« L'école française en 1835 - salon annuel » : différence entre les versions

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Mais avant d’en venir à l’examen détaillé de ces ouvrages qui dominent l’exposition, il est bon de jeter un coup d’œil sur la direction actuelle de la peinture en France, d’indiquer ses rapports et ses dissemblances avec le passé, et de lui montrer, s’il est possible, son avenir. La critique n’a plus le droit d’aborder un tel examen d’une façon spéculative, depuis que de force on l’a intéressée dans la question ; car la critique partage avec le salon annuel la responsabilité de tout ce qui se fait de mal aujourd’hui dans les arts. Au dire de bien des gens, la critique a détruit l’autorité des écoles et brisé l’indépendance des arts ; c’est en faisant trop d’attention à des conseils dirigés dans des vues toutes littéraires que les peintres se sont embarrassé l’esprit d’une foule de pensées nuisibles au but de leur art. La critique n’a point respecté les vieilles gloires, elle en a créé de nouvelles à bon marché ; elle a fait un pêle-mêle d’idées et de systèmes, dans lequel les jeunes têtes ont perdu de vue leur chemin. Ce n’est ni de la mauvaise foi, ni même de l’ignorance, qu’on reproche à la critique : on lui en veut de sa prétendue puissance seulement ; on trouve mauvais qu’elle puisse quelque chose.
 
Quand il s’agit de distribuer les reproches entre les parties intéressées, on ne peut rejeter tout le fardeau sur l’épaule de son voisin ; il faut se reconnaître coupable d’une portion du péché, il faut se croire une grande puissance, et s’en défier en même temps. Toutefois, nous n’avons le droit de nous trouver ni si forts, ni si coupables. Le mouvement actuel des arts s’accomplit sous une impulsion qui atteint le monde entier de l’intelligence. La foi ne préside plus à l’invention ; tout aujourd’hui ressort de l’examen, et le propre de l’examen est de créer la discorde. Nous avons connu un temps où l’on pouvait encore jurer sur la parole du maître : David régnait en despote sur les arts, il faisait voir à tous exactement comme il voyait lui-même. Peu importait alors que l’accaparement des conquêtes eût entassé dans le Louvre mille chefs-d’œuvre divers ; tous les artistes envisageaient ces chefs-d’œuvre
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d’œuvre à travers le même prisme ; les amateurs passionnés de telle ou telle peinture formaient des centres à part qui n’agissaient en rien sur la manière de voir des artistes de profession. Après cette époque, et la retraite du maître, et la mort ou l’affaiblissement de ses principaux élèves, est venu le grand mouvement des études historiques. Pour la première fois peut-être, les œuvres de l’art ont été jugées, non suivant une théorie absolue, mais eu égard aux temps, aux lieux et aux influences de toute espèce. L’éclectisme a d’abord envahi la critique ; puis il a gagné les artistes eux-mêmes, et le temps de la réforme (je dis ''la réforme'' dans le sens historique et religieux) est venu.
 
Remarquez qu’à cette époque, et bien avant qu’il ne fût question de la puissance de la critique, les écoles un peu compactes qui subsistaient encore, s’étaient déjà fondues d’elles-mêmes ; sous l’influence de Géricault, le ''romantisme'' avait pris pied dans l’atelier de Guérin, 1e pur et timide classique. Quand la jeune armée, conduite par les Delacroix, les Scheffer, les Sigalon, les Champmartin, donna pour la première fois au salon, la plume spirituelle qui secondait le mouvement d’attaque dans les colonnes du ''Constitutionnel'' n’était encore que la plume d’un secrétaire écrivant sous la dictée des artistes rénovateurs, colorant leurs idées, mais n’en produisant aucune de son chef. Après la déroute de l’atelier de Guérin, celui de M. Gros fit encore quelque temps bonne résistance, et se vengea du salon en couvrant des couronnes académiques les jeunes peintres fidèles aux saines doctrines ; mais la désunion se glissa là comme ailleurs, et M. Gros ferma son atelier dans un accès de douleur et de découragement. Je ne parle pas de la tentative malheureuse que fit M. Hersent pour se donner de bons élèves au lieu de produire de bons tableaux, ni de l’atelier de M. Lethière, lequel vécut petitement à côté des ateliers plus nombreux jusqu’à la mort du professeur, atelier, du reste, auquel le succès de M. Bouchot vient de donner une illustration tardive ; car il n’est ici question que de ceux qui ont joué un rôle puissant et étendu dans l’école. Ce qui est incontestable, c’est qu’avant que la critique ne fût devenue une espèce de puissance, il n’y avait plus de religion, de symbole commun dans les arts, et cela par des causes auxquelles la critique n’a que faire.
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Pour rendre justice à ce peintre, et une justice aussi éclatante qu’il le mérite, il faut donc faire abstraction de la manière dont le sujet est conçu. Il faut oublier aussi que la couleur n’est pas heureuse, que les draperies sont lourdes et chiffonnées, que le paysage n’a ni atmosphère ni profondeur. M. Forestier a mieux fait que tout cela, il a résolu le grand problème de l’art ; il a donné à ses figures un relief qui le dispute presque à la nature. Sous ce rapport, M. Forestier rend à notre école un service essentiel, il la maintient à un diapason que celles des autres pays ont depuis longtemps perdu. Il n’est pas malaisé sans doute de remarquer les défauts graves du tableau de M. Forestier ; il l’est beaucoup plus à ceux qui ne se sont pas rendu compte des difficultés de la peinture et de son but, de se convaincre de cette vérité néanmoins incontestable qu’il n’y a pas d’artiste vivant en France et à plus forte raison en Europe, capable de modeler avec autant de vigueur et de science que M. Forestier.
 
J’ai commencé l’examen du salon par l’homme qui me paraît le plus énergique dans l’ordre matériel de la peinture ; c’est préciséprécisément
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ment d’énergie que manque le modelé de M. Champmartin ; et pourtant, s’il est une qualité qui séduise dans sa ''Prédication de saint Jean'', c’est le talent avec lequel le peintre fait ressortir les objets sans effort, et presque en se jouant de la peinture. Si l’on vous disait qu’un peintre dont la pâte est onctueuse et beurrée, dont le contour a souvent de l’indécision, a abordé un tableau d’une douzaine de figures en pleine lumière, avec un terrain gris, un ciel blafard et pommelé, et que ces figures, sans sortir de l’harmonie générale, sont colorées avec séduction et s’enlèvent bien les unes sur les autres, vous croiriez qu’il s’agit d’une sorte de prestige. La ''magie'' est en effet la qualité dominante du tableau de M. Champmartin : il y a de plus un grand calme de pose et de physionomie dans les personnages qui écoutent la voix du précurseur, une nuance de coquetterie, et beaucoup de grace dans les femmes ; quelques parties bien comprises comme masse dans la peinture des nus ; en somme, c’est un tableau original et insouciant. En l’étudiant, on se sent aller à cette paresse vague de conception comme en donne la chaleur des tropiques, et l’on comprend que le peintre, qui a bien vu l’Orient, se soit laissé aller à une semblable paresse. A Paris, où l’on n’a pas une idée exacte des peuples levantins, où l’on ignore que dans ces climats il n’y a pas d’intermédiaire entre la somnolence du repos et l’intensité la plus ardente de l’action, on voudrait que saint Jean eût fait pleurer, ou crier, ou gesticuler les auditeurs qu’il persuade. Moi, je voudrais seulement que M. Champmartin n’eût pas fait ses terrains de la même couleur précisément que ces belles chèvres si soyeuses qu’il a peintes aux pieds de saint Jean : quant au reste, je ne m’en soucie pas plus que le peintre lui-même.
 
Les deux tableaux dont je viens de parler, quoique remplis de mérite, ont le défaut d’être écrits dans une langue que la masse du public ne comprend pas. Il n’en est pas de même des ''Funérailles du général Marceau'', ouvrage par lequel M. Bouchot vient de prendre rang parmi nos peintres d’histoire. Les personnes qui suivent avec soin les concours de l’académie n’ont pas oublié le tableau qui valut, il y a douze ans, à M. Bouchot la moitié du grand prix. Le sujet, tiré de l’histoire des Atrides, avait été conçu par M. Bouchot dans un sentiment lugubre et terrible qui compensait largement la
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M. Delacroix, absorbé sans doute par les travaux de la salle qu’il décore au palais de la chambre des députés, n’a exposé qu’un petit nombre d’ouvrages, d’une importance secondaire. Les ''Natchez'' offrent un paysage d’un beau caractère ; ''le Prisonnier de Chillon'' est une ébauche pleine d’ame et d’énergie. Dans sa ''Crucifixion'', dont le Christ surtout nous semble remarquable, M. Delacroix s’est montré trop préoccupé du souvenir de Rubens.
 
M. Lugardon conserve ses qualités de dessinateur correct et hardi dans son ''Guillaume Tell sauvant Baumgartner''. La faiblesse du paysage nuit à l’effet que devrait produire le tableau de M. Lugardon. Ce peintre éprouve, du reste, le sort de tous les hommes organisés pour la finesse du dessin : il faudrait qu’on mît à chacun de ses tableaux une étiquette ainsi conçue : ''Le public est prié de faire attention au tableau de M. Lugardon, excellent dessinateur. '' M. Sturler est aussi un peintre qui cherche la forme avec persévépersévérance
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rance et bonne foi ; mais pour lui, l’étiquette aurait beau faire la ''Mort de Suenon'' et la ''Mort de Brunehaut'' sont des énigmes qui ne valent pas la peine qu’on les devine. On comprend mieux la peinture de M. Lestang, et la ''Mort de Camoëns'', que ce peintre a exposée, mérite tout le succès qu’elle obtient. La composition en est simple et touchante, la peinture onctueuse et d’une belle pâte. M. Lestang est un des jeunes peintres qui, en dehors de l’influence de M. Ingres, témoignent le plus clairement de la bonne direction que la peinture semble avoir prise.
 
M. Lehmann, au contraire, a écrit le nom de son maître, M. Ingres, sur les moindres contours de son tableau. Cette influence se combine chez ce jeune homme avec celle de son organisation allemande, qui le porte à quelque chose de raide dans le trait et de cassé dans les plis. Plus qu’aucun des élèves de M. Ingres, M. Lehmann me semble doué du sentiment de la composition. On ne saurait, sans l’avoir vu, se faire une idée de la souplesse avec laquelle sont agencées les quatre figures dont se compose le tableau ''du Départ du jeune Tobie''. Joignez à cela des qualités fortes de dessin, une expression naturellement grave et sentie, et vous trouverez de quoi compenser amplement ces fautes saillantes, comme j’aime tant, pour mon compte, à en rencontrer dans un ''Maidenspeech''. Les portraits de M. Lehmann sont aussi fort beaux, quoique un peu durs, et produisent beaucoup d’effet.
 
Avec M. Lehmann nous aimons à citer Mlle Ellenrieder, dont les tableaux ne peuvent être considérés que comme des études d’après les maîtres, mais chez laquelle il faut reconnaître un goût de dessin admirable et un sentiment d’une extrême pureté. M. L. Boulanger est aussi revenu à l’imitation des maîtres vénitiens, dont il exposa pour son début un brillant pastiche. Autrefois, M. L. Boulanger ne voyait les Vénitiens que par l’épiderme du ton ; aujourd’hui il les imite dans la forme et la tournure. Quand nous voyons un homme tel que M. L. Boulanger, appelé tôt ou tard à prendre un rang élevé dans l’art, revenir sur ses pas, tenter sur lui-même un nouvel essai de réforme, quelque incomplet que cet essai nous paraisse, nous admirons une semblable persévérance, nous y reconnaissons un gage d’avenir. Le malheur est qu’un peintre soit en quelque sorte obligé d’exposer le fruit de toutes ses tentatives.
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tentatives. J’aurais voulu, pour M. Boulanger, qu’il pût apporter sous son bras la ''Judith'' et le ''Prophète'', les accrocher furtivement un quart d’heure, et se dire : Je marche, mais je n’arrive pas encore.
 
On sait gré à M. L. Boulanger d’avancer ; on remercierait volontiers M. Schnetz de ce qu’il veut bien se soutenir. Se soutenir, pour M. Schnetz, c’est faire un tableau d’une couleur franche, d’une composition heureuse, et dans laquelle se trouve une figure d’une expression miraculeuse : c’est celle de la jeune fille malade, que la vieille mère couvre de son corps, pour la défendre des attaques d’un de ces Allemands qui pillèrent Rome en 1527, à la plus grande gloire de l’empereur Charles-Quint. Heureusement que ce reître est ivre-mort, sans cela nous en voudrions à M. Schnetz du choix d’un pareil sujet. Cette figure d’ivrogne me rappelle, je ne sais pourquoi, la ''Vieille folle'', que M. Pigal a si drôlement représentée, serrant, avec une énergie ''michelangesque'', son bancal de mari entre deux portes. Je puis réparer ainsi un oubli grave que ce dédale de tableaux m’a fait commettre. M. Biard, dont la marche, il y a deux ans, nous semblait indécise entre Robert et Charlet, paraît s’être décidée pour la voie la moins sérieuse. Son ''bon Gendarme'', son ''Apprenti barbier'', arrachent le rire comme les meilleurs J. Steen ; ces deux petits chefs-d’œuvre sont de plus touchés avec délicatesse. M. Biard comprend tout ce que ce genre de peinture exige de finesse dans l’exécution. J’aime beaucoup moins la ''Traite des Nègres'', tableau dans lequel M. Biard a procédé par accumulation comme Hogarth. Ce n’est pas que je ne reconnaisse, sous un aspect gris et lourd, un grand mérite de dessin et d’expression dans ce tableau : je me plains seulement de ce que la représentation d’un sujet si odieux amuse ma vue sans émouvoir mon ame. J’ai beau faire, la ''Traite des Nègres'', avec ses horreurs d’esclaves martyrisés et garottés, ne fait l’effet d’un pendant aux ''Comédiens ambulans'' du même peintre.
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loin des palais de Venise et de ses places de marbre, si magnifiques encore dans leur désolation ; le peuple que Robert représente est le peuple vif, simple et gracieux dont Goldoni a reproduit les mœurs et le langage dans sa comédie vénitienne des ''Baruffe Chiozzotte'', idylle digne de Théocrite, noyée au milieu de deux cents pièces toutes farcies de poudre, de perruques et de paniers. Chiozza est encore une trop grande ville pour la muse de Robert ; elle s’est réfugiée dans le pauvre village de Palestrina, entièrement habité par des pécheurs.
 
Le moment choisi par le peintre est celui qui précède immédiatement le départ pour la pêche de long cours. Le ciel est gris et sans présages ; un regard exercé pourrait peut-être y lire le vague pronostic d’un gros temps. C’est pour cela, ou peut-être seulement à cause des périls de cette mer pendant la mauvaise saison, que tant de tristesse est répandue sur la scène, et surtout sur les groupes des femmes à la gauche du spectateur ; une vieille assise semble craindre de ne plus vivre quand les pêcheurs reviendront ; une jeune femme qui porte un enfant dans ses bras, pleure en dedans ; une toute jeune fille, auprès d’elle, exprime seule, par sa physionomie ouverte et curieuse, l’insouciance naturelle à son âge. Ces trois personnages sont abrités par une muraille, tapissée d’une vigne jaunie, et sur laquelle un rayon du soleil vient mourir ; de l’autre côté, c’est la barque dont une partie de l’équipage hisse la vergue et prépare les agrès. Au milieu du tableau, le patron distribue des ordres ; deux jeunes garçons l’accompagnent ; l’un d’eux, à qui l’on a confié la madone de la poupe, et la lanterne qui doit brûler aux pieds de cette madone, part évidemment pour son premier voyage ; son visage, rayonnant de fierté et de joie, offre un contraste heureux avec l’expression triste ou indifférente du reste des assistans. Au-delà est un vieillard qui porte des courges pour la provision de la barque ; son âge l’exclut d’une vie de fatigues et de dangers. Dans cette suite de travaux, que les générations se lèguent l’une à l’autre, il représente l’anneau qui va se briser au bout de la chaîne ; l’enfant qui porte la madone renoue cette chaîne à l’extrémité opposée. Plus près du spectateur et à sa droite sont deux matelots, l’un debout, l’autre assis ; leurs traits sont sérieux sans se crisper jusqu’à la tristesse ; leur âme
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âme n’éprouve ni confiance puérile, ni vaine inquiétude : c’est l’équilibre de sentimens et d’impressions nécessaire à l’âge viril ; quand l’homme accomplit sa plus large part des devoirs matériels de son espèce. Pour compléter ce tableau d’une même situation agissant diversement sur toutes les nuances d’âge et de sexe, Robert a représenté au premier plan ; entre les groupes de femmes et de pêcheurs, un adolescent roulant des filets avec un sérieux presque important : ce n’est plus la gloriole de l’enfance qui se croit utile à quelque chose ; ce n’est pas encore la confiance de l’homme fait, certain qu’on a besoin de lui. Au fond du tableau d’autres pêcheurs dérivent déjà vers la mer : leurs femmes les attendent au passage, sur le bord du canal, et montrent leurs enfans en signé d’adieu.
 
Le jugement public décidera si, dans cet ouvrage ; le peintre de l’Adriatique a surpassé celui des Marais Pontins ; ce que nous pouvons affirmer, sans crainte d’être démenti par personne, c’est que l’exécution de Léopold Robert s’était remarquablement, améliorée sous le rapport de la force et de l’habileté. L’influence des chefs-d’œuvre de l’école vénitienne sur la manière du peintre est évidente ; le groupe des femmes semble une inspiration directe de Jean Bellin, mais un Jean Bellin suave et élégant comme Raphaël.
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plus riche que celui des peintres d’histoire. Les lieux ne changent pas du jour au lendemain comme les sociétés humaines. Les chemins de fer peuvent sillonner les Alpes, mais l’industrie humaine ne fondra pas les glaciers et ne ralentira pas la chute des torrens. Chaque jour, au contraire, altère et métamorphose les mœurs et les coutumes des nations. David, il y a cinquante ans, disposait de Rome entière, et la faisait poser devant lui. MMM. Schnetz et Robert ont interrogé les solitudes de la Sabine et les repaires de Sonnino ; en 1825, ils copiaient les bandits, mais à cette heure il n’y a plus de bandits ; il n’y a plus de lazzaroni à Naples ; Constantinople voit disparaître les turbans, et la Grèce grisonner les derniers de ses pallikares. Mais l’ancien monde n’est pas épuisé de tout point ; l’Orient garde un trésor de beautés naturelles qui attendent d’autres Robert. Raphaël et Poussin traduisaient la Bible en poésie grecque et occidentale : sous cette version des Septante, il reste encore tout le texte hébreu. La vie des Arabes au désert, c’est la Bible en action : là vous trouverez une forme moins arrêtée sans doute et moins parfaite que la forme grecque, mais vous gagnerez en grandiose ce que vous aurez perdu du côté de la précision. M. Horace Vernet a bien compris cette vérité dans son voyage d’Alger, il a découvert la mine que la peinture est appelée à exploiter ; mais si son esprit a deviné cette mine, son talent l’a laissée intacte : M. Vernet est trop imbibé lui-même des influences sociales, pour qu’il puisse librement aspirer ce souffle de poésie. C’est un trait charmant que d’avoir appelé ''Eliézer et Rébecca'' un tableau qui n’offre que l’imitation familière et actuelle des mœurs des Bédouins ; mais, quelle que soit la délicatesse de pinceau avec laquelle le peintre a traité ce sujet, sa Rébecca a trop de la femme d’agent-de-change, et son Eliézer du capitaine d’état-major, pour qu’il y ait ici plus que l’indication de la marche à suivre.
 
Quoi qu’il en soit, une telle direction nous semble seule réellement féconde, que le peintre s’arrête, comme Léopold Robert, à l’imitation de ce qu’il voit, ou qu’embrassant une tâche encore plus pénible, il veuille interpréter les grandes figures de l’histoire d’après les figures vivantes et familières qui les rappellent encore, le mieux. Parmi les raisons qui font désespérer de la peinture, on met en première ligne la ruine des croyances religieuses : les sujets de
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de dévotion sont, il est vrai, les plus heureux de tous pour l’invention et le style ; mais l’incrédulité ou du moins le scepticisme n’étaient pas inconnus au siècle de Périclès ni à celui de Léon X. Il est vrai que les indifférens, comme Raphaël, ou les incrédules, comme Léonard, vivaient au milieu de populations dont la foi était vive et sincère ; voilà pourquoi la peinture de Léonard et de Raphaël, reflet naïf de ces impressions extérieures, nous semble une peinture religieuse. Les hommes qui voudront aborder l’art dans le sens le plus élevé continueront sans doute de préférer les sujets religieux ; mais l’orthodoxie n’est pas indispensable pour atteindre aux dernières cimes de l’invention. Séparons nettement ce qui ne doit pas être confondu ; que la nature, toujours nouvelle et toujours inépuisable, soit le symbole et le perpétuel enseignement de l’art, et que l’art, docile et studieux, se rajeunisse éternellement dans la contemplation de son modèle.