en répandant des pleurs. Dès lors il forma le projet de rebâtir Corinthe et Carthage, dont le rêve lui avait apparemment offert les guerriers. Auguste, qui partagea toutes les fureurs d'une révolution sanglante et qui les répara toutes, accomplit le dessein de César. Carthage sortit de ses ruines, et Strabon assure que de son temps elle était déjà florissante. Elle devint la métropole de l'Afrique, et fut célèbre par sa politesse et par ses écoles. Elle vit naître tour à tour de grands et d'heureux génies. Tertullien lui adressa son ''Apologétique'' contre les gentils. Mais, toujours cruelle dans sa religion, Carthage persécuta les chrétiens innocents, comme elle avait jadis brûlé des enfants en l'honneur de Saturne. Elle livra au martyre l'illustre Cyprien, qui faisait refleurir l'éloquence latine. Arnobe et Lactance se distinguèrent à Carthage : le dernier y mérita le surnom de ''Cicéron chrétien ''.
 
Soixante ans après, saint Augustin puisa dans la capitale de l'Afrique ce goût des voluptés sur lequel, ainsi que le roi prophète, il pleura le reste de sa vie. Sa belle imagination, touchée des fictions des poètes, aimait à chercher les restes du palais de Didon. Le désenchantement que l'âge amène et le vide qui suit les plaisirs rappelèrent le fils de Monique à des pensées plus graves. Saint Ambroise acheva la victoire, et Augustin, devenu évêque d'Hippone, fut un modèle de vertu. Sa maison ressemblait à une espèce de monastère où rien n'était affecté, ni en pauvreté ni en richesse. Vêtu d'une manière modeste, mais propre et agréable, le vénérable prélat rejetait les habits somptueux, qui ne convenaient, disait-il, ni à son ministère, ni à son corps cassé de vieillesse, ni à ses cheveux blancs. Aucune femme n'entrait chez lui, pas même sa soeur, veuve et servante de Dieu. Les étrangers trouvaient à sa table une hospitalité libérale ; mais, pour lui, il ne vivait que de fruits et de légumes. Il faisait sa principale occupation de l'assistance des pauvres et de la prédication de la parole de Dieu. Il fut surpris dans l'exercice ;de ses devoirs par les Vandales, qui vinrent mettre le siège devant Hippone, l'an 431 de notre ère, et qui changèrent la face de l'Afrique.
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Genseric établit à Carthage le siège de son empire : il était digne de commander aux barbares que Dieu lui avait soumis. C'était un prince sombre, sujet à des accès de la plus noire mélancolie, et qui paraissait grand dans le naufrage général du monde civilisé, parce qu'il était monté sur des débris.
 
Au milieu de ses malheurs, une dernière vengeance était réservée à la ville de Didon. Genseric traverse la mer et s'empare de Rome : il la livre à ses soldats pendant quatorze jours et quatorze nuits. Il se rembarque ensuite ; la flotte du nouvel Annibal apporte à Carthage les dépouilles de Rome, comme la flotte de Scipion avait apporté à Rome les dépouilles de Carthage. Tous les vaisseaux de Genseric, dit Procope, arrivèrent heureusement en Afrique, excepté celui qui portait les dieux. Solidement établi dans son nouvel empire, Genseric en sortait tout les ans pour ravager l'Italie, la Sicile, l'Illyrie et la Grèce. Les aveugles conquérants de cette époque sentaient intérieurement qu'ils n'étaient rien en eux-mêmes, qu'ils n'étaient que des instruments d'un conseil éternel. De là les noms qu'ils se donnaient de ''Fléau de Dieu, de Ravageur de l'espèce humaine'' ; de là cette fureur de détruire dont ils se sentaient tourmentés, cette soif du sang qu'ils ne pouvaient éteindre ; de là cette combinaison de toutes choses pour leurs succès, bassesse des hommes, absence de courage, de vertus, de talents, de génie : car rien ne devait mettre d'obstacles à l'accomplissement des arrêts du ciel. La flotte de Genseric était prête ; ses soldats étaient embarqués : où allait-il ? Il ne le savait pas lui-même. " Prince, lui dit le pilote, quels peuples allez-vous attaquer ? - Ceux-là, répond le barbare, que Dieu regarde à présent dans sa colère. "
 
Genseric mourut trente-neuf ans après avoir pris Carthage. C'était la seule ville d'Afrique dont il n'eût pas détruit les murs. Il eut pour successeur Honoric, l'un de ses fils.
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Bélisaire au reste était digne de ses succès. C'était un de ces hommes qui paraissent de loin à loin dans les jours du vice, pour interrompre le droit de prescription contre la vertu. Malheureusement ces nobles âmes qui brillent au milieu de la bassesse ne produisent aucune révolution. Elles ne sont point liées aux affaires humaines de leur temps ; étrangères et isolées dans le présent, elles ne peuvent avoir aucune influence sur l'avenir. Le monde roule sur elles sans les entraîner, mais aussi elles ne peuvent arrêter le monde. Pour que les âmes d'une haute nature soient utiles à la société, il faut qu'elles naissent chez un peuple qui conserve le goût de l'ordre, de la religion et des moeurs, et dont le génie et le caractère soient en rapport avec sa position morale et politique. Dans le siècle de Bélisaire, les événements étaient grands et les hommes petits. C'est pourquoi les annales de ce siècle, bien que remplies de catastrophes tragiques, nous révoltent et nous fatiguent. Nous ne cherchons point dans l'histoire les révolutions qui maîtrisent et écrasent les hommes, mais les hommes qui commandent aux révolutions et qui soient plus puissants que la fortune. L'univers bouleversé par les barbares ne nous inspire que de l'horreur et du mépris ; nous sommes éternellement et justement occupés d'une petite querelle de Sparte et d'Athènes dans un petit coin de la Grèce.
 
Gélimer, prisonnier à Constantinople, servit au triomphe de Bélisaire. Bientôt après ce monarque devint laboureur. En pareil cas, la philosophie peut consoler un homme d'une nature commune, mais elle ne fait qu'augmenter les regrets d'un coeur vraiment royal. On sait que Justinien ne fit point crever les yeux à Bélisaire. Ce ne serait après tout qu'un bien petit événement dans la grande histoire de l'ingratitude humaine. Quant à Carthage, elle vit un prince sortir de ses murs pour aller s'asseoir sur le trône des Césars : ce fut cet Héraclius qui renversa le tyran Phocas. Les Arabes firent, en 647, leur première expédition en Afrique. Cette expédition fut suivie de quatre autres dans l'espace de cinquante ans. Carthage tomba sous le joug musulman en 696. La plupart des habitants se sauvèrent en Espagne et en Sicile. Le patrice Jean, général de l'empereur Léonce, occupa la ville en 697, mais les Sarrasins y rentrèrent pour toujours en 698, et la fille de Tyr devint la proie des enfants d'Ismaël. Elle fut prise par Hassan, sous le califat d'Abd-el-Melike. On prétend que les nouveaux maîtres de Carthage en rasèrent jusqu'aux fondements. Cependant il en existait encore de grands débris au commencement du IXe siècle, s'il est vrai que des ambassadeurs de Charlemagne y découvrirent le corps de saint Cyprien. Vers la fin du même siècle, les infidèles formèrent une ligue contre les chrétiens, et ils avaient à leur tête, dit l'histoire, les ''Sarrasins de Carthage ''. Nous verrons aussi que saint Louis trouva une ville naissante dans les ruines de cette antique cité. Quoi qu'il en soit, elle n'offre plus aujourd'hui que les débris dont je vais parler. Elle n'est connue dans le pays que sous le nom de Bersach, qui semble être une corruption du nom de Byrsa. Quand on veut aller de Tunis à Carthage, il faut demander la tour d'Almenare ou ''la torre'' de Mastinacès : ''ventoso gloria curru'' !
 
Il est assez difficile de bien comprendre, d'après le récit des historiens, le plan de l'ancienne Carthage. Polybe et Tite-Live avaient sans doute parlé fort au long du siège de cette ville, mais nous n'avons plus leurs descriptions. Nous sommes réduits aux abréviateurs latins, tels que Florus et Velléius Paterculus, qui n'entrent point dans le détail des lieux. Les géographes qui vinrent par la suite des temps ne connurent que la Carthage romaine. L'autorité la plus complète sur ce sujet est celle du Grec Appien, qui florissait près de trois siècles après l'événement, et qui, dans son style déclamatoire, manque de précision et de clarté. Rollin, qui le suit, en y mêlant peut-être mal à propos l'autorité de Strabon, m'épargnera la peine d'une traduction.
 
:" Elle était située dans le fond d'un golfe, environnée de mer en forme d'une presqu'île, dont le col, c'est-à-dire l'isthme qui la joignait au continent, était d'une lieue et un quart (vingt-cinq stades). La presqu'île avait de circuit dix-huit lieues (trois cent soixante stades). Du côté de l'occident il en sortait une longue pointe de terre, large à peu près de douze toises (un demi-stade), qui, s'avançant dans la mer, la séparait d'avec le marais, et était fermée de tous côtés de rochers et d'une simple muraille. Du côté du midi et du continent, où était la citadelle appelée ''Byrsa '', la ville était close d'une triple muraille, haute de trente coudées, sans les parapets et les tours qui la flanquaient tout alentour par d'égales distances, éloignées l'une de l'autre de quatre-vingts toises. Chaque tour avait quatre étages, les murailles n'en avaient que deux ; elles étaient voûtées, et dans le bas il y avait des étables pour mettre trois cents éléphants, avec les choses nécessaires pour leur subsistance, et des écuries au-dessus pour quatre mille chevaux, et les greniers pour leur nourriture. Il s'y trouvait aussi de quoi y loger vingt mille fantassins et quatre mille cavaliers. Enfin, tout cet appareil de guerre était renfermé dans les seules murailles. Il n'y avait qu'un endroit de la ville dont les murs fussent faibles et bas : " c'était un angle négligé qui commençait à la pointe de terre dont nous avons parlé, et qui continuait jusqu'au port qui était du côté du couchant. Il y en avait deux qui se communiquaient l'un à l'autre, mais qui n'avaient qu'une seule entrée, large de soixante-dix pieds et fermée par des chaînes. Le premier était pour les marchands, où l'on trouvait plusieurs et diverses demeures pour les matelots. L'autre était le port intérieur, pour les navires de guerre, au milieu duquel on voyait une île nommée ''Cothon '', bordée, aussi bien que le port, de grands quais où il y avait des loges séparées pour mettre à couvert deux cent vingt navires, et des magasins au-dessus, où l'on gardait tout ce qui était nécessaire à l'armement et à l'équipement des vaisseaux. L'entrée de chacune de ces loges, destinées à retirer les vaisseaux, était ornée de deux colonnes de marbre d'ouvrage ionique ; de sorte que tant le port que l'île représentaient des deux côtés deux magnifiques galeries. Dans cette île était le palais de l'amiral ; et comme il était vis-à-vis de l'entrée du port, il pouvait de là découvrir tout ce qui se passait dans la mer, sans que de la mer on pût rien voir de ce qui se faisait dans l'intérieur du port. Les marchands, de même, n'avoient aucune vue sur les vaisseaux de guerre, les deux ports étant séparés par une double muraille, et il y avait dans chacun une porte particulière pour entrer dans la ville sans passer par l'autre port. On peut donc distinguer trois parties dans Carthage : le port qui était double, appelé quelquefois ''Cothon '', à cause de la petite île de ce nom ; la citadelle, appelée ''Byrsa'' ; la ville proprement dite, où demeuraient les habitants, qui environnait la citadelle et était nommée ''Mégara ''. "
 
Il ne resta vraisemblablement de cette première ville que les citernes publiques et particulières ; elles sont d'une beauté surprenante et donnent une grande idée des monuments des Carthaginois ; mais je ne sais si l'aqueduc qui conduisait l'eau à ces citernes ne doit pas être attribué à la seconde Carthage. Je me fonde, pour la destruction entière de la cité de Didon, sur ce passage de Florus : " ''Quanta urbs deleta sit, ut de caeteris taceam, vel ignium mora probari potest. Quippe per continuos XVII dies vix potuit incendium exstingui, quod domibus ac templis suis sponte hostes immiserant, ut quatenus urbs eripi Romanis non poterat, triumphus arderet ''. "
 
Appien ajoute que ce qui échappa aux flammes fut démoli par ordre du sénat romain. " Rome, dit Velléius Paterculus, déjà maîtresse du monde, ne se croyait pas en sûreté tant que subsisterait le nom de Carthage ", ''si nomen usquam maneret Carthaginis ''.
 
Strabon, dans sa description courte et claire, mêle évidemment différentes parties de l'ancienne et de la nouvelle cité :
 
:Kai Karchdwn de epi cerronhsou tinox idrutai, (…) etc
 
:" Carthage, environnée de murs de toutes parts, occupe une presqu'île de trois cents stades de tour, qu'elle a attachée à la terre ferme par un isthme de soixante stades de largeur. Au milieu de la ville s'élevait une colline sur laquelle était bâtie une citadelle appelée ''Byrsa''. Au sommet de cette citadelle on voyait un temple consacré à Esculape, et des maisons couvraient la pente de la colline, Les ports sont au pied de Byrsa, ainsi que la petite île ronde appelée ''Cothon'', autour de laquelle les vaisseaux forment un cercle. "
Kai Karchdwn de epi cerronhsou tinox idrutai, (...) etc
 
Sur ce mot ''Karchêdôn'' de l'original, j'observe, après quelques écrivains, que, selon Samuel Bochard, le nom phénicien de ''Carthage'' était ''Cartha-Hadath'' ou ''Cartha-Hadtha'', c'est-à-dire la nouvelle ville. Les Grecs en firent ''Karchêdôn'', et les Romains ''Carthage''. Les noms des trois parties de la ville étaient également tirés du phénicien, ''Magara'' de ''magar'', magasin ; ''Byrsa'' de ''bosra'', forteresse, et ''Cothon'' de ''ratoun'', coupure, car il n'est pas bien clair que le Cothon fût une île.
 
Après Strabon, nous ne savons plus rien de Carthage, sinon qu'elle était devenue une des plus grandes et des plus belles villes du monde. Pline pourtant se contente de dire : ''Colonia Carthago, magnae in vestigiis Carthaginis''. Pomponius Mela, avant Pline, ne paraît ·pas beaucoup plus favorable : ''Jam quidem iterum opulenta, etiam nunc tamen priorum excidio rerum quam ope praesentium clarior'' : mais Solin dit : Alterum post urbem Roman terrarum decus. D'autres auteurs la nomment la ''grande'' et l' ''heureuse : Carthago magna, felicitate reverenda''.
" Carthage, environnée de murs de toutes parts, occupe une presqu'île de trois cents stades de tour, qu'elle a attachée à la terre ferme par un isthme de soixante stades de largeur. Au milieu de la ville s'élevait une colline sur laquelle était bâtie une citadelle appelée Byrsa . Au sommet de cette citadelle on voyait un temple consacré à Esculape, et des maisons couvraient la pente de la colline, Les ports sont au pied de Byrsa, ainsi que la petite île ronde appelée Cothon , autour de laquelle les vaisseaux forment un cercle. "
 
Sur ce mot Karchêdôn de l'original, j'observe, après quelques écrivains, que, selon Samuel Bochard, le nom phénicien de Carthage était Cartha-Hadath ou Cartha-Hadtha , c'est-à-dire la nouvelle ville. Les Grecs en firent Karchêdôn , et les Romains Carthage . Les noms des trois parties de la ville étaient également tirés du phénicien, Magara de magar , magasin ; Byrsa de bosra , forteresse, et Cothon de ratoun , coupure, car il n'est pas bien clair que le Cothon fût une île.
 
Après Strabon, nous ne savons plus rien de Carthage, sinon qu'elle était devenue une des plus grandes et des plus belles villes du monde. Pline pourtant se contente de dire : Colonia Carthago, magnae in vestigiis Carthaginis . Pomponius Mela, avant Pline, ne paraît ·pas beaucoup plus favorable : Jam quidem iterum opulenta, etiam nunc tamen priorum excidio rerum quam ope praesentium clarior : mais Solin dit : Alterum post urbem Roman terrarum decus. D'autres auteurs la nomment la grande et l' heureuse : Carthago magna, felicitate reverenda .
 
La nouvelle Carthage souffrit d'un incendie sous le règne de Marc-Aurèle ; car on voit ce prince occupé à réparer les malheurs de la colonie.
 
Commode, qui mit une flotte en station à Carthage pour apporter à Rome les blés de l'Afrique, voulut changer le nom de Carthage en celui de la ''ville Commodiane ''. Cette folie de l'indigne fils d'un grand homme fut bientôt oubliée.
 
Les deux Gordiens, ayant été proclamés empereurs en Afrique, firent de Carthage la capitale du monde pendant leur règne d'un moment. Il paraît toutefois que les Carthaginois en témoignèrent peu de reconnaissance ; car, selon Capitolin, ils se révoltèrent contre les Gordiens en faveur de Capélius. Zosime dit encore que ces mêmes Carthaginois reconnurent Sabinien pour leur maître, tandis que le jeune Gordien succédait dans Rome à Balbin et à Maxime. Quand on croirait, d'après Zonare, que Carthage fût favorable aux Gordiens, ces empereurs n'auraient pas eu le temps d'embellir beaucoup cette cité.
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Le tyran Maxence porta la flamme et le fer en Afrique, et triompha de Carthage comme de l'antique ennemie de Rome. On ne voit pas sans frissonner cette longue suite d'insensés qui, presque sans interruption, ont gouverné le monde depuis Tibère jusqu'à Constantin, et qui vont, après ce dernier prince, se joindre aux monstres de la Byzantine. Les peuples ne valaient guère mieux que les rois. Une effroyable convention semblait exister entre les nations et les souverains : ceux-ci pour tout oser, celles-là pour tout souffrir.
 
Ainsi ce que nous savons des monuments de Carthage dans les siècles que nous venons de parcourir se réduit à très peu de chose : nous voyons seulement par les écrits de Tertullien, de saint Cyprien, de Lactance, de saint Augustin, par les canons des conciles de Carthage et par les ''Actes des Martyrs '', qu'il y avait à Carthage des amphithéâtres, des théâtres, des bains, des portiques. La ville ne fut jamais bien fortifiée, car Gordien le Vieux ne put s'y détendre ; et, longtemps après, Genseric et Bélisaire y entrèrent sans difficulté.
 
J'ai entre les mains plusieurs monnaies des rois vandales qui prouvent que les arts étaient tout à fait perdus sous le règne de ces rois : ainsi il n'est pas probable que Carthage ait reçu aucun embellissement de ses nouveaux maîtres. Nous savons au contraire que Genseric abattit les églises et les théâtres ; tous les monuments païens furent renversés par ses ordres : on cite entre autres le temple de Mémoire et la rue consacrée à la déesse Céleste. Cette rue était bordée de superbes édifices.
 
Justinien, après avoir arraché Carthage aux Vandales, y fit construire des portiques, des thermes, des églises et des monastères, comme on le voit dans le livre ''des Edifices'' de Procope. Cet historien parle encore d'une église bâtie par les Carthaginois, au bord de la mer, en l'honneur de saint Cyprien. Voilà ce que j'ai pu recueillir touchant les monuments d'une ville qui occupe un si haut rang dans l'histoire ; passons maintenant à ses débris.
 
Le vaisseau sur lequel j'étais parti d'Alexandrie étant arrivé au port de Tunis, nous jetâmes l'ancre en face des ruines de Carthage : je les regardais sans pouvoir deviner ce que c'était ; j'apercevais quelques cabanes de Maures, un ermitage musulman sur la pointe d'un cap avancé, des brebis paissant parmi des ruines ; ruines si peu apparentes, que je les distinguais à peine du sol qui les portait : c'était là Carthage :
 
::Devictae Carthaginis arces
::Procubuere ; jacent infausto in littore turres
::Eversae. Quantum illa metus, quantum illa laborum
::Urbs dedit insultans Latio et Laurentibus arvis !
::Nunc passim vix relliquias, vix nomina servans,
::Obruitur, propriis non agnoscenda ruinis.
 
:" Les murs de Carthage vaincue et ses tours renversées gisent épars sur le rivage fatal. Quelle crainte cette ville n'a-t-elle pas jadis inspirée à Rome ! quels efforts ne nous a-t-elle pas coûtés lorsqu'elle nous insultait jusque dans le Latium et dans les champs de Laurente ! Maintenant on aperçoit à peine ses débris, elle conserve à peine son nom, et ne peut être reconnue à ses propres ruines. "
Devictae Carthaginis arces
 
Procubuere ; jacent infausto in littore turres
 
Eversae. Quantum illa metus, quantum illa laborum
 
Urbs dedit insultans Latio et Laurentibus arvis !
 
Nunc passim vix relliquias, vix nomina servans,
 
Obruitur, propriis non agnoscenda ruinis.
 
 
" Les murs de Carthage vaincue et ses tours renversées gisent épars sur le rivage fatal. Quelle crainte cette ville n'a-t-elle pas jadis inspirée à Rome ! quels efforts ne nous a-t-elle pas coûtés lorsqu'elle nous insultait jusque dans le Latium et dans les champs de Laurente ! Maintenant on aperçoit à peine ses débris, elle conserve à peine son nom, et ne peut être reconnue à ses propres ruines. "
 
Pour se retrouver dans ces ruines, il est nécessaire de suivre une marche méthodique. Je suppose donc que le lecteur parte avec moi du fort de La Goulette, lequel, comme on sait et comme je l'ai dit, est situé sur le canal par où le lac de Tunis se dégorge dans la mer. Chevauchant le long du rivage, en se dirigeant est-nord-est, vous trouvez après une demi-heure de chemin, des salines qui remontent vers l'ouest jusqu'à un fragment de mur assez voisin des grandes citernes. Passant entre les salines et la mer, vous commencez à découvrir des jetées qui s'étendent assez loin sous les flots. La mer et les jetées sont à votre droite ; à votre gauche, vous apercevez sur des hauteurs inégales beaucoup de débris ; au pied de ces débris est un bassin de forme ronde assez profond, et qui communiquait autrefois avec la mer par un canal dont on voit encore la trace. Ce bassin doit être, selon moi, le Cothon, ou le port intérieur de Carthage. Les restes des immenses travaux que l'on aperçoit dans la mer indiqueraient, dans ce cas, le môle extérieur. Il me semble même qu'on peut distinguer quelques piles de la levée que Scipion fit construire afin de fermer le port. J'ai remarqué aussi un second canal intérieur, qui sera, si l'on veut, la coupure faite par les Carthaginois lorsqu'ils ouvrirent un autre passage à leur flotte.
 
Ce sentiment est directement opposé à celui du docteur Shaw, qui place l'ancien port de Carthage au nord et au nord-ouest de la péninsule, dans le marais noyé appelé ''El-Mersa '', ou : le havre. Il suppose que ce port a été bouché par les vents du nord-est et par le limon de la Bagrada. D'Anville, dans sa ''Géographie ancienne '', et Bélidor, dans son ''Architecture hydraulique '', ont suivi cette opinion. Les voyageurs se sont soumis à ces grandes autorités. Je ne sais quelle est à cet égard l'opinion du savant Italien, dont je n'ai pas vu l'ouvrage [J'ai{{refa indiqué cet ouvrage plus haut. Son opinion paraît semblable à la mienne. Voyez la Préface de la troisième édition. (N.d.A.)]|9}} .
 
J'avoue que je suis effrayé d'avoir à combattre des hommes d'un mérite aussi éminent que Shaw et d'Anville. L'un avait vu les lieux, et l'autre les avait devinés, si on me passe cette expression. Une chose cependant m'encourage : M. Humberg, commandant-ingénieur à La Goulette, homme très habile, et qui réside depuis longtemps au milieu des ruines de Carthage, rejette absolument l'hypothèse du savant Anglais. Il est certain qu'il faut se défier de ces prétendus changements de lieux, de ces accidents locaux, à l'aide desquels on explique les difficultés d'un plan qu'on n'entend pas. Je ne sais donc si la Bagrada a pu fermer l'ancien port de Carthage, comme le docteur Shaw le suppose, ni produire sur le rivage d'Utique toutes les révolutions qu'il indique. La partie élevée du terrain au nord et au nord-ouest de l'isthme de Carthage n'a pas, soit le long de la mer, soit dans l'El-Mersa, la moindre sinuosité qui put servir d'abri à un bateau. Pour trouver le Cothon dans cette position, il faut avoir recours à une espèce de trou qui, de l'aveu de Shaw, n'occupe pas cent verges en carré. Sur la mer du sud-est, au contraire, vous rencontrez de longues levées, des voûtes qui peuvent avoir été les magasins, ou même les loges des galères ; vous voyez des canaux creusés de main d'hommes, un bassin intérieur assez grand pour contenir les barques des anciens, et au milieu de ce bassin une petite île.
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L'histoire vient à mon secours. Scipion l'Africain était occupé à fortifier Tunis lorsqu'il vit des vaisseaux sortir de Carthage pour attaquer la flotte romaine à Utique (Tite-Live, liv. X). Si le port de Carthage avait été au nord, de l'autre côté de l'isthme, Scipion, placé à Tunis, n'aurait pas pu découvrir les galères des Carthaginois ; la terre cache dans cette partie le golfe d'Utique. Mais si l'on place le port au sud-est, Scipion vit et dut voir appareiller les ennemis.
 
Quand Scipion l'Emilien entreprit de fermer le port extérieur, il fit commencer la jetée à la pointe du cap de Carthage (App.). Or, le cap de Carthage est à l'orient, sur la baie même de Tunis. Appien ajoute que cette pointe de terre était près du port ; ce qui est vrai si le port était au sud-est, ce qui est faux si le port se trouvait au nord-ouest. Une chaussée conduite de la plus longue pointe de l'isthme de Carthage pour enclore au nord-ouest ce qu'on appelle l' ''El-Mersa'' est une chose absurde à supposer.
 
Enfin, après avoir pris le Cothon, Scipion attaqua Byrsa, ou la citadelle (Appien) ; le Cothon était donc au-dessous de la citadelle : or, celle-ci était bâtie sur la plus haute colline de Carthage, colline que l'on voit entre le midi et l'orient. Le Cothon placé au nord-ouest aurait été trop éloigné de Byrsa, tandis que le bassin que j'indique est précisément au pied de la colline du sud-est.
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Si je m'étends sur ce point plus qu'il n'est nécessaire à beaucoup de lecteurs, il y en a d'autres aussi qui prennent un vif intérêt aux souvenirs de l'histoire, et qui ne cherchent dans un ouvrage que des faits et des connaissances positives. N'est-il pas singulier que dans une ville aussi fameuse que Carthage on en soit à chercher l'emplacement même de ses ports, et que ce qui fit sa principale gloire soit précisément ce qui est le plus oublié ?
 
Shaw me semble avoir été plus heureux à l'égard du port marqué dans le premier livre de l' ''Enéide ''. Quelques savants ont cru que ce port était une création du poète ; d'autres ont pensé que Virgile avait eu l'intention de représenter ou le port d'Ithaque ou celui de Carthagène, ou la baie de Naples ; mais le chantre de Didon était trop scrupuleux sur la peinture des lieux pour se permettre une telle licence ; il a décrit dans la plus exacte vérité un port à quelque distance de Carthage. Laissons parler le docteur Shaw :
 
" L' ''Arvah-Reah '', l'Aquilaria des anciens, est à deux lieues à l'est-nord-est de Seedy-Doude, un peu au sud du promontoire de Mercure : ce fut là que Curion débarqua les troupes qui furent ensuite taillées en pièces par Saburra. Il y a ici divers restes d'antiquités, mais il n'y en a point qui méritent de l'attention. La montagne située entre le bord de la mer et le village, où il n'y a qu'un demi-mille de distance, est à vingt ou trente pieds au-dessus du niveau de la mer, fort artistement taillée et percée en quelques endroits pour faire entrer l'air dans les voûtes que l'on y a pratiquées : on voit encore dans ces voûtes, à des distances réglées, de grosses colonnes et des arches pour soutenir la montagne. Ce sont ici les carrières dont parle Strabon, d'où les habitants de Carthage, d'Utique et de plusieurs autres villes voisines, pouvaient tirer des pierres pour leurs bâtiments ; et comme le dehors de la montagne est tout couvert d'arbres, que les voûtes qu'on y a faites s'ouvrent du côté de la mer, qu'il y a un grand rocher de chaque côté de cette ouverture, vis-à-vis de laquelle est l'île d'Aegimurus, et que de plus on y trouve des sources qui sortent du roc et des reposoirs pour les travailleurs, on ne saurait presque douter, vu que les circonstances y répondent si exactement, que ce ne soit ici la caverne que Virgile place quelque part dans le golfe, et dont il fait la description dans les vers suivants, quoiqu'il y ait des commentateurs qui ont cru que ce n'est qu'une pure fiction du poète :
 
::Est in secessu longo locus : insula portum
::Efficit objectu laterum ; quibus omnis ab alto
::Frangitur, inque sinus scindit sese unda reductos.
::Hinc atque hinc vastae rupes geminique minantur
::In coelum scopuli, quorum sub vertice late
::Aequora tuta silent : tum sylvis scena coruscis
::Desuper, horrentique atrum nemus imminet umbra.
::Fronte sub adversa, scopulis pendentibus antrum :
::Intus aquae dulces, vivoque sedilia saxo,
::Nympharum domus, etc.
 
(Virg., ''Aeneid''., lib. I, v. 159-168.)
Est in secessu longo locus : insula portum
 
Efficit objectu laterum ; quibus omnis ab alto
 
Frangitur, inque sinus scindit sese unda reductos.
 
Hinc atque hinc vastae rupes geminique minantur
 
In coelum scopuli, quorum sub vertice late
 
Aequora tuta silent : tum sylvis scena coruscis
 
Desuper, horrentique atrum nemus imminet umbra.
 
Fronte sub adversa, scopulis pendentibus antrum :
 
Intus aquae dulces, vivoque sedilia saxo,
 
Nympharum domus, etc.
 
(Virg., Aeneid ., lib. I, v. 159-168.)
 
 
A présent que nous connaissons les ports, le reste ne nous retiendra pas longtemps. Je suppose que nous avons continué notre route le long de la mer jusqu'à l'angle d'où sort le promontoire de Carthage. Ce cap, selon le docteur Shaw, ne fut jamais compris dans la cité.
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Maintenant nous quittons la mer, et, tournant à gauche, nous parcourons en revenant au midi les ruines de la ville, disposées sur l'amphithéâtre des collines.
 
Nous trouvons d'abord les débris d'un très grand édifice qui semble avoir fait partie d'un palais et d'un théâtre. Au-dessus de cet édifice, en montant à l'ouest, on arrive aux belles citernes qui passent généralement pour être les seuls restes de Carthage : elles recevaient peut-être les eaux d'un aqueduc dont on voit des fragments dans la campagne. Cet aqueduc parcourait un espace de cinquante milles, et se rendait aux sources du Zawan [On{{refa prononce dans le pays Zauvan . (N.d.A.)]|10}} et de Zungar. Il y avait des temples au-dessus de ces sources. Les plus grandes arches de l'aqueduc ont soixante-dix pieds de haut, et les piliers de ces arches emportent seize pieds sur chaque face. Les citernes sont immenses : elles forment une suite de voûtes qui prennent naissance les unes dans les autres, et qui sont bordées, dans toute leur longueur, par un corridor : c'est véritablement un magnifique ouvrage.
 
Pour aller des citernes publiques à la colline de Byrsa, on traverse un chemin raboteux. Au pied de la colline, on trouve un cimetière et un misérable village, peut-être le Tents de lady Montague [Les écuries des éléphants , dont parle lady Montague, sont des chambres souterraines qui n'ont rien de remarquable. (N.d.A.)] . Le sommet de l'acropole offre un terrain uni, semé de petits morceaux de marbre, et qui est visiblement l'aire d'un palais ou d'un temple. Si l'on tient pour le palais, ce sera le palais de Didon ; si l'on préfère le temple, il faudra reconnaître celui d'Esculape. Là, deux femmes se précipitèrent dans les flammes, l'une pour ne pas survivre à son déshonneur, l'autre à sa patrie.
 
 
Soleil, dont les regards embrassent l'univers,
 
Reine des dieux, témoins de mes affreux revers,
 
Triple Hécate, pour qui dans l'horreur des ténèbres
 
Retentissent les airs des hurlements funèbres ;
 
Pâles filles du Styx, vous tous, lugubres dieux,
 
Dieux de Didon mourante, écoutez tous mes voeux !
 
S'il faut qu'enfin ce monstre, échappant au naufrage,
 
Soit poussé dans le port, jeté sur le rivage ;
 
Si c'est l'arrêt du sort, la volonté des cieux,
 
Que du moins assailli d'un peuple audacieux,
 
Errant dans les climats où son destin l'exile,
 
Implorant des secours, mendiant un asile,
 
Redemandant son fils arraché de ses bras,
 
De ses plus chers amis il pleure le trépas !...
 
Qu'une honteuse paix suive une guerre affreuse !
 
Qu'au moment de régner, une mort malheureuse
 
L'enlève avant le temps ! Qu'il meure sans secours,
 
Et que son corps sanglant reste en proie aux vautours !
 
Voilà mon dernier voeu ! Du courroux qui m'enflamme
 
Ainsi le dernier cri s'exhale avec mon âme.
 
Et toi, mon peuple, et toi, prends son peuple en horreur !
 
Didon au lit de mort te lègue sa fureur !
 
En tribut à ta reine offre un sang qu'elle abhorre !
 
C'est ainsi que mon ombre exige qu'on l'honore.
 
Sors de ma cendre, sors, prends la flamme et le fer,
 
Toi qui dois me venger des enfants de Teucer !
 
Que le peuple latin, que les fils de Carthage,
 
Opposés par les lieux, le soient plus par leur rage !
 
Que de leurs ports jaloux, que de leurs murs rivaux,
 
Soldats contre soldats, vaisseaux contre vaisseaux,
 
Courent ensanglanter et la mer et la terre !
 
Qu'une haine éternelle éternise la guerre !
 
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
 
A peine elle achevait, que du glaive cruel
 
Ses suivantes ont vu partir le coup mortel,
 
Pour aller des citernes publiques à la colline de Byrsa, on traverse un chemin raboteux. Au pied de la colline, on trouve un cimetière et un misérable village, peut-être le ''Tents'' de lady Montague {{refa |11}} . Le sommet de l'acropole offre un terrain uni, semé de petits morceaux de marbre, et qui est visiblement l'aire d'un palais ou d'un temple. Si l'on tient pour le palais, ce sera le palais de Didon ; si l'on préfère le temple, il faudra reconnaître celui d'Esculape. Là, deux femmes se précipitèrent dans les flammes, l'une pour ne pas survivre à son déshonneur, l'autre à sa patrie.
Ont vu sur le bûcher la reine défaillante,
 
::Soleil, dont les regards embrassent l'univers,
Dans ses sanglantes mains l'épée encor fumante.
::Reine des dieux, témoins de mes affreux revers,
::Triple Hécate, pour qui dans l'horreur des ténèbres
::Retentissent les airs des hurlements funèbres ;
::Pâles filles du Styx, vous tous, lugubres dieux,
::Dieux de Didon mourante, écoutez tous mes voeux !
::S'il faut qu'enfin ce monstre, échappant au naufrage,
::Soit poussé dans le port, jeté sur le rivage ;
::Si c'est l'arrêt du sort, la volonté des cieux,
::Que du moins assailli d'un peuple audacieux,
::Errant dans les climats où son destin l'exile,
::Implorant des secours, mendiant un asile,
::Redemandant son fils arraché de ses bras,
::De ses plus chers amis il pleure le trépas !…
::Qu'une honteuse paix suive une guerre affreuse !
::Qu'au moment de régner, une mort malheureuse
::L'enlève avant le temps ! Qu'il meure sans secours,
::Et que son corps sanglant reste en proie aux vautours !
::Voilà mon dernier voeu ! Du courroux qui m'enflamme
::Ainsi le dernier cri s'exhale avec mon âme.
::Et toi, mon peuple, et toi, prends son peuple en horreur !
::Didon au lit de mort te lègue sa fureur !
::En tribut à ta reine offre un sang qu'elle abhorre !
::C'est ainsi que mon ombre exige qu'on l'honore.
::Sors de ma cendre, sors, prends la flamme et le fer,
::Toi qui dois me venger des enfants de Teucer !
::Que le peuple latin, que les fils de Carthage,
::Opposés par les lieux, le soient plus par leur rage !
::Que de leurs ports jaloux, que de leurs murs rivaux,
::Soldats contre soldats, vaisseaux contre vaisseaux,
::Courent ensanglanter et la mer et la terre !
::Qu'une haine éternelle éternise la guerre !
::. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
::A peine elle achevait, que du glaive cruel
::Ses suivantes ont vu partir le coup mortel,
::Ont vu sur le bûcher la reine défaillante,
::Dans ses sanglantes mains l'épée encor fumante.
 
 
Du sommet de Byrsa l'oeil embrasse les ruines de Carthage, qui sont plus nombreuses qu'on ne le pense généralement : elles ressemblent à celles de Sparte, n'ayant rien de bien conservé, mais occupant un espace considérable. Je les vis au mois de février ; les figuiers, les oliviers et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles ; de grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure parmi les débris de marbre de toutes couleurs. Au loin je promenais mes regards sur l'isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines, sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des montagnes azurées ; je découvrais des forêts, des vaisseaux, des aqueducs, des villages maures, des ermitages mahométans, des minarets et les maisons blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, réunis en bataillons et ressemblant à des nuages, volaient au-dessus de ma tête. Environné des plus grands et des plus touchants souvenirs, je pensais à Didon, à Sophonisbe, à la noble épouse d'Asdrubal ; Je contemplais les vastes plaines où sont ensevelies les légions d'Annibal, de Scipion et de César ; mes yeux voulaient reconnaître l'emplacement d'Utique : hélas ! les débris des palais de Tibère existent encore à Caprée, et l'on cherche en vain à Utique la place de la maison de Caton ! Enfin, les terribles Vandales, les légers Maures passaient tour à tour devant ma mémoire, qui m'offrait pour dernier tableau saint Louis expirant sur les ruines de Carthage. Que le récit de la mort de ce prince termine cet ''Itinéraire'' : heureux de rentrer, pour ainsi dire, dans ma patrie, par un antique monument de ses vertus, et de finir au tombeau du roi de sainte mémoire ce long pèlerinage aux tombeaux des grands hommes.
 
Lorsque saint Louis entreprit son second voyage d'outre-mer, il n'était plus jeune. Sa santé, affaiblie, ne lui permettait ni de rester longtemps à cheval ni de soutenir le poids d'une armure ; mais Louis n'avait rien perdu de la vigueur de l'âme. Il assemble à Paris les grands du royaume ; il leur fait la peinture des malheurs de la Palestine, et leur déclare qu'il est résolu d'aller au secours de ses frères les chrétiens. En même temps il reçoit la croix des mains du légat, et la donne à ses trois fils aînés.
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Saint Louis fit son testament : il laissa à Agnès, la plus jeune de ses filles, dix mille francs pour se marier, et quatre mille francs à la reine Marguerite ; il nomma ensuite deux régents du royaume, Matthieu, abbé de Saint-Denis, et Simon, sire de Nesle ; après quoi il alla prendre l'oriflamme.
 
Cette bannière, que l'on commence à voir paraître dans nos armées sous le règne de Louis le Gros, était un étendard de soie attaché au bout d'une lance : il était ''d'un vermeil samit, à guise de gonfanon à trois queues, et avait autour des houppes de soie verte ''. On le déposait en temps de paix sur l'autel de l'abbaye de Saint-Denis, parmi les tombeaux des rois, comme pour avertir que de race en race les Français étaient fidèles à Dieu, au prince et à l'honneur. Saint Louis prit cette bannière des mains de l'abbé, selon l'usage. Il reçut en même temps l'escarcelle [Une{{refa ceinture. (N.d.A.)]|12}} et le bourdon [Un{{refa bâton. (N.d.A.)]|13}} du pèlerin, que l'on appelait alors la consolation et la marque du voyage [{{refa Solatia et indicia itineris . (N.d.A.)]|14}} : coutume si ancienne dans la monarchie, que Charlemagne fut enterré avec l'escarcelle d'or qu'il avait habitude de porter lorsqu'il allait en Italie.
 
Louis pria au tombeau des martyrs, et mit son royaume sous la protection du patron de la France. Le lendemain de cette cérémonie, il se rendit pieds nus, avec ses fils, du Palais de Justice à l'église de Notre-Dame. Le soir du même jour il partit pour Vincennes, où il fit ses adieux à la reine Marguerite, ''gentille, bonne reine, pleine de grand simplece '', dit Robert de Sainceriaux ; ensuite il quitta pour jamais ces vieux chênes, vénérables témoins de sa justice et de sa vertu.
 
:" Maintes fois ai vu que le saint homme roi s'alloit esbattre au bois de Vincennes, et s'asseyoit au pied d'un chesne, et nous fesoit seoir auprès de lui, et tous ceux qui avoient affaire à lui venoient lui parler sans qu'aucun huissier leur donnast empeschement...empeschement… Aussi plusieurs fois ay vu qu'au temps d'esté le bon roi venoit au jardin de Paris, vestu d'une cotte de camelot, d'un surcot de tiretaine sans manches et d'un mantel par-dessus de sandal noir, et fesoit là estendre des tapis pour nous asseoir auprès de lui, et là fesoit depescher son peuple diligemment comme au bois de Vincennes [Sire{{refa de Joinville. (N.d.A.)]|15}} . "
 
Saint-Louis s'embarqua à Aigues-Mortes, le mardi 1er juillet 1270. Trois avis avaient été ouverts dans le conseil du roi avant de mettre à la voile : d'aborder à Saint-Jean-d'Acre, d'attaquer l'Egypte, de faire une descente à Tunis. Malheureusement saint Louis se rangea au dernier avis par une raison qui semblait assez décisive.
 
Tunis était alors sous la domination d'un prince que Geoffroy de Beaulieu et Guillaume de Nangis nomment ''Omar-el-Muley-Moztanca ''. Les historiens du temps ne disent point pourquoi ce prince feignit de vouloir embrasser la religion des chrétiens ; mais il est assez probable qu'apprenant l'armement des croisés, et ne sachant où tomberait l'orage, il crut le détourner en envoyant des ambassadeurs en France et flattant le saint roi d'une conversion à laquelle il ne pensait point. Cette tromperie de l'infidèle fut précisément ce qui attira sur lui la tempête qu'il prétendait conjurer. Louis pensa qu'il suffirait de donner à Omar une occasion de déclarer ses desseins, et qu'alors une grande partie de l'Afrique se ferait chrétienne à l'exemple de son prince.
 
Une raison politique se joignait à ce motif religieux : les Tunisiens infestaient les mers ; ils enlevaient les secours que l'on faisait passer aux princes chrétiens de la Palestine ; ils fournissaient des chevaux, des armes et des soldats aux soudans d'Egypte ; ils étaient le centre des liaisons que Bondoc-Dari entretenait avec les Maures de Maroc et de l'Espagne. Il importait donc de détruire ce repaire de brigands, pour rendre plus faciles les expéditions en Terre Sainte.
 
Saint Louis entra dans la baie de Tunis au mois de juillet 1270. En ce temps-là un prince maure avait entrepris de rebâtir Carthage : plusieurs maisons nouvelles s'élevaient déjà au milieu des ruines, et l'on voyait un château sur la colline de Byrsa. Les croisés furent frappés de la beauté du pays couvert de bois d'oliviers. Omar ne vint point au-devant des Français ; il les menaça au contraire de faire égorger tous les chrétiens de ses Etats si l'on tentait le débarquement. Ces menaces n'empêchèrent point l'armée de descendre ; elle campa dans l'isthme de Carthage, et l'aumônier d'un roi de France prit possession de la patrie d'Annibal en ces mots : ''Je vous dis le ban de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et de Louis, roi de France, son sergent ''. Ce même lieu avait entendu parler le gétule, le tyrien, le latin, le vandale, le grec et l'arabe, et toujours les mêmes passions dans des langues diverses.
 
Saint Louis résolut de prendre Carthage avant d'assiéger Tunis, qui était alors une ville riche, commerçante et fortifiée. Il chassa les Sarrasins d'une tour qui défendait les citernes : le château fut emporté d'assaut, et la nouvelle cité suivit le sort de la forteresse. Les princesses qui accompagnaient leurs maris débarquèrent au port ; et, par une de ces révolutions que les siècles amènent, les grandes dames de France s'établirent dans les ruines des palais de Didon.
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Philippe, fils aîné et successeur de Louis, ne quittait point son père qu'il voyait près de descendre au tombeau. Le roi fut enfin obligé de garder sa tente : alors, ne pouvant plus être lui-même utile à ses peuples, il tâcha de leur assurer le bonheur dans l'avenir en adressant à Philippe cette instruction qu'aucun Français ne lira jamais sans verser des larmes. Il l'écrivit sur son lit de mort. Du Cange parle d'un manuscrit qui paraît avoir été l'original de cette instruction : l'écriture en était grande, mais altérée : elle annonçait la défaillance de la main qui avait tracé l'expression d'une âme si forte.
 
:" Beau fils, la première chose que je t'enseigne et commande à garder, si est que de tout ton coeur tu aimes Dieu. Car sans ce, nul homme ne peut être sauvé. Et garde bien de faire chose qui lui déplaise. Car tu devrois plutôt désirer à souffrir toutes manières de tourments, que de pécher mortellement.
 
:" Si Dieu t'envoie adversité, reçois-la bénignement, et lui en rends grâce : et pense que tu l'as bien desservi, et que le tout te tournera à ton preu. S'il te donne prospérité, si l'en remercie très humblement et garde que pour ce tu n'en sois pas pire par orgueil, ne autrement. Car on ne doit pas guerroyer Dieu de ses dons.
 
:" Prends-toi bien garde que tu aies en ta compagnie prudes gens et loyaux, qui ne soient point pleins de convoitises, soit gens d'église, de religion, séculiers ou autres. Fuis la compagnie des mauvais, et t'efforce d'écouter les paroles de Dieu, et les retiens en ton coeur.
 
:" Aussi fais droiture et justice à chacun, tant aux pauvres comme aux riches. Et à tes serviteurs sois loyal, libéral et roide de paroles, à ce qu'ils te craignent et aiment comme leur maître. Et si aucune controversité ou action se meut, enquiers-toi jusqu'à la vérité, soit tant pour toi que contre toi. Si tu es averti d'avoir aucune chose d'autrui, qui soit certaine, soit par toi ou par tes prédécesseurs, fais-la rendre incontinent.
 
:" Regarde en toute diligence comment les gens et sujets vivent en paix et en droiture dessous toi, par espécial ès bonnes villes et cités, et ailleurs. Maintiens tes franchises et libertés, esquelles tes anciens les ont maintenues et gardées, et les tiens en faveur et amour.
 
:" Garde-toi d'émouvoir guerre contre hommes chrétiens sans grand conseil, et qu'autrement tu n'y puisses obvier. Si guerre et débats y a entre tes sujets, apaise-les au plus tôt que tu pourras.
 
:" Prends garde souvent à tes baillifs, prévôts et autres officiers, et t'enquiers de leur gouvernement, afin que si chose y a en eux à reprendre, que tu le fasses.
 
:" Et te supplie, mon enfant, que, en ma fin, tu aies de moi souvenance, et de ma pauvre âme ; et me secoures par messes, oraisons, prières, aumônes et bienfaits, par tout ton royaume. Et m'octroie partage et portion en tous tes bienfaits, que tu feras. Et je te donne toute bénédiction que jamais père peut donner à enfant, priant à toute la Trinité du paradis, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qu'ils te gardent et défendent de tous maux ; à ce que nous puissions une fois, après cette mortelle vie, être devant Dieu ensemble, et lui rendre grâce et louange sans fin. "
 
Tout homme près de mourir, détrompé sur les choses du monde, peut adresser de sages instructions à ses enfants ; mais quand ces instructions sont appuyées de l'exemple de toute une vie d'innocence, quand elles sortent de la bouche d'un grand prince, d'un guerrier intrépide et du coeur le plus simple qui fut jamais, quand elles sont les dernières expressions d'une âme divine qui rentre aux éternelles demeures, alors heureux le peuple qui peut se glorifier en disant :
 
:" L'homme qui a écrit ces instructions était le roi de mes pères ! "
 
La maladie faisant des progrès, Louis demanda l'extrême-onction. Il répondit aux prières des agonisants avec une voix aussi ferme que s'il eût donné des ordres sur un champ de bataille. Il se mit à genoux au pied de son lit pour recevoir le saint viatique, et on fut obligé de soutenir par les bras ce nouveau saint Jérôme, dans cette dernière communion. Depuis ce moment il mit fin aux pensées de la terre et se crut acquitté envers ses peuples. Eh ! quel monarque avait jamais mieux rempli ses devoirs ! Sa charité s'étendit alors à tous les hommes : il pria pour les infidèles qui firent à la fois la gloire et le malheur de sa vie ; il invoqua les saints patrons de la France, de cette France si chère à son âme royale. Le lundi matin 25 août, sentant que son heure approchait, il se fit coucher sur un lit de cendre, où il demeura étendu les bras croisés sur la poitrine et les yeux levés vers le ciel.
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On n'a vu qu'une fois et l'on ne reverra jamais un pareil spectacle :
 
la flotte du roi de Sicile se montrait à l'horizon ; la campagne et les collines étaient couvertes de l'armée des Maures. Au milieu des débris de Carthage le camp des chrétiens offrait l'image de la plus affreuse douleur : aucun bruit ne s'y faisait entendre ; les soldats moribonds sortaient des hôpitaux, et se traînaient à travers les ruines, pour s'approcher de leur roi expirant. Louis était entouré de sa famille en larmes, des princes consternés, des princesses défaillantes. Les députés de l'empereur de Constantinople se trouvaient présents à cette scène : ils purent raconter à la Grèce la merveille d'un trépas que Socrate aurait admiré. Du lit de cendre où saint Louis rendait le dernier soupir on découvrait le rivage d'Utique : chacun pouvait faire la comparaison de la mort du philosophe stoïcien et du philosophe chrétien. Plus heureux que Caton, saint Louis ne fut point obligé de lire un traité de l'immortalité de l'âme pour se convaincre de l'existence d'une vie future : il en trouvait la preuve invincible dans sa religion, ses vertus et ses malheurs. Enfin, vers les trois heures de l'après-midi, le roi, jetant un grand soupir, prononça distinctement ces paroles : " Seigneur, j'entrerai dans votre maison, et je vous adorerai dans votre saint temple [{{refa Psalm . (N.d.A.)]|16}} ; " et son âme s'envola dans le saint temple qu'il était digne d'habiter.
 
On entend alors retentir la trompette des croisés de Sicile : leur flotte arrive pleine de joie et chargée d'inutiles secours. On ne répond point à leur signal. Charles d'Anjou s'étonne et commence à craindre quelque malheur. Il aborde au rivage, il voit des sentinelles, la pique renversée, exprimant encore moins leur douleur par ce deuil militaire que par l'abattement de leur visage. Il vole à la tente du roi son frère : il le trouve étendu mort sur la cendre. Il se jette sur les reliques sacrées, les arrose de ses larmes, baise avec respect les pieds du saint, et donne des marques de tendresse et de regrets qu'on n'aurait point attendues d'une âme si hautaine. Le visage de Louis avait encore toutes les couleurs de la vie, et ses lèvres même étaient vermeilles.
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Je partis de Grenade pour Aranjuès ; je traversai la patrie de l'illustre chevalier de la Manche, que je tiens pour le plus noble, le plus brave, le plus aimable et le moins fou des mortels. Je vis le Tage à Aranjuès, et j'arrivai le 21 à Madrid.
 
M. de Beauharnois, ambassadeur de France à la cour d'Espagne, me combla de bontés ; il avait connu autrefois mon malheureux frère, mort sur l'échafaud avec son illustre aïeul [M.{{refa de Malesherbes. (N.d.A.)]|17}} . Je quittai Madrid le 24. Je passai à l'Escurial, bâti par Philippe II sur les montagnes désertes de la Vieille-Castille. La cour vient chaque année s'établir dans ce monastère, comme pour donner à des solitaires morts au monde le spectacle de toutes les passions et recevoir d'eux ces leçons dont les passions ne profitent jamais. C'est là que l'on voit encore la chapelle funèbre où les rois d'Espagne sont ensevelis, dans des tombeaux pareils, disposés en échelons ; de sorte que toute cette poussière est étiquetée et rangée en ordre comme les curiosités d'un muséum. Il y a des sépulcres vides pour les souverains qui ne sont point encore descendus dans ces lieux.
 
De l'Escurial je pris ma route pour Ségovie ; l'aqueduc de cette ville est un des plus grands ouvrages des Romains ; mais il faut laisser M. de La Borde nous décrire ces monuments dans son beau ''Voyage ''. A Burgos, une superbe cathédrale gothique m'annonça l'approche de mon pays. Je n'oubliai point les cendres du Cid :
 
::Don Rodrigue surtout n'a trait à son visage
::Qui d'un homme de coeur ne soit la haute image,
::Et sort d'une maison si féconde en guerriers,
::Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers.
::. . . . . . . . . . . . . . . Il adorait Chimène.
 
A Miranda, je saluai l'Ebre, qui vit le premier pas de cet Annibal dont j'avais si longtemps suivi les traces.
Don Rodrigue surtout n'a trait à son visage
 
Je traversai Vittoria et les charmantes montagnes de la Biscaye. Le 3 mai je mis le pied sur les terres de France : j'arrivai le 5 à Bayonne, après avoir fait le tour entier de la Méditerranée, visité Sparte, Athènes, Smyrne, Constantinople, Rhodes, Jérusalem, Alexandrie, Le Caire, Carthage, Cordoue, Grenade et Madrid.
Qui d'un homme de coeur ne soit la haute image,
 
Quand les anciens pèlerins avaient accompli le voyage de la Terre Sainte, ils déposaient leur bourdon à Jérusalem, et prenaient pour le retour un bâton de palmier : je n'ai point rapporté dans mon pays un pareil symbole de gloire, et je n'ai point attaché à mes derniers travaux une importance qu'ils ne méritent pas. Il y a vingt ans que je me consacre à l'étude au milieu de tous les hasards et de tous les chagrins, ''diversa exilia et desertas quaerere terras'' : un grand nombre de feuilles de mes livres ont été tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des flots ; j'ai souvent tenu la plume sans savoir comment je prolongerais de quelques instants mon existence ; ce sont là des droits à l'indulgence et non des titres à la gloire. J'ai fait mes adieux aux Muses dans ''Les Martyrs'', et je les renouvelle dans ces Mémoires, qui ne sont que la suite ou le commentaire de l'autre ouvrage. Si le ciel m'accorde un repos que je n'ai jamais goûté, je tâcherai d'élever en silence un monument à ma patrie ; si la Providence me refuse ce repos, je ne dois songer qu'à mettre mes derniers jours à l'abri des soucis qui ont empoisonné les premiers. Je ne suis plus jeune, je n'ai plus l'amour du bruit ; je sais que les lettres, dont le commerce est si doux quand il est secret, ne nous attirent au dehors que des orages dans tous les cas, j'ai assez écrit si mon nom doit vivre, beaucoup trop s'il doit mourir.
Et sort d'une maison si féconde en guerriers,
 
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Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers.
{{refl |1}}. Voyez la Préface de la troisième édition. (N.d.A.)
 
{{refl |2}}. La Bagrada de l'antiquité, au bord de laquelle Régulus tua le fameux serpent. (N.d.A.)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il adorait Chimène.
 
{{refl |3}}. '' Histoire de Charles Quint'', liv. V. (N.d.A.)
 
{{refl |4}}. Ce Mémoire méritait bien de fixer l'attention des critiques, et personne ne l'a remarqué. (N.d.A.)
A Miranda, je saluai l'Ebre, qui vit le premier pas de cet Annibal dont j'avais si longtemps suivi les traces.
 
{{refl |5}}. Quelques auteurs accusent les Carthaginois de l'avoir fait périr par jalousie de sa gloire, mais cela n'est pas prouvé. (N.d.A.)
Je traversai Vittoria et les charmantes montagnes de la Biscaye. Le 3 mai je mis le pied sur les terres de France : j'arrivai le 5 à Bayonne, après avoir fait le tour entier de la Méditerranée, visité Sparte, Athènes, Smyrne, Constantinople, Rhodes, Jérusalem, Alexandrie, Le Caire, Carthage, Cordoue, Grenade et Madrid.
 
{{refl |6}}. Scipion avait vu auparavant Massinissa. Sa dernière entrevue n'eut pas lieu, car Massinissa était mort quand Scipion arriva à sa cour. (N.d.A.)
 
{{refl |7}}. Ce songe est une imitation d'un passage de la ''République'' de Platon. (N.d.A.)
 
{{refl |8}}. Je ne ferai la description de Carthage qu'en parlant de ses ruines. (N.d.A.)
 
{{refl |9}}. J'ai indiqué cet ouvrage plus haut. Son opinion paraît semblable à la mienne. Voyez la Préface de la troisième édition. (N.d.A.)
 
{{refl |10}}. On prononce dans le pays ''Zauvan''. (N.d.A.)
 
{{refl |11}}. Les ''écuries des éléphants'', dont parle lady Montague, sont des chambres souterraines qui n'ont rien de remarquable. (N.d.A.)
 
{{refl |12}}. Une ceinture. (N.d.A.)
 
{{refl |13}}. Un bâton. (N.d.A.)
 
{{refl |14}}. '' Solatia et indicia itineris''. (N.d.A.)
 
{{refl |15}}. Sire de Joinville. (N.d.A.)
 
{{refl |16}}. '' Psalm''. (N.d.A.)
 
{{refl |17}}. M. de Malesherbes. (N.d.A.)
 
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Quand les anciens pèlerins avaient accompli le voyage de la Terre Sainte, ils déposaient leur bourdon à Jérusalem, et prenaient pour le retour un bâton de palmier : je n'ai point rapporté dans mon pays un pareil symbole de gloire, et je n'ai point attaché à mes derniers travaux une importance qu'ils ne méritent pas. Il y a vingt ans que je me consacre à l'étude au milieu de tous les hasards et de tous les chagrins, diversa exilia et desertas quaerere terras : un grand nombre de feuilles de mes livres ont été tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des flots ; j'ai souvent tenu la plume sans savoir comment je prolongerais de quelques instants mon existence ; ce sont là des droits à l'indulgence et non des titres à la gloire. J'ai fait mes adieux aux Muses dans Les Martyrs , et je les renouvelle dans ces Mémoires, qui ne sont que la suite ou le commentaire de l'autre ouvrage. Si le ciel m'accorde un repos que je n'ai jamais goûté, je tâcherai d'élever en silence un monument à ma patrie ; si la Providence me refuse ce repos, je ne dois songer qu'à mettre mes derniers jours à l'abri des soucis qui ont empoisonné les premiers. Je ne suis plus jeune, je n'ai plus l'amour du bruit ; je sais que les lettres, dont le commerce est si doux quand il est secret, ne nous attirent au dehors que des orages dans tous les cas, j'ai assez écrit si mon nom doit vivre, beaucoup trop s'il doit mourir.
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