« Ainsi parlait Zarathoustra (édition 1898) » : différence entre les versions

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==Troisième partie==
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Il était minuit quand Zarathoustra se mit en chemin par-dessus la crête et de l'île pour arriver le matin de très bonne heure à l'autre rive: car c'est là qu'il voulait s'embarquer. Il y avait sur cette rive une bonne rade où des vaisseaux étrangers aimaient à jeter l'ancre; ils emmenaient avec eux quelques-uns d'entre ceux des Iles Bienheureuses qui voulaient passer la mer. Zarathoustra, tout en montant la montagne, songea en route aux nombreux voyages solitaires qu'il avait accomplis depuis sa jeunesse, et combien de montagnes, de crêtes et de sommets il avait déjà gravis.
 
Je suis un voyageur et un grimpeur de montagnes, dit-il à son coeur, je n'aime pas les plaines et il me semble que je ne suis pas rester tranquille longtemps.
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n'aime pas les plaines et il me semble que je ne suis pas rester tranquille longtemps.
 
Et quelle que soit ma destinée, quel que soit l'événement qui m'arrive, - ce sera toujours pour moi un voyage ou une ascension: on finit par ne plus vivre que ce que l'on a en soi.
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Les temps sont passés où je pouvais m'attendre aux événements du hasard, et que m'adviendrait-il encore qui ne m'appartienne déjà?
 
Il ne fait que me revenir, il est enfin de retour -
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mon propre moi, et voici toutes les parties de lui-même qui furent longtemps à l'étranger et dispersées parmi toutes les choses et tous les hasards.
 
Et je sais une chose encore: je suis maintenant devant mon dernier sommet et devant ce qui m'a été épargné le plus longtemps. Hélas! il faut que je suive mon chemin le plus difficile! Hélas! j'ai commencé mon plus solitaire voyage!
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Sur ta propre tête et au delà, par-dessus ton propre coeur! Maintenant ta chose la plus douce va devenir la plus dure.
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Chez celui qui s'est toujours beaucoup ménagé, l'excès de ménagement finit par devenir une maladie. Béni soit ce qui rend dur! Je ne vante pas le pays où coulent le beurre et le miel!
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Je reconnais mon sort, dit-il enfin avec tristesse. Allons! je suis prêt. Ma dernière solitude vient de commencer.
 
Ah! mer triste et noire au-dessous de moi! Ah!
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sombre et nocturne mécontentement! Ah! destinée, océan! C'est vers vous qu'il faut que je descende!
 
Je suis devant ma plus haute montagne et devant mon plus long voyage: c'est pourquoi il faut que je descende plus bas que je ne suis jamais monté:
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Écoute! Écoute! Comme les mauvais souvenirs lui font pousser des gémissements! ou bien sont-ce de mauvais présages?
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Hélas! je suis triste avec toi, monstre obscur, et je m'en veux à moi-même à cause de toi.
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DE LA VISION ET DE L'ÉNIGME
 
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à vous qui êtes ivres d'énigmes, heureux du demi-jour, vous dont l'âme se laisse attirer par le son des flûtes dans tous les remous trompeurs:
 
car vous ne voulez pas tâtonner d'une main
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peureuse le long du fil conducteur; et partout où vous pouvez deviner, vous détestez de conclure -
 
c'est à vous seuls que je raconte l'énigme que j'ai vue, - la vision du plus solitaire. -
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Zarathoustra, pierre de la sagesse, pierre lancée, destructeur d'étoiles! c'est toi-même que tu as lancé si haut, - mais toute pierre jetée doit - retomber!
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Condamné à toi-même et à ta propre lapidation: ô Zarathoustra, tu as jeté bien loin la pierre, - mais elle retombera sur toi!"
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Le courage tue aussi le vertige au bord des abîmes: et où l'homme ne serait-il pas au bord des abîmes? Ne suffit-il pas de regarder - pour regarder des abîmes?
 
Le courage est le meilleur des meurtriers: le courage tue aussi la pitié. Et la pitié est l'abîme le
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plus profond: l'homme voit au fond de la souffrance, aussi profondément qu'il voit au fond de la vie.
 
Le courage cependant est le meilleur des meurtriers, le courage qui attaque: il finira par tuer la mort, car il dit: "Comment? était-ce là la vie? Allons! Recommençons encore une fois!"
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Ces chemins se contredisent, ils se butent l'un contre l'autre: - et c'est ici, à ce portique, qu'ils se rencontrent. Le nom du portique se trouve inscrit à un fronton, il s'appelle "instant".
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Mais si quelqu'un suivait l'un de ces chemins - en allant toujours plus loin: crois-tu nain, que ces chemins seraient en contradiction!" -
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Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune, et ce clair de lune lui-même, et moi et toi, réunis sous ce portique, chuchotant des choses éternelles, ne faut-il pas que nous ayons tous déjà été ici?
 
Ne devons-nous pas revenir et courir de nouveau
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dans cette autre rue qui monte devant nous, dans cette longue rue lugubre - ne faut-il pas qu'éternellement nous revenions? -"
 
Ainsi parlais-je et d'une voix toujours plus basse, car j'avais peur de mes propres pensées et de mes arrière-pensées. Alors soudain j'entendis un chien hurler tout près de nous.
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Où donc avaient passé maintenant le nain, le portique, l'araignée et tous les chuchotements? Avais-je donc rêvé? M'étais-je éveillé? Je me trouvai soudain parmi de sauvages rochers, seul, abandonné au clair de lune solitaire.
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Mais un homme gisait là! Et voici! le chien bondissant, hérissé, gémissant, - maintenant qu'il me voyait venir - se mit à hurler, à crier: - ai-je jamais entendu un chien crier ainsi au secours?
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Devinez-moi donc l'énigme que je vis alors et expliquez-moi la vision du plus solitaire!
 
Car ce fut une vision et une prévision: - quel symbole était-ce que je vis alors? Et quel est celui qui doit venir!
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symbole était-ce que je vis alors? Et quel est celui qui doit venir!
 
Qui est le berger à qui le serpent est entré dans le gosier? Quel est l'homme dont le gosier subira ainsi l'atteinte de ce qu'il y a de plus noir et de terrible?
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Avec de pareilles énigmes et de telles amertumes dans le coeur, Zarathoustra passa la mer. Mais lorsqu'il fut éloigné de quatre journées des Iles Bienheureuses et de ses amis, il avait surmonté toute sa douleur: - victorieux et le pied ferme, il était de nouveau debout sur sa destinée. Et c'est
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alors que Zarathoustra parlai ainsi à sa conscience pleine d'allégresse:
 
Je suis de nouveau seul et je veux l'être, seul avec le ciel clair et avec la mer libre; et de nouveau l'après-midi est autour de moi.
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Je suis donc au milieu de mon oeuvre, allant vers mes enfants et revenant d'auprès d'eux: c'est à cause de ses enfants qu'il faut que Zarathoustra s'accomplisse lui-même.
 
Car seul on aime du fond du coeur son enfant et
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son oeuvre; et où il y a un grand amour de soi, c'est signe de fécondité: voilà ce que j'ai remarqué.
 
Mes enfants fleurissent encore dans leur premier printemps, les uns auprès les autres, secoués ensemble par le vent, ce sont les arbres de mon jardin et de mon meilleur terrain.
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- afin de devenir un jour mon compagnon, créant et chômant avec Zarathoustra: - quelqu'un qui inscrira ma volonté sur mes tables, pour l'accomplissement total de toutes choses.
 
Et, à cause de lui et de ses semblables, il faut que je me réalise moi-même: c'est pourquoi je me
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dérobe maintenant à mon bonheur, m'offrant à tous les malheurs - pour ma dernière épreuve et mon dernier examen de conscience.
 
Et, en vérité, il était temps que je partisse, et l'ombre du voyageur et le temps le plus long et l'heure la plus silencieuse, - tous m'ont dit: "Il est grand temps!"
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Mon passé brisa ses tombes, mainte douleur enterrée vivante se réveilla -: elle n'avait fait que dormir cachée sous les linceuls.
 
Ainsi tout me disait par des signes: "Il est temps!" Mais moi - je m'entendais pas: jusqu'à
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ce qu'enfin mon abîme se mis à remuer et que ma pensée me mordît.
 
Hélas! pensée venue de mon abîme, toi qui es ma pensée! Quand trouverai-je la force de t'entendre creuser et de ne plus trembler?
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En vérité, je me méfie de votre beauté maligne!
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Je ressemble à l'amant qui se méfie d'un sourire trop velouté.
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O ciel au-dessus de moi, ciel clair, ciel profond! abîme de lumière! En te contemplant je frissonne de désir divin.
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abîme de lumière! En te contemplant je frissonne de désir divin.
 
Me jeter à ta hauteur - c'est là ma profondeur! M'abriter sous ta pureté, - c'est là mon innocence!
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N'est-tu pas la lumière jaillie de mon foyer? n'est-tu pas l'âme-soeur de mon intelligence?
 
Nous avons tout appris ensemble; ensemble nous avons appris à nous élever au-dessus de nous, vers nous-mêmes et à avoir des sourires sans nuages: -
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sans nuages, souriant avec des yeux clairs, à travers des lointains immenses, quand, au-dessous de nous bouillonnent, comme la pluie, la contrainte et le but et la faute.
 
Et quand je marchais seul, de quoi mon âme avait-elle faim dans les nuits et sur les sentiers de l'erreur? Et quand je gravissais les montagnes qui cherchais-je sur les sommets, si ce n'est toi?
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Je préfère me cacher dans le tonneau sans voir le ciel ou m'enfouir dans l'abîme, que de te voir toi, ciel de lumière, terni par les nuages qui passent!
 
Et souvent j'ai eu envie de les fixer avec des éclairs dorés, et, pareil au tonnerre, de battre la timbale sur leur ventre de chaudron: - timbaler
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en colère, puisqu'ils me dérobent ton affirmation, ciel pur au-dessus de moi! ciel clair! abîme de lumière! - puisqu'ils te dérobent mon affirmation!
 
Car je préfère le bruit et le tonnerre et les outrages du mauvais temps, à ce repos de chats, circonspect et hésitant; et, parmi les hommes eux aussi, ce sont ces êtres mixtes et indécis marchant à pas de loups, ces nuages qui passent, doutant et hésitant que je hais le plus.
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Car toutes les choses sont baptisées à la source de l'éternité, par delà le bien et le mal; mais le bien et le mal ne sont eux-mêmes que des ombres fugitives, d'humides afflictions et des nuages passants.
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En vérité, c'est une bénédiction et non une malédiction que d'enseigner: "Sur toutes choses, se trouve le ciel hasard, le ciel innocence, le ciel à peu près, le ciel pétulance."
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O ciel au-dessus de moi, ciel pur et haut! Ceci est maintenant pour moi ta pureté qu'il n'existe pas d'éternelles araignées et de toile d'araignée de la raison: - que tu sois un lieu de danse pour les hasards divins, que tu sois une table divine pour le jeu de dés et les joueurs divins! -
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Mais tu rougis? Ai-je dit des choses inexprimables? Ai-je maudi en voulant te bénir?
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Lorsque Zarathoustra revint sur la terre ferme, il ne se dirigea pas droit vers sa montagne et sa caverne, mais il fit beaucoup de courses et de questions, s'informant de ceci et de cela, ainsi qu'il disait de lui-même en plaisantant: "Voici un fleuve qui, en de nombreux méandres, remonte vers sa source!" Car il voulait apprendre quel avait été le sort de l'homme pendant son absence: s'il était devenu plus grand ou plus petit. Et un jour il aperçut une rangée de maisons nouvelles; alors il s'étonna et il dit:
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rangée de maisons nouvelles; alors il s'étonna et il dit:
 
Que signifient ces maisons? En vérité, nulle grande âme ne les a bâties en symbole d'elle-même!
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Je passe au milieu de ce peuple et je tiens mes yeux ouverts: les hommes ne me pardonnent pas de ne pas être envieux de leurs vertus.
 
Ils aboient après moi parce que je leur dis: à des
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petites gens il faut de petites vertus - et parce que je n'arrive pas à comprendre que l'existence des petites gens soit nécessaire!
 
Je ressemble au coq dans une basse-cour étrangère que les poules mêmes poursuivent à coups de bec; mais je n'en veux pas à ces poules à cause de cela.
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"Nous n'avons pas encore le temps pour Zarathoustra," - voilà objection; mais qu'importe un temps qui "n'a pas le temps" pour Zarathoustra?
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Lors même qu'ils me glorifieraient: comment pourrais-je m'endormir sur leur gloire? Leur louange est pour moi une ceinture épineuse: elle me démange encore quand je l'enlève.
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Ils apprennent aussi à marcher à leur manière et à marcher en avant: c'est ce que j'appelle aller clopin-clopant. - C'est ainsi qu'ils sont un obstacle pour tous ceux qui se hâtent.
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Les pieds et les yeux ne doivent ni mentir ni se démentir. Mais il y a beaucoup de mensonges parmi les petites gens.
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Tant il y a de bonté, tant il y a de faiblesse! Tant il y a de justice et de compassion, tant il y a de faiblesse!
 
Ils sont ronds, loyaux et bienveillants les uns
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envers les autres, comme les grains de sable sont ronds, loyaux et bienveillants envers les grains de sable.
 
Embrasser modestement un petit bonheur, - c'est ce qu'ils appellent "résignation"! et du même coup ils louchent déjà modestement vers un nouveau petit bonheur.
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Mais c'est là - de la médiocrité: bien que cela s'appelle modération. -
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Eh bien! voici le sermon que je fais pour leurs oreilles: je suis Zarathoustra l'impie qui dit: "Qui est-ce qui est plus impie que moi, pour que je me réjouisse de son enseignement?"
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/246]]==
 
Je suis Zarathoustra, l'impie: où trouverai-je mes semblables? Mes semblables sont tous ceux qui se donnent eux-mêmes leur volonté et qui se débarassent de toute résignation.
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Vous ménagez trop, vous cédez trop: c'est de cela qu'est fait le sol où vous croissez! Mais pour qu'un arbre devienne grand, il faut qu'il pousse ses dures racines autour de durs rochers!
 
Ce que vous omettez aide à tisser la toile de l'avenir
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/247]]==
des hommes; votre néant même est une toile d'araignée et une araignée qui vit du sang de l'avenir.
 
Et quand vous prenez, c'est comme si vous vouliez, ô petits vertueux; pourtant, parmi les fripons même, l'honneur parle: "Il faut voler seulement là ou on ne peut pas piller."
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Mais leur heure vient! Et vient aussi la mienne! D'heure en heure ils deviennent plus petits, plus pauvres, plus stériles, - pauvre herbe! pauvre terre!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/248]]==
 
Bientôt ils seront devant moi comme de l'herbe sèche, comme une steppe, et, en vérité, fatigués d'eux-mêmes, - et plutôt que d'eau, altérés de feu!
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Car il n'aime pas à entendre bourdonner une mouche, ou même deux; il rend solitaire jusqu'à la rue, en sorte que le clair de lune se met à avoir peur la nuit.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/249]]==
 
Il est un hôte dur, - mais je l'honore, et je ne prie pas le dieu ventru du feu, comme font les efféminés.
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J'aime aussi à le chatouiller avec un petit cierge: afin qu'il permette enfin au ciel de sortir de l'aube cendrée.
 
Car c'est surtout le matin que je suis méchant: à la première heure, quand les seaux grincent à la
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/250]]==
fontaine, et que les chevaux hennissent par les rues grises: - j'attends alors avec impatience que le ciel s'illumine, le ciel d'hiver à la barbe grise, le vieillard à la tête blanche, - le ciel d'hiver, silencieux, qui laisse parfois même le soleil dans le silence.
 
Est-ce de lui que j'appris les longs silences illuminés? Ou bien est-ce de moi qu'il les a appris? Ou bien chacun de nous les a-t-il inventés lui-même?
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Afin que personne ne puisse regarder dans l'abîme de mes raisons et de ma dernière volonté, - j'ai inventé le long et clair silence.
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J'ai trouvé plus d'un homme malin qui voilait son visage et qui troublait ses profondeurs, afin que personne ne puisse regarder au travers et voir jusqu'au fond.
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C'est pourquoi je ne leur montre que l'hiver et la glace qui sont sur mes sommets - je ne leur montre pas que ma montagne est entourée de toutes les ceintures de soleil!
 
Ils n'entendent siffler que mes tempêtes hivernales: et ne savent pas que je passe aussi sur de
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chaudes mers, pareil à des vents du sud langoureux, lourds et ardents.
 
Ils ont pitié de mes accidents et de mes hasards: - mais mes paroles disent: "Laissez venir à moi le hasard: il est innocent comme un petit enfant!"
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Qu'ils me plaignent et me prennent en pitié a cause de mes engelures: "Il finira par geler à la glace de sa connaissance! - c'est ainsi qu'ils gémissent.
 
Pendant ce temps, les pieds chauds, je cours çà et là, sur ma montagne des Oliviers; dans le coin
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ensoleillé de ma montagne des Oliviers, je chante et je me moque de toute compassion.-
 
 
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"O Zarathoustra, c'est ici qu'est la grande ville: tu n'as rien à y chercher et tout à y perdre. Pourquoi voudrais-tu patauger dans cette fange? Aie donc pitié de tes jambes! crache plutôt sur la porte de la grande ville et - retourne sur tes pas! Ici c'est l'enfer pour les pensées solitaires. Ici l'on fait cuire vivantes les grandes pensées et on les réduit en bouillie.
Ici pourrissent tous les grandes sentiments: ici on ne laisse cliqueter que les petits sentiments desséchés!
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on ne laisse cliqueter que les petits sentiments desséchés!
 
Ne sens-tu pas déjà l'odeur des abattoirs et des gargotes de l'esprit? Les vapeurs des esprits abattus ne font-elles pas fumer cette ville? Ne vois-tu pas les âmes suspendues comme des torchons mous et malpropres? - et ils se servent de ces torchons pour faire des journaux.
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Il y a ici aussi beaucoup de piété, et beaucoup de courtisanerie dévote et de bassesses devant le Dieu des armées.
 
Car c'est d'"en haut" que pleuvent les étoiles et les gracieux crachats; c'est vers en haut que vont les désirs de toutes les poitrines sans étoiles.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/255]]==
les désirs de toutes les poitrines sans étoiles.
 
La lune a sa cour et la cour a ses satellites: mais le peuple mendiant et toutes les habiles vertus mendiantes élèvent des prières vers tout ce qui vient de la cour.
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Ici le sang vicié, mince et mousseux, coule dans les artères: crache sur la grande ville qui est le grand dépotoir où s'accumule toute l'écume!
 
Crache sur la ville des âmes déprimées et des poitrines étroites, des yeux envieux et des doigts gluants - sur la ville des importuns et des impertinents, des écrivassiers et des braillards, des ambitieux exaspérés: - sur la ville où s'assemble tout ce qui est carié, mal famé, lascif, sombre, pourri, ulcéré, conspirateur: - crache sur la grande ville et retourne sur tes pas!" -
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crache sur la grande ville et retourne sur tes pas!" -
 
Mais en cet endroit, Zarathoustra interrompit le fou écumant et lui ferma la bouche.
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On t'appelle mon singe, fou écumant: mais je t'appelle mon porc grognant - ton grognement finira par me gâter mon éloge de la folie.
 
Qu'était-ce donc qui te fit grogner ainsi? Personne ne te flattait assez: - c'est pourquoi tu t'es assis à côté de ces ordures, afin d'avoir des raisons pour grogner, -
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afin d'avoir de nombreuses raisons de vengeance! Car la vengeance, fou vaniteux, c'est toute ton écume, je t'ai bien deviné!
 
Mais ta parole de fou est nuisible pour moi, même lorsque tu as raison! Et quand même la parole de Zarathoustra aurait mille fois raison: toi tu me ferais toujours tort avec ma parole!"
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Hélas! tout ce qui, naguère, était encore vert et
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coloré sur cette prairie est déjà fané et gris maintenant! Et combien j'ai porté de miel d'espérance d'ici à ma ruche!
 
Tous ces jeunes coeurs sont déjà devenu vieux, - et à peine s'ils sont vieux! ils sont fatigués seulement, vulgaires et nonchalants: - ils expliquent cela en disant: "Nous sommes redevenus pieux."
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-Hélas! Ils sont toujours peu nombreux ceux dont le coeur garde longtemps son courage et son impétuosité; et c'est dans ce petit nombre que l'esprit demeure persévérant. Tout le reste est lâcheté.
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Tout le reste: c'est toujours le plus grand nombre, ce sont les vulgaires et les superflus, ceux qui sont de trop. - Tous ceux-là sont des lâches! -
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"Nous sommes redevenus pieux" - ainsi confessent les
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/260]]==
transfuges et beaucoup d'entre eux sont encore trop lâches pour confesser cela.
 
Je les regarde dans le blanc des yeux, - je le dis en plein visage et dans la rougeur de leur joue : vous êtes de ceux qui prient de nouveau !
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Je l'entends et je le sens: l'heure est venue des chasses et des processions, non des chasses sauvages, mais des chasses douces et débiles, reniflant dans les coins, sans faire plus de bruit que le murmure des prières, - des chasses aux cagots, pleins d'âme: toutes les souricières des coeurs sont de nouveau braquées! Et partout où je soulève un rideau, une petite phalène se précipite dehors.
 
Était-elle
Était-elle blottie là avec une autre petite phalène? Car partout je sens de petites communautés cachées; et partout où il y a des réduits, il y a de nouveaux bigots avec l'odeur des bigots.
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blottie là avec une autre petite phalène? Car partout je sens de petites communautés cachées; et partout où il y a des réduits, il y a de nouveaux bigots avec l'odeur des bigots.
 
Ils se mettent ensemble pendant des soirées entières et ils se disent: "Redevenons comme les petits enfants et invoquons le bon Dieu!" - Ils ont la bouche et l'estomac gâtés par les pieux confiseurs.
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Ou bien ils écoutent un vieux charlatan, musicien ambulant, à qui la tristesse du vent a enseigné la lamentation des tons; maintenant il siffle d'après le vent et il prêche la tristesse d'un ton triste.
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Et quelques-uns d'entre eux se sont même faits veilleurs de nuit: ils savent maintenant souffler dans la corne, circuler la nuit et réveiller de vieilles choses endormies depuis longtemps.
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- Ainsi parlèrent l'un à l'autre les deux veilleurs de nuit, ennemis de la lumière, puis ils soufflèrent tristement dans leurs cornes. Voilà ce qui se passa hier dans la nuit, le long des vieux murs du jardin.
 
Quant à moi, mon coeur se tordait de rire; il
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voulait se briser, mais ne savais comment; et cet accès d'hilarité me secouait le diaphragme.
 
En vérité, ce sera ma mort, d'étouffer de rire, en voyant des ânes ivres et en entendant ainsi des veilleurs de nuit douter le Dieu.
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Ainsi parlait Zarathoustra dans la ville qu'il aimait et qui est appelée la "Vache multicolore".
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Car de cet endroit il n'avait plus que deux jours de marche pour retourner à sa caverne, auprès de ses animaux; mais il avait l'âme sans cesse pleine d'allégresse de se savoir si près de son retour.-
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" - sauvage et étranger, même quand ils t'aiment, car avant tout ils veulent être ménagés!
 
"Mais ici tu es chez toi et dans ta demeure; ici
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tu peux tout dire et t'épancher tout entier, ici nul n'a honte des sentiments cachés et tenaces.
 
"Ici toutes choses s'approchent à ta parole, elles te cajolent et te prodiguent leurs caresses: car elles veulent monter sur ton dos. Monté sur tous les symboles tu chevauches ici vers toutes les vérités.
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"Et te souviens-tu, ô Zarathoustra? Lorsque tu étais assis sur ton île, fontaine de vin parmi les seaux vides, donnant à ceux qui ont soif et le répandant sans compter: - jusqu'à ce que tu fus enfin seul altéré parmi les hommes ivres et que tu te plaignis nuitamment: "N'y a-t-il pas plus de bonheur à prendre qu'à donner? Et n'y a-t-il pas plus de bonheur encore à voler qu'à prendre?" - C'était là de l'abandon!
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"Et te souviens-tu, ô Zarathoustra? Lorsque vint ton heure la plus silencieuse qui te chassa de toi-même, lorsqu'elle te dit avec de méchants chuchotements: "Parle et détruis!" - lorsqu'elle te dégoûta de ton attente et de ton silence et qu'elle découragea ton humble courage: c'était là de l'abandon! "-
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Je suis dégoûté rien qu'à respirer leur haleine; hélas! pourquoi ai-je vécu si longtemps parmi leur bruit et leur mauvaise haleine!
 
O bienheureuse solitude qui m'enveloppe! O
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pures odeurs autour de moi! O comme ce silence fait aspirer l'air pur à pleins poumons! O comme il écoute, ce silence bienheureux!
 
Là-bas cependant - tout parle et rien n'est entendu. Si l'on annonce sa sagesse à sons de cloches: les épiciers sur la place publique en couvriront le son par le bruit des gros sous!
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Les ménagements et la pitié furent toujours mon plus grand danger, et tous les êtres humains veulent être ménagés et pris en pitié.
 
Gardant mes vérités au fond du coeur, les mains agitées comme celles d'un fou et le coeur affolé
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en petits mensonges de la pitié: - ainsi j'ai toujours vécu parmi les hommes.
 
J'étais assis parmi eux, déguisé, prêt à me méconnaître pour les supporter, aimant à me dire pour me persuader: "Fou que tu es, tu ne connais pas les hommes!"
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La pitié enseigne à mentir à ceux qui vivent parmi les bons. La pitié rend l'air lourd à toutes les âmes libres. Car la bêtise des bons est insondable.
 
Me cacher moi-même et ma richesse - voilà ce que j'ai appris à faire là-bas: car j'ai trouvé chacun
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riche pauvre d'esprit. Ce fut là le mensonge de ma pitié de savoir chez chacun, de voir et de sentir chez chacun ce qui était pour lui assez d'esprit, ce qui était trop d'esprit pour lui!
 
Leurs sages rigides, je les ai appelés sages, non rigides, - c'est ainsi que j'ai appris à avaler les mots. Leurs fossoyeurs: je les ai appelés chercheurs et savants, - c'est ainsi que j'ai appris à changer les mots.
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En rêve, dans mon dernier rêve du matin, je me trouvais aujourd'hui sur un promontoire, au delà
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du monde, je tenais une balance dans la main et je pesais le monde.
 
O pourquoi l'aurore est-elle venue trop tôt pour moi? son ardeur m'a réveillé, la jalousie! Elle est toujours jalouse de l'ardeur de mes rêves du matin.
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Ma sagesse lui aurait-elle parlé en secret, ma sagesse du jour, riante et éveillée, qui se moque de tous les "mondes infinis"? Car elle dit: "Où il y a de la force, le nombre finit par devenir maître, car c'est lui qui a le plus de force."
 
Avec quelle certitude mon rêve a regardé ce monde fini! Ce n'était de sa part ni curiosité, ni indiscrétion, ni crainte, ni prière: - comme si une grosse pomme s'offrait à ma main, une pomme d'or, mûre, à pelure fraîche et veloutée - ainsi s'offrit à moi le monde: - comme si un arbre me faisait signe, un arbre à larges branches, ferme dans sa volonté, courbé et tordu en appui et en reposoir pour le voyageur fatigué: ainsi le monde était placé sur mon promontoire: - comme si des mains gracieuses portaient un
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coffret à ma rencontre, - un coffret ouvert pour le ravissement des yeux pudiques et vénérateurs: ainsi le monde se porte à ma rencontre: - pas assez énigme pour chasser l'amour des hommes, pas assez intelligible pour endormir la sagesse des hommes: - une chose humainement bonne, tel me fut aujourd'hui le monde que l'on calomnie tant!
 
Combien je suis reconnaissant à mon rêve du matin d'avoir ainsi pesé le monde à la première heure! Il est venu à moi comme une chose humainement bonne, ce rêve et ce consolateur de coeur!
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Eh bine! Voici mon promontoire et voilà la mer: elle roule vers moi, moutonneuse, caressante, cette vieille et fidèle chienne, ce monstre à cent têtes que j'aime.
 
Eh bien! C'est ici que je veux tenir la balance
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sur la mer houleuse, et je choisis aussi un témoin qui regarde, - c'est toi, arbre solitaire, toi dont la couronne est vaste et le parfum puissant, arbre que j'aime! -
 
 
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Volupté - c'est pour les coeurs libres quelque chose d'innocent et de libre, le bonheur du jardin de la terre, la débordante reconnaissance de l'avenir pour le présent.
 
Volupté - ce n'est un poison doucereux que pour les flétris, mais pour ceux qui ont la volonté
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du lion, c'est le plus grand cordial, le vin des vins, que l'on ménage religieusement.
 
Volupté - c'est la plus grande félicité symbolique pour le bonheur et l'espoir supérieur. Car il y a bien des choses qui ont droit à l'union et plus qu'à l'union, - bien des choses qui se sont plus étrangères à elles-mêmes que ne l'est l'homme à la femme: et qui donc a jamais entièrement compris à quel point l'homme et la femme se sont étrangers?
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Désir de dominer - dont le regard fait ramper et se courber l'homme, qui l'asservit et l'abaisse au-dessous du serpent et du cochon: jusqu'à ce qu'enfin le grand mépris clame en lui.
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Désir de dominer - c'est le terrible maître qui enseigne le grand mépris, qui prêche en face des villes et des empires: "Ote-toi!" - jusqu'à ce qu'enfin ils s'écrient eux-mêmes: "Que je m'ôte moi!"
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Que la hauteur solitaire ne s'esseule pas éternellement et ne se contente pas de soi; que la montagne descende vers la vallée et les vents des hauteurs vers les terrains bas: - O qui donc trouverait le vrai nom pour baptiser et honorer un pareil désir! "Vertu qui donne" - c'est ainsi que Zarathoustra appela jadis cette chose inexprimable.
 
Et c'est alors qu'il arriva aussi - et, en vérité, ce fut pour la première fois! - que sa parole fit la louange de l'égoïsme, le bon et sain égoïsme qui jaillit de l'âme puissante: - de l'âme puissante, unie au corps élevé, au corps beau, victorieux et réconfortant, autour de qui toute chose devient miroir: -
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le corps souple qui persuade, le danseur dont le symbole et l'expression est l'âme joyeuse d'elle-même. La joie égoïste de tels corps, de telles âmes s'appelle elle-même: "vertu".
 
Avec ce qu'elle dit du bon et du mauvais, cette joie égoïste se protège elle-même, comme si elle s'entourait d'un bois sacré; avec les noms de son bonheur, elle bannit loin d'elle tout ce qui est méprisable.
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Mais elle hait jusqu'au dégoût celui qui ne veut jamais se défendre, qui avale les crachats venimeux et les mauvais regards, le patient trop patient qui supporte tout et se contente de tout; car ce sont là coutumes de valets.
 
Que quelqu'un soit servile devant les dieux et
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les coups de pieds divins ou devant des hommes et de stupides opinions d'hommes: à toute servilité il crache au visage, ce bienheureux égoïsme!
 
Mauvais: - c'est ainsi qu'elle appelle tout ce qui est abaissé, cassé, chiche et servile, les yeux clignotants et soumis, les coeurs contrits, et ces créatures fausses et fléchissantes qui embrassent avec de larges lèvres peureuses.
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DE L'ESPRIT DE LOURDEUR
 
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Nourri de choses innocentes et frugales, prêt à voler et impatient de m'envoler - c'est ainsi que je me plais à être; comment ne serais-je pas un peu comme un oiseau!
 
Et c'est surtout parce que je suis l'ennemi de l'esprit de lourdeur, que je suis comme un oiseau:
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ennemi à mort en vérité, ennemi juré, ennemi né! Où donc mon inimitié ne s'est-elle pas déjà envolée et égarée?
 
C'est là-dessus que je pourrais entonner un chant - et je veux l'entonner: quoique je sois seul dans une maison vide et qu'il faille que je chante à mes propres oreilles.
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La terre et la vie lui semblent lourdes, et c'est ce que veut l'esprit de lourdeur! Celui cependant qui veut devenir léger comme un oiseau doit s'aimer soi-même: c'est ainsi que j'enseigne, moi.
 
Non pas s'aimer de l'amour des malades et des fiévreux: car chez ceux-là l'amour-propre sent même mauvais.
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car chez ceux-là l'amour-propre sent même mauvais.
 
Il faut apprendre à s'aimer soi-même, d'un amour sain et bien portant: afin d'apprendre à se supporter soi-même et de ne point vagabonder - c'est ainsi que j'enseigne.
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Et nous - nous traînons fidèlement ce dont on nous charge, sur de fortes épaules et par-dessus d'arides montagnes! Et si nous nous plaignons de la chaleur on nous dit: "Oui, la vie est lourde à porter!"
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Mais ce n'est que l'homme lui-même qui est lourd à porter! Car il traîne avec lui, sur ses épaules, trop de choses étrangères. Pareil au chameau, il s'agenouille et se laisse bien charger.
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L'homme est difficile à découvrir, et le plus difficile encore pour lui-même; souvent l'esprit ment au sujet de l'âme. Voilà l'ouvrage de l'esprit de lourdeur.
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Mais celui-là s'est découvert lui-même qui dit: ceci est mon bien et mon mal. Par ces paroles il a fait taire la taupe et le nain qui disent: "Bien pour tous, mal pour tous."
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Et je ne veux pas demeurer où chacun crache: ceci est maintenant mon goût, - je préférerais de beaucoup vivre parmi les voleurs et les parjures. Personne n'a d'or dans la bouche.
 
Mais les lécheurs de crachats me répugnent plus encore; et la bête la plus répugnante que j'aie trouvée parmi les hommes, je l'ai appelée parasite: elle ne voulait pas aimer et elle voulait vivre de l'amour.
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pas aimer et elle voulait vivre de l'amour.
 
J'appelle malheureux tous ceux qui n'ont à choisir qu'entre deux choses: devenir des bêtes féroces ou de féroces dompteurs de bêtes; auprès d'eux je ne voudrais pas dresser ma tente.
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Je suis arrivé à ma vérité par bien des chemins et de bien des manières: je ne suis pas monté par une seule échelle à la hauteur d'où mon oeil regarde dans le lointain.
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Et c'est toujours à contre-coeur que j'ai demandé mon chemin, - cela me fut toujours contraire! J'ai toujours préféré interroger et essayer les chemins eux-mêmes.
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Je suis assis là et j'attends, entouré de vieilles tables brisées et aussi de nouvelles tables à demi écrites. Quand viendra mon heure? - l'heure de ma descente, de mon déclin: car je veux retourner encore une fois auprès des hommes.
 
C'est ce que j'attends maintenant: car il faut d'abord que ma
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viennent les signes annonçant que mon heure est venue, - le lion rieur avec l'essaim de colombes.
 
En attendant je parle comme quelqu'un qui a le temps, je me parle à moi-même. Personne ne me raconte de choses nouvelles: je me raconte donc à moi-même. -
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Et je leur ai ordonné de renverser leurs vieilles chaires, et, partout où se trouvait cette vieille présomption, je leur ai ordonné de rire de leurs grands maîtres de la vertu, de leurs saints, de leurs poètes et de leurs sauveurs du monde.
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Je leur ai ordonné de rire de leurs sages austères et je les mettais en garde contre les noirs épouvantails plantés sur l'arbre de la vie.
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Et souvent il m'a emporté bien loin, au delà des monts, vers les hauteurs, au milieu du rire: alors il m'arrivait de voler en frémissant comme une flèche, à travers des extases ivres de soleil: - au delà, dans les lointains avenir que nul rêve n'a vus, dans les midis plus chauds que jamais imagier n'en rêva: là-bas où les dieux dansants ont honte de tous les vêtements: - afin que je parle en paraboles, que je balbutie et que je boite comme les poètes; et, en vérité, j'ai honte d'être obligé d'être encore poête! -
 
Où tout devenir me semblait danses et malices divines, où le monde déchaîné et effréné se réfugiait vers lui-même: -
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comme une éternelle fuit de soi et une éternelle recherche de soi chez des dieux nombreux, comme un bienheureuse contradiction de soi, une répétition et un retour vers soi-même des dieux nombreux: - où tout temps me semblait une bienheureuse moquerie des instants, où le nécessité était la liberté même qui se jouait avec bonheur de l'aiguillon de la liberté: - où j'ai retrouvé aussi mon vieux démon et mon ennemi né, l'esprit de lourdeur et tout ce qu'il il a créé: la contrainte, la loi, la nécessité, la conséquence, le but, la volonté, le bien et le mal: - car ne faut-il pas qu'il y ait des choses sur lesquelles on puisse danser et passer? Ne faut-il pas qu'il y ait - à cause de ceux qui sont légers et les plus légers - des taupes et de lourds nains?
 
 
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C'est là aussi que j'ai ramassé sur ma route le mot de "Surhumain" et cette doctrine: l'homme est quelque chose qui doit être surmonté, - l'homme est un pont et non un but: se disant bienheureux de son midi et de son soir, une voie vers de nouvelles aurores: - la parole de Zarathoustra sur le grand Midi et tout ce que j'ai suspendu au-dessus des hommes, semblable à un second couchant de pourpre.
 
En vérité, je leur fis voir aussi de nouvelles étoiles
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et de nouvelles nuits; et sur les nuages, le jour et la nuit, j'ai étendu le rire, comme une tente multicolore.
 
Je leur ai enseigné toutes mes pensées et toutes mes aspirations: à réunir et à joindre tout ce qui chez l'homme n'est que fragment et énigme et lugubre hasard, - en poète, en devineur d'énigmes, en rédempteur du hasard, je leur ai appris à être créateurs de l'avenir et à sauver, en créant, tout ce qui fut.
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C'est du soleil que j'ai appris cela, quand il se couche, du soleil trop riche: il répand alors dans la mer l'or de sa richesse inépuisable, - en sorte que même les plus pauvres pêcheurs rament alors avec des rames dorées! Car c'est cela que j'ai vu jadis et, tandis que je regardais, mes larmes coulaient sans cesse. -
 
Pareil au soleil, Zarathoustra, lui aussi, veut
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disparaître: maintenant il est assis là a attendre, entouré de vieilles tables brisées et de nouvelles tables, - à demi-écrites.
 
 
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Telle est la manière des âmes nobles: elles ne veulent rien avoir pour rien, et moins que toute autre chose, la vie.
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Celui qui fait partie de la populace veut vivre pour rien; mais nous autres, à qui la vie s'est donnée, - nous réfléchissons toujours à ce que nous pourrions donner de mieux en échange!
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Il habite encore en nous-mêmes, le vieux prêtre idolâtre qui se prépare à faire un festin de ce qu'il y a de mieux en nous. Hélas! mes frères, comment des précurseurs ne seraient-ils pas sacrifiés!
 
Mais ainsi le veut notre qualité; et j'aime ceux
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qui ne veulent point se conserver. Ceux qui sombrent, je les aime de tout mon coeur: car ils vont de l'autre côté.
 
 
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Quand il y a des planches jetées sur l'eau, quand des passerelles et des balustrades passent sur le
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fleuve: en vérité, alors on n'ajoutera foi à personne lorsqu'il dira que "tout coule".
 
Au contraire, les imbéciles eux-mêmes le contredisent. "Comment! s'écrient-ils, tout coule? Les planches et les balustrades sont pourtant au-dessus du fleuve!"
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O mes frères! tout ne coule-t-il pas maintenant? Toutes les balustrades et toutes les passerelles ne sont-elles pas tombées à l'eau? Qui se tiendrait encore au "bien" et au "mal"?
 
"Malheur à nous! gloire à nous! le vent du dégel souffle!" - Prêchez ainsi, mes frères, à travers toutes les rues.
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dégel souffle!" - Prêchez ainsi, mes frères, à travers toutes les rues.
 
 
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Mais je vous demande: où y eut-il jamais de meilleurs brigands et meilleurs assassins dans le monde, que les brigands et les assassins provoqués par ces saintes paroles?
 
N'y a-t-il pas dans la vie elle-même - le vol et l'assassinat?
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Et, en sanctifiant ces paroles, n'a-t-on pas assassiné la vérité elle-même?
 
Ou bien était-ce prêcher la mort que de sanctifier tout ce qui contredisait et déconseillait la vie? - O mes frères, brisez, brisez-moi les vieilles tables.
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C'est pourquoi, mes frères, il faut une nouvelle noblesse, adversaire de tout ce qui est populace et despote, une noblesse qui écrirait de nouveau le mot "noble" sur des tables nouvelles.
 
Car il faut beaucoup de nobles pour qu'il y ait de la
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noblesse! Ou bien, comme j'ai dit jadis en parabole: "Ceci précisément est de la divinité, qu'il y ait beaucoup de dieux, mais pas de Dieu!"
 
 
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Car savoir se tenir debout est un mérite chez les courtisans; et tous les courtisans croient que la permission d'être assis sera une des félicités dont ils jouiront après la mort! -
 
Ce n'est pas non plus qu'un esprit qu'ils appellent
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saint ait conduit vos ancêtres en des terres promises, que je ne loue pas; car dans le pays où a poussé le pire de tous les arbres, la croix, - il n'y a rien à louer!
 
Et, en vérité, quel que soit le pays où ce "Saint-Esprit" ait conduit ses chevaliers, le cortège de ses chevaliers était toujours - précédé de chèvres, d'oies, de fous et de toqués! -
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Ces bavardages vieillis passent encore pour de la "sagesse"; ils sont vieux, ils sentent le renfermé, c'est pourquoi on les honore davantage. La pourriture, elle aussi, rend noble. -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/296]]==
 
Des enfants peuvent ainsi parler: ils craignent le feu car le feu les a brûlés! Il y a beaucoup d'enfantillage dans les vieux livres de la sagesse.
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C'est à eux que je le dis en plein visage, quoique cela choque la bienséance: en ceci le monde ressemble à l'homme, il a un derrière, - ceci est vrai!
 
Il y a dans le monde beaucoup de fange: ceci
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/297]]==
est vrai! mais ce n'est pas à cause de cela que le monde est un monstre fangeux!
 
La sagesse veut qu'il y ait dans le monde beaucoup de choses qui sentent mauvais: le dégoût lui-même crée des ailes et des forces qui pressentent des sources!
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"Et ta propre raison tu devrais la ravaler et l'égorger; car cette raison est de ce monde; - ainsi tu apprendrais toi-même à renoncer au monde." -
 
Brisez, brisez-moi, ô mes frères, ces vieilles
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/298]]==
tables des dévots! Brisez dans vos bouches les paroles des calomniateurs du monde!
 
 
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Connaître: c'est une joie pour celui qui a la volonté du lion. Mais celui qui est fatigué est sous l'empire d'une volonté étrangère, toutes les vagues jouent avec lui.
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Et c'est ainsi que font tous les hommes faibles: ils se perdent sur leurs chemins. Et leur lassitude finit par demander: "Pourquoi avons-nous jamais suivi ce chemin? Tout est égal!"
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Fatigués du monde! Avant d'être ravis à la terre. Je vous ai toujours trouvés désireux de la terre, amoureux de votre propre fatigue de la terre!
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Ce n'est pas en vain que vous avez la lèvre pendante: un petit souhait terrestre lui pèse encore! Et ne flotte-t-il dans votre regard pas un petit nuage de joie terrestre que vous n'avez pas encore oubliée?
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O mes frères, il y a des tables créées par la fatigue et des tables créées par la paresse, la paresse
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/301]]==
pourrie: quoiqu'elles parlent de la même façon, elles veulent être écoutées de façons différentes. -
 
Voyez cet homme langoureux! Il n'est plus éloigné de son but que d'un empan, mais, à cause de sa fatigue, il s'est couché, boudeur, dans le sable: ce brave!
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19.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/302]]==
 
 
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Quelle est la plus haute espèce chez l'être et quelle est l'espèce la plus basse? Le parasite est la plus basse espèce, mais celui qui est la plus haute espèce nourrit le plus de parasites.
 
Car l'âme qui a la plus longue échelle et qui peut descendre le plus bas: comment ne porterait-elle pas sur elle le plus de parasites? - l'âme la plus vaste qui peut courir, au milieu d'elle-même s'égarer et errer le plus loin, celle qui
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/303]]==
est la plus nécessaire, qui se précipite par plaisir dans le hasard: - l'âme qui est, qui plonge dans le devenir; l'âme qui possède, qui veut entrer dans le vouloir et dans le désir: - l'âme qui se fuit elle-même et qui se rejoint elle-même dans le plus large cercle; l'âme la plus sage que la folie invite le plus doucement: - l'âme qui s'aime le plus elle-même, en qui toutes choses ont leur montée et leur descente, leur flux et leur reflux: - ô comment la plus haute âme n'aurait-elle pas les pires parasites?
 
 
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Et s'il y a quelqu'un à qui vous n'appreniez pas à voler, apprenez-lui du moins - à tomber plus vite! -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/304]]==
 
 
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Suivez vos chemins! Et laissez les peuples et les nations suivre les leurs! - des chemins obscurs, en vérité, où nul espoir ne scintille plus!
 
Que l'épicier règne, là où tout ce qui brille - n'est plus qu'or d'épicier! Ce n'est plus le temps
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/305]]==
des rois: ce qui aujourd'hui s'appelle peuple ne mérite pas de roi.
 
Regardez donc comme ces nations imitent maintenant elles-mêmes les épiciers: elles ramassent les plus petits avantages dans toutes les balayures!
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L'homme a déjà pris leurs vertus à toutes les bêtes, c'est pourquoi, de tous les animaux, l'homme a eu la vie la plus dure.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/306]]==
 
Seuls les oiseaux sont encore au-dessus de lui. Et si l'homme apprenait aussi à voler, malheur à lui! à quelle hauteur - sa rapacité volerait-elle!
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J'ai toujours trouvé que ceux qui étaient mal assortis étaient altérés de la pire vengeance: ils se vengent sur tout le monde de ce qu'ils ne peuvent plus marcher séparément.
 
C'est pourquoi je veux que ceux qui sont de bonne
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/307]]==
foi disent: "Nous nous aimons: veillons à nous garder en affection! Ou bien notre promesse serait-elle une méprise!"
 
- "Donnez-nous un délai, une petite union pour que nous voyions si nous sommes capables d'une longue union! C'est une grande chose que d'être toujours à deux!"
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Le tremblement de terre révèle des sources nouvelles. Dans le cataclysme de peuples anciens, des sources nouvelles font irruption.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/308]]==
 
Et celui qui s'écrie: "Regardez donc, voici une fontaine pour beaucoup d'altérés, un coeur pour beaucoup de langoureux, une volonté pour beaucoup d'instruments": - c'est autour de lui que s'assemble un peuple, c'est-à-dire beaucoup d'hommes qui essayent.
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Et quel que soit le mal que puissent faire les méchants: le mal que font les bons est le plus nuisible des maux!
 
Et quel que soit le mal que puissent faire les
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/309]]==
calomniateurs du monde; le mal que font les bons est le plus nuisible des maux!
 
O mes frères, un jour quelqu'un a regardé dans le coeur des bons et des justes et il a dit: "Ce sont les pharisiens." Mais on ne le comprit point.
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Les bons - furent toujours le commencement de la fin. -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/310]]==
 
 
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Les bons vous ont montré des côtes trompeuses et de fausses sécurités; vous étiez nés dans les mensonges des bons et vous vous y êtes abrités. Les bons ont faussé et dénaturé toutes choses jusqu'à la racine.
 
Mais celui qui découvrit le pays "homme", découvrit en même temps le pays "l'avenir des
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/311]]==
hommes". Maintenant vous devez être pour moi des matelots braves et patients!
 
Marchez droit, à temps, ô mes frères, apprenez à marcher droit! La mer est houleuse: il y en a beaucoup qui ont besoin de vous pour se redresser.
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Et si votre dureté ne veut pas étinceler, et trancher, et inciser: comment pourriez-vous un jour créer avec moi?
 
Car les
Car les créateurs sont durs. Et cela doit vous sembler béatitude d'empreindre votre main en des siècles, comme en de la cire molle, - béatitude d'écrire sur la volonté des millénaires, comme sur de l'airain, - plus dur que de l'airain, plus noble que l'airain. Le plus dur seul est le plus noble.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/312]]==
créateurs sont durs. Et cela doit vous sembler béatitude d'empreindre votre main en des siècles, comme en de la cire molle, - béatitude d'écrire sur la volonté des millénaires, comme sur de l'airain, - plus dur que de l'airain, plus noble que l'airain. Le plus dur seul est le plus noble.
 
O mes frères, je place au-dessus de vous cette table nouvelle: DEVENEZ DURS!
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Et ta dernière grandeur, ma volonté, conserve-la pour la fin, - pour que tu sois implacable dans ta victoire! Hélas! qui ne succombe pas à sa victoire!
 
Hélas! quel oeil ne s'est pas obscurci dans cette ivresse de crépuscule? Hélas! quel pied n'a pas trébuché et n'a pas désappris la marche dans la victoire! - Pour qu'un jour je sois prêt det mûr lors du grand Midi: prêt et mûr comme l'airain chauffé a blanc, comme le nuage gros d'éclairs et le pis gonflé de lait: - prêt à moi-même et à ma volonté la plus
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/313]]==
cachée: un arc qui brûle de connaître sa flèche, une flèche qui brûle de connaître son étoile: - une étoile prête et mûre dans son midi, ardente et transpercée, bienheureuse de la flèche céleste qui la détruit: - soleil elle-même et implacable volonté de soleil, prête à détruire dans la victoire!
 
O volonté! trêve de toute misère, toi ma nécessité! Réserve-moi pour une grande victoire! -
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Un matin, peu de temps après son retour dans sa caverne, Zarathoustra s'élança de sa couche comme un fou, se mit à crier d'une voix formidable, gesticulant comme s'il y avait sur sa couche un Autre que lui et qui ne voulait pas se lever; et la voix de Zarathoustra retentissait de si terrible manière que ses animaux effrayés s'approchèrent de lui et que de toutes les grottes et de toutes les fissures qui avoisinaient la caverne de Zarathoustra, tous les animaux s'enfuirent, - volant, voltigeant, rampant et sautant, selon qu'ils avaient des pieds ou des ailes. Mais Zarathoustra prononça ces paroles:
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Debout, pensée vertigineuse, surgis du plus profond de mon être! Je suis ton chant du coq et ton aube matinale, dragon endormi; lève-toi! Ma voix finira bien par te réveiller!
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O joie! Viens ici! Donne-moi la main - Ah! Laisse! Ah! Ah! - dégoût! dégoût! dégoût! - Malheur à moi!
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Sors de ta caverne: le monde t'attend comme un jardin. Le vent se joue des lourds parfums qui veulent venir à toi; et tous les ruisseaux voudraient courir à toi.
 
Toutes les choses soupirent après toi, alors que
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toi tu est resté seul pendant sept jours, - sors de ta caverne! Toutes les choses veulent être médecins!
 
Une nouvelle certitude est-elle venue vers toi, lourde et chargée de ferment? Tu t'es couché là comme une pâte qui lève, ton âme se gonflait et débordait de tous ses bords.-"
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Les noms et les sons n'ont-ils pas été donnés aux choses, pour que l'homme s'en réconforte? N'est-ce pas une douce folie que le langage: en parlant l'homme danse sur toutes les choses.
 
Comme toute parole est douce, comme tous les mensonges des sons paraissent doux! Les sons
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font danser notre amour sur des arcs-en-ciel diaprés." -
 
- "O Zarathoustra , dirent alors les animaux, pour ceux qui pensent comme nous, ce sont les choses elles-mêmes qui dansent: tout vient et se tend la main, et rit, et s'enfuit - et revient.
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Et vous, - vous en avez déjà fait une rengaine! Mais maintenant je suis couché là, fatigué d'avoir mordu et d'avoir craché, malade encore de ma propre délivrance.
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Et vous avez été spectateurs de tout cela? O mes animaux, êtes-vous donc cruels, vous aussi? Avez-vous voulu contempler ma grande douleur comme font les hommes? Car l'homme est le plus cruel de tous les animaux.
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L'homme est envers lui-même l'animal le plus cruel; et, chez tous ceux qui s'appellent pécheurs", "porteurs de croix" et "pénitents", n'oubliez pas d'entendre la volupté qui se mêle à leurs plaintes et à leurs accusations!
 
Et moi-même - est-ce que je veux être par là l'accusateur de l'homme? Hélas! mes animaux, le plus grand mal est nécessaire pour le plus grand
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bien de l'homme, c'est la seule chose que j'ai apprise jusqu'à présent, - le plus grand mal est la meilleure part de la force de l'homme, la pierre la plus dure pour le créateur suprême; il faut que l'homme devienne meilleur et plus méchant: -
 
Je n'ai pas été attaché à cette croix, qui est de savoir que l'homme est méchant, mais j'ai crié comme personne encore n'a crié:
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Mes soupirs se penchaient sur toutes les tombes humaines et ne pouvaient plus les quitter; mes soupirs et mes questions coassaient, étouffaient, rongeaient et se plaignaient jour et nuit:
 
- "
- "Hélas! l'homme reviendra éternellement! L'homme petit reviendra éternellement!" -
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Hélas! l'homme reviendra éternellement! L'homme petit reviendra éternellement!" -
 
Je les ai vus nus jadis, le plus grand et le plus petit des hommes: trop semblables l'un à l'autre, - trop humains, même le plus grand!
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- "O espiègles que vous êtes, ô serinettes, taisez-vous donc! - répondit Zarathoustra en riant de ses animaux. Comme vous savez bien quelle consolation je me suis inventée pour moi-même en sept jours!
 
Qu'il me faille chanter de nouveau, c'est là la consolation que j'ai inventée pour moi, c'est là la
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guérison. Voulez-vous donc aussi faire de cela une rengaine?"
 
- "Cesse de parler, lui répondirent derechef ses animaux; toi qui es convalescent, apprête-toi plutôt une lyre, une lyre nouvelle!
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Vois, nous savons ce que tu enseignes: que toutes les choses reviennent éternellement et que nous revenons nous-mêmes avec elles, que nous avons déjà été là une infinité de fois et que toutes choses ont été avec nous.
 
Tu enseignes qu'il y a une grande année du devenir, un monstre de grande année: il faut que, semblable à un sablier, elle se retourne sans cesse à nouveau, pour s'écouler et se vider à nouveau: - en sorte que toutes ces années se ressemblent
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entre elles, en grand et aussi en petit, - en sorte que nous sommes nous-mêmes semblables à nous-mêmes, dans cette grande année, en grand et aussi en petit.
 
Et si tu voulais mourir à présent, ô Zarathoustra: voici, nous savons aussi comment tu te parlerais à toi-même: - mais tes animaux te supplient de ne pas mourir encore!
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Je reviendrai avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent - non pas pour une vie nouvelle, ni pour une vie meilleure ou semblable: - je reviendrai éternellement pour cette même vie, identiquement pareille, en grand et aussi en petit, afin d'enseigner de nouveau l'éternel retour de toutes choses, - afin de proclamer à nouveau la parole du grand Midi de la terre et des hommes, afin d'enseigner de nouveau aux hommes le venue du Surhumain.
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J'ai dit ma parole, ma parole me brise: ainsi le veut ma destinée éternelle, - je disparais en annonciateur!
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O mon âme, j'ai lavé de toit toute petite pudeur et la vertu des recoins et je t'ai persuadé d'être nue devant les yeux du soleil.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/324]]==
 
Avec la tempête qui s'appelle "esprit", j'ai soufflé sur ta mer houleuse; j'en ai chassé tous les nuages et j'ai même étranglé l'egorgeur qui s'appelle "péché".
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O mon âme, j'ai donné toute la sagesse à boire à ton domaine terrestre, tous les vins nouveaux et aussi les vins de la sagesse, les vins qui étaient forts de temps immémorial.
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O mon âme, j'ai versé sur toi toutes les clartés et toutes les obscurités, tous les silences et tous les désirs: - alors tu as grandi pour moi comme un cep de vigne.
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Ta plénitude jette ses regards sur les mers mugissantes, elle cherche et attend; le désir infini de la plénitude jette un regard à travers le ciel souriant de tes yeux!
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Et, en vérité, ô mon âme! Qui donc verrait ton sourire sans fondre en larmes? Les anges eux-mêmes fondent en larmes à cause de la trop grande bonté de ton sourire.
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"Toute larme n'est-elle pas une plainte? Et toute plainte une accusation?" C'est ainsi que tu te parles à toi-même et c'est pourquoi tu préfères sourire, ô mon âme, sourire que de répandre ta peine - répandre en des flots de larmes toute la peine que te cause ta plénitude et toute l'anxiété de la vigne qui la fait soupirer après le vigneron et la serpe du vigneron!
 
Mais si tu ne veux pas pleurer, pleurer jusqu'à l'épuisement ta mélancolie de pourpre, il faudra que tu chantes, ô mon âme! - Vois-tu, je souris moi-même, moi qui t'ai prédit cela: - chanter d'une voix mugissante, jusqu'à ce que toutes les mers deviennent silencieuses, pour ton grand désir, - jusqu'à ce que, sur les mers silencieuses et ardentes, plane la barque, la merveille dorée, dont l'or s'entoure du sautillement de toutes les choses bonnes, malignes et singulières: - et de beaucoup d'animaux, grands et petits, et de tout ce qui a des jambes légères et singulièressinguliè
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/327]]==
res, pour pouvoir courir sur des sentiers de violettes, - vers la merveille dorée, vers la barque volontaire et vers son maître: mais c'est lui qui est le vigneron qui attend avec sa serpe de diamant, - ton grand libérateur, ô mon âme, l'ineffable - pour qui seuls les chants de l'avenir sauront trouver des noms! Et, en vérité, déjà ton haleine a le parfum des chants de l'avenir, - déjà tu brûles et tu rêves, déjà ta soif boit à tous les puits consolateurs aux échos graves, déjà ta mélancolie se repose dans la béatitude des chants de l'avenir! -
 
O mon âme, je t'ai tout donné, et même ce qui était mon dernier bien, et toutes mes mains se sont dépouillées pour toi: - que je t'aie dit de chanter, voici, ce fut mon dernier don!
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"Je viens de regarder dans tes yeux, ô vie: j'ai vu scintiller de l'or dans tes yeux nocturnes, -
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cette volupté a fait cesser les battements de mon coeur.
 
- j'ai vu une barque d'or scintiller sur des eaux nocturnes, un berceau doré qui enfonçait, tirait de l'eau et faisait signe!
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Je te crains quand tu es près de moi, je t'aime quand tu es loin de moi; ta fuite m'attire, tes recherches m'arrêtent: - je souffre, mais, pour toi, que ne souffrirais-je pas volontiers!
 
Toi, dont la froideur allume, dont la haine séduit, dont la fuite attache, dont les moqueries - émeuvent: -
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qui ne te haïrait pas, grande lieuse, enveloppeuse, séduisante, chercheuse qui trouve! Qui ne t'aimerait pas, innocente, impatiente, hâtive pécheresse aux veux d'enfant!
 
Où m'entraînes-tu maintenant, enfant modèle, enfant mutin? Et te voilà qui me fuis de nouveau, doux étourdi, jeune ingrat!
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A côté de moi maintenant! Et plus vite que cela, méchante sauteuse! Maintenant en haut! Et de l'autre côté! - Malheur à moi! En sautant je suis tombé moi-même!
 
Ah! regarde comme je suis étendu! regarde, pétulante, comme j'implore ta grâce! J'aimerais bien à suivre avec toi - des sentiers plus agréables! -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/330]]==
les sentiers de l'amour, à travers de silencieux buissons multicolores! Ou bien là-bas, ceux qui longent le lac: des poissons dorés y nagent et y dansent!
 
Tu es fatiguée maintenant? Il y a là-bas des brebis et des couchers de soleil: n'est-il pas beau de dormir quand les bergers jouent de la flûte?
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Voilà ce que me répondit alors la vie, en se bouchant ses délicates oreilles:
 
"O Zarathoustra! Ne claque donc pas si épouvantablement de ton fouet! Tu le sais bien: le
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bruit assassine les pensées, - et voilà que me viennent de si tendres pensées.
 
Nous sommes tous les deux de vrais propres à rien, de vrais fainéants. C'est par delà le bien et mal que nous avons trouvé notre île et notre verte prairie - nous les avons trouvées tout seuls à nous deux! C'est pourquoi il faut que nous nous aimions l'un l'autre!
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Il y a un vieux bourdon, lourd, très lourd: il sonne la nuit là-haut, jusque dans ta caverne: - quand tu entends cette cloche sonner les heures à minuit, tu songes à me quitter entre une heure et minuit: - tu y songes, ô Zarathoustra, je sais que tu veux bientôt m'abandonner!" -
 
"Oui, répondis-je en hésitant, mais tu le sais
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aussi -" Et je lui dis quelque chose à l'oreille, en plein dans ses touffes de cheveux embrouillées, dans ses touffes jaunes et folles.
 
"Tu sais cela, ô Zarathoustra? Personne ne sait cela -"
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Sept!
"Profonde est sa douleur -,
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Huit!
"La joie - plus profonde que l'affliction.
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Si je suis un devin et plein de cet esprit divinatoire qui chemine sur une haute crête entre deux mers, - qui chemine entre le passé et l'avenir, comme un lourd nuage, - ennemi de tous les étouffants bas-fonds, de tout ce qui est fatigué et qui ne peut ni mourir ni vivre: prêt à l'éclair dans le sein obscur, prêt au rayons de clarté rédempteur, gonflé d'éclairs affirmateurs! qui se rient de leur affirmation! prêt à des foudres divinatrices: - mais bienheureux celui qui est ainsi gonflé!
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Et, en vérité, il faut qu'il soit longtemps suspendu au sommet, comme un lourd orage, celui qui doit un jour allumer la lumière de l'avenir! -
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Si je me suis jamais assis plein d'allégresse, à l'endroit où sont enterrés des dieux anciens, bénissant et aimant le monde, à côté des monuments d'anciens calomniateurs du monde: - car j'aimerai même les églises et les tombeaux des dieux, quand le ciel regardera d'un oeil clair à travers leurs voûtes brisées; j'aime à être assis sur les églises détruites, semblable à l'herbe et au rouge pavot -
 
O comment ne serais-je pas ardent de l'éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux - l'anneau du devenir et du retour?
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/335]]==
ardent du nuptial anneau des anneaux - l'anneau du devenir et du retour?
 
Jamais encore je n'ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n'est cette femme que j'aime: car je t'aime, ô éternité!
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4.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/336]]==
 
 
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Si je porte en moi cette joie du chercheur, cette joie qui pousse la voile vers l'inconnu, s'il y a dans ma joie une joie de navigateur:
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Si jamais mon allégresse s'écria: "Les côtes ont disparu - maintenant ma dernière chaîne est tombée - l'immensité sans bornes bouillonne autour de moi, bien loin de moi scintillent le temps et l'espace, allons! en route! Vieux coeur!" -
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Et ceci est mon alpha et mon oméga, que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau: et, en vérité, ceci est mon alpha et mon oméga! -
 
O comment ne serais-je pas ardent de l'éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, l'anneau du devenir et du retour?
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ardent du nuptial anneau des anneaux, l'anneau du devenir et du retour?
 
Jamais encore je n'ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n'est cette femme que j'aime: car je t'aime, ô éternité!
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==Quatrième partie==
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Hélas, où fit-on sur la terre plus de folies que parmi les miséricordieux, et qu'est-ce qui fit plus de mal sur la terre que la folie des miséricordieux?
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L'OFFRANDE DU MIEL
 
- Et de nouveau des mois et des années passèrent sur l'âme de Zarathoustra et il ne s'
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en apercevait
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pas; ses cheveux cependant devenaient blancs. Un jour qu'il était assis sur une pierre devant sa caverne, regardant en silence dans le lointain - car de ce point on voyait la mer, bien loin par-dessus des abîmes tortueux, - ses animaux pensifs tournèrent autour de lui et finirent par se placer devant lui.
 
"O Zarathoustra, dirent-ils, cherches-tu des yeux ton bonheur? - Qu'importe le bonheur, répondit-il, il y a longtemps que je n'aspire plus au bonheur, j'aspire à mon oeuvre. - O Zarathoustra, reprirent derechef les animaux, tu dis cela comme quelqu'un qui est saturé de bien. N'es-tu pas couché dans un lac de bonheur teinté d'azur? - Petits espiègles, répondit Zarathoustra en souriant, comme vous avez bien choisi la parabole! Mais vous savez aussi que mon bonheur est lourd et qu'il n'est pas comme une vague mobile: il me pousse et il ne veut pas s'en aller de moi, adhérent comme de la poix fondue." -
 
Alors ses animaux pensifs tournèrent derechef
Alors ses animaux pensifs tournèrent derechef autour de lui, et de nouveau ils se placèrent devant lui. "O Zarathoustra, dirent-ils, c'est donc à cause de cela que tu deviens toujours plus jaune et plus foncé, quoique tes cheveux se donnent des airs d'être blancs et faits de chanvre? Vois donc, tu es assis dans ta poix et dans ton malheur! - Que dites-vous là, mes animaux, s'écria Zarathoustra en riant, en vérité j'ai blasphémé en parlant de poix. Ce qui m'arrive, arrive à tous les fruits qui mûrissent. C'est le miel dans mes veines qui rend mon sang plus épais et aussi mon âme plus silencieuse. - Il doit en être ainsi, ô Zarathoustra, reprirent les animaux, en se pressant contre lui; mais ne veux-tu pas aujourd'hui monter sur une haute montagne? L'air est pur et aujourd'hui, mieux que jamais, on peut vivre dans le monde. - Oui, mes animaux, repartit Zarathoustra, vous conseillez à merveille et tout à fait selon mon coeur: je veux monter aujourd'hui sur une haute montagne! Mais veillez à ce que j'y trouve du miel à ma portée, du miel des ruches dorées, du miel jaune et blanc et bon et d'une fraîcheur glaciale. Car sachez que là-haut je veux présenter l'offrande du miel." -
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autour de lui, et de nouveau ils se placèrent devant lui. "O Zarathoustra, dirent-ils, c'est donc à cause de cela que tu deviens toujours plus jaune et plus foncé, quoique tes cheveux se donnent des airs d'être blancs et faits de chanvre? Vois donc, tu es assis dans ta poix et dans ton malheur! - Que dites-vous là, mes animaux, s'écria Zarathoustra en riant, en vérité j'ai blasphémé en parlant de poix. Ce qui m'arrive, arrive à tous les fruits qui mûrissent. C'est le miel dans mes veines qui rend mon sang plus épais et aussi mon âme plus silencieuse. - Il doit en être ainsi, ô Zarathoustra, reprirent les animaux, en se pressant contre lui; mais ne veux-tu pas aujourd'hui monter sur une haute montagne? L'air est pur et aujourd'hui, mieux que jamais, on peut vivre dans le monde. - Oui, mes animaux, repartit Zarathoustra, vous conseillez à merveille et tout à fait selon mon coeur: je veux monter aujourd'hui sur une haute montagne! Mais veillez à ce que j'y trouve du miel à ma portée, du miel des ruches dorées, du miel jaune et blanc et bon et d'une fraîcheur glaciale. Car sachez que là-haut je veux présenter l'offrande du miel." -
 
Cependant, lorsque Zarathoustra fut arrivé au sommet, il renvoya les animaux qui l'avaient accompagné, et il s'aperçut qu'il était seul: - alors il rit de tout coeur, regarda autour de lui et parla ainsi:
 
J'ai parlé d'offrandes et d'offrandes de miel; mais ce n'était là qu'une ruse de mon discours et, en vérité, une folie utile! Déjà je puis parler plus
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/343]]==
librement là-haut que devant les retraites des ermites et les animaux domestiques des ermites.
 
Que parlais-je de sacrifier? Je gaspille ce que l'on me donne, moi le gaspilleur aux mille bras: comment oserais-je encore appeler cela - sacrifier!
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Ouvre-toi et jette-moi tes poissons et tes crabes scintillants! Avec ma meilleure amorce j'attrape aujourd'hui pour moi les plus prodigieux poissons humains!
 
C'est mon bonheur que je jette au loin, je le disperse dans tous les lointains, entre l'orient, le midi et l'occident, pour voir si beaucoup de poissons
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/344]]==
humains n'apprendront pas à mordre et à se débattre au bout de mon bonheur.
 
Jusqu'à ce que victimes de mon hameçon pointu et caché, il leur faille monter jusqu'à ma hauteur, les plus multicolores goujons des profondeurs auprès du plus méchant des pêcheurs de poissons humains.
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Et en vérité je suis reconnaissant à ma destinée éternelle de ne point me pourchasser ni me pousser et de me laisser du temps pour faire des farces et des méchancetés: en sorte qu'aujourd'hui j'ai pu gravir cette haute montagne pour y prendre du poisson.
 
Un homme a-t-il jamais pris du poisson sur de hautes montagnes!
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Et quand même ce que je veux là-haut est une folie: mieux vaut faire une folie que de devenir solennel et vert et jaune à force d'attendre dans les profondeurs - bouffi de colère à force d'attendre comme le hurlement d'une sainte tempête qui vient des montagnes, comme un impatient qui crie vers les vallées: "Ecoutez ou je vous frappe avec les verges de Dieu!"
 
Non que j'en veuille pour cela à de pareils indignés: je les estime juste assez pour que j'en rie! Je comprends qu'ils soient impatients, ces grands tambours bruyants qui auront la parole aujourd'hui ou jamais!
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Qui devra venir un jour et n'aura pas le droit de passer? Notre grand hasard, c'est-à-dire notre grand et lointain Règne de l'Homme, le règne de Zarathoustra qui dure mille ans. -
 
Si ce "lointain" est lointain encore, que m'importe! Il n'en est pas moins solide pour moi, - plein de confiance je suis debout des deux pieds sur cette base, - sur une base éternelle, sur de dures roches primitives, sur ces monts anciens, les plus hauts et les plus durs, de qui s'approchent tous les vents,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/346]]==
comme d'une limite météorologique, s'informant des destinations et des lieux d'origine.
 
Ris donc, ris, ma claire et bien portante méchanceté! Jette du haut des hautes montagnes ton scintillant rire moqueur! Amorce avec ton scintillement les plus beaux poissons humains!
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Le lendemain Zarathoustra était de nouveau assis sur sa pierre devant la caverne, tandis que ses animaux erraient de par le monde, afin de rapporter des nourritures nouvelles, - et aussi du miel nouveau: car Zarathoustra avait gaspillé et dissipé le vieux miel jusqu'à le dernière parcelle.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/347]]==
 
Mais, tandis qu'il était assis là, un bâton dans la main, suivant le tracé que l'ombre de son corps faisait sur la terre, plongé dans une profonde méditation, et, en vérité! ni sur lui-même, ni sur son ombre - il tressaillit soudain et fut saisi de frayeur: car il avait vu une autre ombre à côté de la sienne. Et, virant sur lui-même en se levant rapidement, il vit le devin debout à côté de lui, le même qu'il avait une fois nourri et désaltéré à sa table, le proclamateur de la grande lassitude qui enseignait: "Tout est égal, rien ne vaut la peine, le monde n'a pas de sens, le savoir étrangle." Mais depuis lors son visage s'était transformé; et lorsque Zarathoustra le regarda en face, son coeur fut effrayé derechef: tant les prédictions funestes et les foudres consumées passaient sur ce visage.
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Le devin qui avait compris ce qui se passait dans l'âme de Zarathoustra passa sa main sur son visage, comme s'il eût voulu en effacer des traces; Zarathoustra fit de même de son côté. Lorsqu'ils se furent ainsi ressaisis et fortifiés tous deux, ils se donnèrent les mains pour montrer qu'ils voulaient se reconnaître.
 
"Sois le bienvenu, dit Zarathoustra, devin de la grande lassitude, tu ne dois pas avoir été vainement, jadis, mon hôte et mon commensal. Aujourd'hui aussi mange et bois dans ma demeure et pardonne qu'un vieillard joyeux soit assis à table avec toi! - Un vieillard joyeux, répondit le devin en secouant la tête; qui que tu sois ou qui que tu
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veuilles être, ô Zarathoustra, tu ne le seras plus longtemps là-haut, dans peu de temps ta barque ne sera plus à l'abri! - Suis-je donc à l'abri?" demanda Zarathoustra en riant. - "Les vagues autour de ta montagne montent et montent sans cesse, répondit le devin, les vagues de l'immense misère et de l'affliction: elles finiront bientôt par soulever ta barque en par t'enlever avec elle." - Alors Zarathoustra se tut et s'étonna. - "N'entends-tu rien encore? continua le devin: n'est-ce pas un bruissement et un bourdonnement qui vient de l'abîme?" - Zarathoustra se tut encore et écouta: alors il entendit un cri prolongé que les abîmes se jetaient et se renvoyaient, car aucun d'eux ne voulait le garder: tant il avait un son funeste.
 
"Fatal proclamateur, dit enfin Zarathoustra, c'est là le cri de détresse et l'appel d'un homme; il sort probablement d'une mer noire. Mais que m'importe la détresse des hommes! Le dernier péché qui m'a été réservé, - sais-tu quel est son nom?"
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"Pitié!" répondit le devin d'un coeur débordant et en levant les deux mains: - "O Zarathoustra, je viens pour te faire commettre ton dernier péché!" -
 
A peine ces paroles avaient-elles été prononcées que le cri retentit de nouveau, plus long et plus anxieux qu'auparavant et déjà beaucoup plus près. "Entends-tu, entends-tu, ô Zarathoustra? s'écria le devin, c'est à toi que s'adresse le cri, c'est à toi
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qu'il appelle: viens, viens, viens, il est temps, il est grand temps!" -
 
Mais Zarathoustra se taisait, troublé et ébranlé; enfin il demanda comme quelqu'un qui hésite en lui-même: "Et qui est celui qui m'appelle là-bas?"
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Si quelqu'un qui cherche ici cet homme montait à cette hauteur il monterait en vain: il trouverait des cavernes et des grottes, des cachettes pour les gens cachés, mais ni puits de bonheur, ni trésors, ni nouveaux filons de bonheur.
 
Du bonheur - comment ferait-on pour trouver
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le bonheur chez de pareils ensevelis, chez de tels ermites! Faut-il que je cherche encore le dernier bonheur sur les Iles Bienheureuses et au loin parmi les mers oubliées?
 
Mais tout est égal, rien ne vaut la peine, en vain sont toutes les recherches, il n'y a plus d'Iles Bienheureuses!" -
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Ils est dans mon domaine: je ne veux pas qu'il lui arrive malheur ici! Et, en vérité, il y a chez moi beaucoup de bêtes sauvages." -
 
A ces mots Zarathoustra s'apprêta à partir. Mais alors le devin se mit à dire: "O Zarathoustra, tu es un coquin!
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alors le devin se mit à dire: "O Zarathoustra, tu es un coquin!
 
Je le sais bien: tu veux te débarrasser de moi! Tu préfères te sauver dans les forêts pour poursuivre les bêtes sauvages!
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Une heure ne s'était pas encore écoulée depuis
Une heure ne s'était pas encore écoulée depuis que Zarathoustra s'était mis en route, dans ses montagnes et dans ses forêts, lorsqu'il vit tout à coup un singulier cortège. Au milieu du chemin qu'il voulait prendre s'avançaient deux rois, ornés de couronnes et de ceintures de pourpre, diaprés comme des flamants: ils poussaient devant eux un âne chargé. "Que veulent ces rois dans mon royaume?" dit à son coeur Zarathoustra étonné, et il se cacha en hâte derrière un buisson. Mais lorsque les rois arrivèrent tout près de lui, il dit à mi-voix, comme quelqu'un qui se parle à lui-même: "Chose singulière! singulière! Comment accorder cela? Je vois deux rois - et seulement un âne?"
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que Zarathoustra s'était mis en route, dans ses montagnes et dans ses forêts, lorsqu'il vit tout à coup un singulier cortège. Au milieu du chemin qu'il voulait prendre s'avançaient deux rois, ornés de couronnes et de ceintures de pourpre, diaprés comme des flamants: ils poussaient devant eux un âne chargé. "Que veulent ces rois dans mon royaume?" dit à son coeur Zarathoustra étonné, et il se cacha en hâte derrière un buisson. Mais lorsque les rois arrivèrent tout près de lui, il dit à mi-voix, comme quelqu'un qui se parle à lui-même: "Chose singulière! singulière! Comment accorder cela? Je vois deux rois - et seulement un âne?"
 
Alors les deux rois s'arrêtèrent, se mirent à sourire et regardèrent du côté d'où venait la voix, puis ils se dévisagèrent réciproquement: "On pense bien aussi ces choses-là parmi nous, dit le roi de droite, mais on ne les exprime pas."
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Plutôt, vraiment, vivre parmi les ermites et les gardeurs de chèvres qu'avec notre populace dorée, fausse et fardée - bien qu'elle se nomme la "bonne société".
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- bien qu'elle se nomme "noblesse". Mais là tout est faux et pourri, avant tout le sang, grâce à de vieilles et de mauvaises maladies et à de plus mauvais guérisseurs.
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Nous ne sommes pas les premiers et il faut que nous signifiions les premiers: nous avons fini par être fatigués et rassasiés de cette tricherie.
 
C'est de la populace que nous nous sommes détournés, de tous ces braillards et de toutes ces
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mouches écrivassières, pour échapper à la puanteur des boutiquiers, aux impuissants efforts de l'ambition et à l'haleine fétide -: fi de vivre au milieu de la populace, - fi de signifier le premier au milieu de la populace! Ah, dégoût! dégoût! dégoût! Qu'importe encore de nous autres rois!" -
 
"Ta vieille maladie te reprend, dit en cet endroit le roi de gauche, le dégoût te reprend, mon pauvre frère. Mais tu le sais bien, il y a quelqu'un qui nous écoute."
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Lorsque les rois entendirent cela, ils se frappèrent la poitrine et dirent d'un commun accord: "Nous sommes reconnus!
 
Avec le glaive de cette parole tu tranches la plus
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profonde obscurité de nos coeurs. Tu as découvert notre détresse. Car voici! nous sommes en route pour trouver l'homme supérieur - l'homme qui nous est supérieur: bien que nous soyons des rois. C'est à lui que nous amenons cet âne. Car l'homme le plus haut doit être aussi sur la terre le maître le plus haut.
 
Il n'y a pas de plus dure calamité, dans toutes les destinées humaines, que lorsque les puissants de la terre ne sont pas en même temps les premiers hommes. C'est alors que tout devient faux et monstrueux, que tout va de travers.
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Autrefois - je crois que c'était en l'an un -
La sibylle dit, ivre sans avoir bu de vin:
"
"Malheur, maintenant cela va mal!
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Malheur, maintenant cela va mal!
"Déclin! Déclin! Jamais le monde n'est tombé si bas!
Rome s'est abaissée à la fille, à la maison publique,
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Jamais personne n'a prononcé de paroles aussi guerrières: "Qu'est-ce qui est bien? Etre braves voilà qui est bien. C'est la bonne guerre qui sanctifie toute cause."
 
O Zarathoustra, à ces paroles le sang de nos pères s'est retourné dans nos corps: cela a été
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comme la parole du printemps à de vieux tonneaux de vin.
 
Quand les glaives se croisaient, semblables à des serpents tachetés de sang, alors nos pères se sentaient portés vers la vie; le soleil de la paix leur semblait flou et tiède, mais la longue paix leur faisait honte.
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LA SANGSUE
 
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Et pourtant! Et pourtant! - combien il s'en est fallu de peu qu'ils ne se caressent, ce chien et ce solitaire! Ne sont-ils pas tous deux - solitaires?"
 
-"
-"Qui que tu sois, répondit, toujours avec colère, celui que Zarathoustra venait de heurter, tu t'approches encore trop de moi, non seulement avec ton pied, mais encore avec ta parabole!
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Qui que tu sois, répondit, toujours avec colère, celui que Zarathoustra venait de heurter, tu t'approches encore trop de moi, non seulement avec ton pied, mais encore avec ta parabole!
 
Regarde, suis-je donc un chien?" - et, tout en disant cela, celui qui était assis se leva en retirant son bras nu du marécage. Car il avait commencé par être couché par terre tout de son long, caché et méconnaissable, comme quelqu'un qui guette un gibier des marécages.
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Allons! C'est là-haut qu'est le chemin qui mène à la caverne de Zarathoustra: elle n'est pas bien loin, - ne veux-tu pas venir chez moi pour soigner tes blessures?
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Tu n'as pas eu de chance dans ce monde, malheureux: d'abord la bête t'a mordu, puis - l'homme a marché sur toi!"
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Ainsi parlait celui que Zarathoustra avait heurté; et Zarathoustra se réjouit de ses paroles et de leur allure fine et respectueuse. "Qui es-tu? Demanda-t-il en lui tendant la main, entre nous il reste beaucoup de choses à éclaircir et à rasséréner: mais il me semble déjà que le jour se lève clair et pur."
 
"Je suis le consciencieux de l'esprit, répondit celui qui était interrogé, et, dans les choses de l'esprit, il est difficile que quelqu'un s'y prenne d'une façon plus sévère, plus étroite et plus dure
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que moi, excepté celui de qui je l'ai appris, Zarathoustra lui-même.
 
Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses à moitié! Plutôt être un fou pour son propre compte qu'un sage dans l'opinion des autres! Moi - je vais au fond: - qu'importe qu'il soit petit ou grand? Qu'il s'appelle marécage ou bien ciel? Un morceau de terre large comme la main me suffit: pourvu que ce soit vraiment de la terre solide!
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Et cela est aussi un univers! Mais pardonne qu'ici mon orgueil se manifeste, car sur ce domaine je n'ai pas mon pareil. C'est pourquoi j'ai dit: "C'est ici mon domaine".
 
Combien il y a de temps que je poursuis cette chose unique, le cerveau de la sangsue, afin que la
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vérité subtile ne m'échappe plus! C'est ici mon royaume.
 
- C'est pourquoi j'ai été tout le reste, c'est pourquoi tout le reste m'est devenu indifférent; et tout près de ma science s'étend ma noire ignorance.
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"O singulier personnage, combien d'enseignements contient cette évidence, c'est-à-dire toi-même! Et je n'oserais peut-être pas verser tous les enseignements dans tes oreilles sévères.
 
Allons! Séparons-nous donc ici! Mais j'aimerais bien te retrouver. Là-haut est le chemin qui mène à
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ma caverne. Tu dois y être cette nuit le bienvenu parmi mes hôtes.
 
Je voudrais aussi réparer sur ton corps l'outrage que t'a fait Zarathoustra en te foulant aux pieds: c'est ce à quoi je réfléchis. Mais maintenant un cri de détresse pressant m'appelle loin de toi."
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Mais en contournant un rocher, Zarathoustra vit, non loin de là, au-dessus de lui, sur le même chemin, un homme qui gesticulait des membres, comme un fou furieux et qui finit par se précipiter à terre à plat ventre. "Halte! dit alors Zarathoustra à son coeur, celui-là doit être l'homme supérieur, c'est de lui qu'est venu ce sinistre cri de détresse, - je veux voir si je puis le secourir." Mais lorsqu'il accourut à l'endroit où l'homme était couché par terre, il trouva un vieillard tremblant, aux yeux fixes; et malgré toute la peine que se donna Zarathoustra pour le redresser et le remettre sur les jambes, ses efforts demeurèrent vains. Aussi le malheureux ne sembla-t-il pas s'apercevoir qu'il y avait quelqu'un auprès de lui; au contraire, il ne cessait de regarder de ci de là en faisant des gestes touchants, comme quelqu'un qui est abandonné et isolé du monde entier. Pourtant à la fin, après beaucoup de tremblements, de sursauts et de reploiements sur soi-même, il commença à se lamenter ainsi:
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reploiements sur soi-même, il commença à se lamenter ainsi:
 
Qui me réchauffe, qui m'aime encore?
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martyriser seulement, martyriser?
Pourquoi - me martyriser?
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Dieu narquois, inconnu? -
 
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Frappe encore!
toi le plus cruel des aiguillons!
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Je ne suis pas un chien - je ne suis que ton gibier,
toi le plus cruel des chasseurs!
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donne, oui abandonne-toi - à moi,
toi le plus cruel ennemi! -
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Parti!
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Je veux te mettre le feu aux jambes, sinistre enchanteur, je sais trop bien en faire cuire à ceux de ton espèce!"
 
-"Cesse, dit le vieillard en se levant d'un bond, ne me frappe plus, ô Zarathoustra! Tout cela n'a été qu'un jeu!
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bond, ne me frappe plus, ô Zarathoustra! Tout cela n'a été qu'un jeu!
 
Ces choses-là font partie de mon art; j'ai voulu te mettre à l'épreuve, en te donnant cette preuve! Et, en vérité, tu as bien pénétré mes pensées!
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"C'est l'expiateur de l'esprit que je représentais, répondit le vieillard: tu as toi-même inventé ce mot jadis - le poète, l'enchanteur qui finit par tourner son esprit contre lui-même, celui qui est transformé et que glace sa mauvaise science et sa mauvaise conscience.
 
Et avoue-le franchement: tu as pris du temps, ô Zarathoustra, pour découvrir mes artifices et mes mensonges! Tu croyais à ma misère, lorsque tu me tenais la tête des deux mains, - je t'ai entendu gémir: "On l'a trop peu aimé, trop peu aimé!" Que je t'aie trompé jusque-
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là, c'est ce qui faisait intérieurement jubiler ma méchanceté."
 
"Tu dois en avoir trompé de plus fins que moi, répondit durement Zarathoustra. Je ne suis pas sur mes gardes devant les trompeurs, il faut que je m'abstienne de prendre des précautions: ainsi le veut mon sort.
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Tu as moissonné le dégoût comme ta seule vérité. Aucune parole n'est plus vraie chez toi, mais ta bouche est encore vraie: c'est-à-dire le dégoût qui colle à ta bouche." -
 
- "Qui es-tu donc! s'écria en cet endroit le vieil enchanteur d'une voix hautaine. Qui a le droit de me parler ainsi, à moi qui suis le plus grand des vivants d'aujourd'hui?" - et un regard vert fondit
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de ses yeux sur Zarathoustra. Mais aussitôt il se transforma et il dit tristement:
 
"O Zarathoustra, je suis fatigué de tout cela, mes arts me dégoûtent, je ne suis pas grand, que sert-il de feindre! Mais tu le sais bien - j'ai cherché la grandeur!
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Mais, dis-moi, que cherches-tu ici dans mes forêts et parmi mes rochers. Et si c'est pour moi que tu t'es couché dans mon chemin, quelle preuve voulais-tu de moi? - en quoi voulais-tu me tenter?"
 
Ainsi parlait Zarathoustra et ses yeux étincelaient. Le vieil enchanteur fit une pause, puis il
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dit: "Est-ce que je t'ai tenté? Je ne fais que - chercher.
 
O Zarathoustra, je cherche quelqu'un de vrai, de droit, de simple, quelqu'un qui soit sans feinte, un homme de toute probité, un vase de sagesse, un saint de la connaissance, un grand homme!
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J'en ai déjà tant trouvé qui s'étiraient et qui se gonflaient, tandis que le peuple criait: "Voyez donc, voici un grand homme!" Mais à quoi servent tous les soufflets de forge! Le vent finit toujours par en sortir.
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La grenouille finit toujours par éclater, la grenouille qui s'est trop gonflée: alors le vent en sort. Enfoncer une pointe dans le ventre d'un enflé, c'est ce que j'appelle un sage divertissements. Ecoutez cela, mes enfants!
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Peu de temps cependant après que Zarathoustra se fut débarrassé de l'enchanteur, il vit de nouveau quelqu'un qui était assis au bord du chemin qu'il suivait, un homme grand et noir avec un visage maigre et pâle. L'aspect de cet homme le contraria énormément. Malheur à moi, dit-il à son coeur, je vois de l'affliction masquée, ce visage me semble appartenir à la prêtraille; que veulent ces gens dans mon royaume?
 
Comment! J'ai à peine échappé à cet enchanteur:
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et déjà un autre nécromant passe sur mon chemin, - un magicien quelconque qui impose les mains, un sombre faiseur de miracles par la grâce de Dieu, un onctueux diffamateur du monde: que le diable l'emporte!
 
Mais le diable n'est jamais là quand on aurait besoin de lui: toujours il arrive trop tard, ce maudit nain, ce maudit pied-bot!" -
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J'ai cherché le dernier homme pieux, un saint et un ermite, qui, seul dans sa forêt, n'avait pas encore entendu dire ce que tout le monde sait aujourd'hui."
 
"Qu'est-ce que tout le monde sait aujourd'hui? Demanda
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Zarathoustra. Ceci, peut-être, que le Dieu ancien ne vit plus, le Dieu en qui tout le monde croyait jadis?"
"Tu l'as dit, répondit le vieillard attristé. Et j'ai servi ce Dieu ancien jusqu'à sa dernière heure.
 
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Ainsi parlait le vieillard et il regardait d'un oeil perçant celui qui était debout devant lui; Zarathoustra cependant saisit la main du vieux pape et la contempla longtemps avec admiration.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/375]]==
 
"Vois donc, vénérable, dit-il alors, quelle belle main effilée! Ceci est la main de quelqu'un qui a toujours donné la bénédiction. Mais maintenant elle tient celui que tu cherches, moi Zarathoustra.
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"Laisse-le aller, reprit Zarathoustra après une longue réflexion, en regardant toujours le vieillard dans le blanc des yeux.
 
Laisse-le aller, il est perdu. Et quoique cela t'honore de ne dire que du bien de ce mort, tu sais
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aussi bien que moi, qui il était: et qu'il suivait des chemins singuliers."
 
"Pour parler entre trois yeux, dit le vieux pape rasséréné (car il était aveugle d'un oeil), sur les choses de Dieu je suis plus éclairé que Zarathoustra lui-même - et j'ai le droit de l'être.
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Le visage ridé, il était assis au coin du feu, se faisant des soucis à cause de la faiblesse de ses jambes, fatigué du monde, fatigué de vouloir, et il finit par étouffer un jour de sa trop grande pitié." -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/377]]==
 
"Vieux pape, interrompit alors Zarathoustra, as-tu vu cela de tes propres yeux? Il se peut bien que cela se soit passé ainsi: ainsi, et aussi autrement. Quand les dieux meurent, ils meurent toujours de plusieurs sortes de morts.
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Il y a aussi un bon goût dans la pitié: ce bon goût a fini par dire: "Enlevez-nous un pareil Dieu. Plutôt encore pas de Dieu du tout, plutôt encore organiser les destinées à sa tête, plutôt être fou, plutôt être soi-même Dieu!"
 
- "
- "Qu'entends-je! dit en cet endroit le vieux pape en dressant l'oreille; ô Zarathoustra tu es plus pieux que tu ne le crois, avec une telle incrédulité. Il a dû y avoir un Dieu quelconque qui t'a converti à ton impiété.
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Qu'entends-je! dit en cet endroit le vieux pape en dressant l'oreille; ô Zarathoustra tu es plus pieux que tu ne le crois, avec une telle incrédulité. Il a dû y avoir un Dieu quelconque qui t'a converti à ton impiété.
 
N'est-ce pas ta piété même qui t'empêche de croire à un Dieu? Et ta trop grande loyauté finira par te conduire par delà le bien et le mal!
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Dans mon domaine il ne doit arriver malheur à personne: ma caverne est un bon port. Et j'aimerais bien à remettre sur terre ferme et sur des jambes solides tous ceux qui sont tristes.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/379]]==
 
Mais qui donc t'enlèverait ta mélancolie des épaules? Je suis trop faible pour cela. En vérité, nous pourrions attendre longtemps jusqu'à ce que quelqu'un te ressuscite ton Dieu.
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Je vais à présent remâcher longtemps leurs paroles, comme si elles étaient de bons grains; ma dent les broiera, les moudra et les remoudra sans cesse, jusqu'à ce qu'elles coulent comme du lait en l'âme!" -
 
Mais à un tournant de route que dominait un rocher, soudain le paysage changea, et Zarathoustra entra dans le royaume de la mort. Là se dressaient
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de noirs et de rouges récifs: et il n'y avait ni herbe, ni arbre, ni chant d'oiseau. Car c'était une vallée que tous les animaux fuyaient, même les bêtes fauves; seule une espèce de gros serpents verts, horrible à voir, venait y mourir lorsqu'elle devenait vieille. C'est pourquoi les pâtres appelaient cette vallée: Mort-des-Serpents.
 
Zarathoustra, cependant, s'enfonça en de noirs souvenirs, car il lui semblait s'être déjà trouvé dans cette vallée. Et un lourd accablement s'appesantit sur son esprit: en sorte qu'il se mit à marcher lentement et toujours plus lentement, jusqu'à ce qu'il finit par s'arrêter. Mais alors, comme il ouvrait les yeux, il vit quelque chose qui était assis au bord du chemin, quelque chose qui avait figure humaine et qui pourtant n'avait presque rien d'humain - quelque chose d'innommable. Et tout d'un coup Zarathoustra fut saisi d'une grande honte d'avoir vu de ses yeux pareille chose: rougissant jusqu'à la racine de ses cheveux blancs, il détourna son regard, et déjà se remettait en marche, afin de quitter cet endroit néfaste. Mais soudain un son s'éleva dans le morne désert: du sol il monta une sorte de glouglou et un gargouillement, comme quand l'eau gargouille et fait glouglou la nuit dans une conduite bouchée; et ce bruit finit par devenir une voix humaine et une parole humaine: - cette voix disait:
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"Zarathoustra , Zarathoustra! Devine mon énigme! Parle, parle! Quelle est la vengeance contre le témoin?
 
Arrête et reviens en arrière, là il y a du verglas!
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Prends garde, prends garde que ton orgueil ne se casse les jambes ici!
 
Tu te crois sage, ô fier Zarathoustra ! Devine donc l'énigme, toi qui brises les noix les plus dures, - devine l'énigme que je suis! Parle donc: qui suis-je?"
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Ainsi parlait Zarathoustra et il se disposait à passer son chemin: mais l'être innommable saisit un pan de son vêtement et commença à gargouiller de nouveau et à chercher ses mots. "Reste!" dit-il enfin - "Reste! Ne passe pas ton chemin! J'ai deviné quelle était la cognée qui t'a abattu, sois loué, ô Zarathoustra de ce que tu es de nouveau debout!
 
Tu as deviné, je le sais bien, ce que ressent en son âme celui qui a tué Dieu, - le meurtrier de
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Dieu: Reste! Assieds-toi là auprès de moi, ce ne sera pas en vain.
 
Vers qui irais-je si ce n'est vers toi? Reste, assieds-toi. Mais ne me regarde pas! Honore ainsi - ma laideur!
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M'en veux-tu de ce que, depuis trop longtemps, j'écorche ainsi mes mots? De ce que déjà je te donne des conseils? Mais sache-le, c'est moi, le plus laid des hommes, - celui qui a les pieds les plus grands et les plus lourds. Partout où moi j'ai passé, le chemin est mauvais. Je défonce et je détruis tous les chemins.
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Mais j'ai bien vu que tu voulais passer en silence près de moi, et j'ai vu ta rougeur: c'est par là que j'ai reconnu que tu étais Zarathoustra.
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Mon regard passe au-dessus de tous ceux-là, comme le regard du chien domine les dos des grouillants troupeaux de brebis. Ce sont des êtres petits, gris et laineux, pleins de bonne volonté et d'esprit moutonnier.
 
Comme un héron qui, la tête rejetée en arrière, fait planer avec mépris son regard sur de plats marécagesmaré
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cages: ainsi je jette un coup d'oeil dédaigneux sur le gris fourmillement des petites vagues, des petites volontés et des petites âmes.
 
Trop longtemps on leur a donné raison, à ces petites gens: et c'est ainsi que l'on a fini par leur donner la puissance - maintenant ils enseignent: "Rien n'est bon que ce que les petites gens appellent bon."
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Tu as mis les hommes en garde contre son erreur, tu fus le premier à mettre en garde contre la pitié - parlant non pas pour tout le monde ni pour personne, mais pour toi et ton espèce.
 
Tu as honte de la honte des grandes souffrances; et, en vérité, quand tu dis: "C'est de la compassion que s'élève un grand nuage, prenez garde, ô humains!" - quand tu enseignes: "Tous les créateurs sont durs, tout grand amour est supérieur à sa pitié": ô
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Zarathoustra, comme tu me sembles bien connaître les signes du temps!
 
Mais toi-même - garde-toi de ta -propre- pitié! Car il y en a beaucoup qui sont en route vers toi, beaucoup de ceux qui se noient et qui gèlent. -
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"Etre innommable, dit-il, tu m'as détourné de suivre ton chemin. Pour te récompenser, je te recommande le mien. Regarde, c'est là-haut qu'est la caverne de Zarathoustra.
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Ma caverne est grande et profonde et elle a beaucoup de recoins; le plus caché y trouve sa cachette. Et près de là il y a cent crevasses et cent réduits pour les animaux qui rampent, qui voltigent et qui sautent.
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Celui-là aussi s'aimait en se méprisant, - il est pour moi un grand amoureux et un grand mépriseur.
 
Je n'ai jamais rencontré personne qui se méprisât plus profondément: cela aussi est de la hauteur. Hélas! celui-là était-il peut-être l'homme supérieur, dont j'ai entendu le cri de détresse?
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supérieur, dont j'ai entendu le cri de détresse?
 
J'aime les hommes du grand mépris. L'homme cependant est quelque chose qui doit-être surmonté." -
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Déjà je suis moins seul; je pressens des compagnons, des frères inconnus qui rôdent autour de moi, leur chaude haleine émeut mon âme."
 
Mais comme il regardait autour de lui cherchant des consolateurs de sa solitude: voici, il aperçut des vaches rassemblées sur une hauteur; c'étaient elles dont le voisinage et l'odeur avaient réchauffé son coeur. Ces vaches cependant semblaient suivre
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avec attention un discours qu'on leur tenait et elles ne prenaient point garde au nouvel arrivant.
 
Mais quand Zarathoustra fur arrivé tout près d'elles, il entendit distinctement qu'une voix d'hommes s'élevait de leur milieu; et il était visible qu'elles avaient toutes la tête tournée du côté de leur interlocuteur.
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Si nous ne retournons en arrière et ne devenons comme les vaches, nous ne pouvons pas entrer dans le royaume des cieux. Car il y a une chose que nous devrions apprendre d'elles: c'est de ruminer.
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Et, en vérité, quand bien même l'homme gagnerait le monde entier, s'il n'apprenait pas cette seule chose, je veux dire de ruminer, à quoi tout le reste lui servirait-il! Car il ne se déferait point de sa grande affliction, - de sa grande affliction qui s'appelle aujourd'hui dégoût: et qui donc n'a pas aujourd'hui du dégoût plein le coeur, plein la bouche, plein les yeux? Toi aussi! Toi aussi! Mais vois donc ces vaches!" -
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Et, en parlant ainsi, il baisait les mains de celui à qui il s'adressait, et ses yeux débordaient de larmes, et il se comportait tout comme si un présent ou un trésor précieux lui fût soudain tombé du ciel. Les vaches cependant contemplaient tout cela avec étonnement.
 
"Ne parle pas de moi, homme singulier et charmant! répondit Zarathoustra, en se défendant de ses caresses, parle-moi d'abord de toi! N'est-tu pas le mendiant volontaire, qui jadis jeta loin de lui une grande richesse, -
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qui eut honte de la richesse et des riches, et qui s'enfuit chez les plus pauvres, afin de leur donner son abondance et son coeur? Mais ils ne l'accueillirent point."
 
"Ils ne m'accueillirent point, dit le mendiant volontaire, tu le sais bien. C'est pourquoi j'ai fini par aller auprès des animaux et auprès de ces vaches."
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Malheur à qui, tel un flacon ventru, s'égoutte lentement par un goulot trop étroit: - car c'est à ces flacons que l'on casse à présent volontiers le col.
 
Convoitise lubrique, envie fielleuse, âpre soif de vengeance, fierté populacière: tout cela m'a sauté au visage. Il n'est pas vrai que les pauvres soient
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bienheureux. Le royaume des cieux, cependant, est chez les vaches."
 
"Et pourquoi n'est-il pas chez les riches?" demanda Zarathoustra pour l'éprouver, tandis qu'il empêchait les vaches de flairer familièrement le pacifique apôtre.
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Ainsi parlait l'apôtre pacifique, et il soufflait et suait d'émotion à ses propres discours: en sorte que les vaches s'étonnèrent derechef. Mais Zarathoustra, tandis qu'il proférait ces dures paroles, le regardait toujours en face, avec un sourire, en secouant silencieusement la tête.
 
"Tu te fais violence, prédicateur de la montagne,
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en usant de mots si durs. Ta bouche et tes yeux ne sont pas nés pour de pareilles duretés.
 
Ni même ton estomac à ce qu'il me semble: car il n'est point fait pour tout ce qui est colère ou haine débordante. Ton estomac a besoin d'aliments plus doux: tu n'es pas un boucher.
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- " Eh bien! dit Zarathoustra : tu devrais voir aussi mes animaux, mon aigle et mon serpent, - ils n'ont pas aujourd'hui leur pareil sur la terre.
 
Regarde, voici le chemin qui conduit à ma caverne: sois son hôte pour cette nuit. Et parle, avec mes animaux, du bonheur des animaux, - jusqu'à ce que je rentre moi-même. Car à présent un cri de détresse m'appelle en hâte loin de toi. Tu trouves aussi chez moi du miel nouveau, du miel de ruches dorées d'une fraîcheur glaciale: mange-le!
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du miel de ruches dorées d'une fraîcheur glaciale: mange-le!
 
Mais maintenant prends bien vite congé de tes vaches, homme singulier et charmant! quoi qu'il puisse t'en coûter. Car ce sont tes meilleurs amis et tes maîtres de sagesse!" -
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Mais à peine le mendiant volontaire s'était-il sauvé, que Zarathoustra, étant de nouveau seul avec lui-même, entendit derrière lui une voix nouvelle qui criait: "Arrête-toi, Zarathoustra! Attends-moi donc! C'est moi, ô Zarathoustra, moi ton ombre!" Mais Zarathoustra n'attendit pas, car un soudain dépit s'empara de lui, à cause de la grande foule qui se pressait dans ses montagnes. "Où s'en est allée ma solitude? dit-il.
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C'en est vraiment de trop; ces montagnes fourmillent de gens, mon royaume n'est plus de ce monde, j'ai besoin de montagnes nouvelles.
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Mais Zarathoustra a-t-il le droit d'avoir peur d'une ombre? Aussi bien, je finis par croire qu'elle a de plus longues jambes que moi."
 
Ainsi parlait Zarathoustra , riant des yeux et des entrailles. Il s'arrêta et se retourna brusquement - et voici, il faillit ainsi jeter à terre son ombre qui le poursuivait: tant elle le serrait de près et tant elle était faible. Car lorsqu'il l'examina des yeux, il s'effraya comme devant l'apparition soudaine d'un fantôme: tant celle qui était à
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ses trousses était maigre, noirâtre et usée, tant elle avait l'air d'avoir fait son temps.
 
"Qui es-tu? Demanda impétueusement Zarathoustra. Que fais-tu ici? Et pourquoi t'appelles-tu mon ombre? Tu ne me plais pas."
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Mais c'est toi, ô Zarathoustra, que j'ai le plus longtemps suivi et poursuivi, et, quoique je me sois caché de toi, je n'en étais pas moins ton ombre la plus fidèle: partout où tu te posais je me posais aussi.
 
A ta suite j'ai erré dans les mondes les plus lointains et les plus froids, semblable à un fantôme qui
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se plait à courir sur les toits blanchis par l'hiver et sur la neige.
 
A ta suite j'ai aspiré à tout ce qu'il y a de défendu, de mauvais et de plus lointain: et s'il est en moi quelque vertu, c'est que je n'ai jamais redouté aucune défense.
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Trop souvent, vraiment, j'ai suivi la vérité sur les talons: alors elle me frappait au visage. Quelquefois je croyais mentir, et voici, c'est alors seulement que je touchais - à la vérité.
 
Trop de choses sont à présent claires pour moi, c'est pourquoi rien ne m'est plus. Rien ne vit plus
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de ce que j'aime, - comment saurais-je m'aimer encore moi-même?....................
 
"Vivre selon mon bon plaisir, ou ne pas vivre du tout": c'est là ce que je veux, c'est ce que veut aussi le plus saint. Mais, hélas! comment y aurait-il encore pour moi un plaisir?
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Ce n'est pas un mince péril que tu cours, esprit libre et voyageur! Tu as un mauvais jour: prends garde à ce qu'il ne soit pas suivi d'un plus mauvais soir!
 
Des vagabonds comme toi finissent par se sentir bienheureux même dans une prison. As-tu
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jamais vu comment dorment les criminels en prison? Ils dorment en paix, ils jouissent de leur sécurité nouvelle.
 
Garde-toi qu'une foi étroite ne finisse par s'emparer de toi, une illusion dur et sévère! Car désormais tu es séduit et tenté par tout ce qui est étroit et solide.
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- Et Zarathoustra se remit à courir et à courir encore, mais il ne trouva plus personne. Il demeurait seul, et il ne faisait toujours que se trouver
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lui-même. Alors il jouit de sa solitude, il savoura sa solitude et il pensa à de bonnes choses - pendant des heures entières. A l'heure de midi cependant, lorsque le soleil se trouva tout juste au-dessus de la tête de Zarathoustra, il passa devant un vieil arbre chenu et noueux qui était entièrement embrassé par le riche amour d'un cep de vigne, de telle sorte que l'on n'en voyait pas le tronc: de cet arbre pendaient des raisins jaunes, s'offrant au voyageur en abondance. Alors Zarathoustra eut envie d'étancher sa soif légère en détachant une grappe de raisin, et comme il étendait déjà la main pour la saisir, un autre désir, plus violent encore, s'empara de lui: le désir de se coucher au pied de l'arbre, à l'heure du plein midi, pour dormir.
 
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Silence! Silence! Le monde ne vient-il pas de s'accomplir? Que m'arrive-t-il donc?
 
Comme un vent délicieux danse invisiblement sur les scintillantes paillettes de la mer, léger, léger comme une plume: ainsi - le sommeil danse sur moi.
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ger comme une plume: ainsi - le sommeil danse sur moi.
 
Il ne me ferme pas les yeux, il laisse mon âme en éveil. Il est léger, en vérité, léger comme une plume.
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Comme une barque s'allonge et se presse contre la terre: - car alors il suffit qu'une araignée tisse son fil de la terre jusqu'à elle, sans qu'il soit besoin de corde plus forte.
 
Comme une barque fatiguée, dans la baie la plus calme: ainsi, moi aussi, je repose maintenant près de la terre fidèle, plein de confiance et dans
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l'attente, attaché à la terre par les fils les plus légers.
 
O bonheur! O bonheur! Que ne chantes-tu pas, ô mon âme? Tu es couchée dans l'herbe. Mais voici l'heure secrète et solennelle, où nul berger je joue de la flûte.
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- Que m'est-il arrivé: Ecoute! Le temps s'est-il donc enfui? Ne suis-je pas en train de tomber?... Ne suis-je pas tombé - écoute! - dans le puits de l'éternité?
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/402]]==
 
- Que m'arrive-t-il?... Silence! Je suis frappé - hélas! - au coeur?... Au coeur! O brise-toi, brise-toi, mon coeur, après un pareil bonheur, après un pareil coup!
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Qui es-tu donc? O mon âme!" (et en ce moment, il s'effraya, car un rayon de soleil tombait du ciel sur son visage.)
 
"O ciel au-dessus de moi, dit il avec un soupir,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/403]]==
en se mettant sur son séant, tu me regardes? Tu écoutes mon âme singulière?
 
Quand boiras-tu cette goutte de rosée qui est tombée sur toutes les choses de ce monde, - quand boiras-tu cette âme singulière - quand cela, puits de l'éternité! joyeux abîme de midi qui fait frémir! quand absorberas-tu mon âme en toi?
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Il était déjà très tard dans l'après-midi, lorsque Zarathoustra, après de longues recherches infructueuses et de vaines courses, revint à sa caverne. Mais lorsqu'il se trouva en face d'elle, à peine éloigné de vingt pas, il arriva ce à quoi il s'attendait le moins à ce moment: il entendit de nouveau le grand cri de détresse. Et, chose étrange! à ce moment le cri venait de sa propre caverne. Mais c'était un long cri, singulier et multiple, et Zarathoustra distinguait parfaitement qu'il se composait de beaucoup de voix: quoique, à distance, il ressemblât au cri d'une seule bouche.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/404]]==
de voix: quoique, à distance, il ressemblât au cri d'une seule bouche.
 
Alors Zarathoustra s'élança vers sa caverne et quel ne fut pas le spectacle qui l'attendait après ce concert! Car ils étaient tous assis les uns près des autres, ceux auprès desquels il avait passé dans la journée: le roi de droite et le roi de gauche, le vieil enchanteur, le pape, le mendiant volontaire, l'ombre, le consciencieux de l'esprit, le triste devin et l'âne; le plus laid des hommes cependant s'était mis une couronne sur la tête et avait ceint deux écharpes de pourpre, - car il aimait à se déguiser et à faire le beau, comme tous ceux qui sont laids. Mais au milieu de cette triste compagnie, l'aigle de Zarathoustra était debout, inquiet et les plumes hérissées, car il devait répondre à trop de choses auxquelles sa fierté n'avait pas de réponse; et le serpent rusé s'était enlacé autour de son cou.
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C'est avec un grand étonnement que Zarathoustra regarda tout cela; puis il dévisagea l'un après l'autre chacun de ses hôtes, avec une curiosité bienveillante, lisant dans leurs âmes et s'étonnant derechef. Pendant ce temps, ceux qui étaient réunis s'étaient levés de leur siège, et ils attendaient avec respect que Zarathoustra prît la parole. Zarathoustra cependant parla ainsi:
 
"Vous qui désespérez, hommes singuliers! C'est donc votre cri de détresse que j'ai entendu? Et maintenant je sais aussi où il faut chercher celui que j'ai cherché en vain aujourd'hui: l'homme supérieur: -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/405]]==
il est assis dans ma propre caverne, l'homme supérieur! Mais pourquoi m'étonnerais-je! N'est-ce pas moi-même qui l'ai attiré vers moi par des offrandes de miel et par la maligne tentation de mon bonheur?
 
Il me semble pourtant que vous vous entendez très mal, vos coeurs se rendent moroses les uns les autres lorsque vous vous trouvez réunis ici, vous qui poussez des cris de détresse? Il fallut d'abord qu'il vînt quelqu'un, - quelqu'un qui vous fît rire de nouveau, un bon jocrisse joyeux, un danseur, un ouragan, une girouette étourdie, quelque vieux fou: - que vous en semble?
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Ceci est mon royaume et mon domaine: mais je vous l'offre pour ce soir et cette nuit. Que mes animaux vous servent: que ma caverne soit votre lieu de repos!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/406]]==
 
Hébergés par moi, aucun de vous ne doit s'adonner au désespoir, dans mon district je protège chacun contre ses bêtes sauvages. Sécurité: c'est là la première chose que je vous offre!
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Et voici, déjà c'en est fini de tous nos cris de détresse. Déjà nos sens et nos coeurs s'épanouissent pleins de ravissement. Il ne s'en faudrait pas de beaucoup que notre courage ne se mette en rage.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/407]]==
 
Il n'y a rien de plus réjouissant sur la terre, ô Zarathoustra, qu'une volonté haute et forte. Une volonté haute et forte est la plus belle plante de la terre. Un paysage tout entier est réconforté par un pareil arbre.
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Et tous ceux à qui tu as jamais distillé dans l'oreille ton miel et ta chanson: tous ceux qui sont cachés, solitaires et solitaires à deux, ils ont tout à coup dit à leur coeur:
 
"Zarathoustra vit-il encore? Il ne vaut plus la
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peine de vivre. Tout est égal, tout en vain: à moins que - nous ne vivions avec Zarathoustra!"
 
"Pourquoi ne vient-il pas, celui qui s'est annoncé si longtemps? ainsi demandent beaucoup de gens; la solitude l'a-t-elle dévoré? Ou bien est-ce nous qui devons venir auprès de lui?"
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Et que nous nous soyons venus vers ta caserne, nous autres hommes qui désespérions et qui déjà ne désespérions plus: ce n'est qu'un signe et un présage qu'il y en a de meilleurs que nous en route, - car il est lui-même en route vers toi, le dernier reste de Dieu parmi les hommes; c'est-à-dire: tous les hommes du grand désir, du grand dégoût, de la grande satiété, - tous ceux qui ne veulent vivre sans qu'ils puissent de nouveau apprendre à espérer apprendre de toi, ô Zarathoustra, le grand espoir!"
 
Ainsi parlait le roi de droite en saisissant la main de Zarathoustra pour l'embrasser; mais Zarathoustra se défendit de sa vénération et se recula effrayé,
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silencieux, et fuyant soudain comme dans le lointain. Mais, après peu d'instants, il fut de nouveau de retour auprès de ses hôtes et, les regardant avec des yeux clairs et scrutateurs, il dit:
 
"Hommes supérieurs, vous qui êtes mes hôtes, je vais vous parler allemand et clairement. Ce n'est pas vous que j'attendais dans ces montagnes."
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Mais moi je ne ménage pas mes bras et mes jambes, je ne ménage pas mes guerriers : comment pourriez-vous être bons pour faire ma guerre?
 
Avec vous je gâcherais même mes victoires. Et
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/410]]==
plus d'un parmi vous tomberait à la renverse au seul roulement de mes tambours.
 
Aussi bien n'êtes-vous pas assez beaux à mon gré, ni d'assez bonne race. J'ai besoin de miroirs purs et lisses pour recevoir ma doctrine; reflétée par votre surface, ma propre image serait déformée.
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Il se peut que, de votre semence, il naisse un jour, pour moi, un fils véritable, un héritier parfait: mais ce temps est lointain. Vous n'êtes point ceux à qui appartiennent mon nom et mes biens de ce monde.
 
Ce n'est pas vous que j'attends ici dans ces montagnes, ce n'est pas avec vous que je descendrai vers les hommes une dernière fois. Vous n'êtes que des avant-coureurs, venus vers moi pour m'annoncer que d'autres, de plus grands, sont en route vers moi, - non point les hommes du grand désir, du
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/411]]==
grand dégoût, de la grande satiété, ni ce que vous avez appelé "ce qui reste de Dieu sur la terre".
 
- Non, non! Trois fois non! J'en attends d'autres ici sur ces montagnes et je ne veux point, sans eux, porter mes pas loin d'ici, - d'autres qui seront plus grands, plus forts, plus victorieux, des hommes plus joyeux, bâtis d'aplomb et carrés de la tête à la base: il faut qu'ils viennent, les lions rieurs!
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==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/412]]==
LA CÈNE
 
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(Ainsi parla le devin; mais quand les animaux de Zarathoustra entendirent ces paroles, ils s'enfuirent de frayeur. Car ils voyaient que tout ce qu'ils avaient rapporté dans la journée ne suffirait pas à gorger le devin à lui tout seul.)
 
"Personne ne s'est souvenu de la crainte de mourir de soif, continua le devin. Et, bien que j'entende ruiseler l'eau, comme les discours de la sagesse, abondamment et infatigablement: moi, je - veux du vin!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/413]]==
abondamment et infatigablement: moi, je - veux du vin!
 
Tout le monde n'est pas, comme Zarathoustra, buveur d'eau invétéré. L'eau n'est pas bonne non plus pour les gens fatigués et flétris: nous avons besoin de vin, - le vin seul amène une guérison subite et une santé improvisée!"
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Nous allons donc bientôt faire un bon repas. Mais celui qui veut manger avec nous doit aussi mettre la main à la besogne et les rois tout comme les autres. Car, chez Zarathoustra, un roi même peut être cuisinier."
 
Cette proposition était faite selon le coeur de
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/414]]==
chacun: seul le mendiant volontaire répugnait à la viande, au vin et aux épices.
 
"Écoutez-moi donc ce viveur de Zarathoustra! dit-il en plaisantant: va-t-on dans les cavernes et sur les hautes montagnes pour faire un pareil festin?
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Ainsi parlait Zarathoustra; mais le roi de droite répondit: "C'est singulier, a-t-on jamais entendu des choses aussi judicieuses de la bouche d'un sage?
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/415]]==
 
Et en vérité, c'est là pour un sage la chose la plus singulière, d'être avec tout cela intelligent et de ne point être une âne."
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Mais, avec le nouveau matin, une nouvelle vérité vint vers moi: alors j'appris à dire: "Que m'importe la place publique et la populace, le bruit de la populace et les longues oreilles de la populace!"
 
Hommes supérieurs, apprenez de moi ceci: sur la place publique personne ne croit à l'homme supérieur. Et si vous voulez parler sur la place
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/416]]==
publique, à votre guise! Mais la populace cligne de l'oeil: "Nous sommes tous égaux."
 
"Hommes supérieurs, - ainsi cligne de l'oeil la populace, - il n'y pas d'hommes supérieurs, nous sommes tous égaux, un homme vaut un homme, devant Dieu - nous sommes tous égaux!"
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Eh bien! Allons! Hommes supérieurs! Maintenant seulement la montagne de l'avenir humain va enfanter. Dieu est mort: maintenant nous voulons - que le Surhumain vive.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/417]]==
 
 
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Aujourd'hui les petites gens sont devenus les maîtres, ils prêchent tous la résignation, et la modestie, et la prudence, et l'application, et les égards et le long ainsi-de-suite des petites vertus.
 
Ce qui ressemble à la femme et au valet, ce qui est de leur race, et surtout le micmac populacier: cela veut maintenant devenir maître de toutes les destinées humaines - ô dégoût! dégoût! dégoût!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/418]]==
destinées humaines - ô dégoût! dégoût! dégoût!
 
Cela demande et redemande, et n'est pas fatigué de demander: "Comment l'homme se conserve-t-il le mieux, le plus longtemps, le plus agréablement?" C'est ainsi - qu'ils sont les maîtres d'aujourd'hui.
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Les âmes froides, les mulets, les aveugles, les hommes ivres n'ont pas ce que j'appelle du coeur. Celui-là a du coeur qui connaît la peur, mais qui contraint la peur; celui qui voit l'abîme, mais avec fierté.
 
Celui qui
Celui qui voit l'abîme, mais avec des yeux d'aigle, - celui qui saisit l'abîme avec des serres d'aigle: celui-là a du courage.-
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voit l'abîme, mais avec des yeux d'aigle, - celui qui saisit l'abîme avec des serres d'aigle: celui-là a du courage.-
 
 
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Vous, les hommes supérieurs, croyez-vous que je sois là pour refaire bien ce que vous avez mal fait?
 
Ou bien que je veuille dorénavant vous coucher
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/420]]==
plus commodément, vous qui souffrez? Ou vous montrer, à vous qui êtes errants, égarés et perdus dans la montagne, des sentiers plus faciles?
 
Non! Non! Trois fois non! Il faut qu'il en périsse toujours plus et toujours des meilleurs de votre espèce, - car il faut que votre destinée soit de plus en plus mauvaise et de plus en plus dure. Car c'est ainsi seulement - ainsi seulement que l'homme grandit vers la hauteur, là où la foudre le frappe et le brise: assez haut pour la foudre!
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Il ne me suffit pas que la foudre ne nuise plus. Je ne veux point la faire dévier, je veux qu'elle apprenne à travailler - pour moi -
Ma sagesse s'amasse depuis longtemps comme un nuage, elle devient toujours plus tranquille et plus sombre. Ainsi fait toute sagesse qui doit un jour engendrer la foudre. -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/421]]==
 
Pour ces hommes d'aujourd'hui je ne veux ni être lumière, ni être appelé lumière. Ceux-là - je veux les aveugler. Foudre de ma sagesse! crève-leur les yeux!
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Ayez aujourd'hui une bonne méfiance, hommes supérieurs! hommes courageux! hommes francs! Et tenez secrètes vos raisons. Car cet aujourd'hui appartient à la populace.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/422]]==
 
Ce que la populace n'a pas appris à croire sans raison, qui pourrait le renverser auprès d'elle par des raisons?
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Mais toi, tu es monté à cheval! Galopes-tu maintenant, avec une bonne allure vers ton but? Eh bien, mon ami! mais ton pied boiteux est aussi à cheval!
 
Quand tu seras arrivé à ton but, quand tu sauteras de ton cheval: c'est précisément sur ta hauteur, homme supérieur, - que tu trébucheras!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/423]]==
homme supérieur, - que tu trébucheras!
 
 
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12.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/424]]==
 
 
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Mais celui qui veut être le premier, qu'il prenne bien garde à ne pas être le dernier! Et là où sont les vices de vos pères, vous ne devez pas mettre de la sainteté!
 
Que serait-ce si celui-là exigeait de lui la chasteté, celui dont les pères fréquentèrent les femmes et aimèrent les vins forts et la chair du sanglier?
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/425]]==
et aimèrent les vins forts et la chair du sanglier?
 
Ce serait une folie! Cela me semble beaucoup pour un pareil homme, s'il n'est l'homme que d'une seule femme, ou de deux, ou de trois.
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Mais que vous importe, à vous autres joueurs de dés! Vous n'avez pas appris à jouer et à narguer comme il faut jouer et narguer! Ne sommes-nous pas toujours assis à une grande table de moquerie et de jeu?
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/426]]==
 
Et parce que vous avez manqué de grandes choses, est-ce une raison pour que vous soyez vous-mêmes - manqués? Et si vous-êtes vous-mêmes manqués, est-ce une raison pour que - l'homme soit manqué? Mais si l'homme est manqué: eh bien! allons!
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Et, en vérité, combien de choses ont déjà réussi! Comme cette terre abonde en petites choses bonnes et parfaites et bien réussies!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/427]]==
 
Placez autour de vous de petites choses bonnes et parfaites, ô hommes supérieurs. Leur maturité dorée guérit le coeur. Les choses parfaites nous apprennent à espérer.
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Ecartez-vous du chemin de tous ces intolérants! C'est là une espèce pauvre et malade, une espèce populacière: elle jette un regard malin sur cette vie, elle a le mauvais oeil pour cette terre.
 
Ecartez-vous du chemin de tous ces intolérants! Ils ont les pieds lourds et les coeurs pesants: ils ne
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savent pas danser. Comment pour de tels gens la terre pourrait-elle être légère!
 
 
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Cette couronne du rieur, cette couronne de roses: c'est moi-même qui me la suis posé sur la tête,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/429]]==
j'ai canonisé moi-même mon rire. Je n'ai trouvé personne d'assez fort pour cela aujourd'hui.
 
Zarathoustra le danseur, Zarathoustra le léger, celui qui agite ses ailes, prêt au vol, faisant signe à tous les oiseaux, prêt et agile, divinement léger: - Zarathoustra le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant, quelqu'un qui aime les sauts et les écarts; je me suis moi-même placé cette couronne sur la tête!
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Il vaut mieux encore être fou de bonheur que fou de malheur, il vaut mieux danser lourdement que de marcher comme un boiteux. Apprenez donc de moi la sagesse: même la pire des choses a deux bons revers, - même la pire des choses a de bonnes jambes pour danser: apprenez donc vous-mêmes, ô hommes supérieurs, à vous placer droit sur vos jambes!
 
Désapprenez donc la mélancolie et toutes les tristesses de la populace! O comme les arlequins populaires
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/430]]==
me paraissent tristes aujourd'hui! Mais cet aujourd'hui appartient à la populace.
 
 
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O hommes supérieurs, ce qu'il y a de plus mauvais en vous: c'est que tous vous n'avez pas appris à danser comme il faut danser, - à danser par-dessus vos têtes! Qu'importe que vous n'ayez pas réussi!
 
Combien de choses sont encore possibles! Apprenez donc à rire par-dessus vos têtes! Élevez vos coeurs,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/431]]==
haut, plus haut! Et n'oubliez pas non plus le bon rire!
 
Cette couronne du rieur, cette couronne de roses à vous, mes frères, je jette cette couronne! J'ai canonisé le rire; hommes supérieurs, apprenez donc - à rire!
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Dites-moi donc, mes animaux: tous ces hommes supérieurs, - ne sentent-ils peut-être pas bon? O odeurs pures autour de moi! Maintenant je sais et je sens seulement combien je vous aime, mes animaux."
 
- Et Zarathoustra dit encore une fois: "Je vous aime, mes animaux!" L'aigle et le serpent cependant se pressèrent contre lui, tandis qu'il prononçait ces paroles et leurs regards s'élevèrent vers lui. Ainsi ils se tenaient ensemble tous les trois,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/432]]==
silencieusement, aspirant le bon air les uns auprès des autres. Car là-dehors l'air était meilleur que chez les hommes supérieurs.
 
 
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A vous tous, quels que soient les honneurs que vous vouliez prêter, que vous vous appeliez les "esprits libres" ou bien "les véridiques", ou bien "les expiateurs de l'esprit", "les déchaînés", ou bien "ceux du grand désir" - à vous tous qui souffrez comme moi du grand dégoût, pour qui le Dieu ancien est mort, sans qu'un Dieu nouveau soit encore au berceau, enveloppé de linges, - à vous tous, mon mauvais esprit, mon démon enchanteur, est favorable.
 
Je vous connais, ô hommes supérieurs, je le connais, -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/433]]==
je le connais aussi, ce lutin que j'aime malgré moi, ce Zarathoustra: il me semble le plus souvent semblables à une belle larve de saint, - semblable à un nouveau déguisement singulier, où se plaît mon esprit mauvais, le démon de mélancolie: - souvent il me semble que j'aime Zarathoustra à cause de mon mauvais esprit. -
 
Mais déjà il s'empare de moi et il me terrasse, ce mauvais esprit, cet esprit de mélancolie, ce démon du crépuscule: et en vérité, ô hommes supérieurs, il est pris d'une envie - ouvrez les yeux! - il est pris d'une envie de venir nu, en homme ou en femme, je ne le sais pas encore: mais il vient, il me terrasse, malheur à moi! ouvrez vos sens!
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invisible, sans qu'on l'entende,
- car la rosée consolatrice porte
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/434]]==
des chaussures fines, comme tous les doux consolateurs -
songes-tu alors, songes-tu, coeur chaud,
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Ceci - le prétendant de la vérité?...
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/435]]==
ni silencieux, ni rigide, lisse et froid,
changé en image,
Ligne 7 417 ⟶ 7 782 :
d'un trait droit,
les ailes ramenées,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/436]]==
fondant sur des agneaux,
d'un vol subit, affamés,
Ligne 7 452 ⟶ 7 818 :
 
ainsi je suis tombé moi-même jadis
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/437]]==
de ma folie de vérité,
de mes désirs du jour,
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Homme faux et raffiné, ta séduction conduit à des désirs et à des déserts inconnus. Et malheur à nous si des gens comme toi parlent de la vérité et lui donnent de l'importance!
 
Malheur à tous les esprits libres qui ne sont pas en garde contre pareils enchanteurs! C'en sera
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/438]]==
fait de leur liberté: tu enseignes le retour dans les prisons et tu y ramènes, - vieux démon mélancolique, ta plainte contient un appel, tu ressembles à ceux dont l'éloge de la chasteté invite secrètement à des voluptés!"
 
Ainsi parlait le consciencieux; mais le vieil enchanteur regardait autour de lui, jouissant de sa victoire, ce qui faisait rentrer en lui le dépit que lui causait le consciencieux. "Tais-toi, dit-il d'une voix modeste, de bonnes chansons veulent avoir de bons échos; après de bonnes chansons, il faut se taire longtemps.
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Il doit y avoir en vous, ô hommes supérieurs, beaucoup plus de ce que l'enchanteur appelle son mauvais esprit d'enchantement et de duperie: - il faut bien que nous soyons différents.
 
Et, en vérité, nous avons assez parlé et pensé ensemble, avant que Zarathoustra revînt à sa taverne, pour que je sache que nous sommes différents.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/439]]==
pour que je sache que nous sommes différents.
 
Nous cherchons des choses différentes, là-haut aussi, vous et moi. Car moi je cherche plus de certitude, c'est pourquoi je suis venu auprès de Zarathoustra. Car c'est lui qui est le rempart le plus solide et la volonté la plus dure - aujourd'hui que tout chancelle, que la terre tremble. Mais vous autres, quand je vois les yeux que vous faites, je croirais presque que vous cherchez plus d'incertitude, - plus de frissons, plus de dangers, plus de tremblements de terre. Il me semble presque que vous ayez envie, pardonnez-moi ma présomption, ô hommes supérieurs - envie de la vie la plus inquiétante et la plus dangereuse, qui m'inspire le plus de crainte à moi, la vie des bêtes sauvages, envie de forêts, de cavernes, de montagnes abruptes et de labyrinthes.
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Car la crainte - c'est le sentiment inné et primordial de l'homme; par la crainte s'explique toute chose, le péché originel et la vertu originelle. Ma vertu, elle aussi, est née de la crainte, elle s'appelle: science.
 
Car la crainte des animaux sauvages - c'est
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/440]]==
cette crainte que l'homme connut le plus longtemps, y compris celle de l'animal que l'homme cache et craint en lui-même: - Zarathoustra l'appelle "la bête intérieure".
 
Cette longue et vieille crainte, enfin affinée et spiritualisée, - aujourd'hui il me semble qu'elle s'appelle Science." -
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Ce courage, enfin affiné, enfin spiritualisé, ce courage humain, avec les ailes de l'aigle et la ruse du serpent: ce courage, me semble-t-il, s'appelle aujourd'hui - "
 
"Zarathoustra!" s'écrièrent tous ceux qui étaient réunis, comme d'une seule voix, en parlant d'un
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/441]]==
grand éclat de rire; mais quelque chose s'éleva d'eux qui ressemblait à un nuage noir. L'enchanteur, lui aussi, se mit à rire et il dit d'un ton rusé: "Eh bien! il s'en est allé mon mauvais esprit!
 
Et ne vous ai-je pas moi-même mis en défiance contre lui, lorsque je disais qu'il est un imposteur, un esprit de mensonge et de tromperie?
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==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/442]]==
PARMI LES FILLES DU DÉSERT
 
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Il me semble pourtant que ces rois font bonne figure devant nous; car, parmi nous tous, ce sont eux qui ont le mieux appris à faire bonne mine aujourd'hui. S'ils n'avaient pas de témoins, je parie que le mauvais jeu recommencerait, chez eux aussi - le mauvais jeu des nuages qui passent, de l'humide mélancolie, du ciel voilé, des vents d'automne qui hurlent: - le mauvais jeu de nos hurlements et de nos cris de détresse: reste auprès de nous, ô Zarathoustra! Il y a ici beaucoup de misère cachée qui voudrait parler, beaucoup de soir, beaucoup de nuages, beaucoup d'air épais!
 
Tu nous as nourris de fortes nourritures humaines
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/443]]==
et de maximes fortifiantes: ne permets pas que, pour le dessert, les esprits de mollesse, les esprits efféminés nous surprennent de nouveau!
 
Toi seul, tu sais rendre autour de toi l'air fort et pur! Ai-je jamais trouvé sur la terre un air aussi pur, que chez toi dans ta caverne?
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Vous ne vous doutez pas combien elles étaient charmantes, lorsqu'elles ne dansaient pas, assises avec des arts profonds, mais sans pensées, comme de petits secrets, comme des énigmes enrubannées, comme des noix d'après dîner - diaprées et étranges, en vérité! mais sans nuages: telles des énigmes qui se laissent deviner: c'est en l'honneur des ces petites filles qu'alors j'ai inventé mon psaume d'après dîner."
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/444]]==
 
Ainsi parlait le voyageur qui s'appelait l'ombre de Zarathoustra; et, avant que quelqu'un ait eu le temps de répondre, il avait déjà saisi la harpe du vieil enchanteur, et il regardait autour de lui, calme et sage, en croisant les jambes: - mais de ses narines il absorbait l'air, lentement et comme pour interroger, comme quelqu'un qui, dans les pays nouveaux, goûte de l'air nouveau. Puis il commença à chanter avec une sorte de hurlement:
Ligne 7 568 ⟶ 7 947 :
si loin déjà du désert,
et nullement ravagé encore:
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/445]]==
dévoré
par la plus petite des oasis
Ligne 7 602 ⟶ 7 982 :
 
Semblable à ces fruits du midi,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/446]]==
trop semblable,
je suis couché là,
Ligne 7 634 ⟶ 8 015 :
 
Buvant l'air le plus beau,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/447]]==
les narines gonflées comme des gobelets,
sans avenir, sans souvenir,
Ligne 7 665 ⟶ 8 047 :
Craignant peut-être
un monstre méchant, un lion jaune
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/448]]==
et bouclé d'or? Ou bien déjà
rongé, grignoté - hélas! hélas!
Ligne 7 697 ⟶ 8 080 :
Et me voic déjà,
moi l'Européen,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/449]]==
je ne puis faire autrement, que Dieu m'aide!
Amen.
Ligne 7 715 ⟶ 8 099 :
 
- quoiqu'ils n'aient malheureusement pas encore désappris de crier." Et Zarathoustra se boucha les oreilles, car à ce moment les I-A de l'âne se mêlaient singulièrement au bruit des jubilations de ces hommes supérieurs.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/450]]==
 
"Ils sont joyeux, se remit-il à dire, et, qui sait, peut-être aux dépens de leur hôte; et s'ils ont appris à rire de moi, ce n'est cependant pas mon rire qu'ils ont appris.
Ligne 7 730 ⟶ 8 115 :
"Ils mordent, mon amorce fait de l'effet, chez eux aussi l'ennemi fuit: l'esprit de la lourdeur. Déjà ils apprennent à rire d'eux-mêmes: est-ce que j'entends bien?
 
Ma nourriture d'homme fait de l'effet, mes maximes savoureuses et rigoureuses: et, en vérité, je ne les ai pas nourris avec des légumes qui gonflent. Mais avec une nourriture de guerriers, une
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/451]]==
nourriture de conquérants: j'ai éveillé de nouveaux désirs.
 
Il y a de nouveaux espoirs dans leurs bras et dans leurs jambes, leur coeur s'étire. Ils trouvent des mots nouveaux, bientôt leur esprit respirera la pétulance.
Ligne 7 743 ⟶ 8 130 :
 
Ce sont des convalescents!" Ainsi parlait Zarathoustra, joyeux dans son coeur et regardant au dehors; ses animaux cependant se pressaient contre lui et faisaient honneur à son bonheur et à son silence.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/452]]==
 
 
Ligne 7 754 ⟶ 8 142 :
 
"Ils sont tous redevenus pieux, ils prient, ils sont fous!" - dit-il en s'étonnant au delà de toute mesure. Et, en vérité, tous ces hommes supérieurs, les deux rois, le pape hors de service, le sinistre enchanteur, le mendiant volontaire, le voyageur et l'ombre, le vieux devin, le consciencieux de l'esprit et le plus laid des hommes: ils étaient tous prosternés sur leurs genoux, comme les enfants et les vieilles femmes fidèles, ils étaient prosternés en adorant l'âne. Et déjà le plus laid des hommes commençait à gargouiller et à souffler, comme si quelque chose d'inexprimable voulait sortir de lui; cependant lorsqu'il finit enfin par parler réellement, voici, ce qu'il psalmodiait était une singulière litanie pieuse, en l'honneur de l'âne adoré et encensé. Et voici quelle fut cette litanie:
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/453]]==
 
Amen! Honneur et gloire et sagesse et reconnaissance et louanges et forces soient à notre Dieu, d'éternité en éternité!
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- Et l'âne de braire I-A.
 
Vois donc comme tu ne repousses personne loin de toi,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/454]]==
ni les mendiants, ni les rois. Tu laisses venir à toi les petits enfants et si les pécheurs veulent te séduire tu leur dis simplement I-A.
 
- Et l'âne de braire: I-A.
Ligne 7 799 ⟶ 8 190 :
 
Et toi-même, vieux pape, comment es-tu d'accord avec toi-même en adorant ainsi un âne comme s'il était Dieu?"
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/455]]==
 
"O Zarathoustra, répondit le pape, pardonne-moi, mais dans les choses de Dieu je suis encore plus éclairé que toi. Et cela est juste ainsi.
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C'est le plus laid des hommes qui est cause de tout: c'est lui qui l'a ressuscité. Et s'il dit qu'il l'a tué jadis: chez les Dieux la mort n'est toujours qu'un préjugé."
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/456]]==
 
"Et toi, reprit Zarathoustra, vieil enchanteur malin, qu'as-tu fait? Qui donc croira encore en toi, en ces temps de liberté, si tu crois à de pareilles âneries divines?"
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Toi-même - en vérité! tu pourrais bien, par excès de sagesse, devenir un âne.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/457]]==
 
Un sage parfait n'aime-t-il pas suivre les chemins les plus tortueux? L'apparence le prouve, ô Zarathoustra , - ton apparence!"
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"Ce n'est pas par la colère, c'est par le rire que l'on tue" - ainsi parlais-tu jadis. O Zarathoustra, toi qui restes caché, destructeur sans colère, saint dangereux, - tu es un coquin!"
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/458]]==
 
 
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Mais nous ne voulons pas du tout entrer dans le royaume des cieux: nous sommes devenus des hommes, - c'est pourquoi nous voulons le royaume de la terre."
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/459]]==
 
 
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Mais pendant qu'il parlait, ils étaient tous sortis
Mais pendant qu'il parlait, ils étaient tous sortis l'un après l'autre, en plein air et dans la nuit fraîche et pensive; et Zarathoustra lui-même conduisait le plus laid des hommes par la main, pour lui montrer son monde nocturne, la grande lune ronde et les cascades argentées auprès de sa caverne. Enfin ils s'arrêtèrent là les uns près des autres, tous ces hommes vieux, mais le coeur consolé et vaillant, s'étonnant dans leur for intérieur de se sentir si bien sur la terre; la quiétude de la nuit, cependant, s'approchait de plus en plus de leurs coeurs. Et de nouveau Zarathoustra pensait à part lui: "O comme ils me plaisent bien maintenant, ces hommes supérieurs!" - mais il ne le dit pas, car il respectait leur bonheur et leur silence. -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/460]]==
l'un après l'autre, en plein air et dans la nuit fraîche et pensive; et Zarathoustra lui-même conduisait le plus laid des hommes par la main, pour lui montrer son monde nocturne, la grande lune ronde et les cascades argentées auprès de sa caverne. Enfin ils s'arrêtèrent là les uns près des autres, tous ces hommes vieux, mais le coeur consolé et vaillant, s'étonnant dans leur for intérieur de se sentir si bien sur la terre; la quiétude de la nuit, cependant, s'approchait de plus en plus de leurs coeurs. Et de nouveau Zarathoustra pensait à part lui: "O comme ils me plaisent bien maintenant, ces hommes supérieurs!" - mais il ne le dit pas, car il respectait leur bonheur et leur silence. -
 
Mais alors il arriva ce qui pendant ce jour stupéfiant et long fut le plus stupéfiant: le plus laid des hommes commença derechef, et une dernière fois, à gargouiller et à souffler et, lorsqu'il eut fini par trouver ses mots, voici une question sortit de sa bouche, une question précise et nette, une question bonne, profonde et claire qui remua le coeur de tous ceux qui l'entendaient.
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Et il me suffit pas d'avoir témoigné cela. Il vaut la peine de vivre sur la terre: Un jour, une fête en compagnie de Zarathoustra a suffi pour m'apprendre à aimer la terre.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Albert, 1903).djvu/461]]==
 
"Est-ce là - la vie!" dirai-je à la mort. "Eh bien! Encore une fois!"
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Ainsi parlait le plus laid des hommes; mais il n'était pas loin de minuit. Et que pensez-vous qui se passa alors? Dès que les hommes supérieurs entendirent sa question, ils eurent soudain conscience de leur transformation et de leur guérison, et ils comprirent quel était celui qui la leur avait procurée: alors ils s'élancèrent vers Zarathoustra, pleins de reconnaissance, de respect et d'amour, en luis baisant la main, selon la particularité de chacun: de sort que quelques-uns riaient et que d'autres pleuraient. Le vieil enchanteur cependant dansait de plaisir; et si, comme le croient certains conteurs, il était alors ivre de vin doux, il était certainement plus ivre encore de la vie douce, et il avait abdiqué toute lassitude. Il y en a même quelques-uns qui racontent qu'alors l'âne se mit à danser: car ce n'est pas en vain que le plus laid des hommes lui avait donné du vin à boire. Que cela se soit passé, ainsi ou autrement, peu importe; si l'âne n'a pas vraiment dansé ce soir-là, il se passa pourtant alors des choses plus grandes et plus étranges que ne le serait la danse d'un âne. En un mot, comme dit le proverbe de Zarathoustra: "Qu'importe!"
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Lorsque ceci se passa avec le plus laid des hommes, Zarathoustra était comme un homme ivre: son regard s'éteignait, sa langue balbutiait, ses pieds chancelaient. Et qui saurait deviner quelles étaient les pensées qui agitaient alors l'âme de Zarathoustra? Mais on voyait que son esprit reculait en arrière et qu'il volait en avant, qu'il était dans le plus grand lointain, en quelque sorte "sur une haute crête, comme il est écrit, entre deux mers, - qui chemine entre le passé et l'avenir, comme un lourd nuage". Peu à peu, cependant, tandis que les hommes supérieurs le tenaient dans leurs bras, il revenait un peu à lui-même, se défendant du geste de la foule de ceux qui voulaient l'honorer et qui étaient préoccupés à cause de lui; mais il ne parlait pas. Tout à coup, pourtant, il tourna la tête, car il semblait entendre quelque chose: alors il mit son doigt sur la bouche et dit: "Venez!"
 
Et aussitôt il se fit un silence et une quiétude autour de lui; mais de la profondeur on entendait monter lentement le son d'une cloche. Zarathoustra prêtait l'oreille, ainsi que les hommes supérieurs; puis il mit une seconde fois son doigt sur la bouche et il dit de nouveau: "Venez! Venez! il est près de minuit!" - et sa voix s'était transformée. Mais il ne bougeait toujours pas de place: alors il y eut un silence encore plus grand et une plus grande quiétude, et tout le monde écoutait, même l'âne et les animaux d'honneur de Zarathoustra,
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l'aigle et le serpent, et aussi la caverne de Zarathoustra et la grande lune froide et la nuit elle-même. Zarathoustra, cependant, mit une troisième fois sa main sur la bouche et dit:
 
Venez! Venez! Venez! Allons! maintenant il est l'heure: allons dans la nuit!
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4.
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La lune est fraîche, le vent se tait. Hélas! Hélas! avez-vous déjà volé assez haut? Vous avez dansé: mais une jambe n'est pas une aile.
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Bons danseurs, maintenant toute la joie est passée. Le vin s'est changé en levain, tous les gobelets se sont attendris, les tombes balbutient.
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Vieille cloche! Douce lyre! toutes les douleurs t'ont déchiré le coeur, la douleur du père, la douleur des ancêtres, la douleur des premiers parents, ton discours est devenu mûr, - mûr comme l'automne doré et l'après-midi, comme mon coeur de solitaire - maintenant tu parles: le monde lui-même est devenu mûr, le raisin brunit.
 
- maintenant il veut mourir, mourir de bonheur.
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O hommes supérieurs, ne le sentez-vous pas? Secrètement une odeur monte, - un parfum et une odeur d'éternité, une odeur de vin doré, bruni et divinement rosé de vieux bonheur, - un bonheur enivré de mourir, un bonheur de minuit qui chante: le monde est profond ET PLUS PROFOND QUE NE PENSAIT LE JOUR!
 
 
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O jour, tu tâtonnes après moi? Tu tâtonnes après mon bonheur? Je suis riche pour toi, solitaire, une source de richesse, un trésor?
 
O monde, tu me veux? Suis-je mondain pour toi? Suis-je religieux? Suis-je devin pour toi? Mais jour et monde, vous êtes trop lourds, - ayez des mains plus sensées, saisissez un bonheur plus profond, un malheur plus profond, saisissez un dieu quelconque, ne me saisissez pas -
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mon malheur, mon bonheur est profond, jour singulier, et pourtant je ne suis pas un dieu, pas un enfer de dieu: PROFONDE EST SA DOULEUR.
 
 
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9.
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O hommes supérieurs, que vous en semble? Suis-je un devin? suis-je un rêveur? suis-je un
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homme ivre? un interprète des songes? une cloche de minuit?
 
Une goutte de rosée? une vapeur et un parfum de l'éternité! Ne l'entendez-vous pas? Ne le sentez-vous pas? Mon monde vient de s'accomplir, minuit c'est aussi midi.
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Toute joie veut l'éternité de toutes choses, elle veut du miel, du levain, une heure de minuit pleine
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d'ivresse, elle veut la consolation des larmes versées sur les tombes, elle veut le couchant doré - que ne veut-elle pas, la joie! Elle est plus assoiffée, plus cordiale, plus affamée, plus épouvantable, plus secrète que toute douleur, elle se veut elle même, elle se mord elle-même, la volonté de l'anneau lutte en elle, - elle veut de l'amour, elle veut de la haine, elle est dans l'abondance, elle donne, elle jette loin d'elle, elle mendie pour que quelqu'un veuille la prendre, elle remercie celui qui la prend. Elle aimerait être haïe, - la joie est tellement riche qu'elle à soif de douleur, d'enfer, de haine, de honte, de ce qui est estropié, soif du monde, - car ce monde, oh vous le connaissez!
 
O hommes supérieurs, c'est après vous qu'elle languit, la joie, l'effrénée, la bienheureuse, - elle languit, après votre douleur, vous qui êtes manqués! Toute joie éternelle languit après les choses manquées.
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12.
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Le matin cependant, au lendemain de cette nuit, Zarathoustra sauta de sa couche, se ceignit les reins
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et sortit de sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin qui sort des sombres montagnes.
 
"Grand astre, dit-il, comme il avait parlé jadis, profond oeil de bonheur, que serait tout ton bonheur, si tu n'avais pas ceux que tu éclaires!
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Mon aigle est éveillé et, comme moi, il honore le soleil. Avec des griffes d'aigle il saisit la nouvelle lumière. Vous êtes mes véritables animaux; je vous aime.
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Mais il me manque encore mes hommes véritables!" -
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"Que m'arrive-t-il? pensa Zarathoustra dans son coeur étonné, et il s'assit lentement sur la grosse pierre qui se trouvait à l'entrée de sa caverne. Mais en agitant ses mains autour de lui, au-dessus et au-dessous de lui, pour se défendre de la tendresse des oiseaux, voici, il lui arriva quelque chose de plus singulier encore: car il mettait inopinément ses mains dans des touffes de poils épaisses et chaudes; et en même temps retentissait devant lui un rugissement, - un doux et long rugissement de lion.
 
"Le signe vient", dit Zarathoustra et son coeur se transforma. Et, en vérité, lorsqu'il vit clair devant lui, une énorme bête jaune était couchée à ses pieds, inclinant la tête contre ses genoux, ne voulant pas le quitter dans son amour, semblable à un chien qui retrouve son vieux maître. Les colombes cependant n'étaient pas moins empressées dans leur amour que le lion, et, chaque fois qu'une colombe voltigeait sur le nez du lion, le lion secouait la tête avec étonnement et se mettait à rire.
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la tête avec étonnement et se mettait à rire.
 
En voyant tout cela, Zarathoustra ne dit qu'une seule parole: "Mes enfants sont proches, mes enfants", - puis il devint tout à fait muet. Mais son coeur était soulagé, et de ses yeux coulaient des larmes qui tombaient sur ses mains. Et il ne prenait garde à aucune chose, et il se tenait assis là, immobile, sans se défendre davantage contre les animaux. Alors les colombes voletèrent çà et là, se placèrent sur son épaule, en caressant ses cheveux blancs, et elles ne se fatiguèrent point dans leur tendresse et dans leur félicité. Le vigoureux lion, cependant, léchait sans cesse les larmes qui tombaient sur les mains de Zarathoustra en rugissant et en grondant timidement. Voilà ce que firent ces animaux. -
 
Tout cela dura longtemps ou bien très peu de temps: car véritablement il n'y a pas de temps sur la terre pour de pareilles choses. - Mais dans l'intervalle les hommes supérieurs s'étaient réveillés dans la caverne de Zarathoustra, et ils se préparaient ensemble à aller en cortège au devant de Zarathoustra, afin de lui présenter leur salutation matinale: car en se réveillant ils avaient remarqué qu'il n'était déjà plus parmi eux. Mais lorsqu'ils furent arrivés à la porte de la caverne, précédés par le bruit de leurs pas, le lion dressa les oreilles vivement et, se détournant tout à coup de Zarathoustra, sauta vers la caverne, avec des hurlements furieux; les hommes supérieurs cependant, en l'entendant hurler, se mirent
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tous à crier d'une seule voix et, fuyant en arrière, ils disparurent en un clin d'oeil.
 
Mais Zarathoustra lui-même, abasourdi et distrait, se leva de son siège, regarda autour de lui, se tenant debout, étonné, il interrogea son coeur, réfléchit et demeura seul. "Qu'est-ce que j'ai entendu? dit-il enfin, lentement, que vient-il de m'arriver?"
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"Pitié! La pitié pour l'homme supérieur! s'écria-t-il et son visage devint de bronze. Eh bien! Cela - a eu son temps!
 
Ma passion et ma compassion -qu'importent d'elles? Est-ce que je recherche le bonheur? Je recherche mon oeuvre.
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d'elles? Est-ce que je recherche le bonheur? Je recherche mon oeuvre.
 
Eh bien! Le lion est venu, mes enfants sont proches, Zarathoustra a mûri, mon heure est venue: - Voici mon aube matinale, ma journée commence, lève-toi donc, léve-toi, ô grand midi!" -