« Écrivains critiques et historiens littéraires de la France/03 » : différence entre les versions

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Le moraliste, à proprement parler, a une faculté et un goût d’observer les choses et les caractères, de les prendre n’import par quel bout selon qu’ils se présentent, et de les pénétrer, de les approfondir, Pour lui, pas de théorie générale, de système ni de méthode. La curiosité pratique le dirige. Il en est, pour ainsi dire, à la botanique d’avant Jussieu, d’avant Linnée, à la botanique de Jean Jacques. Ainsi, toute rencontre de société, toute personne devient pour lui matière à remarque, à distinction ; tout lui est point de vue qu’il relève. Son amusement, sa création, c’est de regarder autour
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de lui, au hasard, et de noter le vrai sous forme concise et piquante. Un individu quelconque, un fâcheux, un insignifiant, passe, cause ; on l’observe, il est saisi. On lit un livre, dès la préface on en tire la connaissance de l’auteur, on entre dans sa pensée ou on la contredit ; à la vingtième page, que de réflexions le livre a déjà fait naître ! l’esprit a presque fait son volume à propos de celui-là. La critique littéraire n’est jamais pour l’esprit moraliste qu’un point de départ et qu’une occasion. - On assiste à la représentation d’une pièce de théâtre ; que de contradiction aussi ou de développement on y apporte ! On ne se dit pas seulement : « Cela est bon ; cela est mauvais ; je suis amusé on ennuyé. » On refait, on converse en soi-même ; on revoit en action les caractères, non pas au point de vue de la scène, mais selon le détail de la réalité ; ''Tartufe'' suggère ''Onuphre''. Le moraliste va ainsi, avec intérêt, mais sans hâte, au fur et à mesure, sachant et annotant quantité de choses sur quantité de points. Quant au lien général et aux lois métaphysiques, il ne s’y aventure pas ; il est plus de tact que de doctrine, particulièrement occupé de l’homme civilisé, de l’accident social, et il s’en tient dans ses énoncés à quelques rapprochemens pour lui manifestes, sûr après tout que les choses justes ne se peuvent jamais contrarier entre elles. La Bruyère me semble le modèle excellent du moraliste ainsi conçu. De nos jours je ne me figure pas un La Bruyère. Nous avons, dit-on, la liberté de la presse ; mais un livre comme celui de La Bruyère trouverait-il grace devant nos mœurs ? Le pauvre auteur serait honni, j’imagine, toutes les fois qu’il sortirait de la maxime et qu’il en viendrait aux originaux en particulier. Les gentilshommes de Versailles entendaient mieux la raillerie que plusieurs de nos superbes modernes. Une autre raison plus fondamentale entre autres, qui rend le La Bruyère difficile de nos jours, c’est qu’on ne sait plus bien ce que sont certains défauts auxquels le moraliste jette tout d’abord un coup d’œil pénétrant, et que sa sagacité évente pour ainsi dire. Un mot, par exemple, qu’on ne dit plus guère jamais, et sur lequel pourtant vivaient autrefois les moralistes, les satiriques et les comiques, est celui de sot : c’est qu’on n’est plus très sensible à ce défaut-là ; et la sottise, un peu de sottise, si elle se joint à quelque talent, devient plutôt un instrument de succès. En peu de sottise à côté de quelque talent, c’est comme une petite enseigne qu’on porte avec soi, et sur laquelle est écrit : ''Regardez ma ''
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''qualité ! '' Or, nous vivons dans un temps où le public aime autant être averti d’avance et officieusement sur les qualités d’un quelqu’un que d’avoir à les découvrir de lui-même. Mais au moment où nous avons à parler d’un moraliste excellent, ne désespérons pas trop de l’avenir d’un genre si précieux, et qui, jusqu’à ces derniers temps, n’avait jamais chômé en France. Mme Guizot l’a dit en je ne sais plus quel endroit : Quand il se produit dans un ordre de choses un inconvénient qui se renouvelle et dure, toujours il survient, et bientôt, des gens d’esprit pour y remédier.
 
Mme Guizot a été plus connue et classée jusqu’ici comme auteur de remarquables traités sur l’éducation que comme moraliste à proprement parler. Les deux volumes recueillis sous le titre de ''Conseils de Morale'' la montrent pourtant sous ce jour, mais pas aussi à l’origine, pas aussi nativement, si je puis dire, qu’une étude attentive de son talent nous l’a appris à connaître. Ses brillans débuts de moraliste se rattachent surtout à une partie de sa vie qui confine au XVIIIe siècle, et qu’on a moins relevée que ses derniers travaux.
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de se défaire, le héros d’ailleurs étant lui-même assez volage et très irrésolu. La situation, qui semble d’abord piquante, se prolonge beaucoup trop et devient froide. L’enjouement qui persiste et revient perpétuellement sur lui-même a quelque chose d’obscur et de concerté ; mais pour avoir eu l’idée de faire un sujet de roman de ce ''guignon'', en grande partie imputable au calendrier républicain et à l’imbroglio des décadi, primidi, etc., etc. ; pour s’être complu à ce cadre de petite ville de province, où figurent des personnages assez gracieux, mais nullement héroïques, des fâcheux, des coquettes, des irrésolus, il fallait obéir à un tour d’esprit, décidément original dans cet âge de jeunesse, à un sentiment prononcé des ridicules, des désaccords, des inconvéniens : ainsi Despréaux débutait par une satire sur les embarras de Paris. On relèverait aisément dans ''les Contradictions'', qu’on pourrait aussi bien intituler ''les Contrariétés'', un certain nombre de jolies remarques sur les gens qui font les nécessaires, sur les personnes dénigrantes. Voici un trait bien fin sur les évasions qu’on se fait à soi-même dans les cas difficiles : « Je ne sais, dit le héros du roman, si tout le monde est comme moi, mais quand je me suis long-temps occupé d’un projet qui m’intéresse beaucoup, quand la difficulté que je trouve à en tirer parti m’a contraint à le retourner en différens sens, je me refroidis et n’attache plus aucun prix à la chose à laquelle l’instant d’auparavant je croyais n’en pouvoir trop mettre. » Et ailleurs : « Comme il arrive toujours lorsqu’on est occupé d’un projet si peu important qu’il puisse être, j’oubliai pour un instant tous mes chagrins. » Que dirait de mieux un ironique de quarante-cinq ans, retiré du monde ? Ce qu’on appelle rêverie et mélancolie ne s’entrevoit nulle part ; mais il y a un touchant chapitre de ''l’Écu de six francs'' qui rappelle tout-à-fait un chapitre à la Sterne écrit par Mlle de Lespinasse. Henriette, qui finit par remplacer Charlotte dans le cœur du héros, petite personne de vingt-quatre ans, ''assez grasse et très fraîche'', a du charme ; la fragile Charlotte est drôle, et non pas sans agrément. Ce héros qui a si peu de passion, légèrement bizarre comme un original de La Bruyère, et qui rêve une nuit si plaisamment qu’il va en épouser ''quatre'', devient tendre à la fin quand il éclate en pleurs aux pieds d’Henriette <ref> Mme Guizot aimait à raconter que quand, jeune fille, elle essaya ce premier roman, elle s’étudia, pour qu’il réussît, à imiter certains traits de l’esprit du temps, quelques-uns même dont son innocence parfaite soupçonnait au plus la valeur. Elle les ajoutait à mesure qu’ils lui venaient à l’esprit, et sans scrupule, en se disant : ''c’est pour ma mère ! '' - « Si j’avais soupçonné plus, ajoutait-elle en racontant cela, j’aurais mis bien davantage, tant je me répétais avec confiance : ''c’est pour ma mère ! '' Cette agréable explication n’empêche pas le tour d’esprit général des ''Contradictions'' d’être d’instinct et non d’emprunt, naturel chez l’auteur et non ''fait exprès''. </ref>.
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Le style est bon, court, net, clair, sans mauvaises locutions ; une fois pourtant il s’agit d’une personne qu’on n’aurait jamais connue ''sous un semblable rapport'', une de ces manières de dire que ne toléraient Voltaire ni Courier ; M. Suard aurait dû ne point laisser passer cela ; il aurait coupé à la racine la seule espèce de défaut, plus tard reprochable à ce style si simple d’ailleurs, si vrai et surtout fidèle à la pensée.
 
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fermement du siècle, de la philosophie, de l’expérience qui examine, va jusqu’au bout et ne se rend pas ; elle ne fait intervenir aucun élément mystérieux et irrationnel dans l’éducation. C’est par là qu’il la faut distinguer assez essentiellement de Mme Necker de Saussure, cet autre auteur excellent, et avec laquelle elle s’est rencontrée d’ailleurs sur tant de détails, comme Mme Necker elle-même se plait à le faire remarquer en maint endroit de son second volume. Elle tient une sorte de milieu entre Jean-Jacques et Mme Necker, à la fois pratique comme Jean-Jacques ne l’est pas, et rationnaliste comme Mme Necker de Saussure ne croit pas qu’il suffise de l’être. Au tome second, les lettres XLIX, L et suivantes, traitent à fond, dans une admirable mesure, toute la question si délicate, si embarrassante, de l’éducation religieuse à donner aux enfans. Si la manière de voir de Mme Guizot ne peut atteindre ni satisfaire ceux qui ont là-dessus une opinion très arrêtée, de pure foi et rangée à la tradition rigoureuse, elle a cet avantage de répondre, de s’adapter à toutes les autres opinions et situations plus ou moins mélangées qui sont l’ordinaire de la société actuelle, et d’offrir un résultat praticable Mme Mallard comme à Mme de Lassay. A un endroit de cette discussion, le nom et l’autorité de Turgot sont invoqués, et l’on sent comment les prédilections de l’auteur reviennent encore et s’appuient par un bout au XVIIIe siècle, mais relevées et agrandies. Le livre de Mme Guizot restera après ''l’Émile'', marquant en cette voie le progrès de la raison saine, modérée et rectifiée de nos temps, sur le génie hasardeux, comme en politique ''la Démocratie'' de M. de Tocqueville est un progrès sur ''le Contrat social''. Essentiel à méditer, comme conseil, dans toute éducation qui voudra préparer des hommes solides à notre pénible société moderne, ce livre renferme encore, en manière d’exposition, les plus belles pages morales, les plus sincères et les plus convaincues, qu’à côté de quelques pages de M. Jouffroy, les doctrines du rationalisme spiritualiste aient inspirés à la philosophie de notre époque.
 
Jusqu’à quel point, indépendamment de ses travaux personnels, Mme Guizot prenait-elle part à ceux de son mari, à tant d’honorables publications accessoires dont il accompagnait son œuvre historique fondamentale, et dans lesquelles, à partir de la traduction de Gibbon, elle put être en effet son premier auxiliaire. Qu’il nous suffise de savoir qu’elle avait épousé tous ses intérêts, ses labeurs studieux
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studieux comme ses convictions, et n’essayons pas de discerner ce qu’elle a aimé à confondre. Son bonheur fut grand : sa sensibilité qui s’accroissait avec les années, délicat privilège des mœurs sévères ! le lui faisait de plus en plus chérir, et, je dirai presque, regretter. Cette sensibilité de qui elle avait dit si délibérément dans sa jeunesse : « La sensibilité épargne plus de maux qu’elle n’en donne, « car elle détruit d’un coup les chagrins de l’égoïsme, de la vanité, de l’ennui, de l’oisiveté, etc., » cette sensibilité à qui elle dut tant de pures délices, fut-elle toujours pour elle une source inaltérable ; et, en avançant vers la fin, ne devint-elle pas, elle, raison si forte et si sûre, une ame douloureuse aussi ? Sa santé altérée ; au milieu de tant d’accords profonds et vertueux, le désaccord enfin prononcé des âges ; ses vœux secrets (une fois sa fin entrevue) pour le bonheur du fils et de l’époux, avec une autre qu’elle, avec une autre elle-même ; il y eut là sans doute de quoi attendrir et passionner sa situation dernière plus qu’elle ne l’aurait osé concevoir autrefois pour les années de sa jeunesse. Son rajeunissement exquis, d’impression se développait en mille sens et se portait sur toutes choses. Elle n’avait guère jamais voyagé, à part quelque tournée en Languedoc et dans le midi, où M. Guizot l’avait conduite en 1814 ; elle n’avait que peu habité et peu vu la campagne ; mais elle en jouissait dans ses dernières saisons, comme quelqu’un qui, forcé de vivre aux bougies, n’aurait aimé que la verdure et les champs. Le moindre petit arbre de Passy et du bois de Boulogne lui causait une fraîcheur d’émotion vivifiante.
 
Elle n’a pourtant jamais décrit la nature. De tout temps elle a moins songé à décrire, à peindre ce qu’elle sentait, qu’à exprimer ce qu’elle pensait. Elle n’aimait pas l’art avant tout, et voyait le fond plutôt que la forme, préférant la pensée moderne à la beauté antique. Son idée ingénieuse, et trop vraie peut-être, était même que la sensibilité ne passe si bien dans les œuvres de l’art qu’en se détournant un peu de la vie. Je lis dans un morceau d’elle (17 juillet 1810) : « ''Notre flambeau s’allume au feu du sentiment'', a dit le poète de ''la Métromanie'', et je crois bien qu’on peut en effet regarder la sensibilité comme l’aliment de la poésie ; mais c’est lorsqu’elle n’est pas employée à autre chose, et que, tout entière au service du poète, elle sert à éveiller son imagination, non à l’absorber. Il faut sans doute qu’un poète soit sensible, je ne sais s’il est bon
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Elle avait un goût vif pour la conversation ; elle l’aimait, non pour y briller, mais par mouvement et exercice d’intelligence. On l’y pouvait trouver un peu rude d’abord ; sa raison ''inquisitive'', comme elle dit quelque part, cherchait le fond des sujets. Mais l’intérêt y gagnait, les idées naissaient en abondance, et, sans y viser, elle exerçait une grande action autour d’elle. Que dire encore, quand on n’a pas eu l’honneur de la connaître personnellement, de cette femme d’intelligence, de sagacité, de mérite profond et de vertu, qui, entre les femmes du temps, n’a eu que Mme de Staël supérieure à elle, supérieure, non par la pensée, mais seulement par quelques dons ? Le sentiment qu’elle inspire est tel que les termes d’estime et de respect peuvent seuls le rendre, et que c’est presque un manquement envers elle, toujours occupée d’être et si peu de paraître, que de venir prononcer à son sujet les mots d’avenir et de gloire.
=== no match ===
 
 
 
SAINTE-BEUVE